Le directeur de notre revue m’avait longuement préparé à l’éventualité de cette polémique, laissant percer par là son appréhension de m’y voir livrer avec trop de passion ; en quoi cette réponse qu’il me permet d’y apporter à mes bienveillants interpellateurs le rassurera certainement. C’est qu’en effet je professe que, de même qu’il n’est point nécessaire de donner à la poésie un tour inspiré ou extravagant pour qu’elle soit émouvante, de même il est inutile de sortir du ton mesuré de la simple argumentation pour être ferme et persuasif.
On se doute bien que je ne répondrai pas à tout ce que nos collaborateurs Pierre Boujut et Roger Bournazel ont cru devoir exposer en me faisant l’honneur de disséquer, pour le réfuter, mon article paru fin mai : « Le triomphe de Monsieur Trissotin. ». L’un et l’autre versent, à un débat qu’il serait vain d’éterniser, et qui, peut-être, est de lui-même éternel, des plaidoiries trop copieuses pour que je les examine point par point. D’ailleurs, mon opinion n’est pas identique à l’égard de tous leurs arguments ; il en est que je contresigne, d’autres que je discute, et d’autres qui ne m’ont nullement convaincu, et leur intervention ne constitue pas un bloc, que je puisse accepter ou rejeter d’une seule pièce ; on me permettra donc d’en considérer uniquement les éléments principaux.
Je tiens à ajouter une excuse à la parcimonie de ma documentation, et peut-être à la faiblesse de ma réplique ; je suis à 400 kilomètres de chez moi, et immensément fatigué. Cela, naturellement, ne saurait intéresser le lecteur, et n’a d’intérêt que pour moi, qui par malheur suis seul à même de juger combien pourtant cette excuse n’a rien d’une dérobade diplomatique.
Il est une autre chose que je dois dire : c’est qu’à l’heure où mon modeste article de mai était combattu sur deux fronts par nos amis Boujut et Bournazel, je recevais, de mon côté, des appréciations dont le ton était complètement différent. Quel accusé dédaignerait de verser à son dossier les pièces qui lui sont favorables ? Lorsque j’ai reçu ces lettres d’encouragement, je ne me doutais point que j’aurais à les utiliser, et j’ai été bien inspiré de les glisser dans mes bagages avant de partir pour cette cure de repos. Je m’empresse donc de remercier ceux qui me les ont envoyées.
L’une d’elles, datée de Pavillons-sous-Bois le 13 juin, commençait ainsi :
« Je m’empresse de vous écrire pour vous dire combien votre article m’a fait plaisir ; vous dites là des choses nécessaires sur tous les « faisans » de la poésie, ces gens-là se f… du monde, et l’on ne trouve pas actuellement une grande voix répondant aux besoins d’espoirs de tous les hommes.»
Une autre, datée du 3 juin, venait de la communauté agricole de Bouron-Champcevrais (Yonne), et son auteur faisait accompagner sa signature de cette qualité, qui en est une vraiment : « un gars de la terre ». Je me sens extrêmement confus d’en reproduire les termes, tant la louange dépasse l’objet :
« Rudement bien, votre article, et réconfortant. Vous dites admirablement, et avec un humour acéré, ce que beaucoup – dont je suis – pensent confusément, mais sentent clairement. C’est à croire que ces poéticaillons sont soutenus pour égarer les esprits et abêtir les pauvres humains. Votre mise au point magistrale m’a fait respirer une bonne bouffée d’air frais.»
J’arrête ici la citation, car on m’accuserait de manquer de pudeur dans l’étalage d’approbations et d’éloges que je n’eusse jamais produits sans la nécessité où me voici de contrebalancer d’aimables contradictions par quelques dépositions à décharge. Toutefois, je n’ignore pas qu’ayant fait cela je n’ai rien fait, et que c’est à moi qu’il appartient de répondre, et non à mes correspondants.
Ce qu’il y a de rigolo chez les commentateurs experts et les admirateurs résolus de la poésie dite « moderne », c’est que, n’y comprenant rien eux-mêmes, et croyant y déceler des valeurs purement imaginaires, ils émettent sur la même œuvre des opinions diverses et en donnent des interprétations différentes.
Il m’est, évidemment pénible que ce soient Pierre Boujut et Roger Bournazel qui viennent m’apporter, de cette assertion, une preuve que j’étais décidé à aller chercher plus loin ; mais puisqu’ils me la fournissent, j’aurais mauvaise grâce à la récuser.
J’avais parlé du poème de Prévert :
« Un vieillard en or avec une montre en deuil. – Une reine de peine avec un homme d’Angleterre. – Et des travailleurs de la paix avec des gardiens de la mer.», etc., etc.
Selon Roger Bournazel, j’ai raté le choix de mon exemple ; cette série d’astuces, assure-t-il, n’appartient pas à la poésie, mais à l’humour ; à son avis, ce n’est point là de la poésie, et aucun indice de génie n’y éclate. Je suis disposé à le croire.
Mais Pierre Boujut juge tout autrement. D’après lui, Prévert a « réussi dans ce poème », tout en ayant l’air « de jouer avec les mots », à « affirmer la puissance créatrice et l’étonnante source d’idées qui peut jaillir de l’image nouvelle ».
Il faudrait s’entendre, et accorder ses violons. Là où le premier ne voit aucun indice de génie, le second distingue une surprenante puissance créatrice. Or, qu’est-ce qu’une surprenante puissance créatrice, sinon du génie ? Là où le premier nie toute présence de poésie et ne discerne que le vague amusement d’un humoriste, le second identifie ce jaillissement d’images neuves qui est le propre de l’art poétique.
En termes plus clairs, là où Pierre Boujut voit un tableau de Picasso, Roger Bournazel voit un dessin de Dubout. Ce qui est pour lui poétique affabulation est pour l’autre prosaïque caricature.
Que deux admirateurs de la poésie moderne me contredisent, cela est tout à fait naturel. Mais qu’ils se contredisent entre eux à propos du même auteur, et des mêmes vers du même auteur, au point où je viens de montrer qu’ils le font, cela l’est un peu moins, et si j’étais procédurier, je leur demanderais, avant de poursuivre ma propre argumentation, qu’ils accordassent la leur. Mais je paraîtrais bien peu sérieux si je m’arrêtais à ce détail pour ravaler au rang de simple chicane un débat tout confraternel auquel il convient de garder sa dignité et son ampleur.
Ce détail n’en démontre pas moins (mais j’eusse préféré en puiser la démonstration ailleurs que dans le texte de mes camarades) que personne ne comprend rien à la poésie dite « moderne », n’y entend rien, n’en ressent rien, pas même ceux qui l’admirent, pas même ceux qui la font, et que, faute d’appeler un chat un chat, tous, si on les prend séparément, sont divisés sur le sens, la nature, l’inspiration, la valeur de chaque œuvre prise isolément.
Mon cher Roger Bournazel, vous avez regardé comme une boutade gratuite et railleuse ce « pyrogène à cheveux rouges » dont j’ai parlé et que vous reprenez pour terminer triomphalement votre réponse au Bonhomme Chrysale. Vous vous moquez, vous aussi, de ce « pyrogène à cheveux rouges cher au camarade Troachoum ». Mais l’imaginaire Joachim Troachoum que j’ai inventé pour personnifier dans mon article les Trissotin du XXe siècle, n’est pas le père du « pyrogène à cheveux rouges ». Que cela vous confonde ou non, le « pyrogène à cheveux rouges » appartient, si je ne m’abuse, à Guillaume Appolinaire, dont vous ne sauriez vous moquer.
Il n’est pas une invention cocasse d’un de nos poètes modernes qui ne paraisse bouffonne, comme elle l’est véritablement, à l’un quelconque des admirateurs de ce poète, pourvu que l’admirateur en question en ignore l’auteur.
Il y a de nombreux points que je ne discuterai pas longuement, soit qu’ils demeurent étrangers aux développements de mon premier article, soit qu’ils paraissent si manifestement entachés d’erreurs qu’une réfutation approfondie serait superflue.
Aussi, lorsque Boujut écrit : « La poésie est une… de sorte que si on n’aime pas la poésie moderne, on n’aime pas davantage la poésie éternelle », je ne crois pas même utile de protester, tellement cela est insoutenable. Et pourquoi, s’il vous plaît, suis-je obligé d’aimer toutes les écoles, sans exception, sous peine de n’en pouvoir aimer aucune ? Depuis quand n’a‑t-on plus le droit d’aimer ceci et de ne pas aimer cela ? Je puis fort bien être un fervent de la poésie, sans toutefois admirer tous les poètes, de même que je puis aimer un auteur sans aimer pour autant toutes les œuvres nées de sa plume. Si c’est là être « bourgeois par l’esprit », je laisse à chacun toute latitude pour en décider, mais je fais toute réserve sur ce verdict prématuré.
De son côté, Roger Bournazel s’étonne de me voir reprocher aux poètes « modernes » leur attitude militante. Mais je ne leur ai jamais rien reproché de semblable ; j’ai simplement dit que, dans l’indifférence absolue que le public témoigne à leur œuvre abstruse et indéchiffrable, les coteries et les factions les admirent de confiance sur leur simple appartenance religieuse et politique. Je n’ai point reproché à Eluard d’être communiste, ni à Claudel d’être catholique ; je me suis borné à écrire que leurs admirateurs étaient des co-partisans et des coreligionnaires, et point du tout des exaltés de leur poésie ; on peut discuter sur ce que j’ai dit, mais je ne réponds point à propos d’opinions que je n’ai pas soutenues.
Je laisserai également Pierre Boujut discourir sur le défaut de clairvoyance de Victor Hugo prédisant généreusement un XXe siècle pacifique et libéral. Si j’ai parlé de la poésie de Victor Hugo, ce n’est point pour en évoquer les qualités prophétiques. Victor Hugo n’était ni Nostradamus ni Cagliostro. Mais il y aurait beaucoup à rétorquer sur la prétendue faillite du rationalisme que Boujut essaie d’illustrer par les bévues de Victor Hugo. À mon humble avis, celles-ci ne plaident point contre le rationalisme, car en quoi est-il rationnel de prédire l’avenir en y plaçant ses espoirs transformés en réalités ? Mais je romps le débat sur ce point encore, qui est tout à fait hors de question.
Bien entendu, je m’incline devant les poètes que les dictateurs ont fait mourir, même s’ils ne sont à mes yeux que de soi-disant poètes, comme je m’incline devant toutes les victimes de la guerre et de l’État ; conclure de ces atrocités que « les tyrans ont fort bien compris le danger que représente pour eux un poète libre » est à mon sens trop restrictif. Il faut dire : « un individu libre ». Car les dictateurs ont fait périr aussi des instituteurs, des cordonniers, des marchands de nougats. Et même « individu libre » est encore trop peu dire. Les dictateurs ont tué des colonels, des banquiers, des ministres, des prêtres, ils ont tué des gens de toute sorte. Hitler a été, certes, le bourreau de Max Jacob et de Robert Desnos, et je parierais cependant qu’il ignorait jusqu’à leur nom ! Par contre, Napoléon III avait entendu parler de Victor Hugo.
Qu’un « poète » dont l’œuvre est indéchiffrable se double d’un militant politique et soit fusillé comme tel, pourquoi en déduira-t-on qu’on a persécuté en lui le poète, et conférera-t-on à son œuvre le caractère oppositionnel que l’on peut toujours supposer à un texte hermétique ? Les dictateurs ont, parmi leurs laudateurs, des « poètes » de l’école moderne qui écrivent exactement comme ceux qui les combattent, et l’on pourrait tout aussi bien intervertir leurs œuvres, car dans l’inintelligible la louange s’exprime exactement comme la malédiction.
Tout cela, on en conviendra, est bien secondaire, et il serait vain de s’y attarder. Dirai-je que je me sens incapable de contredire Pierre Boujut et Roger Bournazel sur une large part de leur réponse ? C’est qu’en effet, ils expriment surtout des généralités, ils exaltent des principes, ils exposent une théorie. Or, en théorie, tout est toujours parfait. Je n’use pas ma plume à pourfendre des moulins à vent théoriques. Je juge des textes, des exemples, des réalisations, des résultats. Je ne prétends certes point que tout ce qui est théorie est brouillard et pathos ; mais de même que je juge le romantisme sur ses fruits, et non sur la Préface de Cromwell, de même je juge la poésie moderne sur « le pyrogène à cheveux rouges » et sur « le vieillard en or qui possède une montre en deuil », plutôt que sur le merveilleux panégyrique de la poésie moderne de nos amis Bourzanel et Boujut, si prometteur soit-il d’ « éclatements d’images indépendantes de toute logique », d’ « abandons aux forces occultes et subconscientes », de « jaillissements magiques et irrationnels », et de jouissances abstraites.
Lorsque je déplore que les gens du peuple n’aient plus de poètes pour leur conter de « belles histoires », c’est répondre bien dédaigneusement que de me rétorquer : « Ils n’ont qu’à lire Tarzan ». J’en connais tout de même un grand nombre qui poussent l’effort d’esprit jusqu’à lire Pierre Benoît ; mais si je disais à mon tour : « Qu’ils se contentent de Pierre Benoît !» j’aurais encore l’impression de me montrer péjoratif et méprisant.
Me perdrai-je enfin à discuter des allitérations, ainsi que m’y provoque Bournazel ? Pourquoi pas aussi des hiatus, des « e » muets, des césures, des apocopes, des assonances, enfin de toute la prosodie ? Je n’oublie pas que j’écris un article de revue, non un traité.
Pourquoi (demande Bournazel) admire-t-on le vers de Racine : « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes ?» et pourquoi traite-t-on Prévert d’imposteur quand il écrit : « La grande dolichocéphale sur son sofa s’affale et fait la folle » ? J’ignorais, pour ma part, qu’on eût accusé Prévert d’imposture à propos de ce vers. L’allitération est un exercice facile, presque enfantin. On connaît la tirade bouffonne du coqueluchon dans le « Chanteclerc » de Rostand. Par contre, La Fontaine et Hugo, entre autres, fourmillent d’allitérations inaperçues dont tout l’effet provient de leur discrétion. J’en pourrais citer dix de mémoire, qui n’ont jamais été mises en relief, mais la place me fait défaut pour le faire.
Tout comme la rime, tout comme la versification elle-même, régulière ou libre, l’allitération est chose aisée dont l’emploi seul exige du discernement, c’est-à-dire du talent. « Sachez chasser sans chien » est une allitération acrobatique qui n’éveille aucune poésie. Il y a des allitérations merveilleuses ; exemple : « L’espace – vibra comme un vitrail quand un chariot passe.» (Légende des Siècles.) Par contre, si je vous propose celle-ci : « Couchant à Cocherel, le cocher de la calèche croit dans son cauchemar qu’il catche avec un cochon en caoutchouc qui crache », vous n’y verrez, et avec raison, qu’un futile amusement, comparable à celui des « chaussettes archi sèches de l’archiduchesse ».
Peine perdue que de se poser la question : « pourquoi admire-t-on tel vers, et point tel autre ? » Pourquoi la répétition des « r » évoque-t-elle la ruée des régiments impériaux dans ce distique :
« Chassé vingt rois, passé les Alpes et le Rhin,
Et leur âme chantait dans les clairons d’airain »
et pourquoi, tout au contraire, si je me permettais d’improviser un vers tel que celui-ci :
« De vos cassis, rocs durs, les cahots nous esquintent !»
pourquoi, dis-je, ce vers paraîtrait-il aux auditeurs si exhilarant que ceux-ci se bidonneraient pendant treize minutes et demie ? Enfin, ce n’est pas ma faute si Prévert n’a pas le même succès que Racine, et si le public, qui ne siffle pas les bonnes pièces, fait un triste sort aux mauvaises.
J’en ai terminé avec ces éléments mineurs de discussion ; il est grand temps, ce défrichement effectué, d’en venir à l’essentiel.
Nulle part, dans mon article de mai, je n’ai prétendu qu’il faille maintenir les formes anciennes de la poésie et les faire perdurer, fixées, figées, à jamais intangibles. Pas un instant je n’ai suggéré qu’il convienne d’en contrarier l’évolution et le renouvellement, et de rétrograder vers l’art des écoles mortes.
Ces vers de Raymond Queneau que reproduit Roger Bournazel, s’ils sont affranchis des règles classiques, ont du moins le mérite d’être cohérents ; qu’on les considère comme de la prose ou comme de la poésie, ils sont beaux, ils sont évocateurs, mais Bournazel a pris soin de les choisir parmi ce qu’il y a de plus clair, de plus accessible dans la poésie contemporaine. Sept vers que tout le monde peut comprendre, paradoxalement triés dans le sein de toute la production moderne, ne démontrent pas que les poèmes innombrables hebdomadairement publiés, auxquels personne ne comprend rien, soient également accessibles et clairs. C’est le cas de dire que l’exception confirme la règle.
J’ai toujours admis les qualités poétiques de certaines pages de prose ; par conséquent, je ne nie point celles de certains poèmes rédigés, en dehors des règles traditionnelles ; aucune audace ne m’indigne, et toute hardiesse m’est sympathique. Bravo, donc, pour les vers de Queneau. Mais le fait que Claudel dit bonjour intelligiblement comme tout le monde ne prouve point que tout le mondé puisse entendre ses vers, ni même qu’ils contiennent ce que certains y affirment déceler. Si toute la poésie moderne était aussi cohérente que les sept vers de Queneau cités par Bournazel, je n’aurais jamais évoqué monsieur Trissotin.
De là à entrer tout à fait dans les vues de mon délicat contradicteur, il y a fort loin. Ses considérations sur la poésie « vassale de la musique dans sa forme, sous-produit de la littérature par son fond », sont discutables. Il admet que l’on exige de la littérature qu’elle soit compréhensible, mais qu’on se borne à demander à la musique qu’elle soit évocatrice « sans penser à analyser pourquoi tels sons combinés évoquent, soit le lever du jour, soit un paysage champêtre ou toute autre image ». Et ici, nous sommes au cœur de la question : dévier d’une ligne, c’est s’égarer.
Quoi qu’en dise Bournazel, la puissance évocatrice de la musique n’échappe tout à fait à l’analyse que si l’on s’abstient résolument de l’analyser. Si l’on voulait s’en donner la peine, on l’expliquerait rationnellement. De même que, dans le langage, une onomatopée résume par sa brièveté et son acoustique un son familier, de même, en musique, il existe un rapport certain entre la facture du morceau et les images que son auteur cherche à représenter à l’esprit et aux sens des auditeurs. Jamais il n’évoquera le déchaînement de l’orage par une suite de sons traînants et plaintifs, ni la lente majesté d’un fleuve russe par une succession de sons endiablés. Qui peut affirmer qu’une étude rationnelle, sans nous livrer le secret de l’art musical, ne nous éclairerait pas sur les mystères de la mélodie ? De tels essais existent déjà, croyons-nous.
En outre, la puissance évocatrice de la musique, si elle est merveilleuse, reste absolument dénuée de précision : cela est admis. Chantez un opéra sans son livret, vous aurez peut-être de la très belle musique, mais la « belle histoire » en sera absente, et le miracle ne se produira pas qui, par la seule vertu des notes, la suggérerait à l’auditeur. La musique du « Troisième Homme » est providentiellement adaptée au film ; l’audition seule de cette musique prépare l’atmosphère de l’œuvre cinématographique et nous la préfigure, mais sa puissance d’évocation n’est pas suffisamment précise pour nous en faire pressentir et deviner l’action sans le secours de l’écran. Les images que la musique fait se lever en nous sont délicieuses, mais confuses. À la poésie, au contraire, nous en demandons qui soient nettes et qui soient identifiables sans difficulté comme sans erreur.
La musique se sert des sons et la poésie des mots, qui sont des sons doués d’un sens. Les deux domaines sont différents. Dans un troisième domaine, qui leur est étranger, il y a le chiffre, utilisé par le calcul. Le mot est plus précis que le son, le chiffre est plus précis que le mot. Mais il faut laisser à chacun son domaine, faire de la musique avec des sons, de la poésie avec des mots, et du calcul avec des chiffres, sans bouleverser ni intervertir tout cela, car la confusion ne donne rien qui satisfasse le bon sens. Or, on ne peut pas plus abstraire le mot de sa signification vocabulaire qu’on ne peut amputer le chiffre de sa valeur de numération.
Si les mots, nantis de leur valeur vocabulaire inséparable, sont alignés sans constituer un sens collectif cohérent, on aura beau les juxtaposer en séries plus ou moins longues par une vieille habitude de versification qui a survécu à l’abandon de toutes les autres règles, et le poète, avec le secours de ses amis, aura beau proclamer qu’il y a inclus une énergie évocatrice qu’il appartient au lecteur de libérer l’incohérence du texte, à peu près générale dans la poésie contemporaine en dépit de quelques exceptions, laisse présumer que son assemblage est arbitraire » et seule la garantie unilatérale de sincérité qui m’est donnée sur son auteur, sans aucun contrôle de ma part, me prémunit relativement contre une mystification.
Bien sûr, je ne nie pas certaines interférences entre les sons et les couleurs, entre les sensations qui touchent des organes différents ; je ne nie pas non plus le mérite d’une certaine imprécision du verbe qu’a préconisée Verlaine. Cependant, il convient que l’auteur ne soit pas seul à ressentir ce qu’il ressent, et qu’il éveille en autrui une sensation analogue.
L’argumentation de Bournazel et de Boujut ressemble à celle d’un défenseur de la poésie moderne que je connais bien et qui, poussant sa dialectique jusqu’à ses extrêmes conséquences dans nos conversations privées, m’a tenu maintes fois ce langage :
« L’assemblage de sons qui constitue un mot évoque en moi des images absolument étrangères à sa signification encyclopédique, de sorte que ce mot a pour moi deux sens, un sens poétique et un sens verbal. Ainsi, les trois syllabes du mot « étendard. » me font penser, quand je les prononce, non pas à un pavillon, comme l’exigerait la définition qui figure au dictionnaire, mais à une paire de chaussons. De même, le mot « grabuge » me fait irrésistiblement penser à de la laine, et le chiffre « trois » amène à mon esprit l’évocation de la couleur verte. » Cet ami, s’il avait écrit un poème rédigé, comme dit Boujut, en « écriture automatique », aurait pu le commencer ainsi : « Etendard de grabuge trois»… ce qui, traduit en sens poétique, eût signifié, sinon pour ses lecteurs, du moins pour lui. « Une paire de chaussons de laine verte.»
Autant dire que son poème eût été indéchiffrable, comme la plupart de ceux que propose au public l’école poétique moderne, à quiconque n’en eût pas possédé le code et la clef. Faudra-t-il publier des lexiques spéciaux ? Chacun de nous, pour traduire en clair les rébus poétiques actuels, se devra-t-il armer d’un dictionnaire Eluard-français, d’un dictionnaire Prévert-français, d’un dictionnaire Claudel-français, et Joachim Troachoum se faire suivre d’un interprète ?
Si chaque poète, au nom de sa poésie intérieure, se permet et s’arroge le droit d’arracher a chaque mot son sens particulier pour le doter d’un sens nouveau qui sera personnel à celui qui l’emploie et que lui conférera la fantaisie de chacun, on arrivera – mais que dis-je ? on est parvenu déjà – à un langage incohérent, aberrant, désarticulé, qui ne saurait être le véhicule des sensations et le mode d’expression des phénomènes passionnels que se sont efforcés de créer de tout temps les grands poètes. Et si la poésie n’est pas communicable, à quoi bon la communiquer en la publiant ?
Nous en sommes là, cependant. Cela dure depuis quarante ans. Le public (qui « ne marche pas » – Pierre Boujut le reconnaît) attend patiemment la fin de cette école et la naissance de la suivante.
Comme le dit fort bien Pierre Boujut, la poésie du XXe siècle a su devenir majeure et se passer des philosophes et des grammairiens. Mais comme le dit Duhamel qu’il cite, elle a également appris à se passer de lecteurs. Elle s’en moque, je le présume. Elle leur dit : « Si notre charabia vous déplaît, lisez les Exploits d’Alain la Foudre et les Aventures de Tarzan ». Et seul, M. Trissotin lit et loue les Vers de M. Joachim Troachoum, en échange de quoi M. Joachim Troachoum lit et vante les vers de M. Trissotin.
Pierre-Valentin Berthier