La Presse Anarchiste

Où il faut reparler de Mr. Troachoum

Le direc­teur de notre revue m’avait lon­gue­ment pré­pa­ré à l’éventualité de cette polé­mique, lais­sant per­cer par là son appré­hen­sion de m’y voir livrer avec trop de pas­sion ; en quoi cette réponse qu’il me per­met d’y appor­ter à mes bien­veillants inter­pel­la­teurs le ras­su­re­ra cer­tai­ne­ment. C’est qu’en effet je pro­fesse que, de même qu’il n’est point néces­saire de don­ner à la poé­sie un tour ins­pi­ré ou extra­va­gant pour qu’elle soit émou­vante, de même il est inutile de sor­tir du ton mesu­ré de la simple argu­men­ta­tion pour être ferme et persuasif.

On se doute bien que je ne répon­drai pas à tout ce que nos col­la­bo­ra­teurs Pierre Bou­jut et Roger Bour­na­zel ont cru devoir expo­ser en me fai­sant l’honneur de dis­sé­quer, pour le réfu­ter, mon article paru fin mai : « Le triomphe de Mon­sieur Tris­so­tin. ». L’un et l’autre versent, à un débat qu’il serait vain d’éterniser, et qui, peut-être, est de lui-même éter­nel, des plai­doi­ries trop copieuses pour que je les exa­mine point par point. D’ailleurs, mon opi­nion n’est pas iden­tique à l’égard de tous leurs argu­ments ; il en est que je contre­signe, d’autres que je dis­cute, et d’autres qui ne m’ont nul­le­ment convain­cu, et leur inter­ven­tion ne consti­tue pas un bloc, que je puisse accep­ter ou reje­ter d’une seule pièce ; on me per­met­tra donc d’en consi­dé­rer uni­que­ment les élé­ments principaux.

Je tiens à ajou­ter une excuse à la par­ci­mo­nie de ma docu­men­ta­tion, et peut-être à la fai­blesse de ma réplique ; je suis à 400 kilo­mètres de chez moi, et immen­sé­ment fati­gué. Cela, natu­rel­le­ment, ne sau­rait inté­res­ser le lec­teur, et n’a d’intérêt que pour moi, qui par mal­heur suis seul à même de juger com­bien pour­tant cette excuse n’a rien d’une déro­bade diplomatique.

Il est une autre chose que je dois dire : c’est qu’à l’heure où mon modeste article de mai était com­bat­tu sur deux fronts par nos amis Bou­jut et Bour­na­zel, je rece­vais, de mon côté, des appré­cia­tions dont le ton était com­plè­te­ment dif­fé­rent. Quel accu­sé dédai­gne­rait de ver­ser à son dos­sier les pièces qui lui sont favo­rables ? Lorsque j’ai reçu ces lettres d’encouragement, je ne me dou­tais point que j’aurais à les uti­li­ser, et j’ai été bien ins­pi­ré de les glis­ser dans mes bagages avant de par­tir pour cette cure de repos. Je m’empresse donc de remer­cier ceux qui me les ont envoyées.

L’une d’elles, datée de Pavillons-sous-Bois le 13 juin, com­men­çait ainsi :

« Je m’empresse de vous écrire pour vous dire com­bien votre article m’a fait plai­sir ; vous dites là des choses néces­saires sur tous les « fai­sans » de la poé­sie, ces gens-là se f… du monde, et l’on ne trouve pas actuel­le­ment une grande voix répon­dant aux besoins d’espoirs de tous les hommes.»

Une autre, datée du 3 juin, venait de la com­mu­nau­té agri­cole de Bou­ron-Champ­ce­vrais (Yonne), et son auteur fai­sait accom­pa­gner sa signa­ture de cette qua­li­té, qui en est une vrai­ment : « un gars de la terre ». Je me sens extrê­me­ment confus d’en repro­duire les termes, tant la louange dépasse l’objet :

« Rude­ment bien, votre article, et récon­for­tant. Vous dites admi­ra­ble­ment, et avec un humour acé­ré, ce que beau­coup – dont je suis – pensent confu­sé­ment, mais sentent clai­re­ment. C’est à croire que ces poé­ti­caillons sont sou­te­nus pour éga­rer les esprits et abê­tir les pauvres humains. Votre mise au point magis­trale m’a fait res­pi­rer une bonne bouf­fée d’air frais.»

J’arrête ici la cita­tion, car on m’accuserait de man­quer de pudeur dans l’étalage d’approbations et d’éloges que je n’eusse jamais pro­duits sans la néces­si­té où me voi­ci de contre­ba­lan­cer d’aimables contra­dic­tions par quelques dépo­si­tions à décharge. Tou­te­fois, je n’ignore pas qu’ayant fait cela je n’ai rien fait, et que c’est à moi qu’il appar­tient de répondre, et non à mes correspondants.

Ce qu’il y a de rigo­lo chez les com­men­ta­teurs experts et les admi­ra­teurs réso­lus de la poé­sie dite « moderne », c’est que, n’y com­pre­nant rien eux-mêmes, et croyant y déce­ler des valeurs pure­ment ima­gi­naires, ils émettent sur la même œuvre des opi­nions diverses et en donnent des inter­pré­ta­tions différentes.

Il m’est, évi­dem­ment pénible que ce soient Pierre Bou­jut et Roger Bour­na­zel qui viennent m’apporter, de cette asser­tion, une preuve que j’étais déci­dé à aller cher­cher plus loin ; mais puisqu’ils me la four­nissent, j’aurais mau­vaise grâce à la récuser.

J’avais par­lé du poème de Prévert :

« Un vieillard en or avec une montre en deuil. – Une reine de peine avec un homme d’Angleterre. – Et des tra­vailleurs de la paix avec des gar­diens de la mer.», etc., etc.

Selon Roger Bour­na­zel, j’ai raté le choix de mon exemple ; cette série d’astuces, assure-t-il, n’appartient pas à la poé­sie, mais à l’humour ; à son avis, ce n’est point là de la poé­sie, et aucun indice de génie n’y éclate. Je suis dis­po­sé à le croire.

Mais Pierre Bou­jut juge tout autre­ment. D’après lui, Pré­vert a « réus­si dans ce poème », tout en ayant l’air « de jouer avec les mots », à « affir­mer la puis­sance créa­trice et l’étonnante source d’idées qui peut jaillir de l’image nou­velle ».

Il fau­drait s’entendre, et accor­der ses vio­lons. Là où le pre­mier ne voit aucun indice de génie, le second dis­tingue une sur­pre­nante puis­sance créa­trice. Or, qu’est-ce qu’une sur­pre­nante puis­sance créa­trice, sinon du génie ? Là où le pre­mier nie toute pré­sence de poé­sie et ne dis­cerne que le vague amu­se­ment d’un humo­riste, le second iden­ti­fie ce jaillis­se­ment d’images neuves qui est le propre de l’art poétique.

En termes plus clairs, là où Pierre Bou­jut voit un tableau de Picas­so, Roger Bour­na­zel voit un des­sin de Dubout. Ce qui est pour lui poé­tique affa­bu­la­tion est pour l’autre pro­saïque caricature.

Que deux admi­ra­teurs de la poé­sie moderne me contre­disent, cela est tout à fait natu­rel. Mais qu’ils se contre­disent entre eux à pro­pos du même auteur, et des mêmes vers du même auteur, au point où je viens de mon­trer qu’ils le font, cela l’est un peu moins, et si j’étais pro­cé­du­rier, je leur deman­de­rais, avant de pour­suivre ma propre argu­men­ta­tion, qu’ils accor­dassent la leur. Mais je paraî­trais bien peu sérieux si je m’arrêtais à ce détail pour rava­ler au rang de simple chi­cane un débat tout confra­ter­nel auquel il convient de gar­der sa digni­té et son ampleur.

Ce détail n’en démontre pas moins (mais j’eusse pré­fé­ré en pui­ser la démons­tra­tion ailleurs que dans le texte de mes cama­rades) que per­sonne ne com­prend rien à la poé­sie dite « moderne », n’y entend rien, n’en res­sent rien, pas même ceux qui l’admirent, pas même ceux qui la font, et que, faute d’appeler un chat un chat, tous, si on les prend sépa­ré­ment, sont divi­sés sur le sens, la nature, l’inspiration, la valeur de chaque œuvre prise isolément.

Mon cher Roger Bour­na­zel, vous avez regar­dé comme une bou­tade gra­tuite et railleuse ce « pyro­gène à che­veux rouges » dont j’ai par­lé et que vous repre­nez pour ter­mi­ner triom­pha­le­ment votre réponse au Bon­homme Chry­sale. Vous vous moquez, vous aus­si, de ce « pyro­gène à che­veux rouges cher au cama­rade Troa­choum ». Mais l’imaginaire Joa­chim Troa­choum que j’ai inven­té pour per­son­ni­fier dans mon article les Tris­so­tin du XXe siècle, n’est pas le père du « pyro­gène à che­veux rouges ». Que cela vous confonde ou non, le « pyro­gène à che­veux rouges » appar­tient, si je ne m’abuse, à Guillaume Appo­li­naire, dont vous ne sau­riez vous moquer.

Il n’est pas une inven­tion cocasse d’un de nos poètes modernes qui ne paraisse bouf­fonne, comme elle l’est véri­ta­ble­ment, à l’un quel­conque des admi­ra­teurs de ce poète, pour­vu que l’admirateur en ques­tion en ignore l’auteur.

Il y a de nom­breux points que je ne dis­cu­te­rai pas lon­gue­ment, soit qu’ils demeurent étran­gers aux déve­lop­pe­ments de mon pre­mier article, soit qu’ils paraissent si mani­fes­te­ment enta­chés d’erreurs qu’une réfu­ta­tion appro­fon­die serait superflue.

Aus­si, lorsque Bou­jut écrit : « La poé­sie est une… de sorte que si on n’aime pas la poé­sie moderne, on n’aime pas davan­tage la poé­sie éter­nelle », je ne crois pas même utile de pro­tes­ter, tel­le­ment cela est insou­te­nable. Et pour­quoi, s’il vous plaît, suis-je obli­gé d’aimer toutes les écoles, sans excep­tion, sous peine de n’en pou­voir aimer aucune ? Depuis quand n’a‑t-on plus le droit d’aimer ceci et de ne pas aimer cela ? Je puis fort bien être un fervent de la poé­sie, sans tou­te­fois admi­rer tous les poètes, de même que je puis aimer un auteur sans aimer pour autant toutes les œuvres nées de sa plume. Si c’est là être « bour­geois par l’esprit », je laisse à cha­cun toute lati­tude pour en déci­der, mais je fais toute réserve sur ce ver­dict prématuré.

De son côté, Roger Bour­na­zel s’étonne de me voir repro­cher aux poètes « modernes » leur atti­tude mili­tante. Mais je ne leur ai jamais rien repro­ché de sem­blable ; j’ai sim­ple­ment dit que, dans l’indifférence abso­lue que le public témoigne à leur œuvre abs­truse et indé­chif­frable, les cote­ries et les fac­tions les admirent de confiance sur leur simple appar­te­nance reli­gieuse et poli­tique. Je n’ai point repro­ché à Eluard d’être com­mu­niste, ni à Clau­del d’être catho­lique ; je me suis bor­né à écrire que leurs admi­ra­teurs étaient des co-par­ti­sans et des core­li­gion­naires, et point du tout des exal­tés de leur poé­sie ; on peut dis­cu­ter sur ce que j’ai dit, mais je ne réponds point à pro­pos d’opinions que je n’ai pas soutenues.

Je lais­se­rai éga­le­ment Pierre Bou­jut dis­cou­rir sur le défaut de clair­voyance de Vic­tor Hugo pré­di­sant géné­reu­se­ment un XXe siècle paci­fique et libé­ral. Si j’ai par­lé de la poé­sie de Vic­tor Hugo, ce n’est point pour en évo­quer les qua­li­tés pro­phé­tiques. Vic­tor Hugo n’était ni Nostra­da­mus ni Caglios­tro. Mais il y aurait beau­coup à rétor­quer sur la pré­ten­due faillite du ratio­na­lisme que Bou­jut essaie d’illustrer par les bévues de Vic­tor Hugo. À mon humble avis, celles-ci ne plaident point contre le ratio­na­lisme, car en quoi est-il ration­nel de pré­dire l’avenir en y pla­çant ses espoirs trans­for­més en réa­li­tés ? Mais je romps le débat sur ce point encore, qui est tout à fait hors de question.

Bien enten­du, je m’incline devant les poètes que les dic­ta­teurs ont fait mou­rir, même s’ils ne sont à mes yeux que de soi-disant poètes, comme je m’incline devant toutes les vic­times de la guerre et de l’État ; conclure de ces atro­ci­tés que « les tyrans ont fort bien com­pris le dan­ger que repré­sente pour eux un poète libre » est à mon sens trop res­tric­tif. Il faut dire : « un indi­vi­du libre ». Car les dic­ta­teurs ont fait périr aus­si des ins­ti­tu­teurs, des cor­don­niers, des mar­chands de nou­gats. Et même « indi­vi­du libre » est encore trop peu dire. Les dic­ta­teurs ont tué des colo­nels, des ban­quiers, des ministres, des prêtres, ils ont tué des gens de toute sorte. Hit­ler a été, certes, le bour­reau de Max Jacob et de Robert Des­nos, et je parie­rais cepen­dant qu’il igno­rait jusqu’à leur nom ! Par contre, Napo­léon III avait enten­du par­ler de Vic­tor Hugo.

Qu’un « poète » dont l’œuvre est indé­chif­frable se double d’un mili­tant poli­tique et soit fusillé comme tel, pour­quoi en dédui­ra-t-on qu’on a per­sé­cu­té en lui le poète, et confé­re­ra-t-on à son œuvre le carac­tère oppo­si­tion­nel que l’on peut tou­jours sup­po­ser à un texte her­mé­tique ? Les dic­ta­teurs ont, par­mi leurs lau­da­teurs, des « poètes » de l’école moderne qui écrivent exac­te­ment comme ceux qui les com­battent, et l’on pour­rait tout aus­si bien inter­ver­tir leurs œuvres, car dans l’inintelligible la louange s’exprime exac­te­ment comme la malédiction.

Tout cela, on en convien­dra, est bien secon­daire, et il serait vain de s’y attar­der. Dirai-je que je me sens inca­pable de contre­dire Pierre Bou­jut et Roger Bour­na­zel sur une large part de leur réponse ? C’est qu’en effet, ils expriment sur­tout des géné­ra­li­tés, ils exaltent des prin­cipes, ils exposent une théo­rie. Or, en théo­rie, tout est tou­jours par­fait. Je n’use pas ma plume à pour­fendre des mou­lins à vent théo­riques. Je juge des textes, des exemples, des réa­li­sa­tions, des résul­tats. Je ne pré­tends certes point que tout ce qui est théo­rie est brouillard et pathos ; mais de même que je juge le roman­tisme sur ses fruits, et non sur la Pré­face de Crom­well, de même je juge la poé­sie moderne sur « le pyro­gène à che­veux rouges » et sur « le vieillard en or qui pos­sède une montre en deuil », plu­tôt que sur le mer­veilleux pané­gy­rique de la poé­sie moderne de nos amis Bour­za­nel et Bou­jut, si pro­met­teur soit-il d’ « écla­te­ments d’images indé­pen­dantes de toute logique », d’ « aban­dons aux forces occultes et sub­cons­cientes », de « jaillis­se­ments magiques et irra­tion­nels », et de jouis­sances abstraites.

Lorsque je déplore que les gens du peuple n’aient plus de poètes pour leur conter de « belles his­toires », c’est répondre bien dédai­gneu­se­ment que de me rétor­quer : « Ils n’ont qu’à lire Tar­zan ». J’en connais tout de même un grand nombre qui poussent l’effort d’esprit jusqu’à lire Pierre Benoît ; mais si je disais à mon tour : « Qu’ils se contentent de Pierre Benoît !» j’aurais encore l’impression de me mon­trer péjo­ra­tif et méprisant.

Me per­drai-je enfin à dis­cu­ter des alli­té­ra­tions, ain­si que m’y pro­voque Bour­na­zel ? Pour­quoi pas aus­si des hia­tus, des « e » muets, des césures, des apo­copes, des asso­nances, enfin de toute la pro­so­die ? Je n’oublie pas que j’écris un article de revue, non un traité.

Pour­quoi (demande Bour­na­zel) admire-t-on le vers de Racine : « Pour qui sont ces ser­pents qui sifflent sur nos têtes ?» et pour­quoi traite-t-on Pré­vert d’imposteur quand il écrit : « La grande doli­cho­cé­phale sur son sofa s’affale et fait la folle » ? J’ignorais, pour ma part, qu’on eût accu­sé Pré­vert d’imposture à pro­pos de ce vers. L’allitération est un exer­cice facile, presque enfan­tin. On connaît la tirade bouf­fonne du coque­lu­chon dans le « Chan­te­clerc » de Ros­tand. Par contre, La Fon­taine et Hugo, entre autres, four­millent d’allitérations inaper­çues dont tout l’effet pro­vient de leur dis­cré­tion. J’en pour­rais citer dix de mémoire, qui n’ont jamais été mises en relief, mais la place me fait défaut pour le faire.

Tout comme la rime, tout comme la ver­si­fi­ca­tion elle-même, régu­lière ou libre, l’allitération est chose aisée dont l’emploi seul exige du dis­cer­ne­ment, c’est-à-dire du talent. « Sachez chas­ser sans chien » est une alli­té­ra­tion acro­ba­tique qui n’éveille aucune poé­sie. Il y a des alli­té­ra­tions mer­veilleuses ; exemple : « L’espace – vibra comme un vitrail quand un cha­riot passe.» (Légende des Siècles.) Par contre, si je vous pro­pose celle-ci : « Cou­chant à Coche­rel, le cocher de la calèche croit dans son cau­che­mar qu’il catche avec un cochon en caou­tchouc qui crache », vous n’y ver­rez, et avec rai­son, qu’un futile amu­se­ment, com­pa­rable à celui des « chaus­settes archi sèches de l’archiduchesse ».

Peine per­due que de se poser la ques­tion : « pour­quoi admire-t-on tel vers, et point tel autre ? » Pour­quoi la répé­ti­tion des « r » évoque-t-elle la ruée des régi­ments impé­riaux dans ce distique :

« Chas­sé vingt rois, pas­sé les Alpes et le Rhin,
Et leur âme chan­tait dans les clai­rons d’airain »

et pour­quoi, tout au contraire, si je me per­met­tais d’improviser un vers tel que celui-ci :

« De vos cas­sis, rocs durs, les cahots nous esquintent !»

pour­quoi, dis-je, ce vers paraî­trait-il aux audi­teurs si exhi­la­rant que ceux-ci se bidon­ne­raient pen­dant treize minutes et demie ? Enfin, ce n’est pas ma faute si Pré­vert n’a pas le même suc­cès que Racine, et si le public, qui ne siffle pas les bonnes pièces, fait un triste sort aux mauvaises.

J’en ai ter­mi­né avec ces élé­ments mineurs de dis­cus­sion ; il est grand temps, ce défri­che­ment effec­tué, d’en venir à l’essentiel.

Nulle part, dans mon article de mai, je n’ai pré­ten­du qu’il faille main­te­nir les formes anciennes de la poé­sie et les faire per­du­rer, fixées, figées, à jamais intan­gibles. Pas un ins­tant je n’ai sug­gé­ré qu’il convienne d’en contra­rier l’évolution et le renou­vel­le­ment, et de rétro­gra­der vers l’art des écoles mortes.

Ces vers de Ray­mond Que­neau que repro­duit Roger Bour­na­zel, s’ils sont affran­chis des règles clas­siques, ont du moins le mérite d’être cohé­rents ; qu’on les consi­dère comme de la prose ou comme de la poé­sie, ils sont beaux, ils sont évo­ca­teurs, mais Bour­na­zel a pris soin de les choi­sir par­mi ce qu’il y a de plus clair, de plus acces­sible dans la poé­sie contem­po­raine. Sept vers que tout le monde peut com­prendre, para­doxa­le­ment triés dans le sein de toute la pro­duc­tion moderne, ne démontrent pas que les poèmes innom­brables heb­do­ma­dai­re­ment publiés, aux­quels per­sonne ne com­prend rien, soient éga­le­ment acces­sibles et clairs. C’est le cas de dire que l’exception confirme la règle.

J’ai tou­jours admis les qua­li­tés poé­tiques de cer­taines pages de prose ; par consé­quent, je ne nie point celles de cer­tains poèmes rédi­gés, en dehors des règles tra­di­tion­nelles ; aucune audace ne m’indigne, et toute har­diesse m’est sym­pa­thique. Bra­vo, donc, pour les vers de Que­neau. Mais le fait que Clau­del dit bon­jour intel­li­gi­ble­ment comme tout le monde ne prouve point que tout le mon­dé puisse entendre ses vers, ni même qu’ils contiennent ce que cer­tains y affirment déce­ler. Si toute la poé­sie moderne était aus­si cohé­rente que les sept vers de Que­neau cités par Bour­na­zel, je n’aurais jamais évo­qué mon­sieur Trissotin.

De là à entrer tout à fait dans les vues de mon déli­cat contra­dic­teur, il y a fort loin. Ses consi­dé­ra­tions sur la poé­sie « vas­sale de la musique dans sa forme, sous-pro­duit de la lit­té­ra­ture par son fond », sont dis­cu­tables. Il admet que l’on exige de la lit­té­ra­ture qu’elle soit com­pré­hen­sible, mais qu’on se borne à deman­der à la musique qu’elle soit évo­ca­trice « sans pen­ser à ana­ly­ser pour­quoi tels sons com­bi­nés évoquent, soit le lever du jour, soit un pay­sage cham­pêtre ou toute autre image ». Et ici, nous sommes au cœur de la ques­tion : dévier d’une ligne, c’est s’égarer.

Quoi qu’en dise Bour­na­zel, la puis­sance évo­ca­trice de la musique n’échappe tout à fait à l’analyse que si l’on s’abstient réso­lu­ment de l’analyser. Si l’on vou­lait s’en don­ner la peine, on l’expliquerait ration­nel­le­ment. De même que, dans le lan­gage, une ono­ma­to­pée résume par sa briè­ve­té et son acous­tique un son fami­lier, de même, en musique, il existe un rap­port cer­tain entre la fac­ture du mor­ceau et les images que son auteur cherche à repré­sen­ter à l’esprit et aux sens des audi­teurs. Jamais il n’évoquera le déchaî­ne­ment de l’orage par une suite de sons traî­nants et plain­tifs, ni la lente majes­té d’un fleuve russe par une suc­ces­sion de sons endia­blés. Qui peut affir­mer qu’une étude ration­nelle, sans nous livrer le secret de l’art musi­cal, ne nous éclai­re­rait pas sur les mys­tères de la mélo­die ? De tels essais existent déjà, croyons-nous.

En outre, la puis­sance évo­ca­trice de la musique, si elle est mer­veilleuse, reste abso­lu­ment dénuée de pré­ci­sion : cela est admis. Chan­tez un opé­ra sans son livret, vous aurez peut-être de la très belle musique, mais la « belle his­toire » en sera absente, et le miracle ne se pro­dui­ra pas qui, par la seule ver­tu des notes, la sug­gé­re­rait à l’auditeur. La musique du « Troi­sième Homme » est pro­vi­den­tiel­le­ment adap­tée au film ; l’audition seule de cette musique pré­pare l’atmosphère de l’œuvre ciné­ma­to­gra­phique et nous la pré­fi­gure, mais sa puis­sance d’évocation n’est pas suf­fi­sam­ment pré­cise pour nous en faire pres­sen­tir et devi­ner l’action sans le secours de l’écran. Les images que la musique fait se lever en nous sont déli­cieuses, mais confuses. À la poé­sie, au contraire, nous en deman­dons qui soient nettes et qui soient iden­ti­fiables sans dif­fi­cul­té comme sans erreur.

La musique se sert des sons et la poé­sie des mots, qui sont des sons doués d’un sens. Les deux domaines sont dif­fé­rents. Dans un troi­sième domaine, qui leur est étran­ger, il y a le chiffre, uti­li­sé par le cal­cul. Le mot est plus pré­cis que le son, le chiffre est plus pré­cis que le mot. Mais il faut lais­ser à cha­cun son domaine, faire de la musique avec des sons, de la poé­sie avec des mots, et du cal­cul avec des chiffres, sans bou­le­ver­ser ni inter­ver­tir tout cela, car la confu­sion ne donne rien qui satis­fasse le bon sens. Or, on ne peut pas plus abs­traire le mot de sa signi­fi­ca­tion voca­bu­laire qu’on ne peut ampu­ter le chiffre de sa valeur de numération.

Si les mots, nan­tis de leur valeur voca­bu­laire insé­pa­rable, sont ali­gnés sans consti­tuer un sens col­lec­tif cohé­rent, on aura beau les jux­ta­po­ser en séries plus ou moins longues par une vieille habi­tude de ver­si­fi­ca­tion qui a sur­vé­cu à l’abandon de toutes les autres règles, et le poète, avec le secours de ses amis, aura beau pro­cla­mer qu’il y a inclus une éner­gie évo­ca­trice qu’il appar­tient au lec­teur de libé­rer l’incohérence du texte, à peu près géné­rale dans la poé­sie contem­po­raine en dépit de quelques excep­tions, laisse pré­su­mer que son assem­blage est arbi­traire » et seule la garan­tie uni­la­té­rale de sin­cé­ri­té qui m’est don­née sur son auteur, sans aucun contrôle de ma part, me pré­mu­nit rela­ti­ve­ment contre une mystification.

Bien sûr, je ne nie pas cer­taines inter­fé­rences entre les sons et les cou­leurs, entre les sen­sa­tions qui touchent des organes dif­fé­rents ; je ne nie pas non plus le mérite d’une cer­taine impré­ci­sion du verbe qu’a pré­co­ni­sée Ver­laine. Cepen­dant, il convient que l’auteur ne soit pas seul à res­sen­tir ce qu’il res­sent, et qu’il éveille en autrui une sen­sa­tion analogue.

L’argumentation de Bour­na­zel et de Bou­jut res­semble à celle d’un défen­seur de la poé­sie moderne que je connais bien et qui, pous­sant sa dia­lec­tique jusqu’à ses extrêmes consé­quences dans nos conver­sa­tions pri­vées, m’a tenu maintes fois ce langage :

« L’assemblage de sons qui consti­tue un mot évoque en moi des images abso­lu­ment étran­gères à sa signi­fi­ca­tion ency­clo­pé­dique, de sorte que ce mot a pour moi deux sens, un sens poé­tique et un sens ver­bal. Ain­si, les trois syl­labes du mot « éten­dard. » me font pen­ser, quand je les pro­nonce, non pas à un pavillon, comme l’exigerait la défi­ni­tion qui figure au dic­tion­naire, mais à une paire de chaus­sons. De même, le mot « gra­buge » me fait irré­sis­ti­ble­ment pen­ser à de la laine, et le chiffre « trois » amène à mon esprit l’évocation de la cou­leur verte. » Cet ami, s’il avait écrit un poème rédi­gé, comme dit Bou­jut, en « écri­ture auto­ma­tique », aurait pu le com­men­cer ain­si : « Eten­dard de gra­buge trois»… ce qui, tra­duit en sens poé­tique, eût signi­fié, sinon pour ses lec­teurs, du moins pour lui. « Une paire de chaus­sons de laine verte.»

Autant dire que son poème eût été indé­chif­frable, comme la plu­part de ceux que pro­pose au public l’école poé­tique moderne, à qui­conque n’en eût pas pos­sé­dé le code et la clef. Fau­dra-t-il publier des lexiques spé­ciaux ? Cha­cun de nous, pour tra­duire en clair les rébus poé­tiques actuels, se devra-t-il armer d’un dic­tion­naire Eluard-fran­çais, d’un dic­tion­naire Pré­vert-fran­çais, d’un dic­tion­naire Clau­del-fran­çais, et Joa­chim Troa­choum se faire suivre d’un interprète ?

Si chaque poète, au nom de sa poé­sie inté­rieure, se per­met et s’arroge le droit d’arracher a chaque mot son sens par­ti­cu­lier pour le doter d’un sens nou­veau qui sera per­son­nel à celui qui l’emploie et que lui confé­re­ra la fan­tai­sie de cha­cun, on arri­ve­ra – mais que dis-je ? on est par­ve­nu déjà – à un lan­gage inco­hé­rent, aber­rant, désar­ti­cu­lé, qui ne sau­rait être le véhi­cule des sen­sa­tions et le mode d’expression des phé­no­mènes pas­sion­nels que se sont effor­cés de créer de tout temps les grands poètes. Et si la poé­sie n’est pas com­mu­ni­cable, à quoi bon la com­mu­ni­quer en la publiant ?

Nous en sommes là, cepen­dant. Cela dure depuis qua­rante ans. Le public (qui « ne marche pas » – Pierre Bou­jut le recon­naît) attend patiem­ment la fin de cette école et la nais­sance de la suivante.

Comme le dit fort bien Pierre Bou­jut, la poé­sie du XXe siècle a su deve­nir majeure et se pas­ser des phi­lo­sophes et des gram­mai­riens. Mais comme le dit Duha­mel qu’il cite, elle a éga­le­ment appris à se pas­ser de lec­teurs. Elle s’en moque, je le pré­sume. Elle leur dit : « Si notre cha­ra­bia vous déplaît, lisez les Exploits d’Alain la Foudre et les Aven­tures de Tar­zan ». Et seul, M. Tris­so­tin lit et loue les Vers de M. Joa­chim Troa­choum, en échange de quoi M. Joa­chim Troa­choum lit et vante les vers de M. Trissotin.

Pierre-Valen­tin Berthier


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