Sans être des croyants du mythe de l’éternel retour des choses, force nous est bien de constater qu’il existe des problèmes qui se posent suivant les mêmes données aux générations successives. Le jugement de valeur porté sur l’époque en cours est l’un de ceux-là. À tous les échelons de l’histoire on trouve des contempteurs et des admirateurs du « siècle » (le « siècle » se limitant de plus en plus du fait de l’évolution toujours accélérée). Mais il est trop facile d’expliquer cette situation par un simple recours aux éternelles étiquettes que certains croient aptes à justifier toutes les contradictions. L’opposition entre « jeunes » et « vieux », « la soif de l’avenir » et « la nostalgie du passé », « progressistes » et « conservateurs » est sinon erronée, du moins insuffisante. La majorité des hommes ne jugent pas suivant leur sentiment ou leur opinion personnels mais établissent leur attitude et leur conception suivant une image-norme établie par la tradition. C’est là l’origine du snobisme. Il sied à un jeune homme de bonne famille d’avoir une jeunesse agitée de même qu’il lui siéra trente ans plus tard de glorifier le confort bourgeois. Même snobisme qui ne fera que s’estomper de l’état actif à un état passif. Le jeune zazou du Boul’Mich’ sera un fervent de l’existentialisme sans en avoir jamais connu autre chose que la chemise sale et l’air tourmenté. Au même titre sa grand’tante, chaisière à Saint-Sulpice et le colonel Machin, ami de la famille, condamneront Sartre avec vigueur sans en connaître autre chose que son excommunication papale.
Je ne veux pas tenter ici l’analyse de cette forme bourgeoise de l’imbécillité. Mais il faut bien avouer qu’elle explique quelque peu l’opposition classique entre le jugement de deux générations ou de deux époques.
Le mérite de Pierre-Valentin Berthier dans son article « le triomphe de Monsieur Trissotin » paru dans le numéro 20, est d’avouer son échec dans sa tentative d’appréciation de la forme poétique moderne. Il est toujours humiliant d’avouer son incompréhension quand on a le désir de comprendre. Berthier n’est donc ni de ceux qui ne cherchent pas à comprendre ni de ceux qui prétendent avoir compris et bégayent en mesure une poésie qui leur est étrangère pour se déguiser en initiés. Convaincu de sa sincérité, je n’emploierai aucun des arguments subjectifs qu’il prête par anticipation à ses contradicteurs. Je ne l’accuserai pas d’esprit rétrograde (par rapport à quoi pourrait-il être rétrograde?) J’ai dit plus haut que la distinction entre « réactionnaires » et « révolutionnaires » était insuffisante. Il est permis de préférer une culture passée à la culture actuelle sans être pour autant conservateur. Encore faut-il que cette préférence réponde à un sentiment intérieur, à un jugement personnel et ne se réfère pas à une tradition. Si pour mon compte je préfère la forme poétique moderne, ce n’est pas parce qu’elle est moderne mais parce qu’elle parle davantage à mon cœur comme à mon esprit.
J’admets facilement qu’une comparaison entre la poésie et la géométrie ne vaut rien et que l’art en valeur ne suit pas nécessairement la courbe du progrès technique. Je regrette en premier lieu que Pierre-Valentin Berthier ne juge pas les poètes modernes en toute objectivité et cherche à les minimiser avec une ardeur toute polémique. À toutes les époques littéraires on trouve des poètes inconnus qui « ânonnent dans le désert ». Il suffit de parcourir les chroniques littéraires publiées au XIXe siècle pour s’en convaincre. On y trouve mentionnés bien des noms maintenant ignorés. Un même sort atteindra sans doute « le grand poète Joachim Troachoum » mais dire, comme le fait P.-V. Berthier, que les poètes d’aujourd’hui sont ignorés et que « la postérité n’aura pas de peine de les oublier, nul ne les ayant connus » me semble insoutenable. Eluard, Claudel, Breton, Prévert, Aragon et bien d’autres resteront dans l’histoire littéraire tout comme Lamartine, Hugo, Vigny et Baudelaire y sont restés. Les traiter « d’imposteurs, de funambules, de pétomanes et d’abscons » n’y changera rien. Il est d’ailleurs facile de trouver de tels qualificatifs colorés mais cela ne fait pas avancer le problème d’un pas.
Vouloir juger la poésie moderne d’après les divagations des snobs (Joachim Troachoum) qui croient avoir du talent parce qu’ils utilisent le langage hermétique à la mode, c’est vouloir juger le romantisme d’après les dandys de 1830 (Ernest Durand) qui se croyaient poètes puisqu’ils s’essayaient à jouer les Werther. Ou encore c’est juger le XVIIe siècle d’après M. Trissotin. Car, n’en déplaise à P.V. Berthier, l’ambition de Trissotin (dont les rimes sont une caricature du style classique et non du langage hermétique) c’est d’égaler Corneille tout comme Joachim Troachoum veut se hisser au niveau d’Eluard et Ernest Durand singer Musset. Mais de même que le ridicule de Trissotin n’atteint pas Boileau, les fantaisies des zazous de Saint-Germain-des-Prés n’enlèvent rien au génie poétique d’André Breton.
Je sais que les adversaires de l’école moderne me rétorqueront que s’il leur est facile de différencier Trissotin et Boileau, ils ne parviennent pas à saisir ce qui peut séparer un quelconque Troachoum des « génies » de ce siècle. Pour qui est sensible à la poésie moderne, le partage est pourtant bien facile. Alors que les uns ne cherchent qu’à imiter une forme extérieure dont ils n’ont pas saisi l’essence, les autres font appel à une expérience, à un sentiment internes et c’est en quoi ils sont poètes. .
P.-V. Berthier nous dit que « dès son plus jeune âge, il a dévoré les poètes avec une véritable passion » ce qui explique quelque peu son incapacité à goûter la poésie moderne. Il a acquis une « culture » poétique, conséquente d’un goût de l’analyse et d’une habitude. Le fait que la poésie classique parle à son cœur (par le sujet) et à son esprit (par la forme) lui indique qu’elle est la véritable poésie. Or l’art moderne a renversé précisément les fondements de cette double émotion en parlant souvent au sentiment par la forme et à l’esprit par le sujet.
Victor Hugo en écrivant « Les Pauvres Gens » a touché le cœur de la masse en lui racontant « une belle histoire » et ravi l’élite par la technique poétique qu’elle dissèque soigneusement. À l’opposé lorsque Prévert écrit :
L’homme titube
Et dans l’intérieur de sa tête
Un brouillard de mots
Un brouillard de mots…
Sardines à manger
Œuf dur, café crème
Café arrosé rhum
Café crème
Café crème
Café crime arrosé sang !…
vouloir commenter les rimes et la ponctuation conduit inévitablement à un échec. L’affirmation de Lautréamont suivant laquelle « la poésie doit être faite par tous » prend tout son sens. Une culture poétique gêne beaucoup plus qu’elle n’aide pour l’appréciation d’un texte moderne. Il nous faut apprendre à écouter parler le poète librement, au delà même de ce que l’éducation nous a fait admettre comme naturel et qui n’est en fait qu’un fruit artificiel de la culture. Un pêcheur ne parle pas comme Victor Hugo mais un homme qui a faim rêve comme Prévert. Comment affirmer alors que la poésie moderne est une poésie d’initiés ? Quand je lis pour ma part (Raymond Queneau):
« Nuit de poix, nuit de bitume, nuit sans étoile, — Nuit qui du haut des montagnes descend comme la lave et va combler les gouffres — Nuit unique et totale embrasant le ciel de ta flamme obscure, nuit rapace dévorant les montagnes, — Nuit aride, immense nuit, nuit d’inquiétude, — Nuit de pierre, grande nuit minérale de l’espace…»
J’y trouve une somme de poésie beaucoup plus intense, beaucoup plus spontanée que dans n’importe quelle série de vers célèbres, rimés et cohérents. On est libre de préférer : « Lorsque le pélican lassé d’un long voyage…» mais les aristocrates de la plume, les poètes de l’élite ne sont peut-être pas du côté où P.-V. Berthier les voit.
On distingue couramment en l’homme une part de rationnel (acquis) et un élément irrationnel (congénital?). Je ne suis pas personnellement un mystique et je passe même pour très rationnel. Mais si je n’admets pas l’infiltration du mystique dans le domaine de la science (que ce soit technique ou sociologie) et si je fais toute confiance à la raison pour régir le monde, je ne nie pas pour autant l’existence de l’irrationnel chez l’homme et c’est dans l’art que je vois sa manifestation. Dès lors, qu’on ne vienne pas me parler de « comprendre » l’art. J’ai entendu quelque part cette réplique pertinente d’un admirateur de Picasso : « Picasso ne veut pas faire un navet qui ressemble à un navet, mais un navet qui sente le navet ». La poésie moderne est poésie du rêve de l’homme, de liberté et d’imagination et c’est pourquoi la cohérence logique est indépendante de la poésie. Si on estime que le critérium de la valeur d’une peinture est sa ressemblance avec l’objet représenté, il faudrait admettre que l’art pictural disparaîtra avec un développement perfectionné de la photographie en couleur, ce à quoi personne ne songe sans doute. La poésie a une place toute spéciale dans l’art. Dans sa forme elle est vassale de la musique. Par son fond elle est sous-produit de la littérature. Or si on songe à comprendre la littérature, qui penserait à analyser sérieusement la musique ? La référence au pouvoir d’évocation n’explique rien. Pourquoi tels sons combinés évoquent le lever du jour par exemple ? Pourquoi telle série d’autres sons fera naître dans notre esprit l’image d’un paysage champêtre ou toute autre image qu’aucun son ne devrait précisément évoquer ? Voilà des mystères que personne n’a jamais songé à résoudre. On les admet comme partie de l’univers merveilleux. Mais pourquoi ne pas admettre qu’une suite de mots puisse d’une manière analogue être une source de pensées et d’images ? J’entends déjà la réponse : s’il en est ainsi tout le monde peut être poète en alignant bout à bout des mots ou des phrases n’ayant aucun rapport des uns aux autres. Aucun rapport ? Tout beau ! comme dit l’ami Berthier. Pourquoi tel mot a‑t-il entraîné telle phrase plutôt que telle autre ? Hasard ! direz-vous. Mais qu’est-ce que le hasard ? Les croyants font appel à Dieu pour expliquer tout ce qui les embarrasse. C’est pratique et tranquillisant. La providence et le hasard jouent le même rôle. L’école surréaliste admet qu’ « il n’y a pas de hasard objectif » en quoi j’estime qu’elle a bougrement raison. La pensée elle-même est une suite d’éléments dont l’enchaînement semble dû aussi à un hasard mais qui constitue en fait quelque chose d’analysable. Un tiraillement d’estomac amène le mot « faim » qui peut évoquer successivement les idées-images de légumes, de Félix Potin, du copain qui y travaille, du régiment où on l’a rencontré etc… Toute poésie qui tentera de traduire cette évolution inconsciente est donc au fond aussi cohérente que celle qui suit les voies de la pensée « consciente ». Elle est de plus beaucoup plus naturelle. Retrouver l’homme véritable sous la gangue de l’éducation sociale est une expérience qui vaut d’être tentée que ce soit dans le domaine de l’exploration psychologique (psychanalyse) ou dans celui de la libération poétique (surréalisme).
Mais le fait que cette expérience est accessible à chacun de nous, n’exclut pas l’existence du génie. Si tout le monde est capable d’écrire une série de notes sur une portée ou surtout d’émettre une suite de sons divers « au hasard » cela ne signifie pas que le génie musical est une faculté générale. Il en va de même pour la poésie moderne. Alors que certains ne traduiront jamais qu’une expérience interne, d’autres seront doués en outre d’un pouvoir d’évocation. Le propre du génie sera de faire naître spontanément des images heureuses ou une suite harmonieuse de mots.
Dans toutes les formes de poésie le génie est d’ailleurs de même nature, un élément irrationnel et inné. Mais alors que dans l’école classique, il est codifié et cultivé, mis au service de la raison par le truchement de la pensée dite cohérente, dans l’école moderne il évolue librement et sans contrainte.
M. Racine a ébahi des dizaines de générations avec son fameux :
« Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes », mais quand Prévert écrit :
« Dans les bois de Clamart on entend les clameurs des enfants qui se marrent » ou « la grande dolichocéphale sur son sofa s’affale et fait la folle » on le traite d’imposteur. Je ne crois pourtant pas ce qui en valeur différencie ces allitérations.
Quant aux séries d’astuces auxquelles Berthier fait allusion, elles n’appartiennent pas à la poésie mais à l’humour. Même si « Action » a quelque jour prétendu y voir le plus pur indice du génie.
Reprocher par ailleurs à la poésie moderne son caractère militant n’est guère plus convaincant. En son temps, Victor Hugo a écrit « Les Châtiments ». « La Marseillaise de la Paix » et « Le Rhin Allemand » ne sont pas non plus de ce siècle. On peut penser ce qu’on veut de la poésie « engagée » mais y voir une caractéristique du siècle est exagéré et d’ailleurs n’apporte rien de nouveau dans le débat.
J’ignore si « les ouvriers de 1848 connaissaient par cœur des poèmes entiers de Lamartine » mais s’il en est ainsi, cela ne prouve pas nécessairement que les poètes d’aujourd’hui ne savent pas parler au peuple mais plutôt que le peuple se désintéresse de tout ce qui touche à la culture. S’il en était autrement, il aurait toute faculté pour acheter les recueils de Hugo et de Lamartine (dont il est, paraît-il, si friand) dont beaucoup de textes n’ont pas vieilli et qui sont en vente dans toutes les librairies à des prix beaucoup moins élevés que les recueils modernes. P.-V. Berthier reconnaît lui-même que « les hommes vont au café, au jardin, au stade » mais n’achètent guère de livres. Et puis si le peuple ne demande que « de belles histoires » comme semble le croire notre ami, point n’est besoin de génie (classique ou moderne) pour le satisfaire. « Tarzan illustré », « La fleuriste au grand cœur » et « Samedi Soir » y suffiront.
Non. Ce n’est pas « le triomphe de M. Trissotin » mais bien plutôt celui du Bonhomme Chrysale. Toujours fier de sa stupidité qu’il nomme bon sens, son idéal n’a guère changé de nature. Désormais, il lit les résultats sportifs, gueuletonne en famille, chante « Ploum Ploum tra-la-la », admire la Légion Étrangère et se moque du dilemme Corneille-Racine, du génie de Shakespeare et des articles de l’ami Berthier tout autant que du pyrogène à cheveux rouges cher au camarade Troachoum.
Roger Bournazel