La Presse Anarchiste

À propos de l’État

Le sujet de l’«État » est sou­vent abor­dé, trai­té, dis­cu­té dans la lit­té­ra­ture anar­chiste. Je n’en pren­drai ici qu’un seul exemple, le tra­vail d’Er­nest Tanres (1898 — 1954) qui sous le pseu­do­nyme d’Er­nes­tan a publié une série d’é­tudes fort inté­res­santes, entre autres la bro­chure « la contre révo­lu­tion éta­tique » (en 1948, c’est à dire quelques années avant sa mort). Il me semble per­son­nel­le­ment que c’est un très bon tra­vail, non seule­ment parce qu’Er­nes­tan a par­ti­ci­pé très acti­ve­ment au mou­ve­ment liber­taire belge et inter­na­tio­nal, mais aus­si par sa propre expé­rience de la guerre d’Es­pagne, du camp de Ver­net (sous la démo­cra­tie fran­çaise) et du camp de Breen­dock (camp de concen­tra­tion nazi d’où il est sor­ti très affai­bli et épui­sé) qui a don­né un relief pra­tique à ses concep­tions théoriques.

Au lieu de résu­mer sa pen­sée, je pré­fère don­ner quelques longs extraits de son propre tra­vail sur l’É­tat, qu’il com­mence par un rap­pel his­to­rique : le capi­ta­lisme et le socia­lisme sont nés en même temps « au milieu du XIXe siècle », l’un pro­vo­quant l’ap­pa­ri­tion de l’autre.

« Le capi­ta­lisme libé­ral fut soli­de­ment implan­té… Lorsque la bour­geoi­sie a fer­me­ment éta­bli sa situa­tion de classe domi­nante… Elle a acquis de l’as­su­rance et de l’ex­pé­rience et si l’on peut dire codi­fié son idéal. Celui-ci est, du reste, d’une sim­pli­ci­té et d’une clar­té telles que jamais classe diri­geante ne fut mue par des impé­ra­tifs moraux et sociaux si peu com­plexes : “gagner de l’argent”. Unique sou­ci d’une classe qui pous­sa l’é­goïsme jus­qu’à l’ab­surde… Inutile de retra­cer lon­gue­ment la marche du capi­ta­lisme libé­ral — concen­tra­tion rapide du capi­tal, déve­lop­pe­ment du machi­nisme, créa­tion d’une classe de pro­lé­ta­riat indus­triel… Le capi­ta­lisme se déchaîne, il édi­fie des for­tunes pro­di­gieuses, ses méthodes d’ex­ploi­ta­tion du sala­riat sont d’une féro­ci­té qui dépasse l’es­cla­vage antique… Gagner de l’argent, tou­jours plus d’argent, et pour le reste “lais­ser faire, lais­ser passer”.

C’est dans de telles condi­tions que le mou­ve­ment socia­liste naquit… La lutte de classe était une réa­li­té qu’il était vain de déplo­rer, mais dont il fal­lait… mon­trer l’inéluctable inten­si­fi­ca­tion. Dès lors, pas de paix sociale pos­sible… Il ne res­tait au pro­lé­ta­riat qu’à lut­ter jus­qu’au triomphe final, jus­qu’à la sup­pres­sion des classes, jus­qu’au socialisme.

Telle est, énon­cée dans une grande et belle sim­pli­ci­té, la véri­té socia­liste. Celle que l’on trouve dans Prou­dhon et dans Marx… Celle qui réunit les forces socia­listes éparses dans la Pre­mière Inter­na­tio­nale de 1866…

Doc­trine révo­lu­tion­naire née du capi­ta­lisme, qua­si en même temps que lui, avec comme rai­son d’être de le détruire, et de le rem­pla­cer, le socia­lisme a‑t-il su s’a­dap­ter au rythme du capi­ta­lisme et le devan­cer ? À‑t-il su domi­ner la marche des évè­ne­ments et ne pas res­ter à sa remorque ? Là est toute l’ex­pli­ca­tion de l’é­tat pré­sent du socia­lisme, et plus encore de son avenir…»

À cette ques­tion essen­tielle, Ernes­tan répond, et il fait ensuite la démons­tra­tion de son raisonnement.

« Répon­dons fran­che­ment qu’à cet égard le socia­lisme connut une rapide déchéance et que loin de res­ter essen­tiel­le­ment évo­lu­tion­nel il devint rapi­de­ment lour­de­ment tra­di­tion­nel (tan­dis que) le capi­ta­lisme se révé­la d’une extra­or­di­naire sou­plesse, très sou­vent et d’ins­tinct il par­vint à parer aux dan­gers qui le menaçaient…

Le socia­lisme a com­mis l’er­reur ini­tiale fon­da­men­tale et excep­tion­nel­le­ment grave de sys­té­ma­ti­ser des don­nées sociales essen­tiel­le­ment évo­lu­tives. Que l’on recon­naisse ou non la valeur du mar­xisme, il reste incon­tes­ta­ble­ment et exclu­si­ve­ment basé sur une his­toire qui s’ar­rête au milieu du XIXe siècle, et sur la cri­tique d’un capi­ta­lisme lar­ge­ment débor­dé par les faits. C’est mal­heu­reu­se­ment sur ces don­nées des pro­blèmes sociaux que le socia­lisme conti­nue à vivre, et pour une bonne part vit encore.

À une époque de trans­for­ma­tions sociales constantes et dans un régime per­pé­tuel­le­ment instable, le socia­lisme ne tar­da pas à se cris­tal­li­ser en concep­tions dog­ma­tiques, en méthodes clas­siques, en mots d’ordre cli­chés, et loin d’être éclai­ré par ses échecs, il res­ta dans ses ornières et répé­ta ses slogans. »

Ernes­tan consacre un cha­pitre de son étude à « Heur et Mal­heur du capi­ta­lisme » pour démon­trer l’ex­tra­or­di­naire sou­plesse d’ac­com­mo­da­tion du capitalisme.

« Les condi­tions de vie qu’il com­men­ça par impo­ser au pro­lé­ta­riat, au lieu d’al­ler en empi­rant, allèrent dans l’en­semble en s’a­mé­lio­rant. Amé­lio­ra­tion toute rela­tive sans doute, mais qui dis­si­pait cette vision apo­ca­lyp­tique qui mon­trait les masses accu­lées fina­le­ment et fata­le­ment à la révolution.

La pro­lé­ta­ri­sa­tion géné­rale d’un côté et la concen­tra­tion capi­ta­liste d’un autre, ne s’o­pé­rèrent pas non plus comme pré­vu. Les classes moyennes n’en furent pas éli­mi­nées et leurs ampu­ta­tions furent com­pen­sées, entre autres, par des tech­ni­ciens spé­cia­listes et admi­nis­tra­teurs avan­ta­gés par le capi­ta­lisme. La concen­tra­tion (capi­ta­liste) consis­ta plu­tôt en une concen­tra­tion de direc­tion et non de possession…

Dans le domaine poli­tique, le capi­ta­lisme fit preuve de sa grande habi­le­té. Tant et si bien que le socia­lisme, pour une bonne part, ces­sa d’être révo­lu­tion­naire pour deve­nir collaborationniste…

Une autre planche de salut que le capi­ta­lisme trou­va juste à point fut le colo­nia­lisme intensif. »

Mais sur­tout Ernes­tan constate que dans ses efforts d’a­dap­ta­tion et par consé­quent de sau­ve­tage, de sur­vie du capi­ta­lisme (qu’on avait condam­né à mort his­to­ri­que­ment et théo­ri­que­ment !) sa grande trou­vaille, c’est le recours à l’É­ta­tisme chaque fois que le capi­ta­lisme « libé­ral » tra­verse des dif­fi­cul­tés, des crises. Au départ la bour­geoi­sie « libé­rale » a exal­té la libre ini­tia­tive, la libre concur­rence, etc. Elle accepte l’É­tat uni­que­ment dans la mesure où il lui fal­lait un moyen d’au­to­ri­té et de coer­ci­tion pour léga­li­ser et pro­té­ger son exploi­ta­tion de classe. L’É­tat est essen­tiel­le­ment et uni­que­ment un gen­darme dont le rôle consiste à pro­té­ger les « hon­nêtes gens » enten­dant sur­tout par là les « gens bien » ou qui « ont du bien ». Mais pro­gres­si­ve­ment pour des rai­sons éco­no­miques, de cré­dit, de tra­vaux et de ser­vices publics, de force mili­taire pour son colo­nia­lisme, ses tâches « sociales », etc. le capi­ta­lisme libé­ral abdiquent de plus en plus entre les mains de l’É­tat, et celui-ci se for­ti­fient au point de deve­nir une force indé­pen­dante capable de sur­mon­ter les oppo­si­tions de classe, d’im­po­ser sa volon­té et son régime.

Le point tour­nant de cette évo­lu­tion vers l’é­ta­ti­sa­tion a été la guerre de 1914 — 18 qui a détruit non seule­ment le bel espoir de « fra­ter­ni­sa­tion », a rui­né tous les efforts d’é­du­ca­tion et de pro­pa­gande socia­listes d’un demi-siècle, mais, en même temps que cette guerre, a son­né le glas du capi­ta­lisme libé­ral inca­pable de mener une guerre impé­ria­liste de longue durée (ni de payer ses dettes ensuite).

« Lors­qu’on vou­dra résu­mer objec­ti­ve­ment notre époque, on en dira à peu prés : le début du XXe siècle fut mar­qué par la faillite du capi­ta­lisme libé­ral conjoin­te­ment à la carence du mou­ve­ment pro­lé­ta­rien et à des échecs de la révo­lu­tion sociale. De cette double impuis­sance résul­tèrent tout natu­rel­le­ment des pous­sées vic­to­rieuses de l’é­ta­tisme totalitaire. »

Et Ernes­tan ana­lyse dans son cha­pitre « La contre-révo­lu­tion éta­tique le fas­cisme et l’hitlérisme. »

« Dire, comme cer­tains doc­tri­naires socia­listes obtus, que l’a­vè­ne­ment du fas­cisme fut une vic­toire de la bour­geoi­sie libé­rale capi­ta­liste est pro­fé­rer une bêtise. L’adhé­sion rela­tive de la bour­geoi­sie au fas­cisme fut un réflexe de défense contre la menace d’une révo­lu­tion « rouge » et fut éga­le­ment basée sur l’i­gno­rance du véri­table carac­tère du fas­cisme. Au total ce n’é­tait pas moins une abdi­ca­tion en tant que classe diri­geante exclu­sive et la fin du libé­ra­lisme et de la démo­cra­tie. Ce qui fait qu’en réa­li­té rien ne res­semble plus au fas­cisme que le sta­li­nisme ; cela ne tient évi­dem­ment pas au hasard, mais bien à ce que les causes de ces deux phé­no­mènes sont, dans le fond, identiques. »

En réa­li­té, si le fas­cisme et le sta­li­nisme ont des élé­ments com­muns : culte de l’É­tat, une éco­no­mie et une culture éta­tique, un État poli­cier et dic­ta­to­rial (y com­pris les konz­la­ger et les gou­lags), un par­ti poli­tique unique, un chef unique, le refus du par­le­men­ta­risme et de la démo­cra­tie, l’in­ter­dic­tion du mou­ve­ment syn­di­cal auto­nome, la haine de la liber­té et le mépris de l’in­di­vi­du… leurs ori­gines, leurs assises sociales, leurs jus­ti­fi­ca­tions théo­riques sont dif­fé­rentes. Il faut reprendre ce débat État-socia­liste-ouvrier-bol­che­vique… (il existe là des­sus déjà pas mal d’é­tudes). Car les théo­ries d’Er­nes­tan ne me semblent pas suffisantes :

« Mal­heu­reu­se­ment, les condi­tions poli­tiques et psy­cho­lo­giques de cette révo­lu­tion (celle de 1917) n’exis­taient pas!… La prise de pou­voir par la frac­tion bol­che­vique s’est trans­for­mée rapi­de­ment en dic­ta­ture abso­lue, et le reste ne fut que le déve­lop­pe­ment d’un sys­tème qui devait conduire au capi­ta­lisme d’É­tat totalitaire. »

Le pro­blème de 1917 est plus com­plexe : on peut dis­cu­ter qu’il existe ou non des condi­tions favo­rables ; d’autre part quand une frac­tion mino­ri­taire de gauche ou de droite prend le pou­voir, elle a tou­jours besoin d’une dic­ta­ture pour gar­der son pou­voir usur­pé. La bour­geoi­sie libé­rale a trou­vé son ins­tru­ment de pou­voir, par l’in­ter­mé­diaire du « suf­frage uni­ver­sel » et du « par­le­men­ta­risme », elle donne l’illu­sion que c’est une majo­ri­té qui gou­verne, mais en réa­li­té c’est tou­jours une mino­ri­té éco­no­mique et poli­tique qui tient le vrai pou­voir. La social-démo­cra­tie a accep­té cette illu­sion, tan­dis que la frac­tion bol­che­vique l’a refu­sée pour la rem­pla­cer par la mys­ti­fi­ca­tion de l’É­tat-ouvrier, le par­ti-ouvrier, le pouvoir-ouvrier.

La res­pon­sa­bi­li­té de la dégé­né­res­cence de la révo­lu­tion est due avant tout au rôle de Lénine et de son équipe : mal­gré ses propres contra­dic­tions ou plu­tôt pré­cau­tions ver­bales (L’É­tat et la Révo­lu­tion, le dépas­se­ment et l’au­to­des­truc­tion de l’É­tat, l’É­tat-non État, etc) Lénine a accep­té le rôle de l’É­tat, un État pré­do­mi­nant, omni­pré­sent, tota­li­taire. Son idéal, c’é­tait le capi­ta­lisme d’É­tat alle­mand, le mili­ta­risme alle­mand. Pour Trots­ky, le rôle de l’É­tat était encore plus impor­tant, il vou­lait même la mili­ta­ri­sa­tion des ouvriers ; le concept trots­kyste de bureau­cra­ti­sa­tion, de la dégé­né­res­cence « bureau­cra­tique » des soviets, est com­plè­te­ment faux et à côté du pro­blème. C’est vrai que la bureau­cra­tie pos­sède effec­ti­ve­ment le pou­voir en URSS, c’est elle qui en pro­fite, mais son ori­gine, sa rai­son d’être sont dans la struc­ture et la concep­tion même de l’É­tat, de l’é­co­no­mie éta­tique et de l’ad­mi­nis­tra­tion éta­tique. Cri­ti­quer les bureau­crates, c’est-à-dire les employés, sans cri­ti­quer l’É­tat, c’est-à-dire l’employeur, est com­plè­te­ment ridicule.

Mais reve­nons au texte d’Er­nes­tan. La bour­geoi­sie libé­rale cherche d’a­bord à uti­li­ser l’ap­pa­reil d’É­tat pour pro­té­ger « ses biens » et son exploi­ta­tion ; ensuite elle cherche la pro­tec­tion de l’É­tat quand elle a des dif­fi­cul­tés ; ensuite elle accepte de par­ta­ger cer­taines des tâches les plus ingrates avec l’É­tat (san­té, ensei­gne­ment, etc.); ensuite l’É­tat empiète de plus en plus non seule­ment sur les « fonc­tions publiques » (ensei­gne­ment trans­port, PTT, police) mais aus­si sur le plan éco­no­mique et cultu­rel ; la pla­ni­fi­ca­tion entre en jeu, l’é­qui­libre entre les diverses formes bour­geoises libé­rales (avec libre ini­tia­tive et libre entre­prise) et l’é­co­no­mie pla­ni­fiée, diri­gée, contrô­lée par l’É­tat — cet équi­libre oscille au cours des évè­ne­ments his­to­riques mais va de plus en plus vers l’Étatisme.

« L’É­ta­tisme vise à ins­tau­rer son propre sys­tème d’op­pres­sion et d’ex­ploi­ta­tion ; à l’an­cienne lutte de classe bour­geoi­sie-pro­lé­ta­riat, il sub­sti­tue une oppo­si­tion de caste et de classes plus caté­go­rique et plus impi­toyable encore. Tan­dis que la bour­geoi­sie libé­rale exploi­tait la col­lec­ti­vi­té dans le simple but de s’en­ri­chir et n’a­vait pour tout idéal qu’un vague pro­gres­sisme maté­riel, l’É­ta­tisme fait de l’É­tat un mythe tout puis­sant et abso­lu, c’est-à-dire une nou­velle tota­li­té. Or pour impo­ser un régime aus­si essen­tiel­le­ment auto­ri­taire, il faut de toute évi­dence un appa­reil diri­geant et coer­ci­tif aus­si puis­sant qu’é­ten­du. C’est pour­quoi aux anciens rap­ports de classe l’É­tat super­pose et sub­sti­tue sa hiérarchie.

Au som­met, le Fuh­rer, Cau­dillo, Duce ou d’autres “Pères du Peuple” entou­rés de grands diri­geants poli­tiques qui forment la caste dis­po­sant des pou­voirs suprêmes et de l’au­to­ri­té supé­rieure. Vient ensuite une cas­cade de pou­voirs… enfin tout en des­sous, la grande masse des tra­vailleurs, dont tous les droits se limitent à tra­vailler dur, à obéir, à se taire… Les hautes fonc­tions récom­pensent le plus sou­vent l’am­bi­tion, l’in­trigue, la ser­vi­li­té… Les pri­vi­lé­giés du régime n’au­ront pas de but plus clair que de conser­ver ou de conso­li­der leurs pri­vi­lèges, rapi­de­ment ils consti­tue­ront des castes. Espé­rer que ces hommes qui dis­posent de tous les pou­voirs se pri­ve­raient béné­vo­le­ment d’en user et d’en abu­ser, c’est mon­trer qu’on ignore tout de la psy­cho­lo­gie auto­ri­taire. L’É­ta­tisme res­te­ra fidèle à lui-même, et ten­dra tou­jours à plus d’au­to­ri­té, plus d’op­pres­sion, plus d’absolu. »

Je suis convain­cu que la majo­ri­té des êtres humains est consciente de ce phé­no­mène, consciente aus­si de son dan­ger. Dans le jour­nal d’au­jourd’­hui (Le Monde Dimanche, 08/​02/​81, p. XIV), je lis :

« Où se situent les vrais blo­cages ? (il s’a­git de la misère en Afrique et plus par­ti­cu­liè­re­ment au Sahel) Le plus effi­cace de tous est consti­tué par une admi­nis­tra­tion locale deve­nue para­si­taire et qui, dans cer­tains pays, hélas ! deve­nus de plus en plus nom­breux en Afrique, ont par iner­tie, incom­pé­tence et cor­rup­tion, tout blo­qué… Il faut avoir le cou­rage de dire que le « par­ti unique », et il se veut « socia­liste »!, consti­tue la plus grande entre­prise de racket du monde pay­san jamais inventée.

Il est évident que pour beau­coup d’i­déo­logues, on a confon­du le sens de la col­lec­ti­vi­té qui est inhé­rent à la socié­té afri­caine et le col­lec­ti­visme, idéo­lo­gie d’ex­por­ta­tion sous forme d’un socia­lisme dévoyé, impo­sé par la terreur…Il para­lyse l’i­ni­tia­tive et la facul­té de créer et concevoir. »

Cet article est signé Pierre Cros, qui non seule­ment n’est pas liber­taire mais est res­pon­sable de la « Direc­tion Géné­rale de l’In­for­ma­tion de la CEE ». Ernes­tan répond en par­tie à ces questions :

« L’É­tat pro­fite lar­ge­ment de la confu­sion qui règne tou­jours à son sujet ; et il est bien vrai que plus que jamais il est mal­ai­sé de défi­nir aux yeux des masses en quoi consiste l’É­tat, et même qui est l’État. »

Nous ne pou­vons répondre ici en détail à cette ques­tion, elle mérite elle aus­si une longue étude. Pour nous, l’É­tat à l’Est et à l’Ouest appar­tient tou­jours à une mino­ri­té de la bour­geoi­sie qui n’a qu’une seule voca­tion, gou­ver­ner et exploi­ter. Cette mino­ri­té de l’an­cienne ou de la nou­velle bour­geoi­sie change de forme, d’ap­pel­la­tion, mais c’est elle qui dirige et pro­fite tou­jours. À l’Ouest, c’est évident, les capi­taines de la grande indus­trie choi­sissent eux-mêmes le futur pré­sident de la Répu­blique qui, lié avec eux, gère la socié­té en leur gar­dant tou­jours leurs avan­tages, leurs pri­vi­lèges, le rôle de la bour­geoi­sie comme classe dirigeante.

À l’Est, c’est moins évident mais là aus­si la lumière s’est faite pro­gres­si­ve­ment avec Milo­van Dji­las et sa « Nou­velle classe », avec Anton Cili­ga, avec « La Nomenk­la­tu­ra » récem­ment pour ne citer que les non liber­taires. Si l’É­tat est l’ex­pres­sion des classes, l’É­tat lui-même crée et entre­tient de nou­velles classes. Il existe encore d’autres aspects qu’Er­nes­tan évoque lui-même :

« On vous dira peut-être aus­si, suprême argu­men­ta­tion et suprême erreur, que s’il est bien vrai que l’É­ta­tisme com­porte de pénibles incon­vé­nients, il n’en est pas moins un régime dont l’in­té­rêt per­son­nel n’est pas le moteur et dont l’ac­cu­mu­la­tion égoïste de pro­fit est exclue. Que si l’É­tat a ses pro­fi­teurs, son inté­rêt sera tout de même l’in­té­rêt de tous, et qu’ain­si l’É­ta­tisme reste, mal­gré tout, une forme de socia­lisme. Argu­men­ta­tion sophis­tique s’il en fut. Rap­pe­lons donc que l’É­tat pos­sède et pour­suit son but en soi, sans aucun sou­ci du bien-être maté­riel et spi­ri­tuel des citoyens ; ceux-ci ne sont pour lui qu’un maté­riel humain propre à édi­fier sa gran­deur et à réa­li­ser sa « mis­sion his­to­rique ». La dite mis­sion his­to­rique étant renou­ve­lable et inter­chan­geable, peut donc par­fai­te­ment exi­ger que les dits citoyens vivent et meurent misé­ra­ble­ment avec une par­faite sou­mis­sion et un per­pé­tuel enthousiasme.

…La bar­ba­rie éta­tique serait incon­tes­ta­ble­ment plus effroyable que celle des pre­miers ages ; cette der­nière était l’ef­fet d’un pri­mi­ti­visme natu­rel, tan­dis que celle qui nous menace serait une bar­ba­rie savam­ment orga­ni­sée et scien­ti­fi­que­ment dirigée. »

Avant de ter­mi­ner ces quelques pages, je vou­drais sou­li­gner deux faits :

Le grand mérite, on peut même dire l’ap­port his­to­rique de Michel Bakou­nine se situe pré­ci­sé­ment dans son ana­lyse et sa cri­tique du phé­no­mène de l’É­tat. C’est extra­or­di­naire car l’é­ta­tisme était à peine déve­lop­pé en com­pa­rai­son à aujourd’­hui et mal­gré cela il a vu d’une manière pro­fonde son évo­lu­tion et son dan­ger. Même aujourd’­hui, les textes de Bakou­nine sur les pro­blèmes de l’É­tat sont tou­jours valables, il n’y a aucun mar­xiste ni même Marx, qui aient pu les réfu­ter (les anno­ta­tions de Marx sur le livre de Bakou­nine « Éta­tisme et Anar­chisme » sont d’une pau­vre­té extra­or­di­naire). Même com­bat­tu et exclu, Bakou­nine a fait une « brèche » dans la concep­tion du socia­lisme éta­tique, il a mis le germe d’un doute.

En tout cas les mar­xistes sont tou­jours obli­gés de jouer dia­lec­ti­que­ment avec le « pro­vi­soire » et « l’é­ter­nel » de l’É­tat, entre son « dépé­ris­se­ment » et son « ren­for­ce­ment », entre les concep­tions « anti-éta­tiques » de Marx (« La guerre civile en France ») elles concep­tions hyper­éta­tiques de ce même Marx (tout le reste) et même de Lénine (L’É­tat et la Révo­lu­tion et tout le reste)

Le deuxième fait que je veux sou­li­gner ici, c’est qu’une des rai­sons du triomphe du mar­xisme sur le plan poli­tique et gou­ver­ne­men­tal, c’est qu’il a épou­sé la courbe mon­tante de l’é­pa­nouis­se­ment éta­tique. Si Ernes­tan constate, en 47 — 48, que le début du XXe siècle est carac­té­ri­sé par « des pous­sées vic­to­rieuses de l’É­ta­tisme tota­li­taire », qu’est-ce qu’on peut dire, nous, à la fin de ce même siècle, après les expé­riences éta­tiques et tota­li­taires de droite ou de gauche à tra­vers la pla­nète toute entière…

Le XXe siècle sera pro­ba­ble­ment étu­dié un jour par les his­to­riens comme le triomphe de l’É­tat. Peut-on envi­sa­ger qu’un jour la courbe de cette ascen­sion soit inver­sée, que l’hu­ma­ni­té soit débar­ras­sée de ses tyrans, de ce mythe, comme elle a réus­si à se débar­ras­ser de beau­coup de mythes et de tyrans dans son his­toire millénaire.

Dimi­trov,
février 1981

Le texte d’Er­nes­tan dont nous avons repro­duit ici une par­tie a été publié sous forme d’une série d’ar­ticle dans la revue « Pen­sée et Action », et est sor­ti en bro­chure en 1948 ! aux mêmes édi­tions. En 1955, il fai­sait par­tie d’un volume consa­cré à l’au­teur pré­pa­ré par Hem Day et André Prud­hom­meaux. Je ne sais pas si ce texte est encore disponible.


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