La Presse Anarchiste

Cuba ou la mauvaise conscience des anarchistes

Nous publions ici le texte envoyé par un cama­rade de la Coor­di­na­tion Liber­taire Lati­no-Amé­ri­caine sur les anar­chistes cubains pour plu­sieurs raisons.

D’a­bord en signe de soli­da­ri­té : ils sont en exil, comme nous fuyant les pri­sons de Cuba qui fait par­tie de l’empire mos­co­vite comme la Bul­ga­rie, la Pologne, etc.

Ensuite par inté­rêt his­to­rique — il nous donne des infor­ma­tions sur l’ac­ti­vi­té liber­taire à Cuba de 1885 à 1959.

Enfin ce texte pose un pro­blème théo­rique, celui de la « pen­sée tota­li­taire ». Cette manière de pen­ser est cou­rante et évi­dente dans tous les sys­tèmes poli­tiques, phi­lo­so­phiques et idéo­lo­giques tota­li­taires. Mais elle peut exis­ter et elle existe sûre­ment dans chaque indi­vi­du, à dif­fé­rents degrés ; par consé­quent elle peut exis­ter aus­si dans chaque groupe humain, n’im­porte lequel.

Un autre pro­blème que le cama­rade sou­lève concerne notre atti­tude vis-à-vis des conflits mon­diaux entre les deux super­puis­sances pour la domi­na­tion de la pla­nète. Si théo­ri­que­ment notre atti­tude est claire et nette, dans la pra­tique il n’est pas tou­jours facile de se situer. Notre propre expé­rience nous oblige sou­vent à mettre les points sur les « i ». Le fait que nous ayons quit­té le « para­dis socia­liste » (et leurs gou­lags!) ne signi­fie pas auto­ma­ti­que­ment que nous accep­tons et approu­vons tous les sys­tèmes poli­tiques dans les pays où nous sommes obli­gés de vivre main­te­nant. Le socia­lisme, et nous fai­sons par­tie de ce cou­rant, s’est consti­tué au milieu du XIXe siècle en oppo­si­tion au sys­tème capi­ta­liste clas­sique. Nous ne pou­vons pas nier nos ori­gines ni notre oppo­si­tion au sys­tème capi­ta­liste qui mal­gré beau­coup de chan­ge­ments secon­daires garde tou­jours l’es­sen­tiel, c’est à dire la domi­na­tion et l’exploitation.

Mais depuis un siècle, il y a un « fait nou­veau » : l’exis­tence d’un autre sys­tème poli­tique et éco­no­mique qui pré­tend être « socia­liste ». Nous ne sommes pas d’ac­cord avec lui non plus : non seule­ment parce qu’il a exter­mi­né tous nos cama­rades et inter­dit toute autre pen­sée que sa « véri­té » à lui, mais aus­si parce que ce sys­tème au lieu d’é­li­mi­ner la domi­na­tion et l’ex­ploi­ta­tion les a per­pé­tués et perfectionnés.

Ain­si nous nous situons sur deux fronts ce qui n’est pas tou­jours facile à vivre. De temps en temps cela gène même nos cama­rades, ici à l’oc­ci­dent. Ils trouvent que nous met­tons trop l’ac­cent sur un front en oubliant l’autre qui pour eux est plus impor­tant (dans leurs condi­tions sociales de lutte). Sans accep­ter leurs valeurs « morales » res­pec­tives, nous pen­sons qu’il existe une dif­fé­rence de formes et de degrés, par le fait même qu’i­ci nous pou­vons conti­nuer à exis­ter et à mener une cer­taine activité.

Pour conclure, une petite pré­ci­sion. En ce qui concerne la polé­mique sur Cuba dans les années 60, la source la plus impor­tante de cet article est le bul­le­tin des liber­taires cubains en exil, évi­dem­ment for­te­ment impli­qués. Aus­si il est bon de pré­ci­ser que les posi­tions des orga­ni­sa­tions et sur­tout des jour­naux et revues cités pour­raient être nuan­cés par une étude plus exhaus­tive des textes. Mais les grandes lignes res­tent valables.

Iztok

— O —

Bref rappel historique

À la fin du XIXe siècle, Cuba demeure le der­nier rem­part du colo­nia­lisme espa­gnol sur le conti­nent amé­ri­cain. La plus grande des îles des Caraïbes, Cuba pro­duit fon­da­men­ta­le­ment de la canne à sucre, du tabac et du café ; sa popu­la­tion, com­po­sée prin­ci­pa­le­ment de blancs pro­ve­nant des dif­fé­rentes migra­tions espa­gnoles et de noirs des­cen­dants de l’im­por­ta­tion d’es­claves afri­cains à par­tir du XVIe siècle et de mulâtres, est à pré­do­mi­nance rurale.

Un peu tar­di­ve­ment par rap­port à d’autres pays du Conti­nent, le pou­voir colo­nial est contes­té à maintes reprises au cours du XIXe siècle. Divers inté­rêts éco­no­miques et idéo­lo­giques, divers groupes sociaux confluent dans l’op­po­si­tion au régime espa­gnol : il y a ceux qui, gros com­mer­çants ou pro­prié­taires, s’op­posent aux puis­sants d’au­jourd’­hui pour deve­nir ceux de demain, ce sont ceux qui luttent contre le pou­voir espa­gnol ; il y a aus­si ceux qui luttent peut-être seule­ment contre le pou­voir tout court, ce sont les misé­rables des villes et des cam­pagnes. Ils ont leur apôtre : José Marti.

Dans la métro­pole, les dif­fé­rentes vagues de répres­sion pro­voquent l’exil de nom­breux acti­vistes liber­taires. La res­tau­ra­tion de la monar­chie en 1874 s’ac­com­pagne de per­sé­cu­tions contre la Fédé­ra­tion Régio­nale Espa­gnole (FRE), branche de l’As­so­cia­tion Inter­na­tio­nale des Tra­vailleurs (AIT), très liée au cou­rant anti-auto­ri­taire ani­mé entre autres par M. Bakou­nine. E. Mes­so­nier un ouvrier cata­lan, réfu­gié anar­chiste, orga­nise des confé­rences avec les tra­vailleurs cubains dès 1885 ; l’an­née sui­vante est créée une asso­cia­tion char­gée de dif­fu­ser les idées de l’In­ter­na­tio­nale des Tra­vailleurs, le Cen­tro Obre­ro, ain­si qu’un heb­do­ma­daire fon­dé par l’a­nar­chiste E. Roig San Mar­tin : El Pro­duc­tor.

Les idées anar­chistes semblent pro­gres­ser au cours des années sui­vantes, en par­ti­cu­lier à La Havane et dans d’autres villes où viennent s’ins­tal­ler les anar­chistes ibé­riques. Ces idées sont dif­fu­sées par­mi les ouvriers (du tabac prin­ci­pa­le­ment) et les petits arti­sans à tra­vers des jour­naux comme El Socia­lis­mo, (1890), El Tra­ba­jo (1891), Jovenes Hijos del Mun­do (1892) et Hijos del Mun­do, La Alar­ma (1893) et El Nue­vo Ideal (1899) 1NETTLAU, Max, Contri­bu­cion a la biblio­ra­fia anar­quis­ta de la Ame­ri­ca Lati­na has­ta 1914, dans CERTAMEN INTERNACIONAL DE LA PROTESTA, La Pro­tes­ta, Bue­nos Aires 1927. Ce der­nier invite à Cuba l’a­nar­chiste E.Malatesta au prin­temps de 1900 ; Mala­tes­ta, qui venait de pas­ser quatre années en Argen­tine, est expul­sé du pays par les auto­ri­tés sous l’oc­cu­pa­tion amé­ri­caine (1899 – 1902) 2DOLGOFF, Sam, La revo­lu­tion cuba­na : un enfoque cri­ti­co. Ed. Cam­po Abier­to, Madrid 1978..

Les anar­chistes par­ti­ci­pèrent acti­ve­ment à la lutte contre le pou­voir colo­nial : en 1892 le Pre­mier Congrès Ouvrier approuve une réso­lu­tion rédi­gée par les anar­chistes E.Creci, E.Suarez et e. Gon­za­lez, se pro­non­çant pour l’in­dé­pen­dance de Cuba ; cette réso­lu­tion pro­vo­qua la clô­ture du congrès par les auto­ri­tés espa­gnoles 3«EL ANARQUISMO EN CUBA », El Liber­ta­rio, La Havane, 19 juillet 1960, p.7.. La Liga Gene­ral de Tra­ba­ja­dores, orga­ni­sa­tion par les anar­chistes et dont E. Mes­so­nier fut le pre­mier pré­sident, sus­cite l’a­gi­ta­tion pour la jour­née de huit heures et par­ti­cipe aux grèves géné­rales des dockers de Car­de­nas, Regla et La Havane 4DOLGOFF, op.cit., p.44..

À la nais­sance de la répu­blique (1902) et jus­qu’en 1959, les anar­chistes et anar­cho-syn­di­ca­listes cubains jouent sou­vent un rôle de pre­mier ordre dans la résis­tance ouvrière aux attaques impi­toyables de régimes cor­rom­pus et défen­seurs des pri­vi­lèges d’une mino­ri­té toute-puis­sante. À Cuba, comme ailleurs, les pre­mières orga­ni­sa­tions ouvrières naquirent sous l’é­gide de l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme ; l’his­toire des divers mou­ve­ments sociaux cubains est par­fai­te­ment mar­quée par l’a­nar­chisme. Et, à Cuba comme ailleurs, cette his­toire est pas­sée sous silence, excep­tion faite de quelques articles et tra­vaux parus essen­tiel­le­ment dans la presse et les milieux anarchistes.

Les anar­chistes sont pré­sents dans les prin­ci­paux conflits de l’é­poque : grève des tra­vailleurs de l’in­dus­trie du sucre, du tabac, du bâti­ment ; des maçons et che­mi­nots ; des dockers, employés de com­merce, etc.; ils posent et sou­tiennent des reven­di­ca­tions sala­riales et sociales comme la jour­née de huit heures et ils orga­nisent des mou­ve­ments contre l’ins­tau­ra­tion du ser­vice mili­taire obli­ga­toire (1915), contre la vie chère (1919) ou pour la liber­té des gré­vistes empri­son­nés (1918); ils fondent les pre­mières orga­ni­sa­tions ouvrières (syn­di­cales, cultu­relles et d’en­tr’aide): créa­tion de plu­sieurs Cen­tros Obre­ros, d’un athé­née syn­di­ca­liste (1921), d’une école ration­na­liste (1922), de la Fédé­ra­tion Ouvrière de La Havane (1920 — 1921), de la Confé­dé­ra­tion Natio­nale Ouvrière de Cuba (CNOC, 1925). Nom­breux furent les anar­chistes qui trou­vèrent la mort dans ces luttes : Casa­nas, Mon­te­ro et Sar­ria (1903), R.Fernandez (1919), E.Varona (1925) et, peu après, Grat, S.Leon et Dome­ni­go ; A.Lopez (1926) sui­vi de M.Iglesias, Bru­zon, Couxart ; Boris San­ta Colo­ma (1953) et d’autres encore. Beau­coup d’autres furent empri­son­nés, tor­tu­rés ou expul­sés du pays sous les diverses dic­ta­tures, en par­ti­cu­lier celles de Macha­do et Batis­ta 5«EL ANARQUISMO EN CUBA » op.cit..

Le nombre consi­dé­rable de publi­ca­tions anar­chistes témoigne de la vigueur du mou­ve­ment, qui réus­sit à assu­rer une cer­taine conti­nui­té mal­gré la vio­lente répres­sion : jour­nal Tier­ra (1912 – 1914, 1924 – 1925, 1933 – 1934 ; au cours de cette der­nière période il se pré­sente comme l’or­gane de la Fédé­ra­tion des Groupes Anar­chistes de Cuba — FGAC); El Liber­ta­rio (1905), Rebe­lion (1908 — 1910), La Batal­la et Via Libre (1911), Rum­bos Nue­vos (1939 — 1941), Bole­tin Orga­ni­co de la Fédé­ra­tion des Jeu­nesses Liber­taires de Cuba — FJLC — (1939), le nou­veau El Liber­ta­rio, organe de l’As­so­cia­tion Liber­taire de Cuba (ALC) qui dès 1952 s’op­po­sa au coup d’É­tat de Batis­ta 6« EL MOVIMIENTO LIBERTARIO Y LA LUCHA CONTRA LA DICTADURA BATISTIANA », dans El Liber­ta­rio, op.cit. p.8..

1959

Au len­de­main de la chute de Batis­ta, l’ef­fer­ves­cence et la confu­sion carac­té­ris­tiques de tout grand bou­le­ver­se­ment social règnent à Cuba. Le dic­ta­teur est par­ti, certes, et son armée se dés­in­tègre à vue d’œil. Mais l’en­gre­nage du pou­voir n’est pas détruit : contrai­re­ment à ce que pré­tendent les dépêches jour­na­lis­tiques, l’a­nar­chie ne s’est pas ins­tal­lée à Cuba.

Les rap­ports qu’en­tre­tiennent entre eux les hommes de cette socié­té convul­sion­née sont tou­jours défi­nis par le conflit chaque indi­vi­du semble trou­ver son compte dans la par­celle de pou­voir, si petite soit-elle, qu’il peut pos­sé­der et dans laquelle il range l’Autre dans la caté­go­rie des vas­saux. Sur ce fond conflic­tuel, les formes ins­ti­tu­tion­nelles du pou­voir, dont le but n’est autre que celui de fixer les moda­li­tés de ces rap­ports conflic­tuels et de les main­te­nir à l’in­té­rieur d’une limite qui puisse garan­tir la repro­duc­tion de la socié­té dans son ensemble, sont loin de trou­ver la condi­tion de leur disparition.

Les divers organes du pou­voir ins­ti­tu­tion­nel batis­tien, plus ou moins ébran­lé, coexistent avec les ins­ti­tu­tions, encore embryon­naires, du nou­veau pou­voir révo­lu­tion­naire. La dis­pa­ri­tion des pre­miers n’est sou­vent, comme dans la plu­part des révo­lu­tions de notre siècle, que pure­ment for­melle : d’an­ciennes ins­ti­tu­tions réap­pa­raissent sous des noms dif­fé­rents et, dans cer­tains cas, les anciens res­pon­sables demeurent même en place. À l’an­cienne admi­nis­tra­tion ver­ti­cale de la socié­té suc­cède une nou­velle admi­nis­tra­tion ver­ti­cale. Les nou­velles hié­rar­chies, issues pour la plu­part de la pri­mi­tive struc­ture de pou­voir des orga­ni­sa­tions anti-batis­tiennes, comblent hâti­ve­ment les trous lais­sés par les vaincus.

Pour les vain­cus — sup­pots et col­la­bo­ra­teurs du Dic­ta­teur — ce jour n’est qu’un jour de panique ils pres­sentent la folie vin­di­ca­tive qui va s’emparer de leurs anciennes vic­times. Pour les autres, l’aube de cette année 1959 apporte avec elle des sen­ti­ments confus, où la joie se mêle à l’in­cer­ti­tude : et main­te­nant, que va-t-on faire ?

Chez les anar­chistes, l’in­cer­ti­tude semble l’emporter. Faibles numé­ri­que­ment, tou­chés par la répres­sion batis­tienne et par leurs propres divi­sions internes, ils semblent inca­pables de contre­car­rer l’in­fluence crois­sante de leurs vieux enne­mis au sein du mou­ve­ment syn­di­cal : les com­mu­nistes. Ceux-ci, en effet non seule­ment tiennent bon dans ce moment de crise sociale, mais en plus semblent gagner du ter­rain dans un milieu où règne la confu­sion et la désor­ga­ni­sa­tion. Leur par­ti, le PSP, est un exemple clas­sique de la machine de guerre léni­niste : rigou­reu­se­ment cen­tra­li­sé, soli­de­ment enca­dré, il com­pense la fai­blesse numé­rique de ses effec­tifs par un acti­visme bien orga­ni­sé, mené par des mili­tants dis­ci­pli­nés, entraî­nés pour être effi­caces dans le monde de la poli­tique : ce monde où la fin jus­ti­fie les moyens, où toute com­pro­mis­sion est per­mise, où toute manœuvre et tout crime sont admis dans la mesure où ils per­mettent à l’or­ga­ni­sa­tion d’ac­qué­rir du pouvoir.

À par­tir de ce moment, les évè­ne­ments se pré­ci­pitent : ils débutent par les pre­mières escar­mouches oppo­sant publi­que­ment anar­chistes et com­mu­nistes au sein du mou­ve­ment syn­di­cal (dès jan­vier 1959) et abou­tissent à l’ex­pul­sion des anar­cho-syn­di­ca­listes non seule­ment de la direc­tion des syn­di­cats (syn­di­cat de l’a­li­men­ta­tion par exemple), mais aus­si des syn­di­cats eux-mêmes. Ce pro­ces­sus, qui mène à l’a­dop­tion du pro­jet com­mu­niste par les diri­geants du gou­ver­ne­ment, s’ac­com­pagne d’une pro­gres­sive réduc­tion des liber­tés publiques. La clô­ture de El Liber­ta­rio et de Soli­da­re­dad Gas­tro­no­mi­ca, après celle des autres jour­naux cubains, sym­bo­lise peut-être la fin d’une très courte période d’ou­ver­ture révo­lu­tion­naire — dont les limites res­te­raient à étu­dier. À par­tir de cette période, les quelques mili­tants qui res­tent actifs sont contraints à pas­ser dans la clan­des­ti­ni­té ou à s’exi­ler. C’est la fin d’une pré­sence anar­cho-syn­di­ca­liste et anar­chiste vieille de plus de cin­quante ans. Désor­mais, les syn­di­cats s’ins­cri­ront dans une nou­velle stra­té­gie du pouvoir.

La polé­mique que sou­le­va la Révo­lu­tion Cubaine dans les milieux liber­taires nous per­met de déce­ler d’é­normes lacunes dans la pen­sée anar­chiste clas­sique et de graves inco­hé­rences dans la pra­tique sociale des orga­ni­sa­tions se récla­mant de l’a­nar­chie. Cuba consti­tue pour ain­si dire la « mau­vaise conscience » d’une grande par­tie du mou­ve­ment anar­chiste inter­na­tio­nal. Pen­dant de longues années, les anar­chistes cubains en exil vécurent dans une impres­sion­nante soli­tude, aban­don­nés, sauf quelques excep­tions rares, par les anar­chistes du monde entier qui ten­daient à s’i­den­ti­fier au régime du par­ti com­mu­niste cubain et au radi­ca­lisme « foquiste ». Cette mau­vaise conscience semble peser très lourd chez les anar­chistes d’au­jourd’­hui : il appa­raît extra­or­di­naire, par exemple, qu’un ouvrage récent d’un auteur anar­chiste sur la révo­lu­tion et les anar­chistes cubains passe sous silence la vio­lente polé­mique qui oppo­sa au milieu des années 60 le Mou­ve­ment Liber­taire Cubain en Exil (MLCE) à de nom­breuses fédé­ra­tions, publi­ca­tions et indi­vi­dus anar­chistes d’Eu­rope et du conti­nent amé­ri­cain 7DOLGOFF, op.cit.. Ces lacunes très pro­fondes, que le cas cubain nous per­met de mettre à décou­vert, réclament une étude appro­fon­die, un effort col­lec­tif de réflexion, si l’on veut vrai­ment essayer de sor­tir l’a­nar­chie de l’im­passe où elle se trouve : l’im­passe d’une liber­té qui s’en­gage sur le che­min du pouvoir.

Dans le cadre res­treint de cet article, nous vou­drions déga­ger, à par­tir d’une expo­si­tion des faits, un pro­blème qui consti­tue la toile de fond de ce drame et ébau­cher quelques points de l’a­na­lyse : il s’a­git du pro­blème de la rai­son tota­li­taire ou mani­chéisme vul­gaire (qu’il ne faut pas confondre avec la doc­trine de Manès). Nous pré­fé­rons le pre­mier terme et si nous uti­li­sons quel­que­fois le mot « mani­chéisme », c’est dans le sens — habi­tuel mais pro­ba­ble­ment abu­sif — qui veut dire « sim­pli­fi­ca­tion arbi­traire, intolérance ».

La polémique

Les anar­chistes réfu­giés à Mia­mi et regrou­pés autour du MLLE (Movi­mien­to Liber­ta­rio Cuba­no en el Exi­lio) font part, dès le tout pre­mier numé­ro de leur Bul­le­tin d’In­for­ma­tion, de « l’in­com­pré­hen­sion » dont ils sont vic­times dans les propres milieux liber­taires, à cause du « manque d’une infor­ma­tion vraie et exacte » sur l’é­vo­lu­tion de la situa­tion à Cuba. Par ailleurs les lettres de cor­res­pon­dants liber­taires de dif­fé­rents pays, repro­duites dans ce pério­dique — qui essaie­ra d’être men­suel au départ et qui est consti­tué de quelques feuilles ronéo­ty­pées — font état non seule­ment « d’in­com­pré­hen­sion » mais d’hos­ti­li­té décla­rée venant de ces mêmes milieux. Ain­si Jaco­bo Prince (La Pla­ta, Argen­tine), dans une lettre du 03.XII.61 sou­ligne que «…le fait que les attaques les plus vio­lentes contre le régime cas­triste pro­viennent des sec­teurs réac­tion­naires, contri­bue à aug­men­ter la confu­sion et on a besoin de beau­coup de “cou­rage civil” pour atta­quer le mythe de cette soit-disante révo­lu­tion » 8PRINCE, Jaco­bo, lettre du 3.XII.61 dans : BOLETIN DE INFORMACION LIBERTARIA, publi­ca­tion du MLCE, Mia­mi, février 1962, N°1. Cette tra­duc­tion et les tra­duc­tions sui­vantes sont sous notre res­pon­sa­bi­li­té. C’est nous qui sou­li­gnons.; le groupe Mala­tes­ta (Vene­zue­la), au cours d’une cam­pagne pour la libé­ra­tion de L.M. Lin­suain (anar­co-syn­di­ca­liste empri­son­né à San­tia­go de Cuba) doit bien prendre soin « d’é­clair­cir » et d’ex­pli­quer « avec exac­ti­tude » ce que les anar­chistes veulent et « démon­trer » qu’ils ne sont pas des « réac­tion­naires » 9GRUPO MALATESTA, lettre dans : B.I.L. N°1.; de même le groupe mexi­cain du jour­nal « Tier­ra y Liber­tad » doit bien expli­quer que sa cri­tique du régime cas­triste n’im­plique pas l’ac­cep­ta­tion des struc­tures éco­no­miques et sociales d’a­vant la révo­lu­tion 10TIERRA Y LIBERTAD, article de décembre 61 dans B.I.L. N.1..

Comme en 1917 lors de la révo­lu­tion Russe, la « confu­sion » semble donc régner chez les liber­taires. C’est un moment de «…confu­sion et d’in­cer­ti­tude… quelques noyaux liber­taires s’é­garent dans un laby­rinthe de conjec­tures absurdes et prêtent atten­tion aux chants de sirène de la sinueuse pro­pa­gande bol­che­vique » 11BOLETIN DE INFORMACION LIBERTARIA, N°2, Mia­mi mars 62..

Nous pou­vons donc obser­ver que dès décembre 1961, et en même temps que fidel Cas­tro se décla­rait com­mu­niste, les anar­chistes cubains et ceux qui les sou­tiennent doivent se défendre des accu­sa­tions lan­cées d’a­bord par le diri­geant com­mu­niste Blas Roca (les anar­chistes se cachent « sous le masque extré­miste pour mieux ser­vir les inté­rêts du State Depart­ment ») 12IGLESIAS, Abe­lar­do, article dans B.I.L. N°4, Mia­mi mai 62. et reprises ensuite par les mar­xistes et des anar­chistes (?) du monde entier et les pré­sen­tant comme étant des col­la­bo­ra­teurs de la réac­tion, du gou­ver­ne­ment amé­ri­cain, de la CIA. Et cette pluie d’é­pi­thètes inju­rieuses n’est pas près de s’ar­rê­ter, mal­gré les infor­ma­tions et expli­ca­tions four­nies par le MLCE. Les faits montrent donc qu’il faut cher­cher la rai­son de cette hos­ti­li­té ailleurs que dans l’hy­po­thèse — un peu naïve — du « manque d’information ».

En 1965, une lettre parue dans le bul­le­tin exprime la «… convic­tion que le monde liber­taire vous a aban­don­né (anar­chistes cubains, AG) dans votre lutte (…). Vous avez eu plus de peine à convaincre les liber­taires de la légi­ti­mi­té de votre cause qu’à pro­mou­voir des actions contre la dic­ta­ture cas­triste » 13CAMPA, Juan, lettre dans B.I.L. s/​n, Mia­mi jan­vier 65.. En mai 1967, un article déplore le fait que «…depuis que nous quit­tâmes Cuba, il y a déjà quelques années, nous crions dans le désert pour que le mou­ve­ment liber­taire inter­na­tio­nal mène une intense cam­pagne condui­sant à la libé­ra­tion des cama­rades (anar­chistes empri­son­nés à Cuba, AG)»; or, «.…mal­gré l’in­sis­tance et l’é­lan que nous y avons mis, notre demande, sauf de rares excep­tions, n’a pas trou­vé le moindre écho dans la presse liber­taire de la plu­part des pays, et encore moins dans les groupes et orga­ni­sa­tions espa­gnoles…» 14BOLETIN DE INFORMACION LIBERTARIA, s/​n, Mia­mi mai 67.. Les liber­taires cubains, après avoir subi le drame de la pri­son et/​ou de l’exil — comme beau­coup d’autres cubains, anciens com­bat­tants anti-batis­tiens, membres de l’Ar­mée Rebelle et dont le cas d’Hu­bert Matos en octobre 1959 n’est qu’une illus­tra­tion spec­ta­cu­laire — doivent subir le drame de l’i­so­le­ment qua­si total et des agres­sions et inter­fé­rences venant de toutes parts : du régime fide­liste, des autres exi­lés, des anar­chistes, de l’É­tat américain.

En ce qui concerne les ins­ti­tu­tions et indi­vi­dua­li­tés anar­chistes du monde entier, nous pou­vons dis­tin­guer sché­ma­ti­que­ment 4 atti­tudes dif­fé­rentes ; en géné­ral, ces cou­rants demeurent stables tout au long de la décen­nie des années 60, mais on peut quel­que­fois assis­ter à des revi­re­ments ou des remises en question

  1. Ceux qui demeurent soli­daires des liber­taires cubains (sou­tien qui peut être cri­tique): il s’a­git sur­tout de quelques indi­vi­dua­li­tés (J.Prince, A.Souchy, G.Leval, F.Mintz, L. et V. Fab­bri, E.Cresatti, E.Rodrigues, etc.) et de quelques orga­ni­sa­tions ou publi­ca­tions : «…FLA, FAM, CNT mexi­caine, Ligue Liber­taire Amé­ri­caine, quelques groupes ita­liens et anglais, des cama­rades uru­guayens, des cama­rades du Vene­zue­la et d’autres » 15Ibid., s/​n, Mia­mi jan­vier 65.. Il faut noter ici que ces orga­ni­sa­tions ne comptent pas par­mi les plus actives de l’a­nar­chisme « ins­ti­tu­tion­nel » et que dans cer­tains cas leur exis­tence est presque for­melle uniquement.
  2. Ceux qui sont contre les liber­taires cubains. Ce « contre » peut assu­mer deux formes différentes : 
    1. D’a­bord ceux qui, repre­nant la forme et le conte­nu des accu­sa­tions com­mu­nistes, n’hé­sitent pas à accu­ser les liber­taires cubains d’être au ser­vice de la réac­tion : Adu­nat­ta dei Refra­ta­ri (ita­lo-amé­ri­cain), FAU (l’af­faire pro­voque une scis­sion au sein de cette orga­ni­sa­tion uru­guayenne), FAI et son jour­nal Uma­ni­ta Nova, FIJL, D.Cohn Ben­dit, etc. Nous n’a­vons pas de place ici pour indi­quer les moda­li­tés de cette polé­mique ; nous pou­vons dire cepen­dant qu’elle fut très vio­lente (injures, attaques per­son­nelles, etc.), qu’on fit usage de pro­cé­dures « sta­li­niennes » (cen­sures d’ar­ticles des cubains dans U.N. par exemple) et que pen­dant une période assez longue les rela­tions furent tota­le­ment inter­rom­pues. Au congrès inter­na­tio­nal de Car­rare (sep­tembre 1968) Cohn Ben­dit accuse le MLCE d’être « finan­cé par la CIA ». Le MLCE le met au défi d’ap­por­ter des preuves ou de se rétrac­ter publi­que­ment « si l’hon­nê­te­té per­son­nelle n’est pas pour lui un luxe bour­geois » et pose une ques­tion de « type moral » : «…com­ment est-il pos­sible que des cama­rades qui, durant la révo­lu­tion de mai à Paris lan­cèrent par­tout le mot d’ordre “il est inter­dit d’in­ter­dire” sou­tiennent à corps per­du un régime qui, comme le régime cas­tro-com­mu­niste, a tout inter­dit au peuple cubain, même le droit de man­ger et de pen­ser ? » 16Ibid., s/​n, Mia­mi février 70..
    2. Ensuite ceux qui répondent à la demande de soli­da­ri­té par le silence et qui, par contre, sou­tiennent d’une façon « cri­tique » le régime du PC cubain : Le Monde Liber­taire (jour­nal de la Fédé­ra­tion Anar­chiste Fran­çaise), par exemple, «…pos­sède une grande rubrique inter­na­tio­nale, dans laquelle on nomme des pays de tous les conti­nents subis­sant des situa­tions plus ou moins dic­ta­to­riales et cor­rom­pues. Mais Cuba n’ap­pa­raît jamais dans cette rubrique. Il semble que les cama­rades fran­çais ont effa­cé le petit pays des caraïbes de leur carte (…)». Mais ce qui est le plus grave, c’est que eux, anar­chistes cubains, sont consi­dé­rés « anar­chistes de deuxième classe, sans droit à la soli­da­ri­té » 17Ibid., s/​n, Mia­mi février 65.. Au congrès de Tou­louse (juin 1965), la FAF semble chan­ger de position.
  3. Une troi­sième atti­tude serait celle de la revue fran­çaise Noir et Rouge, qui pré­tend être neutre et a le mérite de faire un effort d’ob­jec­ti­vi­té, en pré­sen­tant par exemple des articles « pour » et « contre » la soli­da­ri­té avec les anar­chistes cubains 18NOIR ET ROUGE, N°20, Paris 65.. Mal­gré cela il semble y avoir une cer­taine méfiance à l’é­gard des liber­taires cubains 19COMPTE-RENDU DE L’ENTRETIEN AVEC LE DÉLÉGUÉ DES CUBAINS DE MIAMI (juin 1965). et cer­taines ten­ta­tives d’a­na­lyse révèlent la confu­sion et la force du mythe des « bar­bu­dos » dans l’i­ma­gi­naire des anar­chistes euro­péens de l’é­poque 20NOIR ET ROUGE, ibid..
  4. D’autres enfin, comme Rege­ne­ra­tion du Mexique 21Ibid., évi­te­ront, au moins pen­dant une période, de se pro­non­cer sur la ques­tion, jugée sans doute trop embarrassante.
le « manichéisme » ou Raison Totalitaire

La des­crip­tion avan­cée nous a per­mis de mettre en relief une atti­tude se pré­sen­tant sous l’ap­pa­rence de la pen­sée (de la pen­sée « révo­lu­tion­naire » en l’oc­cu­rence) et se carac­té­ri­sant par la réduc­tion de la réa­li­té — sociale et his­to­rique — en deux pôles ou deux forces anta­go­nistes s’op­po­sant de façon irréductible.

Cette oppo­si­tion s’ex­prime par le couple « pour — contre » : on est pour la Révo­lu­tion et contre l’Im­pé­ria­lisme ; tous ceux qui ne sont pas avec nous (pour nous) sont contre nous.

Une pre­mière ques­tion qui se pose est celle de la légi­ti­mi­té d’une telle réduc­tion. Réduire, en effet, veut d’a­bord dire sim­pli­fier : loin d’en­vi­sa­ger la réa­li­té dans son énorme com­plexi­té sou­vent dérou­tante, le réduc­tion­niste « mani­chéen » opère une sim­pli­fi­ca­tion, per­met­tant d’y voir « clair », de « retrou­ver » un che­min et de sor­tir du laby­rinthe de la com­plexi­té. La réa­li­té parait en effet extrê­me­ment simple et facile à manier au sein du couple pour-contre ; l’im­mense attrait du réduc­tion­nisme, sa « popu­la­ri­té » réside pré­ci­sé­ment dans cette illu­sion de clarté.

L’exis­tence même des anar­chistes cubains appa­raît ain­si gênante ; elle vient per­tur­ber cette réa­li­té sim­pli­fiée ; elle consti­tue un élé­ment « exté­rieur » à une réa­li­té toute faite, réa­li­té binaire qui n’ac­cepte pas de troi­sième terme ou la plu­ra­li­té. Ce qui explique que les pro­blèmes que pose cette pré­sence gênante va être « réso­lue » par sa dis­pa­ri­tion pure et simple : dis­pa­ri­tion phy­sique (cen­sure, silence, empri­son­ne­ment, exil) fon­dée par un mou­ve­ment de néan­ti­sa­tion, car ce que l’on néan­tise c’est l’être propre de ce qui dépasse cette rai­son tota­li­sante-tota­li­taire qui n’ad­met aucun dépas­se­ment, aucune exté­rio­ri­té, aucune dif­fé­rence, aucune pen­sée autre. Au sein de cette rai­son, l’exis­tence des anar­chistes cubains, comme celle des chré­tiens authen­tiques ou d’autres oppo­sants, appa­raît comme l’ir­ra­tion­nel, l’au-delà de la Rai­son ; pour cette rai­son qui se veut son propre fon­de­ment et se pose (s’im­pose) comme l’Ab­so­lu, l’exis­tence de toute autre rai­son est sub­ver­sive et repré­sente un dan­ger. Il faut donc la détruire, en l’as­si­mi­lant ou en l’in­té­grant à la réa­li­té binaire : les anar­chistes cubains, ne pou­vant pas faire par­tie du terme « pour », sont assi­mi­lés néces­sai­re­ment au terme « contre » : ils deviennent donc « contre-révo­lu­tion­naires » et « pour la réac­tion » (« finan­cé par la CIA »). Ce pro­cé­dé, deve­nu clas­sique, est propre à toute rai­son tota­li­taire et on pour­rait l’illus­trer lon­gue­ment : allu­sion au « com­plot com­mu­niste inter­na­tio­nal » faite par Pino­chet, Ponia­tows­ki, etc.

Réduire signi­fie aus­si : déga­ger une réa­li­té de tout ce qui est acces­soire ou indif­fé­rent. Ain­si, la hié­rar­chi­sa­tion éta­blie par Gram­sci entre idéo­lo­gies orga­niques ou essen­tielles (l’«idéologie orga­nique » du « pro­lé­ta­riat » étant bien enten­du le mar­xisme) et idéo­lo­gies « inor­ga­niques », sortes de parias de l’i­déo­lo­gie. Comme nous venons de le voir, le réduire sup­pose l’exis­tence d’une rai­son et cer­taines valeurs à par­tir des­quelles on juge ce qui est acces­soire et ce qui ne l’est pas, ce que la réa­li­té est (rai­son) ou ce qu’elle doit être (éthique). Le pro­blème de la légi­ti­mi­té de la réduc­tion est donc sou­le­vé lorsque nous deman­dons : au nom de quoi, de qui, à par­tir de quel fon­de­ment une rai­son par­ti­cu­lière peut se pré­tendre rai­son uni­ver­selle ? Pour le réduc­tion­niste, ce pro­blème est réso­lu par le pou­voir : comme Gram­sci l’in­dique très clai­re­ment, le s’im­po­ser est le fon­de­ment de toute légi­ti­mi­té, celui qui l’emporte et réus­sit à écra­ser l’autre a rai­son. Rai­son machia­vé­lique ou rai­son de la poli­tique ou rai­son tota­li­taire, son trait fon­da­men­tal consiste en la néga­tion néan­ti­sa­tion d’au­trui ; se vou­lant abso­lue, l’o­ri­gine, le centre et le fon­de­ment de tout, elle n’ac­cepte aucune trans­cen­dance. Or dans la réa­li­té effec­tive, il y a plu­ra­li­té : la rai­son tota­li­taire vit tou­jours à l’af­fût et dans la peur de la diver­si­té c’est une rai­son para­noïaque 22Dans On a rai­son de se révol­ter, Sartre aborde cet aspect en se réfé­rant, à pro­pos du Par­ti Com­mu­niste, à la « para­noïa des ins­ti­tu­tions ».. Elle vit aus­si dans le mou­ve­ment de des­truc­tion de l’autre et du s’im­po­ser : c’est la rai­son du conflit et de la vio­lence. Rai­son par­ti­cu­lière se vou­lant uni­ver­selle, c’est une rai­son dérai­son­nable ; en vou­lant être tout, elle n’est rien : elle se perd, se condamne, sombre dans l’ab­surde. En vain elle cherche à dis­si­mu­ler sa radi­cale contin­gence sous l’ap­pa­rat de l’a­voir et du pou­voir : l’Autre est pré­sence irré­duc­tible. Mal­gré tous ces efforts, la rai­son tota­li­taire ne par­vient pas à étouf­fer cette pré­sence invi­sible, sai­sie par elle comme inquié­tude ou danger.

Il nous est per­mis de voir que cette rai­son tota­li­taire ou rai­son du pou­voir que nous dési­gne­rons sim­ple­ment par le terme « pou­voir » naît d’une aspi­ra­tion tota­li­sante ou mou­ve­ment de tota­li­sa­tion d’une réa­li­té qui se révèle ori­gi­nel­le­ment comme réa­li­té-à-tota­li­ser ; nous disions par ailleurs que la sim­pli­fi­ca­tion ou mou­ve­ment vers l’Un cherche la clar­té, la lumière, un che­min nous per­met­tant de nous orien­ter. La ques­tion du pour­quoi de cette réa­li­té qui appa­rais sous forme d’Ap­pel, comme réa­li­té-à-tota­li­ser, ne sau­rait être abor­dée ici, bien qu’elle soit essen­tielle ; nous nous conten­te­rons de deman­der si la réponse du pou­voir à cet appel de tota­li­sa­tion est satisfaisante.

La réponse a déjà été ébau­chée : le Pou­voir se révèle, dans son essence même, han­té par l’In­quié­tude ou le Dan­ger ; le Pou­voir est pré­ci­sé­ment une manière de répondre à la pré­sence invi­sible. Cette réponse, nous l’a­vons vu, vise à anéan­tir l’Autre ; l’a­néan­tis­se­ment peut assu­mer la forme de la ten­ta­tive d’in­dif­fé­rence radi­cale ou igno­rance de l’Autre, ou celle de sa liqui­da­tion pure et simple, par assi­mi­la­tion ou par des­truc­tion phy­sique. Le mode du conflit n’est pas un état « natu­rel », répon­dans à la caté­go­rie des besoins ; la « soif de pou­voir » de l’homme ne pour­rait être véri­ta­ble­ment apai­sée que le jour où l’Autre serait dis­pa­ru, où le Pou­voir aurait réus­si à réa­li­ser son pro­jet de tota­li­sa­tion tota­li­taire. Dans ce contexte nous pou­vons com­prendre l’ef­fort inso­lite de cer­tains États tota­li­taires visant à la réa­li­sa­tion de l’u­ni­for­mi­té. Or, la réa­li­sa­tion du pro­jet tota­li­taire est onto­lo­gi­que­ment impos­sible : l’Autre est tou­jours là et, dans un sens, l’être de cha­cun est consti­tu­tif de l’être de l’autre. L’in­quié­tude consub­stan­tielle au pou­voir n’est autre chose que la réa­li­sa­tion de cette pré­sence. L’Autre a beau être mon esclave, il peut tou­jours me sur­prendre ; l’É­tat a beau impo­ser la cen­sure et l’en­doc­tri­ne­ment inten­sif et mas­sif par les moyens les plus sophis­ti­qués, la récolte est tou­jours pos­sible et pré­sente. Comme Sartre l’a mon­tré dans L’Être et le Néant, ce qui m’in­quiète chez autrui est sa liber­té : j’ai le sen­ti­ment qu’elle m’é­chap­pe­ra tou­jours, que mes chaînes ne peuvent rien faire pour la retenir.

L’é­chec du Pou­voir est au cœur même du réduc­tion­nisme. Sa sim­pli­fi­ca­tion arbi­traire de la réa­li­té ne par­vient pas à sou­mettre la réa­li­té ; ce que le réduc­tion­niste obtient est un fétiche, gros­sière illu­sion qu’il prend pour la réa­li­té mais ce n’est que sa cari­ca­ture. En effet réduire signi­fie aus­si dimi­nuer, faire des­cendre, rabais­ser à…; amoin­drir, rendre à un état infé­rieur. La réa­li­té, dépouillée par le réduc­tion­niste de ses mul­tiples déter­mi­na­tions, de ses pro­ba­bi­li­tés et de ses pos­si­bi­li­tés, de l’im­mense richesse de dif­fé­rences que cache sa com­plexi­té, devient une pseu­do-réa­li­té entre les mains du pou­voir. Réa­li­té dimi­nuée, elle est une réa­li­té déchue, aus­si absurde et tra­gique qu’un oiseau pri­vé de ses ailes. Le « mani­chéen », dans son effort pour faire tom­ber la réa­li­té dans sa pri­son binaire, est fina­le­ment vic­time de son propre piège : croyant que la réa­li­té se rédit à sa réa­li­té pré-fabri­quée, il est condam­né à vivre en dehors de la réa­li­té. Cet être-en-dehors ou alié­na­tion peut s’illus­trer par un exemple de lan­gage : le terme « impé­ria­lisme », tou­jours employé au sin­gu­lier, indique sou­vent la poli­tique d’un seul État (les U.S.A.): on ignore radi­ca­le­ment la pré­sence d’autres impé­ria­lismes, pour­tant aus­si évi­dents que le pre­mier ; un autre exemple frap­pant serait celui du dis­cours qui affirme sys­té­ma­ti­que­ment que tout mal ou évè­ne­ment jugé mau­vais est télé­gui­dé soit du Penta­gone soit de Mos­cou fai­sant ain­si des hommes de simples auto­mates (notons que les anar­chistes cubains emploient sou­vent aus­si ce dis­cours « manichéen »).

Nous pou­vons à pré­sent nom­mer un des élé­ments carac­té­ris­tiques de l’a­lié­na­tion du Pou­voir : l’i­déo­lo­gie, ce champ clos où nous nous enfer­mons et où nous enfer­mons les autres, et avec eux la réa­li­té toute entière ; l’i­déo­lo­gie est le sys­tème du Pour et du Contre abso­lus, n’ad­met­tant aucune dis­tance ni nuance. C est mon propre asser­vis­se­ment car, igno­rant les rai­sons des autres, je les exclue en m’ex­cluant moi-même des che­mins infi­nis de la raison.

À la lumière de ce qui a été dit au sujet du « mani­chéisme », la pos­si­bi­li­té de l’a­nar­chie n’est pas dif­fé­rente de la pos­si­bi­li­té de répondre à l’ap­pel de tota­li­sa­tion d’une manière autre que le pou­voir ou tota­li­sa­tion tota­li­taire. Est-il pos­sible de tota­li­ser d’une façon non tota­li­taire ? Voi­là la ques­tion la plus urgente.

À notre avis, tout che­mi­ne­ment vers une réponse devrait tenir compte de deux points que nous jugeons essentiels :

  • L’a­nar­chie, si elle veut vrai­ment être une alter­na­tive de liber­té, ne devrait pas s’en­ga­ger dans le che­min du Pou­voir qui consiste essen­tiel­le­ment en la mani­pu­la­tion et l’ex­ploi­ta­tion de la réa­li­té. Car réduire veut dire éga­le­ment contraindre, sub­ju­guer, sou­mettre, domp­ter. Le Pou­voir, se consti­tuant par son essence même en Centre, s’é­rige en maître et uti­li­sa­teur des hommes et de la nature. Hei­deg­ger a très bien décrit ce mode de dévoi­le­ment de l’être en par­lant de l’Ar­rai­son­ne­ment (Ges­tell). Celui-ci est une réponse pro­vo­quante à l’Ap­pel de l’être, som­ma­tion, mise en demeure, inter­pel­la­tion. Sous le mode de l’Ar­rai­son­ne­ment, la nature n’est qu’un four­nis­seur d’éner­gie ; l’homme lui-même finit par être consi­dé­ré comme four­nis­seur, simple objet, ins­tru­ment ou moyen. La pos­si­bi­li­té de l’a­nar­chie deman­de­rait une conver­sion par laquelle l’homme change radi­ca­le­ment son atti­tude à l’é­gard du monde, de l’être et de lui-même. Cette conver­sion irait dans le sens de ce que Hei­deg­ger appelle, par oppo­si­tion au Ges­tell, la POESIS ou mode de dévoi­le­ment du pro­duire ou du laisser-venir.
  • Si le pou­voir est rejet, non accep­ta­tion de la trans­cen­dance il fau­drait que l’a­nar­chie soit une manière d’être ouverte à la trans­cen­dance, à l’Autre. Dans l’a­nar­chie, l’être-contre lais­se­rait sa place à l’être-avec ; l’i­déal de fra­ter­ni­té de l’a­nar­chie ori­gi­nelle retrou­ve­rait ici tout son sens. Sans oublier l’es­sen­tiel, à savoir que l’homme ne vit pas que de pain.

Alfred Gom­mez

  • 1
    NETTLAU, Max, Contri­bu­cion a la biblio­ra­fia anar­quis­ta de la Ame­ri­ca Lati­na has­ta 1914, dans CERTAMEN INTERNACIONAL DE LA PROTESTA, La Pro­tes­ta, Bue­nos Aires 1927
  • 2
    DOLGOFF, Sam, La revo­lu­tion cuba­na : un enfoque cri­ti­co. Ed. Cam­po Abier­to, Madrid 1978.
  • 3
    « EL ANARQUISMO EN CUBA », El Liber­ta­rio, La Havane, 19 juillet 1960, p.7.
  • 4
    DOLGOFF, op.cit., p.44.
  • 5
    « EL ANARQUISMO EN CUBA » op.cit.
  • 6
    « EL MOVIMIENTO LIBERTARIO Y LA LUCHA CONTRA LA DICTADURA BATISTIANA », dans El Liber­ta­rio, op.cit. p.8.
  • 7
    DOLGOFF, op.cit.
  • 8
    PRINCE, Jaco­bo, lettre du 3.XII.61 dans : BOLETIN DE INFORMACION LIBERTARIA, publi­ca­tion du MLCE, Mia­mi, février 1962, N°1. Cette tra­duc­tion et les tra­duc­tions sui­vantes sont sous notre res­pon­sa­bi­li­té. C’est nous qui soulignons.
  • 9
    GRUPO MALATESTA, lettre dans : B.I.L. N°1.
  • 10
    TIERRA Y LIBERTAD, article de décembre 61 dans B.I.L. N.1.
  • 11
    BOLETIN DE INFORMACION LIBERTARIA, N°2, Mia­mi mars 62.
  • 12
    IGLESIAS, Abe­lar­do, article dans B.I.L. N°4, Mia­mi mai 62.
  • 13
    CAMPA, Juan, lettre dans B.I.L. s/​n, Mia­mi jan­vier 65.
  • 14
    BOLETIN DE INFORMACION LIBERTARIA, s/​n, Mia­mi mai 67.
  • 15
    Ibid., s/​n, Mia­mi jan­vier 65.
  • 16
    Ibid., s/​n, Mia­mi février 70.
  • 17
    Ibid., s/​n, Mia­mi février 65.
  • 18
    NOIR ET ROUGE, N°20, Paris 65.
  • 19
    COMPTE-RENDU DE L’ENTRETIEN AVEC LE DÉLÉGUÉ DES CUBAINS DE MIAMI (juin 1965).
  • 20
    NOIR ET ROUGE, ibid.
  • 21
    Ibid.
  • 22
    Dans On a rai­son de se révol­ter, Sartre aborde cet aspect en se réfé­rant, à pro­pos du Par­ti Com­mu­niste, à la « para­noïa des institutions ».

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