La Presse Anarchiste

L’anarchisme en Chine de 1949 à 1981

 Le mou­ve­ment anar­chiste chi­nois appa­raît à l’aube du XXe siècle. C’est à l’o­ri­gine un mou­ve­ment pure­ment intel­lec­tuel, sur­tout influent par­mi les étu­diants, notam­ment ceux par­tis à l’é­tran­ger. Le mou­ve­ment va par­ti­ci­per à toutes les secousses de l’his­toire trou­blée de la Chine à cette époque. Il par­vient à s’im­plan­ter par­mi les ouvriers, mais il res­te­ra mar­gi­nal et faible car il n’a aucune influence par­mi les pay­sans, qui forment l’é­cra­sante majo­ri­té de la popu­la­tion du pays. À la fin de la deuxième guerre mon­diale, le mou­ve­ment anar­chiste compte d’a­près ses propres esti­ma­tions envi­ron 10.000 membres (groupes étu­diants, syn­di­cats ouvriers et coopé­ra­tives). À cette époque déjà il coha­bite mal avec les com­mu­niste : il refuse de rejoindre le Front Popu­laire for­mé et domi­né par le PC, et les maoïstes qua­li­fient les syn­di­cats anar­chistes de « nids de ser­pents ». C’est dans cette atmo­sphère que les com­mu­nistes prennent le pou­voir en 19491«Ori­gins of the Anar­chist Move­ment in Chi­na », Albert Melt­zer Cien­fue­gos Press Anar­cist Review no4, 1978.. (1)

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Peu après la vic­toire maoïste, les anar­chistes vont ren­trer dans la clan­des­ti­ni­té, après une brève période de cor­res­pon­dance avec l’é­tran­ger. Il y eut même une résis­tance anar­chiste à Tchang­sha. Melt­zer parle des deux atti­tudes adop­tées à cette époque face au nou­veau régime par les anar­chistes. Les ouvriers, déjà habi­tués à la clan­des­ti­ni­té du temps de la dic­ta­ture de Tchang Kai Shek, peuvent conti­nuer dans leur grande majo­ri­té leur acti­vi­té dans les usines sans trop de pro­blèmes d’a­dap­ta­tion. Les intel­lec­tuels au contraire sont nom­breux à se ral­lier. Ces anar­chistes « mous » (par oppo­si­tion aux autres qua­li­fiés de « durs ») prennent des postes dans l’en­sei­gne­ment où ils n’ont pas besoin de faire l’é­loge du régime, qui quant à lui a trop besoin de per­son­nel à cette époque pour deman­der autre chose qu’un ral­lie­ment de façade. La révo­lu­tion cultu­relle par contre va frap­per très dure­ment ces anar­chistes « mous ».2Melt­zer, op. cit

Le plus connu d’entre eux est l’é­cri­vain Pa Kin. Son cas peut d’ailleurs résu­mer tout leur drame. Écri­vain célèbre dès la fin des années vingt, Pa Kin est aus­si le plus connu des mili­tants anar­chistes chi­nois. Il tra­duit Kro­pot­kine, Bakou­nine, Mala­tes­ta et s’oc­cupe dans les années qua­rante d’une mai­son d’é­di­tion anar­chiste. En 1949, avec la vic­toire maoïste, il cesse son acti­vi­té mili­tante et plus aucune lettre de lui ne sont publiées dans la presse liber­taire inter­na­tio­nale alors qu’elles n’é­taient pas rares avant cette date. Écri­vain célèbre et popu­laire le régime le gâte : il est élu dépu­té du Sichuan au congrès natio­nal des Peuples, appar­tient à plu­sieurs socié­tés lit­té­raires ou artis­tiques, va à l’é­tran­ger repré­sen­ter la Chine. Ses œuvres com­plètes sont édi­tées, on tire une pièce de théâtre très jouée de « Famille », et des films sont tour­nés d’a­près ses romans « Famille », « Automne », « Nuit Gla­cée » et « Retrou­vaille ».3Intro­duc­tion à « Famille » de Pa Kin, édi­tions Flam­ma­rion 1979.

Mais il doit quand même payer ces hon­neurs offi­ciels et faire acte d’al­lé­geance au régime. À par­tir de ce moment, s’il ne se montre pas être un maoïste très actif, c’est le moins qu’on puisse dire, il ne fait plus aucune réfé­rence à l’a­nar­chisme. Dans ses romans, toutes les allu­sions à des mili­tants anar­chistes comme Emma Gold­man et Bakou­nine sont gom­mées, leurs fins jugées trop pes­si­mistes sont réécrites. Pa Kin n’é­crit d’ailleurs plus guère et ses œuvres de cette époque sont mineures. Vic­tor Gar­cia parle à son sujet de « sui­cide lit­té­raire ».4«Il sui­ci­dio dell’ anar­chi­co cinese Pa Kin », Vic­tor Gar­cia, Volon­tà de jan­vier 1969

Quand
la révo­lu­tion cultu­relle arrive, tous les intel­lec­tuels hauts pla­cés où en vue de l’é­poque sont empor­tés dans la tour­mente. En août 1966, il est mis à l’é­cart et il est trai­té de som­mi­té réac­tion­naire. Le 26 février 1968, un article du quo­ti­dien « Wen Hui Bao » de Shan­gaï l’at­taque vio­lem­ment : il y est dénon­cé comme un tyran lit­té­raire et comme le plus connu et le plus vieil anar­chiste chi­nois, il est accu­sé d’a­voir atta­qué Sta­line et l’U­nion Sovié­tique en 1930 et de viser par là le Par­ti Com­mu­niste chi­nois.5 Black Flag n°19, avril 1975. À Nan­kin appa­raissent des dazi­bao qui le traitent de traître à la patrie. Les gardes rouges enva­hissent sa mai­son et détruisent ses objets d’art chi­nois et sa biblio­thèque qui conte­nait de nom­breux livres anar­chistes. De 1966 à 1970, il est contraint de faire plu­sieurs auto­cri­tiques par écrit ou à la télé­vi­sion.6Intro­duc­tion à « Famille » op. cit. Le 20 juin 1968, il est accu­sé au stade popu­laire de Shan­gaï d’être un enne­mi de Mao et un traître et il doit faire son auto­cri­tique à genoux, fil­mé par la télé­vi­sion.7 Black Flag n°19, avril 1975. Au début de la révo­lu­tion cultu­relle il devient balayeur à l’As­so­cia­tion des Écri­vains, puis il est envoyé dans un camp de réédu­ca­tion (« l’é­cole des cadres du 7 mai ») en 1970 où il cultive des légumes. En 1973 sa situa­tion s’a­mé­liore et il peut faire des tra­duc­tions d’au­teurs russes (Tour­gue­niev, Her­zen). À la chute de la bande des Quatre, il est réha­bi­li­té, revient au pre­mier plan et est de nou­veau com­blé d’hon­neurs.8Intro­duc­tion à « Famille », op. cit et « La longue marche de Pa Kin », Ago­ra n°3, mars 1980.. Mais de nou­veau il doit mon­trer sa sou­mis­sion au régime : il est dans la ligne du pré­sident Mao, mais il a été la vic­time de la Bande des quatre, telle est la ver­sion de sa période de dis­grâce, et le côté anar­chiste de ses œuvres est tou­jours gom­mé. Dans un article récent un jour­na­liste sou­tient même la thèse que Pa Kin n’é­tait pas anar­chiste, mais démo­crate.9«Wen-Hsueh Ping-Lun » (La Revue Lit­té­raire) n°2, 1979, article de Li Towen, cité par la revue japo­naise « Libe­ro Inter­na­tio­nal, Osa­ka, n°5, mars 1980.

La per­son­na­li­té de Pa Kin et son com­por­te­ment ont sus­ci­té des réac­tions diverses dans le mou­ve­ment anar­chiste inter­na­tio­nal. On peut les sépa­rer en deux ten­dances : la condam­na­tion et l’in­dul­gence. Ceux qui condamnent, comme les anar­chistes chi­nois de Hong-Kong de la revue Minus, disent que Pa Kin n’est plus anar­chiste et qu’il s’est défi­ni­ti­ve­ment ral­lié au régime com­mu­niste comme le montrent ses textes les plus récents. Ceux qui sont indul­gents pensent qu’on ne peut rien repro­cher à Pa Kin car il faut com­prendre ce qu’il a subi. Ils pensent aus­si que son ral­lie­ment n’est que de façade et qu’au fond il est tou­jours anar­chiste. On trouve par­mi ces indul­gents le jour­nal anglais Black Flag et Vic­tor Gar­cia par exemple.10Pour avoir une vue de ces deux posi­tions, voir la revue Minus 7 de sep­tembre-octobre 1977 qui pré­sente deux textes récents de Pa Kin pour mon­trer qu’il n’est plus anar­chiste, et la réponse à leur intro­duc­tion dans Black Flag n°3, février 1978 qui défend Pa Kin.

Tout le drame des anar­chistes « mous » est résu­mé dans le des­tin de Pa Kin, qui s’en sor­ti­ra mieux que les autres parce qu’il est célèbre. Cette révolte télé­gui­dée qu’a été la révo­lu­tion cultu­relle va balayer toute l’é­lite intel­lec­tuelle et avec elle de nom­breux autres anar­chistes « mous ». Un autre cas nous est connu, celui du pro­fes­seur K.C. Hsiao, mili­tant anar­chiste de longue date inac­tif depuis 1949. À 80 ans, il est obli­gé de pous­ser des tom­be­reaux de fumier en guise de réédu­ca­tion. Il décide de se sui­ci­der, et il laisse une lettre pour expli­quer son acte. Il y écrit qu’il ne consi­dère pas comme dégra­dant de trans­por­ter du fumier, au contraire pour mépri­ser le trans­por­teur de fumier, il n’y a qu’à le nom­mer pro­fes­seur. Il estime qu’il a trans­por­té suf­fi­sam­ment de fumier dans les salles de classe, que sa vie arrive à son terme et que devant cette tyran­nie, il ne lui reste que le sui­cide.11Melt­zer, op cit. Un autre pro­fes­seur (à moins que cela ne soit le même?), Pi Shiou Sho, se sui­cide aus­si pour les mêmes rai­sons. Avant 1949, il avait tra­duit Éli­sée Reclus en chi­nois.12Bul­le­tin pré­pa­ra­toire du congrès anar­chiste de Car­rare, n°8 mars 1968. D’a­près Melt­zer, les ouvriers des usines inter­vinrent dans cer­tains cas pour défendre contre les étu­diants et pour aider maté­riel­le­ment des intel­lec­tuels anar­chistes qui ne sur­vi­vaient par­fois que grâce à eux.13Melt­zer, op cit.

Sur les anar­chistes « durs », aucune infor­ma­tion ne par­vient en Occi­dent dans les années cin­quante et la pre­mière moi­tié des années soixante. Pour éta­blir de nou­veau le contact avec le mou­ve­ment tra­di­tion­nel, il faut attendre 1965 et une lettre publiée dans « Free­dom ». Elle est écrite par un vieil anar­chiste d’a­vant 1949 qui décrit briè­ve­ment l’é­tat du mou­ve­ment. Il dis­tingue deux groupes : celui du « Dra­peau Noir » et celui appe­lé « Vers les Com­munes Libres ». Le « Dra­peau Noir » est sur­tout com­po­sé d’é­tu­diants. Comme en Chine Popu­laire les étu­diants viennent de toutes les régions et de toutes les classes sociales, les idées anar­chistes sont ain­si dif­fu­sées dans tout le pays, où des groupes anar­chistes appa­raissent dans de nom­breuses pro­vinces. « Vers les Com­munes Libres » est un groupe qui opère à l’in­té­rieur de l’ap­pa­reil d’É­tat et du Par­ti, notam­ment dans les Jeu­nesses Com­mu­nistes. En effet il est impos­sible de sor­tir de l’en­gre­nage du Par­ti sans deve­nir sus­pect, et il s’est donc for­mé une oppo­si­tion anar­chiste sous le nez de la bureau­cra­tie. Il est impos­sible de cal­cu­ler la force effec­tive de cette orga­ni­sa­tion. Puis ce cor­res­pon­dant parle du besoin qui se fait sen­tir d’a­voir une impri­me­rie et évoque l’i­dée d’une impri­me­rie tenue par des anar­chistes anglais à Hong-Kong mais fonc­tion­nant pour les anar­chistes de Chine Popu­laire. Puis il parle de la dif­fi­cul­té d’a­voir des contacts avec l’ex­té­rieur, et il cite ceux exis­tant : avec les anar­chistes de Corée, avec ceux du Japon  rare­ment) et c’est tout. Ce texte signé C.S. a été publié en mai 1965 par « Free­dom » et il est donc anté­rieur aux bou­le­ver­se­ments de la révo­lu­tion cultu­relle qui débu­ta en novembre de cette année là.14«Let­tra dal­la Cina », L’A­du­na­ta dei Refrat­ta­ri du 26 juin 1965, repre­nant exac­te­ment, intro­duc­tion à la lettre com­prise, le texte paru dans Free­dom du 29 mai 1965 que nous n’a­vons pas pu nous procurer.

Ce docu­ment, s’il ne semble pas être faux, est peut-être lar­ge­ment exa­gé­ré. En tout cas il n’est confir­mé que par un seul autre texte, de même pro­ve­nance appa­rem­ment. C’est un rap­port sur le mou­ve­ment anar­chiste chi­nois publié en 1968 dans le bul­le­tin pré­pa­ra­toire au congrès anar­chiste inter­na­tio­nal de Car­rare. Il est contem­po­rain, lui, de la révo­lu­tion cultu­relle. Il parle du « Dra­peau Noir des Anar­chistes », groupe qui édite des tracts et des bro­chures et qui est com­po­sé de tra­vailleurs et d’in­tel­lec­tuels, sur­tout des méde­cins et du mou­ve­ment « Vers les Com­munes Libres » qua­li­fié d’a­nar­cho-syn­di­ca­liste et recru­tant chez les tra­vailleurs du tex­tile. Ce mou­ve­ment a créé des « conseils ouvriers » contre le Par­ti et la police. Il existe d’autres groupes dans le pays mais ils ne sont pas en rela­tion entre eux car c’est impos­sible dans les condi­tions dic­ta­to­riales du régime. Enfin on apprend que dans plu­sieurs villes où la police avait été mise en déroute par les tra­vailleurs un heb­do­ma­daire, « Le Dra­peau Noir » a été dif­fu­sé. Le bul­le­tin ne publie « pour des rai­sons de sécu­ri­té que des extraits de ce rap­port qui conte­nait « d’autres infor­ma­tions très impor­tantes. »15Bul­le­tin pré­pa­ra­toire du congrès inter­na­tio­nal anar­chiste de Car­rare, n°8, mars 1968

Ces deux textes sont-ils authen­tiques ? Rien ne per­met de mettre en doute leur véra­ci­té : le pre­mier a été écrit par un mili­tant d’a­vant 1949 qui est venu en Angle­terre et qui connais­sait la rédac­tion de « Free­dom » (il parle d’une pho­to où il est en com­pa­gnie du groupe « Free­dom ») et qui a appar­te­nu à un groupe d’é­tu­diants anar­chistes qui publia dans les années trente un livre, « Som­maire des prin­cipes anar­chistes » de Har­ry J. Jones, en chi­nois à Shan­ghai. Tous ces ren­sei­gne­ments sont tirés de la lettre. Ils recoupent exac­te­ment ce que dit Melt­zer de Chen Chang, méde­cin et anar­chiste chi­nois avec lequel il cor­res­pond et qu’il qua­li­fie d’a­nar­chiste « dur ». Il parle aus­si à son sujet d’une anec­dote (une pho­to publiée dans la presse chi­noise d’une mani­fes­ta­tion à Londres où l’on voit plu­sieurs ban­de­roles anar­chistes oubliées par la cen­sure) qui se retrouve dans cette lettre signée C.S. (Chen Shang pro­ba­ble­ment).16Melt­zer, op cit. En outre le second texte recoupe très bien le pre­mier. Ce qui fait dou­ter de ces deux textes, c’est l’i­mage qu’ils donnent du mou­ve­ment anar­chiste chi­nois : orga­ni­sé, impor­tant, influent, en expan­sion. Pro­ba­ble­ment sur la base d’une acti­vi­té anar­chiste réelle, il y a eu exa­gé­ra­tion par excès d’op­ti­misme et/​ou par dif­fi­cul­té de bien s’in­for­mer, même sur place. En tout cas aucune source offi­cielle chi­noise ne cor­ro­bore avec cer­ti­tude ces ren­sei­gne­ments, et quand le régime parle d’a­nar­chistes, ce mot est loin d’a­voir dans la grande majo­ri­té des cas le sens que nous lui donnons.

Les infor­ma­tions sur le mou­ve­ment anar­chiste tra­di­tion­nel vont se faire de plus en plus rares. Le bul­le­tin. pré­pa­ra­toire du congrès de Car­rare annonce la créa­tion d’une fédé­ra­tion anar­chiste chi­noise en exil avec le cama­rade Tien Cun Jun comme secré­taire géné­ral de cette orga­ni­sa­tion. Dans la liste des orga­ni­sa­tions adhé­rant au congrès anar­chiste inter­na­tio­nal de Car­rare de sep­tembre 1968, on trouve le Mou­ve­ment Anar­chiste Chi­nois (Chine Com­mu­niste) et la Fédé­ra­tion Anar­chiste Chi­noise en exil (Hong-Kong), mais aucune des deux n’y sera pré­sente.17Bul­le­tin pré­pa­ra­toire du congrès anar­chiste inter­na­tio­nal de Car­rare, n°10 août 1968.) En 1969 une lettre de Li Cheou Tao de Hong-Kong informe qu’il avait envoyé en été 1968 les bul­le­tins pré­pa­ra­toires du congrès et les man­dats de délé­gués aux cama­rades chi­nois de l’in­té­rieur. Il n’a pas encore pu véri­fier si cela leur était par­ve­nu, et il pré­cise que cela fait long­temps qu’il n’a plus aucune nou­velle d’eux. Il craint d’ailleurs qu’ils aient été vic­times d’une vague de répres­sion. Ce sont les der­nières infor­ma­tions que l’on pos­sède sur le mou­ve­ment de 1’intérieur.18Bul­le­tin pré­pa­ra­toire du congrès de Paris de l’In­ter­na­tio­nale des Fédé­ra­tions Anar­chistes (IFA), n°3 1969. En 1971, il y a encore sur les listes des orga­ni­sa­tions avec l’In­ter­na­tio­nale des Fédé­ra­tions Anar­chistes le Mou­ve­ment Anar­chiste de Chine Com­mu­niste et le mou­ve­ment Anar­chiste Chi­nois en exil de Hong-Kong, mais en fait les der­niers contacts avec l’exil datent de 1969.19Bul­le­tin pré­pa­ra­toire du congrès de Paris de l’I­FA n°9, 1971. En 1977, les anar­chistes de la revue Minus publiée à Hong-Kong écrivent qu’ils ne doivent rien au mou­ve­ment anar­chiste chi­nois tra­di­tion­nel tota­le­ment inac­tif là-bas quand leur groupe se consti­tue en 1974, mais à leur démarche per­son­nelle, par les textes fran­çais et anglais qu’ils ont lus, par des contacts avec des « anar­chistes d’ou­tre­mer » et par leurs dis­cus­sions avec d’ex-gardes rouges. La cas­sure est faite, au moins à Hong Kong.

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Les lettres par­ve­nues en Occi­dent sur l’ac­ti­vi­té clan­des­tine des anar­chistes chi­nois n’ont été jus­qu’à pré­sent confir­mées par aucune source offi­cielle, article de jour­nal, dis­cours, compte ren­du de pro­cès fai­sant allu­sion aux deux orga­ni­sa­tions citées. Pour­tant le pou­voir offi­ciel emploie bien sou­vent le mot « anar­chiste ». Mais dans la langue de bois bureau­cra­tique il a un sens beau­coup plus large que celui que nous lui don­nons. Il recouvre sim­ple­ment tous les élé­ments radi­caux que le pou­voir désap­prouve et com­bat, et être radi­cal par rap­port à un régime aus­si réac­tion­naire que le régime chi­nois cela ne veut pas dire être anar­chiste ou liber­taire, loin de là. Le terme est donc une insulte bureau­cra­tique par­mi d’autres et son emploi n’a aucune signi­fi­ca­tion réelle : il peut s’ap­pli­quer aus­si bien à de vrais anar­chistes qu’à des gens qui ont des com­por­te­ments liber­taires sans en être conscients ou à des gens qui s’op­posent sim­ple­ment a la bureau­cra­tie, sans qu’on puisse bien sou­vent dis­tin­guer avec cer­ti­tude devant quel cas on se trouve.

C’est avec la révo­lu­tion cultu­relle et les troubles qu’elle va pro­vo­quer que le terme est employé à grande échelle. Il faut dire que cette période qui voit de nom­breux bureau­crates balayés par des révoltes étu­diantes et ouvrières par­fois contrô­lées, par­fois incon­trô­lées, est pro­pice à l’ap­pa­ri­tion d’un anar­chisme spon­ta­né. Les res­pon­sables de la pro­pa­gande ne s’y trompent pas, et ils vont lar­ge­ment employer le terme. Il est amu­sant de noter que la prin­ci­pale vic­time de cette intoxi­ca­tion par la pro­pa­gande sera la presse liber­taire inter­na­tio­nale qui à la fin des aimées soixante va bien sou­vent prendre pour argent comp­tant les exploits des « anar­chistes ». Le bul­le­tin pré­pa­ra­toire du congrès de Car­rare par exemple repro­duit des extraits d’un article du Figa­ro, qui lui-même cite Radio-Shan­ghai qui elle-même repre­nait un article du quo­ti­dien maoïste local « Wen Hui Bao » (comme on le voit, les che­mins de l’in­for­ma­tion sont assez tor­tueux) qui montrent que « l’a­nar­chie gagne du ter­rain à Shan­ghai » et que « l’a­nar­chisme menace de détruire le pou­voir et l’au­to­ri­té du Comi­té Révo­lu­tion­naire de Shan­ghai ». C’est bien évi­dem­ment une condam­na­tion des luttes des ouvriers et des étu­diants qui conti­nuent à s’a­gi­ter et à s’op­po­ser au nou­veau pou­voir maoïste ins­tau­ré dans la ville depuis un an. Il y avait sûre­ment des anar­chistes à Shan­ghai cor­nue on le ver­ra plus loin, mais ils étaient beau­coup moins puis­sants que peut le lais­ser croire le jour­nal. En tout cas le bul­le­tin com­mente cet article d’une seule phrase : « ain­si nos cama­rades chi­nois ont enga­gé une lutte à mort contre le tota­li­ta­risme maoïste.»20 Bul­le­tin pré­pa­ra­toire du congrès anar­chiste inter­na­tio­nal de Car­rare, n°8, 1968). Mais cette cré­du­li­té dans les affir­ma­tions de la pro­pa­gande dis­pa­raît avec la révo­lu­tion cultu­relle, et dès 1970 de telles infor­ma­tions sont com­men­tées critiquement.

Avec les désordre géné­ra­li­sés de la révo­lu­tion cultu­relle, le mot va donc connaître une grande for­tune et il sera très sou­vent uti­li­sé pour condam­ner a pos­te­rio­ri les explo­sions de vio­lence qui échappent au pou­voir cen­tral. Ain­si en jan­vier 1967 à Shan­ghai, une lutte assez obs­cure se déroule entre les maoïstes qui veulent prendre le pou­voir et les bureau­crates en place sur fond de grèves ouvrières. Les ouvriers sont orga­ni­sés dans plu­sieurs groupes dont un, le « Lian­sé » (Qua­trième Quar­tier de Liai­son), est dit « anar­chiste ». Un jour­na­liste fran­çais qui inter­viewe en 1971 un ouvrier de Shan­ghai sur jan­vier 1967 (léga­le­ment, donc c’est la ver­sion offi­cielle des évè­ne­ments qu’il entend) se voit répondre qu’il appar­te­nait à l’or­ga­ni­sa­tion « Lian­sé » qu’il qua­li­fie aus­si d’or­ga­ni­sa­tion anar­chiste refu­sant toute auto­ri­té. Trois mois après les grèves de jan­vier elle ras­semble la majo­ri­té des ouvriers de son usine et elle est assez puis­sante pour empê­cher sa prise de contrôle par l’ar­mée, qui n’in­ter­vien­dra fina­le­ment qu’en octobre.21 Infor­ma­tions Ras­sem­blées à Lyon (IRL) n°4, octobre-novembre 1974. À l’is­sue de cette « tem­pête de jan­vier » selon le terme chi­nois, une cam­pagne de presse s’at­taque aux désordres, une phase par­mi d’autres du réta­blis­se­ment de l’ordre, et l’a­nar­chisme y tient une bonne place. Le « Quo­ti­dien du Peuple » (Ren­min Ribao), équi­valent chi­nois de la « Prav­da », du 8 mars 1967 dénonce dans un impor­tant article le « cou­rant anar­chiste ».22«Les habits neufs du pré­sident Mao », Simon Leys, Biblio­thèque Asia­tique, Paris 1971. L’é­di­to­rial de ce même jour­nal du 26 avril s’in­ti­tule « À bas l’a­nar­chisme » et affine entre autres choses que « l’a­nar­chisme sur­git, dis­sout les objec­tifs de notre lutte et détourne son orien­ta­tion géné­rale. » Il publie le 11 mai un autre article inti­tu­lé « L’a­nar­chisme est le châ­ti­ment des dévia­tion­nistes oppor­tu­nistes ». Les autres jour­naux reprennent ces condam­na­tions en les ampli­fiant par­fois. Ain­si le « Quo­ti­dien de Tsing­tao » de ce même 11 mai accuse les anar­chistes de s’ins­pi­rer de Liu Shiao­qi, ex-second de Mao et prin­ci­pale vic­time de la révo­lu­tion cultu­relle, « dont l’in­di­vi­dua­lisme dégé­né­ré rejoint l’a­nar­chisme réac­tion­naire.»23««Le Par­ti Com­mu­niste Chi­nois au pou­voir », Jacques Guiller­maz, Paris 1972. Après les troubles très vio­lents de Pékin en août 1967, qui culminent avec l’in­cen­die de l’am­bas­sade bri­tan­nique, Mao les condamne en les met­tant sur le compte de « mau­vais élé­ments » et de « l’a­nar­chisme ».24«Chine Rouge, Page Blanche », Pierre Illiez, Paris 1973

Début 1968, comme on l’a vu plus haut, le quo­ti­dien « Wen Hui Bao » de Shan­ghai accuse encore les anar­chistes de mettre en péril le pou­voir offi­ciel de cette ville. Dans un article du 6 février 1968 de ce même jour­nal (peut-être est-ce le même article que le pré­cé­dent, repris dans le Figa­ro du 7 février?) inti­tu­lé « De la nature réac­tion­naire de l’a­nar­chisme », il y a une longue condam­na­tion des anar­chistes chi­nois. « Ils n’é­coutent aucune consigne, ils n’o­béissent à aucun ordre… Quand des ins­truc­tions par­viennent du Quar­tier Géné­ral du pro­lé­ta­riat, ils les exé­cutent si ça leur plaît, non si ça leur déplaît. Ils appellent fiè­re­ment cette atti­tude “indé­pen­dance de juge­ment”. Ils font ce qui les amuse et ils ne tra­vaillent que si cela leur convient. Ils ont même trou­vé une nou­velle devise “Flâne sans remords!”.» L’au­teur de l’ar­ticle cite aus­si un slo­gan des anar­chistes qu’ils emploient sou­vent et ouver­te­ment : « À bas l’es­cla­vage », et pour eux la dis­ci­pline est une forme d’es­cla­vage. Le cour­rier des lec­teurs du même numé­ro donne le témoi­gnage d’une per­sonne dont des col­lègues de tra­vail sont gagnés par « l’i­déo­lo­gie anar­chiste ». « Ils reprochent à leurs cama­rades qui observent La dis­ci­pline d’a­voir une “atti­tude d’es­clave”.» Dans un jour­nal de Pékin « Hsin­hua » du 25 février 1968, un cer­tain Yen Lih­sin appelle à la res­cousse les grands maîtres Lénine et Mao dans un article inti­tu­lé « L’a­nar­chisme est un che­min poli­tique qui mène à La contre-révo­lu­tion ». Il s’ap­puie sur des cita­tions pour cri­ti­quer l’a­nar­chisme petit-bour­geois qui refuse la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat et qu’il faut donc com­battre avec une « haine impla­cable ».25«Pékin et la nou­velle gauche », Klaus Meh­nert, Paris 1971.

Ces réfé­rences ont été trou­vées au hasard des livres par­lant de la révo­lu­tion cultu­relle. Elles ne sont nul­le­ment exhaus­tives et il y a fort à parier qu’en fai­sant une recherche sys­té­ma­tique par­mi les articles dis­po­nibles de la presse chi­noise concer­nant cette période, la mois­son serait abon­dante. Et il y a fort à parier aus­si que ces « anar­chistes » insul­tés et com­bat­tus ne sont bien sou­vent que des ouvriers ou des gardes rouges qui ne sont plus contrô­lés ou mani­pu­lés par les diverses fac­tions du régime. En fai­sant grève, en s’in­sur­geant, en mani­fes­tant, en s’at­ta­quant aux bureau­crates en place, anciens ou nou­veaux, sans en avoir l’au­to­ri­sa­tion, ils mettent en ques­tion l’au­to­ri­té de tout l’ap­pa­reil et contre­carrent les savantes manœuvres des dif­fé­rentes fac­tions qui ne tolèrent l’ac­tion des « masses » comme ils disent que télé­gui­dée. Les bureau­crates qui traitent d’a­nar­chistes les chi­nois qui ont com­men­cé à prendre leurs affaires en mains sans obéir aux ordres d’en haut et en mena­çant le sys­tème en place ont le même réflexe que les bour­geois du XIXe siècle qui pen­saient insul­ter ain­si leurs ouvriers les plus radi­caux. Mais cela ne veut pas dire que ces « anar­chistes » reprennent à leur compte les idées liber­taires que bien sou­vent ils doivent igno­rer. Le même sort a été réser­vé aux gré­vistes polo­nais de 1970, 1976 et 1980 qui ont été copieu­se­ment trai­tés d’a­nar­chistes sans avoir jamais remis l’É­tat en ques­tion, en paroles du moins.

Si on ne peut donc pas consi­dé­rer comme anar­chiste toutes les per­sonnes taxées comme telles par le régime, car on les comp­te­rait alors par mil­lions, le ton et le conte­nu de cer­tains articles prouvent qu’il y avait beau­coup d’ou­vriers et d’é­tu­diants qui avaient une atti­tude réel­le­ment liber­taire. Les longues dia­tribes contre ceux qui refusent toute auto­ri­té et toute dis­ci­pline venue d’en haut, qui ne semble pas consi­dé­rer leur tra­vail comme une chose sacrée à accom­plir sont très par­lantes de ce point de vue. L’ar­ticle du « Wen Hui Bao » du 6 février 1968 notam­ment laisse pen­ser que cette atti­tude était rela­ti­ve­ment répan­due à cette époque à Shan­ghai pour méri­ter une condam­na­tion si vio­lente. Anar­chisme spon­ta­né ou influence de mili­tants anar­chistes « durs » ? Il est dif­fi­cile de répondre à la ques­tion étant don­né le peu de docu­ments dis­po­nibles sur ce sujet. Si les ren­sei­gne­ments par­ve­nus sur les orga­ni­sa­tions anar­chistes tra­di­tion­nelles sont exacts ou au moins seule­ment exa­gé­rées, ces articles peuvent prou­ver qu’ef­fec­ti­ve­ment les anar­chistes ont été actifs pen­dant la révo­lu­tion cultu­relle et s’ils n’ont pas accom­pli tout ce dont on les accuse et dont on les accable, ils ont obte­nu des résul­tats loca­le­ment, à Shan­ghai par exemple. Mais comme les faits rela­tés dans ces articles et dans les lettres par­ve­nues en Occi­dent ne sont pas fer­me­ment éta­blis, ils ne peuvent se confir­mer entre eux. Tout au plus peut-on dire qu’il est pro­bable que le mou­ve­ment anar­chiste tra­di­tion­nel était tou­jours actif alors sans qu’on puisse mesu­rer son influence réelle

Un autre fait peut aus­si sou­te­nir cette hypo­thèse. Dans une bro­chure publiée en 1967 par les « rebelles révo­lu­tion­naires de la sec­tion de phi­lo­so­phie et sciences sociales de l’A­ca­dé­mie des Sciences de Pékin » (une orga­ni­sa­tion de gardes rouges), un texte est consa­cré à la condam­na­tion de l’a­nar­chisme, à par­tir de mots d’ordre repro­chés aux anar­chistes. Voi­ci les plus signi­fi­ca­tifs : « Nous, ne recon­nais­sons aucune auto­ri­té basée sur la confiance », « Toutes les règles et toutes les contraintes doivent être abo­lies », « À bas tous les “gou­ver­nants”, sup­pri­mez toutes les bar­rières », « À bas toutes la bureau­cra­tie, à bas tous les man­da­rins », « Niez toute forme de pou­voir », « Il faut réa­li­ser l’a­nar­chisme au plus tôt », « Qui­conque obéit aux ins­truc­tions des diri­geants pro­lé­ta­riens a une “men­ta­li­té d’es­clave”», « À bas tous les chefs », « Mon cœur n’est pas en paix parce que la démo­cra­tie est oppri­mée ». Ils sont effec­ti­ve­ment clai­re­ment anar­chistes. Les autres non cités sont voi­sins ou plus obs­curs car se rap­por­tant à des aspects de la situa­tion d’a­lors qui nous sont incon­nus, comme « Vive la sus­pi­cion envers tout » qui semble viser Mao l’in­cri­ti­cable. Enfin cer­tains slo­gans sont maxi­ma­listes comme « Vive Le mot d’ordre révo­lu­tion­naire : cha­cun à sa guise ». 26Men­hert, op cit. Ces slo­gans sont-ils exac­te­ment retrans­crits, ou ont-ils été défor­més par les maoïstes ? Rien ne per­met de le savoir. En tout cas, on peut effec­ti­ve­ment qua­li­fier de liber­taires ceux qui les pro­pa­geaient, et ils devaient avoir une influence non négli­geable puis­qu’ils ont méri­té cette attaque. Mais là encore un pro­blème inso­luble vu le peu de docu­ments se pose : ces anar­chistes se rat­tachent-ils ou non au mou­ve­ment tra­di­tion­nel ? La lettre de 1965 parle du groupe « Dra­peau Noir » influent par­mi les étu­diants, mais rien ne per­met de rat­ta­cher les deux faits entre eux. En tout cas une chose est cer­taine : la révo­lu­tion cultu­relle a révé­lé des ten­dances anar­chistes impor­tantes par­mi les ouvriers et les étu­diants, sans que l’on puisse connaître l’im­por­tance res­pec­tive de l’ap­pa­ri­tion spon­ta­née et de la pro­pa­gande clan­des­tine si elle a exis­té comme on peut le sup­po­ser. Le 14 octobre 1972 le « Quo­ti­dien du Peuple » dénonce encore les séquelles anar­chistes de la révo­lu­tion cultu­relle.27 Com­mune Libre, revue de la CNTf, n°1, décembre 1972.

Après la révo­lu­tion cultu­relle les attaques contre l’a­nar­chisme et les anar­chistes cessent, ou au moins deviennent beau­coup plus rares. Il faut attendre 1973 pour se retrou­ver en pré­sence d’une nou­velle affaire, assez impor­tante, où inter­vient l’a­nar­chisme. En sep­tembre et octobre de cette année-là des pro­cès ont lieu dans plu­sieurs villes de Chine, met­tant en cause plus de 300 ouvriers accu­sés de « van­da­lisme grave ». En fait, on leur reproche d’a­voir vou­lu reprendre le contrôle de leurs comi­tés d’u­sine en éli­sant libre­ment leurs délé­gués. Ce mou­ve­ment concerne par­ti­cu­liè­re­ment l’in­dus­trie tex­tile. Aux pro­cès d’oc­tobre à Shan­ghai, le motif de l’ac­cu­sa­tion est « dévia­tion­nisme anar­cho-syn­di­ca­liste ». On lit aux ouvriers accu­sés les textes mar­xistes-léni­nistes atta­quant l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme ; le Pro­cu­reur d’É­tat fait la lec­ture de Marx dénon­çant Bakou­nine, notam­ment du pas­sage où Marx dénonce les anti­no­mies entre l’es­prit révo­lu­tion­naire et la nature russe ce qui déclen­cha des ton­nerres d’ap­plau­dis­se­ments (les sen­ti­ments anti-russes sont à l’hon­neur en Chine) et de la fameuse « Confes­sion ». L’un des assis­tants au pro­cès, en enten­dant les attaques contre Ba-Kou-Nin croit que c’est lui qui avait ten­té de s’emparer de l’in­dus­trie tex­tile de Shan­ghai et il s’é­crie « a pri­son est trop douce pour un tel ban­dit ! Qu’on le pende, qu’on le pende !». Une bro­chure sur ces pro­cès a même été dif­fu­sée à l’é­tran­ger (son titre anglais est « Thus Far ») mais elle a été assez vite reti­rée de la cir­cu­la­tion étant don­né les condam­na­tions de l’au­to­ges­tion ouvrière mal com­prises en Occi­dent.28 Black Flag 1974 repre­nant un article de l’« Anar­chist Black Cross Bul­le­tin » n°7 de jan­vier 1974, Chi­ca­go, inti­tu­lé « Wor­kers on trial in China ».

La publi­ci­té faite autour de ces pro­cès montre qu’il tenait à cœur aux auto­ri­tés de faire un exemple. À croire que cette ten­dance à vou­loir s’oc­cu­per de leurs propres affaires se répan­dait par­mi les ouvriers. En tout cas le chef d’ac­cu­sa­tion par­ti­cu­lier aux ouvriers de Shan­ghai fai­sant réfé­rence à l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme a de quoi sur­prendre. S’il n’est réser­vé qu’à une seule ville alors que les autres en ont un plu­tôt banal, c’est qu’à Shan­ghai les faits ont dû être dif­fé­rents. Les vio­lentes condam­na­tions de Bakou­nine par Marx et Lénine inter­po­sés per­mettent de croire qu’une influence anar­chiste réelle exis­tait par­mi les ouvriers du tex­tile. Le rap­port par­ve­nu en Occi­dent en 1968 indique que le mou­ve­ment « Vers les Com­munes Libres » recru­tait sur­tout par­mi les tra­vailleurs du tex­tile jus­te­ment, qu’il agis­sait au niveau des usines et que les anar­cho-syn­di­ca­listes seraient arri­vés à créer des conseils ouvriers contre le par­ti et la police. Avant 1949, Shan­ghai était l’un des bas­tions du mou­ve­ment anar­chiste. Là encore il n’y a aucune cer­ti­tude, mais des pré­somp­tions assez fortes que des mili­tants anar­chistes ont par­ti­ci­pé aux évè­ne­ments de Shanghai.

L’é­pou­van­tail de l’a­nar­chisme est pério­di­que­ment res­sor­ti dans les grandes cam­pagnes de pro­pa­gande. Ain­si le maga­zine offi­ciel dif­fu­sé à l’é­tran­ger « Chi­na Recons­truct » de mars 1978 expose le cas de Fan­gyeh­lin, un ouvrier favo­rable à la Bande des Quatre et pas­sé en juge­ment. Le juge le consi­dère comme une vic­time de la Bande des Quatre qui avait « crée le chaos, vio­lé volon­tai­re­ment la loi et l’ordre révo­lu­tion­naire, prê­ché l’a­nar­chisme et inci­té les gens à com­battre, à com­mettre des dépré­da­tions et à prendre tout ce qu’ils vou­laient. » L’his­toire se ter­mine bien puisque Fang, assu­ré du sou­tien de ses cama­rades de tra­vail pour l’ai­der à se rache­ter, fait son auto­cri­tique, « rejette l’a­nar­chisme prê­ché par la Bande des Quatre » et obtient une condam­na­tion avec sur­sis.29 Black Flag n°4 vol. 5, mai 1978. Comme on le voit, le terme est employé main­te­nant en dépit de toute vrai­sem­blance. Son carac­tère d’in­sulte se ren­force de plus en plus. En 1980 la presse chi­noise fait une cam­pagne contre le hou­li­ga­nisne et l’a­nar­chisme, assi­mi­lés ici comme on le fait cou­ram­ment dans les Pays de l’Est.30 Black Flag n°4 vol. 6, sep­tembre 1980.

La pro­pa­gande étant omni­pré­sente en Chine, le mot est main­te­nant com­pris par la majo­ri­té des chi­nois dans le sens cari­ca­tu­ral où l’emploient les bureau­crates. Une preuve fla­grante de ce fait se trouve dans l’emploi que fait du mot anar­chiste Mu Yi, un membre d’ « Explo­ra­tion », la revue la plus radi­cale du Prin­temps de Pékin. Il répond à l’é­pi­thète d’a­nar­chiste que le pou­voir colle « a ceux qui recherchent la liber­té » en fai­sant une ana­lo­gie avec le Kuo­ming­tang qui répri­mait déjà toute oppo­si­tion y com­pris com­mu­niste sous pré­texte d’«anarchisme » (c’est lui qui met les guille­mets) et en appli­quant « l’é­ti­quette d’“anarchiste”à Mao pour avoir mis en branle et diri­gé tous ces mou­ve­ments qui ont mis en péril le pays (Mou­ve­ment anti-droi­tiste, Grand Bond en Avant, Révo­lu­tion Cultu­relle) ain­si qu’à ses petits cama­rades Lin Biao et Kang Sheng ».31«Qu’est-ce que la pen­sée spé­ci­fi­que­ment chi­noise, Mu Yi in « Un bol de nids d’hi­ron­delle ne fait pas le prin­temps de Pékin », Biblio­thèque Asia­tique, Paris 1980. Ces mêmes rédac­teurs d’« Explo­ra­tion » pré­cisent, dans un texte dif­fu­sé après l’ar­res­ta­tion de Wei Jing­sheng, l’a­ni­ma­teur prin­ci­pal du groupe : « nous ne vou­lons prendre aucun “isme” comme prin­cipe direc­teur. Nous ne nous age­nouillons ni devant le “mar­xisme-léni­nisme-pen­sée Mao Zedong” ni devant l’a­nar­chisme ».32 Le Monde liber­taire n°330novembre 1979. Le mot anar­chisme a semble-t-il été pro­fon­dé­ment dévoyé en Chine par la pro­pa­gande bureau­cra­tique. En tout cas même l’op­po­si­tion la plus liber­taire comme peut l’être « Explo­ra­tion »  (on le ver­ra plus loin) n’emploie le terme que dans son sens déformé.

— O —

Depuis la révo­lu­tion cultu­relle, un nombre assez impor­tant de textes d’op­po­si­tion sont par­ve­nus en Occi­dent. Ce nombre est très infé­rieur, par exemple, à celui des samiz­dats sovié­tiques qui passent presque quo­ti­dien­ne­ment le rideau de fer et ils n’en ont que plus de valeur. On retrouve des accents liber­taires par­fois très pro­non­cés dans les textes les plus radi­caux. Là aus­si on a une confir­ma­tion de l’a­nar­chisme spon­ta­né qui imprègne tous les mou­ve­ments oppo­si­tion­nels chi­nois depuis 15 ans, à des degrés divers cependant.

Fin 1967 au Hunan, une nou­velle orga­ni­sa­tion de gardes rouges appa­raît, issue de la fusion d’une ving­taine de ligues par­ti­cu­liè­re­ment actives l’é­té pré­cé­dent. Le « Sheng­wu­lian », abré­via­tion de « Comi­té d’U­nion des Révo­lu­tion­naires Pro­lé­ta­riens du Hunan », appa­raît au tra­vers de ses textes qui nous sont par­ve­nus comme la frac­tion de la garde rouge la plus extré­miste et la plus clair­voyante quant aux vues de Mao. Le texte le plus violent et le plus dan­ge­reux pour le pou­voir en place est le mani­feste « Où va la Chine ». Pour le « Sheng­wu­lian », la socié­té chi­noise actuelle est une socié­té de classe, même après deux ans de révo­lu­tion cultu­relle qui aurait soit-disant ren­ver­sé l’ordre ancien. La classe domi­nante est la bureau­cra­tie appe­lée nou­velle bour­geoi­sie. La seule solu­tion pour en finir avec ce pou­voir pour­ri est la révo­lu­tion sociale. Le pou­voir futur sera cal­qué sur la Com­mune de Paris. Cette allu­sion à la Com­mune est de Mao qui l’a lan­cé comme mot d’ordre au début de la révo­lu­tion cultu­relle. Il s’ins­pi­rait soit direc­te­ment, soit par Lénine inter­po­sé, de « La guerre civile en France » de Marx qui est son livre le plus liber­taire. Pour le « Sheng­wu­lian », cela signi­fie que l’ad­mi­nis­tra­tion passe aux mains du peuple qui gère lui-même ses propres affaires sans diri­geants. Ses repré­sen­tants sont libre­ment élus, révo­cables et n’ont pas de pri­vi­lèges, comme sous la Com­mune de Paris. Par­lant de la « tem­pête de jan­vier » de 1967 à Shan­ghai, il écrit : « La socié­té décou­vrit brus­que­ment que sans les bureau­crate non seule­ment elle n’en conti­nuait pas moins à vivre, mais qu’elle fonc­tion­nait mieux, qu’elle se déve­lop­pait plus vite et plus libre­ment. Les choses ne se pas­saient pas comme le mena­çait les bureau­crates devant les ouvriers avant la révo­lu­tion… La socié­té se trou­va dans une situa­tion de “dic­ta­ture des masses” ana­logue à celle de la Com­mune de Parie. La Tem­pête révo­lu­tion­naire de jan­vier mon­tra que la Chine mar­chait vers une socié­té sans bureau­crates.» Au cours de ce mois de jan­vier, le pou­voir des bureau­crates s’ef­fondre sous les coups des ouvriers. « Aux main de qui le pou­voir se trou­va alors trans­fé­ré ? Aux mains du peuple qui, ani­mé d’un enthou­siasme sans borne, s’é­tait orga­ni­sé de lui-même et avait pris le contrôle du pou­voir poli­tique, admi­nis­tra­tif, finan­cier et cultu­rel dans les muni­ci­pa­li­tés, l’in­dus­trie, le com­merce, les com­mu­ni­ca­tions, etc. » 33« Où va la Chine ? in « Révol. Cul. en Chine Pop », Biblio­thèque Asia­tique, Paris 1974. Si ce n’est peut-être pas ce qui s’est réel­le­ment pas­sé à Shan­ghai, ces pas­sages ont le mérite d’en dire long sur la concep­tion de la socié­té que veulent éta­blir les membres du « Shengwulian ».

Tout le texte est impré­gné de la pen­sée et du lan­gage maoïstes. Mais mal­gré cela et mal­gré tout l’ap­pa­rent res­pect qu’il voue à Mao, le « Sheng­wu­lian » le cri­tique d’une manière détour­née mais dure­ment. En fait il reprend toutes les thèses les plus extré­mistes de Mao que celui-ci a déve­lop­pé jus­qu’en jan­vier 1967, jus­qu’à la Com­mune de Shan­ghai. Après cette date, il s’é­loigne petit à petit de sa ligne extré­miste pour sou­te­nir le retour à l’ordre. Et le texte cri­tique lon­gue­ment cette réac­tion qu’il ana­lyse comme le retour au pou­voir de la classe bureau­cra­tique, en s’ap­puyant sur les textes de Mao de 1966. Par son extré­miste et ses vio­lentes cri­tiques de l’ordre éta­bli, le « Sheng­wu­lian » va atti­rer une vio­lente riposte des bureau­crates qui ne vont rien négli­ger pour cri­ti­quer ses thèses : les plus hauts digni­taires du régime comme Chou En lai et la femme de Mao vont par­ti­ci­per acti­ve­ment à la cam­pagne contre lui. L’au­teur pré­su­mé des textes, un lycéen de Chang­sha nom­mé Yang Xiguang, est arrê­té et empri­son­né pour de longues années. Sa per­son­na­li­té est peu connue. Mais voi­ci ce qu’en dit dans une inter­view Fang Kuo, l’un de ses amis : « On ne peut pas dire que Yang était un dis­ciple de Marx et de Lénine. Il ne s’est pas plon­gé dans le mar­xisme-léni­nisme. Après un exa­men de ses écrits, on sent que ses pen­sées étaient celles d’un anar­chisme spon­ta­né. Je ne pense pas qu’il com­pre­nait les condi­tions réelles de la Com­mune de Paris. Il était sim­ple­ment influen­cé par l’es­prit anar­chiste qui domi­nait l’é­poque. » 34 Minus 7 de juin 1977.

En 1974, un dazi­bao est affi­ché à Can­ton. Œuvre col­lec­tive de trois anciens gardes rouges réunis sous le pseu­do­nyme de Li Yi Zhe, il fait par­tie de la cam­pagne anti-Lin Biao qui se déroule à l’é­poque. Mais bien qu’il ait été auto­ri­sé offi­ciel­le­ment, il sera vite reti­ré et cri­ti­qué pour son extré­misme. En fait, sous cou­vert de cri­ti­quer la clique de Lin Biao et la poli­tique qu’il a défen­du, c’est une vio­lente attaque de la socié­té chi­noise actuelle et de la bureau­cra­tie domi­nante. Là encore, pour des rai­sons évi­dentes, Mao est copieu­se­ment cité et ado­ré. Mais toutes les cri­tiques qu’ils adressent à Lin Biao s’ap­pliquent au second degré à Mao. La cri­tique de la classe bureau­cra­tique est inci­sive. « L’es­sence des formes nou­velles de pro­prié­té de cette bour­geoi­sie n’est rien d’autre que, dans le cadre de la pro­prié­té socia­liste des moyens de pro­duc­tion, la trans­for­ma­tion de biens publics en bien pri­vés… Il est fré­quent que cer­tains diri­geants enflent les faveurs spé­ciales que le par­ti et le peuple leur accorde par néces­si­té ; ils les trans­forment en pri­vi­lèges éco­no­miques, poli­tiques et les étendent sans limites à leur paren­tèle, à leurs amis proches… De ser­vi­teurs du peuple, ils deviennent maîtres du peuple.» Li Yi Zhe est aus­si un par­ti­san convain­cu de la capa­ci­té du peuple à prendre ses affaires en mains et [pense] sur­tout que c’est là que réside la solu­tion au pro­blème de la bureau­cra­tie : « Nos cadres ne doivent pas se prendre pour des man­da­rins ou des sei­gneurs, mais res­ter des ser­vi­teurs du peuple. Rien n’est plus cor­rup­teur que le pou­voir. Il n’est pas d’oc­ca­sion plus pro­pice que la pro­mo­tion d’un indi­vi­du pour juger s’il œuvre pour les inté­rêts de la majo­ri­té ou pour ceux d’une poi­gnée. Pour conser­ver l’es­prit de ser­vi­teur du peuple, la vigi­lence per­son­nelle est certes néces­saire, mais la sur­veillance révo­lu­tion­naire des masses popu­laires reste pri­mor­diale.»35« Chi­nois si vous saviez…», Li Yi Zhe, Biblio­thèque asia­tique, Paris 1976. Ce texte est moins diri­gé contre l’É­tat que le pré­cé­dent car il est à l’o­ri­gine offi­ciel. Les trois auteurs du dazi­bao auront beau­coup d’en­nuis et le plus radi­cal des trois (il se réclame du mar­xisme révo­lu­tion­naire), Li Zheng­tian, qui d’a­près lui a été le prin­ci­pal rédac­teur du texte, sera jeté en pri­son pour plu­sieurs années. En 1979 peu après sa sor­tie, il par­ti­ci­pe­ra acti­ve­ment au « Prin­temps de Pékin », mou­ve­ment d’op­po­si­tion qui contrai­re­ment à son nom a atteint plu­sieurs régions de la Chine, dont Canton.

En effet fin 1978 à Pékin, puis dans toute la Chine, un vaste mou­ve­ment de contes­ta­tion appa­raît, pro­fi­tant d’une brève période de rela­tive tolé­rance de la part du pou­voir, et se déve­loppe assez rapi­de­ment avec la créa­tion de nom­breuses revues. Le côté le plus spec­ta­cu­laire de ce mou­ve­ment a été l’af­fi­chage libre de dazi­bao au « mur de la démo­cra­tie » à Pékin. Les opi­nions les plus diverses sont repré­sen­tées dans ces revues et ces affiches : depuis le maoïsme cri­tique jus­qu’à l’an­ti­maoïsme et l’an­ti­marxisme les plus viru­lents. La revue la plus radi­cale est « Explo­ra­tion ». Elle est fon­dée fin 1978 par un ouvrier élec­tri­cien, Wei Jing­sheng, qui sera aus­si son théo­ri­cien le plus impor­tant et le plus radi­cal. Âgé d’une tren­taine d’an­nées, ancien garde rouge et très mar­qué par cette expé­rience, il se fait connaître en affi­chant un dazi­bao qui aura un grand reten­tis­se­ment « La cin­quième moder­ni­sa­tion, la démo­cra­tie ». Sa thèse géné­rale est que pour que la Chine devienne un pays moderne, il lui faut la démo­cra­tie. À par­tir de là il déve­loppe une ana­lyse de la socié­té chi­noise en reje­tant le mar­xisme et en dénon­çant les méfaits san­glants de Mao et de sa pen­sée. Wei Jing­sheng lui aus­si dénonce la bureau­cra­tie comme une classe para­site res­pon­sable de bien des mal­heurs du peuple chi­nois, et pour lui aus­si la solu­tion réside dans la prise de leurs affaires en mains par les gens eux-mêmes, direc­te­ment. C’est dans ses textes que l’on trouve les accents les plus liber­taires. Les extraits qui suivent sont d’ailleurs par­lants. « Qu’est-ce que la démo­cra­tie ? La véri­table démo­cra­tie c’est la remise de tous les pou­voirs à la col­lec­ti­vi­té des tra­vailleurs… Qu’est-ce qu’une véri­table démo­cra­tie ? C’est un sys­tème qui per­met au peuple de choi­sir à son gré des repré­sen­tants char­gés d’ad­mi­nis­trer pour lui, en confor­mi­té avec ses volon­tés et ses inté­rêts. Le peuple doit en plus conser­ver le pou­voir de démettre et de rem­pla­cer à tout moment ces repré­sen­tants pour empê­cher que ceux-ci ne viennent à abu­ser de leurs fonc­tions pour se trans­for­mer en oppres­seurs… Sans un tyran pour vous che­vau­cher l’é­chine, crai­gnez-vous donc de vous envo­ler ? À ceux qui nour­rissent ce genre d’a­pré­hen­sion, lais­sez-moi seule­ment dire très res­pec­tueu­se­ment ceci : nous vou­lons deve­nir maîtres de notre propre des­ti­née… Je suis fer­me­ment convain­cu de ceci : si elle est mise sous la ges­tion du peuple lui-même, la pro­duc­tion ne pour­ra que se déve­lop­per, car les pro­duc­teurs pro­dui­rons dans leur propre inté­rêt ; la vie devien­dra belle et bonne car tout sera orien­té vers l’a­mé­lio­ra­tion des condi­tions d’exis­tence des tra­vailleurs ; la socié­té sera plus juste car tous les droits et pou­voirs seront déte­nus de façon démo­cra­tique par l’en­semble des tra­vailleurs. »36« La cin­quième moder­ni­sa­tion : la démo­cra­tie », Wei Jing­sheng in « Un bol de nid d’hi­ron­delle…» op cit.

La socié­té pour laquelle se bat Wei Jing­sheng est tout à fait sem­blable à celle pré­co­ni­sée depuis plus d’un siècle par les anar­chistes. Il y a dans son texte de fré­quentes allu­sions aux démo­cra­ties occi­den­tales que Wei Jing­sheng prend pour modèles. Il ne faut pas croire par là qu’il ne veut qu’une simple démo­cra­tie bour­geoise : mal infor­mé sur ce que sont réel­le­ment les démo­cra­ties de nos pays, il les croit sem­blables au sys­tème qu’il décrit. Wei est beau­coup plus qu’un démo­crate, c’est un révo­lu­tion­naire. La classe diri­geante chi­noise ne s’est pas méprise sur le dan­ger que repré­sen­tait pour elle « Explo­ra­tion » et son ani­ma­teur. Il est arrê­té en avril 1979, et après un pro­cès reten­tis­sant à l’au­tomne de cette même année, il est condam­né à 15 ans de pri­son. Son arres­ta­tion a mar­qué le début d’une vaste opé­ra­tion visant à liqui­der le « Prin­temps de Pékin ». « Explo­ra­tion » a ces­sé de paraître depuis deux ans maintenant.

Les oppo­sants dont nous venons de par­ler ont tous un point com­mun : ils étaient ou ils ont été gardes rouges, et cette expé­rience les a mar­qués. On peut se deman­der dans quelle mesure cet anar­chisme spon­ta­né qui imprègne leurs textes ne vient pas thèses de Mao les plus radi­cales, et les plus liber­taires, qui lui ont per­mis de sou­le­ver la jeu­nesse et de la lan­cer à l’as­saut des bureau­crates qui s’op­po­saient à lui au début de la révo­lu­tion cultu­relle. Ses appels à la révolte, ses dis­cours contre la bureau­cra­tie ont peut-être fait leur che­min dans bien des têtes, avec des résul­tats inat­ten­dus. Mais c’est aus­si une constante dans tous les pays très auto­ri­taires, les oppo­si­tion­nels prennent sou­vent des atti­tudes très liber­taires par oppo­si­tion au régime qu’ils combattent.

— O —

Ce bref pano­ra­ma de l’a­nar­chisme en Chine depuis 32 ans laisse beau­coup de ques­tions en sus­pens. Le peu de docu­ments dis­po­nibles ne per­mettent pas de cer­ner avec cer­ti­tude quelle a été l’in­fluence du mou­ve­ment tra­di­tion­nel et com­bien de temps cette influence a sur­vé­cu (avec une ques­tion annexe : est-elle encore une réa­li­té aujourd’­hui). J’ai don­né mon opi­nion sur le sujet dans cet article, mais cha­cun peut s’en faire une en lisant les textes eux-mêmes, et il est fort pro­bable qu’elles seront très diverses. Il fau­drait trou­ver de nou­veaux docu­ments s’il en existe pour les années cin­quante et le début des années soixante, bien des choses s’é­clai­re­raient pro­ba­ble­ment. Il fau­drait aus­si savoir ce que cachent exac­te­ment les diverses attaques et pro­cès contre les « anar­chistes ». Mais là c’est à Pékin qu’il faut cher­cher la solu­tion, et pour l’ins­tant c’est tota­le­ment impos­sible. Mais les idées liber­taires sont tou­jours vivantes en Chine, l’op­po­si­tion de ces der­nières années nous l’a mon­tré. C’est d’ailleurs là que se trouve à mon sens le véri­table ave­nir de l’a­nar­chisme en Chine.

Wie­bie­rals­ki

  • 1
    « Ori­gins of the Anar­chist Move­ment in Chi­na », Albert Melt­zer Cien­fue­gos Press Anar­cist Review no4, 1978.
  • 2
    Melt­zer, op. cit
  • 3
    Intro­duc­tion à « Famille » de Pa Kin, édi­tions Flam­ma­rion 1979.
  • 4
    « Il sui­ci­dio dell’ anar­chi­co cinese Pa Kin », Vic­tor Gar­cia, Volon­tà de jan­vier 1969
  • 5
    Black Flag n°19, avril 1975.
  • 6
    Intro­duc­tion à « Famille » op. cit.
  • 7
    Black Flag n°19, avril 1975
  • 8
    Intro­duc­tion à « Famille », op. cit et « La longue marche de Pa Kin », Ago­ra n°3, mars 1980..
  • 9
    « Wen-Hsueh Ping-Lun » (La Revue Lit­té­raire) n°2, 1979, article de Li Towen, cité par la revue japo­naise « Libe­ro Inter­na­tio­nal, Osa­ka, n°5, mars 1980.
  • 10
    Pour avoir une vue de ces deux posi­tions, voir la revue Minus 7 de sep­tembre-octobre 1977 qui pré­sente deux textes récents de Pa Kin pour mon­trer qu’il n’est plus anar­chiste, et la réponse à leur intro­duc­tion dans Black Flag n°3, février 1978 qui défend Pa Kin.
  • 11
    Melt­zer, op cit.
  • 12
    Bul­le­tin pré­pa­ra­toire du congrès anar­chiste de Car­rare, n°8 mars 1968.
  • 13
    Melt­zer, op cit.
  • 14
    « Let­tra dal­la Cina », L’A­du­na­ta dei Refrat­ta­ri du 26 juin 1965, repre­nant exac­te­ment, intro­duc­tion à la lettre com­prise, le texte paru dans Free­dom du 29 mai 1965 que nous n’a­vons pas pu nous procurer.
  • 15
    Bul­le­tin pré­pa­ra­toire du congrès inter­na­tio­nal anar­chiste de Car­rare, n°8, mars 1968
  • 16
    Melt­zer, op cit.
  • 17
    Bul­le­tin pré­pa­ra­toire du congrès anar­chiste inter­na­tio­nal de Car­rare, n°10 août 1968.
  • 18
    Bul­le­tin pré­pa­ra­toire du congrès de Paris de l’In­ter­na­tio­nale des Fédé­ra­tions Anar­chistes (IFA), n°3 1969.
  • 19
    Bul­le­tin pré­pa­ra­toire du congrès de Paris de l’I­FA n°9, 1971.
  • 20
     Bul­le­tin pré­pa­ra­toire du congrès anar­chiste inter­na­tio­nal de Car­rare, n°8, 1968)
  • 21
    Infor­ma­tions Ras­sem­blées à Lyon (IRL) n°4, octobre-novembre 1974.
  • 22
    « Les habits neufs du pré­sident Mao », Simon Leys, Biblio­thèque Asia­tique, Paris 1971.
  • 23
    ««Le Par­ti Com­mu­niste Chi­nois au pou­voir », Jacques Guiller­maz, Paris 1972.
  • 24
    « Chine Rouge, Page Blanche », Pierre Illiez, Paris 1973
  • 25
    « Pékin et la nou­velle gauche », Klaus Meh­nert, Paris 1971.
  • 26
    Men­hert, op cit.
  • 27
    Com­mune Libre, revue de la CNTf, n°1, décembre 1972.
  • 28
    Black Flag 1974 repre­nant un article de l’« Anar­chist Black Cross Bul­le­tin » n°7 de jan­vier 1974, Chi­ca­go, inti­tu­lé « Wor­kers on trial in China ».
  • 29
    Black Flag n°4 vol. 5, mai 1978.
  • 30
    Black Flag n°4 vol. 6, sep­tembre 1980.
  • 31
    « Qu’est-ce que la pen­sée spé­ci­fi­que­ment chi­noise, Mu Yi in « Un bol de nids d’hi­ron­delle ne fait pas le prin­temps de Pékin », Biblio­thèque Asia­tique, Paris 1980.
  • 32
     Le Monde liber­taire n°330novembre 1979.
  • 33
    « Où va la Chine ? in « Révol. Cul. en Chine Pop », Biblio­thèque Asia­tique, Paris 1974.
  • 34
    Minus 7 de juin 1977.
  • 35
    « Chi­nois si vous saviez…», Li Yi Zhe, Biblio­thèque asia­tique, Paris 1976.
  • 36
    « La cin­quième moder­ni­sa­tion : la démo­cra­tie », Wei Jing­sheng in « Un bol de nid d’hi­ron­delle…» op cit.

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