La Presse Anarchiste

Contre l’injustice et l’exploitation

Vla­di­mir Boris­sov est né en 1942. À 18 ans, en 1960, il orga­nise sa pre­mière grève dans un port d’ex­trême-orient. En 1963 il est arrê­té à Lenin­grad pour avoir orga­ni­sé un cercle clan­des­tin de jeunes socia­listes. C’est sa pre­mière arres­ta­tion, mais ensuite il sera tou­jours en butte à la répres­sion. 15 ans plus tard, dont 9 d’a­sile psy­chia­trique, il est co-fon­da­teur du SMOT, le syn­di­cat libre sovié­tique. Il séjourne de nou­veau en asile psy­chia­trique avant d’être expul­sé en juin 1980, juste avant les jeux olym­piques de Mos­cou. Aujourd’­hui, il est repré­sen­tant du SMOT en Occi­dent. Durant toute la durée de l’in­ter­view, Vic­tor Fain­berg, autre repré­sen­tant du SMOT et l’un des 8 mani­fes­tants de la place rouge en août 68, était pré­sent et a appor­té plu­sieurs pré­ci­sions dans les pro­pos tenus par Vla­di­mir Borissov.

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Iztok : Tu es avec Vic­tor Fain­berg le repré­sen­tant à l’Ouest du SMOT, le syn­di­cat libre sovié­tique. Peux-tu faire le point sur la situa­tion actuelle du syn­di­ca­lisme libre en Union Soviétique ?

Vla­di­mir Boris­sov : On assiste ces der­niers temps à une forte recru­des­cence de l’ac­ti­vi­té du mou­ve­ment ouvrier dans le pays. Ceci est lié à l’af­fai­blis­se­ment éco­no­mique géné­ral et à la crise poli­tique qui l’ac­com­pagne ; à cela s’a­joute éga­le­ment la situa­tion même des tra­vailleurs qui se dégrade rapi­de­ment ain­si que le déve­lop­pe­ment des évè­ne­ments polo­nais. Le rôle de SMOT s’ac­croît. Cet état de fait est d’au­tant plus visible qu’il se passe sur la toile de fond de l’af­fai­blis­se­ment de toutes les formes cou­rantes d’op­po­si­tion ouverte dans le pays, formes que l’on regroupe en Occi­dent sous la dési­gna­tion de « mou­ve­ment dis­si­dent ». Il faut noter qu’il s’a­git d’un effon­dre­ment tem­po­raire du mou­ve­ment, lié avant tout aux répres­sions et aux arres­ta­tions mas­sives. Dans dif­fé­rents points du pays appa­raissent de nou­veaux groupes qui tentent d’en­trer en contact avec le SMOT. Le « Bul­le­tin d’In­for­ma­tion du SMOT » est main­te­nant dif­fu­sé dans 32 villes et ce non plus une fois tous les deux ou trois mois, mais deux ou trois fois par mois. De temps à autre ces tracts du SMOT sont dis­tri­bués clan­des­ti­ne­ment, comme par exemple ce tract cir­cu­lant depuis décembre 1981, qui incite les ouvriers à boy­cot­ter les « same­dis Lénine » (réduc­tion volon­taire et obli­ga­toire du nombre de jours non ouvrables pour les tra­vailleurs). 10.000 tracts de ce genre ont été tirés et dis­tri­bués assis dif­fé­rentes entre­prises du pays (à rai­son de quelques 80 ou 100 tracts par entreprise).

Le SMOT ren­contre énor­mé­ment d’obs­tacles maté­riels. Il est presque impos­sible, au point de vue des four­ni­tures, ce se pro­cu­rer du papier calque ou des sten­cils ; même pro­blème pour le papier car­bone et pour les machines à écrire. On arrive par­fois à se mettre d’ac­cord avec des ouvriers de telle ou telle typo­gra­phie d’É­tat qui, pour un prix rela­ti­ve­ment bas (par­fois même gra­tui­te­ment) font un tirage des textes du SMOT et ce, pra­ti­que­ment sous les yeux de l’ad­mi­nis­tra­tion, ris­quant en per­ma­nence l’ar­res­ta­tion ou le camp de concentration.

D’a­près la struc­ture même du SMOT (groupes auto­nomes, cha­cun éli­sant un repré­sen­tant qui prend sur lui toute la res­pon­sa­bi­li­té et va sciem­ment au devant de l’ar­res­ta­tion) une grande par­tie des mili­tants est connue du KGB et ces per­sonnes donnent leur nom en pleine connais­sance de cause en défen­dant ain­si de leur propre per­sonne les autres membres du syn­di­cat. Pour des rai­sons de clan­des­ti­ni­té et de dif­fi­cul­té de dépla­ce­ment, il est rare qu’aient lieu des réunions directes, c’est à dire ces ras­sem­ble­ments des membres du Conseil des repré­sen­tants. Mal­gré nos pré­cau­tions orga­ni­sa­tion­nelles, bon nombre d’in­di­vi­dus et de groupes en contact avec le SMOT hésitent, à cause de l’at­mo­sphère de ter­reur, à y adhé­rer. Néan­moins ils repré­sentent une aide variée et pré­cieuse. Ils gardent chez eux du maté­riel du SMOT, dif­fusent des tracts du syn­di­cat aux ouvriers qui ne sont pas avec le SMOT, etc.

Mal­gré nos immenses dif­fi­cul­tés maté­rielles, nous refu­sons toute aide de la part de syn­di­cats étran­gers (par exemple l’A­FL-CIO) com­por­tant des condi­tions ou des conseils. Il faut noter que depuis qu’il existe, le SMOT n’a reçu d’aide maté­rielle, et donc pas seule­ment un sou­tien moral ou poli­tique, que d’un petit syn­di­cat fran­çais fai­sant par­tie de la CGT (contrô­lée par le PC), aus­si étrange que cela paraisse. Il s’a­git du syn­di­cat des cor­rec­teurs, le plus ancien des syn­di­cats fran­çais, qui a don­né 3.000 francs au SMOT.

I. Quelle a été l’é­vo­lu­tion du SMOT depuis sa créa­tion, et plus pré­ci­sé­ment quels pro­blèmes a‑t-il rencontré ?

V.B.:Le pre­mier pro­blème auquel nous nous sommes heur­tés, c’est la répres­sion. Quand je parle de répres­sion, je ne parle pas seule­ment des arres­ta­tions, mais il existe une masse de diverses répres­sions. Par exemple Lev Volo­khons­ki, l’un des membres fon­da­teur du SMOT, a été condam­né à un an et demi de camp. Il en est sor­ti en avril 1981, et quand il s’est retrou­vé dehors il lui a été impos­sible de se faire enre­gis­trer à Lenin­grad. Sans enre­gis­tre­ment, tu peux être arrê­té à n’im­porte quel moment comme vivant illé­ga­le­ment à Lenin­grad. Autre exemple, nous venons d’ap­prendre que récem­ment, au cours d’une per­qui­si­tion, la police a sai­si la machine à écrire. Je dis la machine à écrire parce que cela se passe au niveau des ouvriers et ce n’est pas pareil qu’au niveau de l’in­tel­li­gent­sia où il y a pro­fu­sion de machines à écrire. Là, il n’y en avait qu’une seule pour tout le SMOT qu’on trans­por­tait d’ap­par­te­ment en appar­te­ment pour évi­ter jus­te­ment les perquisitions.

I.: À sa créa­tion, le SMOT s’est fixé un cer­tain nombre de buts. Outre la répres­sion, quels ont été les pro­blèmes ren­con­trés pour accom­plir ces buts ?

V.B.: En fait, nous nous sommes heur­tés à des pro­blèmes que nous avions pré­vus depuis le début. Outre la répres­sion, une grande dif­fi­cul­té est liée au manque de moyens maté­riels. Il y avait une machine à écrire qui per­met­tait de faire un bul­le­tin en 7 exem­plaires avec du car­bone. On répé­tant l’o­pé­ra­tion 7 fois, tu arrives à 50 exem­plaires. C’est un tra­vail énorme, et il faut savoir que sur ces 50 exem­plaires, la moi­tié se fait confis­quer au cours de per­qui­si­tions. Et d’un autre côté, il reste à faire pas­ser les res­ca­pés dans tout le pays, car il y a une très forte demande. Il faut donc aller par­tout, en train, en voi­ture, et il n’y a même pas assez d’argent dans les caisses du SMOT pour payer un aller-retour en train.

I. : Le mou­ve­ment dis­si­dent a‑t-il aidé finan­ciè­re­ment le SMOT ?

V.B.: Non, et d’ailleurs nous ne nous sommes jamais adres­sés à eux à ce sujet. Si le mou­ve­ment lui-même ne nous aide pas, par contre il y a des groupes dis­tincts qui nous aident.

I.: Par les infor­ma­tions que nous avons, le rôle du SMOT a été jus­qu’à pré­sent défen­sif et infor­ma­tif ; défen­sif par rap­port à la répres­sion, infor­ma­tif au niveau éco­no­mique, juri­dique, etc. Com­ment envi­sages-tu l’ac­tion syn­di­cale au cas où il y ait une conjonc­ture plus propice ?

V.B.: Le pre­mier rôle du SMOT est de déve­lop­per le mou­ve­ment ouvrier ; non pas de l’ai­der, mais de lui don­ner la pos­si­bi­li­té d’exis­ter, de se mani­fes­ter. C’est pour­quoi en fait nous pre­nons tous les moyens qui nous tombent sous la main et allant dans ce sens, aidant à déve­lop­per le mou­ve­ment ouvrier. On prend tous les moyens pos­sibles pour aider le mou­ve­ment ouvrier pour autant qu’ils ne contre­disent pas les droits de l’homme et les prin­cipes fon­da­men­taux. Il n’y a pas long­temps, au début de cette année, deux groupes d’ex­trême-droite ont été exclus du SMOT. S’ils ont été expul­sés, ce n’est pas parce qu’ils étaient d’ex­trême-droite (chez nous il y a des groupes de droite, anar­chistes, com­mu­nistes) mais parce qu’ils avaient des prin­cipes de lutte basés sur la ter­reur, c’est à dire la vio­lence. Or la ter­reur contre­dit tou­jours les droits de l’homme.

Pour l’ac­tion syn­di­cale, tout dépend des condi­tions : à chaque condi­tion cor­res­pondent cer­tains moyens. Pre­nons l’exemple d’un homme licen­cié de son tra­vail avec impos­si­bi­li­té d’en retrou­ver, c’est à dire qu’il est grillé. Dans les condi­tions pré­cises qui règnent en URSS actuel­le­ment ; ce que tu appelles les moyens d’ac­tion c’est avant tout de faire réin­té­grer cet homme à son poste, ou de lui trou­ver un autre emploi. Car s’il ne tra­vaille pas au bout de 4 mois, il risque la pri­son ou le camp. Il y a un autre moyen, qui n’est pas à une degré infé­rieur mais au même plan. Si le chef res­pon­sable ne veut pas le réin­té­grer, alors on le prend dans une rue noire un soir et on lui règle son compte. Je ne veux pas dire que c’est la pra­tique du SMOT mais que les méthodes de lutte ouvrière sont très diverses. Par contre, les méthodes de lutte syn­di­cale sont plus limi­tées, un syn­di­cat ne peut se per­mettre de cas­ser la figure à un chef d’a­te­lier. On ne peut pas garan­tir que l’un des membres ne cas­se­ra pas la figure à son chef, mais ce n’est pas une ligne d’ac­tion. Par contre, ce qui est de notre devoir, c’est d’ai­der la famille de cet homme sans tra­vail, puisque chez nous il n’y a aucune allo­ca­tion chômage.

I.: Reve­nons au cas où le contre­maître se fait cas­ser la figure. Penses-tu que c’est incom­pa­tible avec une action syn­di­ca­liste dans une cer­taine conjoncture ?

V.B.: Sim­ple­ment si moi je me trouve obli­gé de cas­ser la figure à un chef d’a­te­lier, je ne le ferai pas en tant que syn­di­ca­liste. Une telle action n’est même pas jus­ti­fiable mora­le­ment. C’est une méthode de ter­reur indi­vi­duelle, et le ter­ro­risme indi­vi­duel n’est pas meilleur que le ter­ro­risme d’É­tat. Par contre, dans des cas par­ti­cu­liers, l’ou­vrier sera obli­gé d’en venir à ce type d’ac­tion. Il y sera pous­sé non pas par les cir­cons­tances, mais par sa réac­tion émo­tion­nelle, quand vrai­ment il ne tient plus. Et si un contre­maître en vient à se faire cas­ser la figure, c’est qu’il en est digne. Enfin si un ouvrier en arrive chez nous à cette extré­mi­té, c’est qu’il doit se trou­ver dans une situa­tion inte­nable car c’est très rare.

I. : Si un chef d’a­te­lier en vient à se faire cas­ser la figure par un groupe d’ou­vrier parce qu’il a ven­du l’un des leurs, le SMOT le soutiendra-t-il ?

V.B. : On ne se trou­ve­ra jamais dans une telle situa­tion. Si des ouvriers doivent faire cela à leur chef d’a­te­lier, ils deman­de­ront à d’autres copains incon­nus de lui de le faire. Le SMOT se conten­te­ra de publier l’in­for­ma­tion sans com­men­taire. Mais d’un autre côté si le SMOT, qui donc a enten­du par­ler de cette his­toire, consi­dère que les ouvriers ont fait cela de leur plein droit, il pren­dra leur défense. Néan­moins nous décla­re­rons que nous sommes contre toute vio­lence indi­vi­duelle de même que nous sommes contre toute ter­reur de masse.

I.: Com­ment ana­lyses-tu la défaite (pro­vi­soire) des tra­vailleurs en Pologne ? Quelle est la part de l’i­so­le­ment des ouvriers polo­nais par rap­port aux autres pays de l’Est dans cette défaite ?

V.B.: Pre­miè­re­ment, je ne consi­dère pas que les tra­vailleurs polo­nais étaient iso­lés. D’une part on les aidait et d’autre part eux aus­si aidaient. Par leur action, ils aidaient et les ouvriers fran­çais, et les ouvriers anglais, et les ouvriers rou­mains, et les ouvriers russes. De la même façon, ils ont été aidés. Quand-je suis arri­vé en Occi­dent, les grèves de Gdansk débu­taient. J’é­tais invi­té comme obser­va­teur à un congrès syn­di­cal d’An­gle­terre, Vic­tor m’a accom­pa­gné. Je n’ai pas deman­dé d’aide pour le SMOT mais j’ai deman­dé qu’ils aident les tra­vailleurs polo­nais. La col­lecte pour les polo­nais a rap­por­té en tout et pour tout 250 livres. Nous avons quit­té le congrès au moment où il débat­tait de l’en­voi ou non d’une délé­ga­tion en Pologne. Il y eu à un moment une pro­po­si­tion d’en­voyer une délé­ga­tion ren­con­trer non pas les ouvriers en grève mais les syn­di­cats offi­ciels. À ce moment Vic­tor et moi avons quit­té la salle. Nous avons appris que cette délé­ga­tion envoyée pour ren­con­trer donc les syn­di­cats offi­ciels s’est vue refu­ser ses visas. Des jour­na­listes m’ont alors deman­dé ce que je pen­sais de cette affaire, J’ai répon­du par un pro­verbe : « Si tu Lèches le cul à un homme, il te chie­ra sur la langue ».

I.: Lors de son congrès à Gdansk, Soli­dar­nosc a envoyé un appel inter­na­tio­na­liste aux ouvriers des autres pays de l’Est. Cet appel a sur­pris tout le monde, y com­pris les syn­di­ca­listes en Pologne. Par là Soli­dar­nosc s’est enga­gée à défendre tout syn­di­ca­liste, tout ouvrier lut­tant pour des syn­di­cats libres à l’Est. Mais rien ne sera fait. Appa­rem­ment ce n’é­tait que des mots. Qu’en penses-tu

V.B.: Ce n’é­tait pas que des mots. S’ils n’ont rien fait, c’est qu’il leur est res­té trop peu de temps. Je vou­drais dire à ce pro­pos qu’il y avait un grand désac­cord entre la base et la direc­tion de Soli­dar­nosc. Jus­qu’i­ci la direc­tion du syn­di­cat a tout fait pour cacher ce pro­blème, pour ne pas en par­ler. En plus là-bas il y avait pas mal de natio­na­lisme. La base ne connais­sait pas en géné­ral l’exis­tence de syn­di­cats libres dans les autres pays (SLOMR, SMOT,…) et les gens de la direc­tion avaient peur de poser cette ques­tion. En fait c’est parait-il un petit groupe mino­ri­taire dis­si­dent trots­kyste qui a joué un grand rôle dans cette décla­ra­tion. L’un de ses membres a pro­po­sé cet appel non pas à la direc­tion, mais à l’en­semble du congrès. Évi­dem­ment, il ne s’est trou­vé per­sonne qui n’a­vait pas envie de l’ap­plau­dir. Ensuite la direc­tion s’est ral­liée à cet appel.

I.: Les trots­kystes polo­nais sou­te­naient que l’É­tat en Pologne était un État ouvrier. Qu’en penses-tu ?

V.B.: Je n’ai pas l’in­ten­tion, car ce n’est pas mon pro­pos, de juger ni le trots­kysme, ni le catho­li­cisme, ni l’Is­lam, ni toute autre forme de reli­gion, y com­pris l’anarchisme.

I.: Pour­quoi est-ce une reli­gion, l’anarchisme ?

V.B.: Je com­pare l’a­nar­chisme à une reli­gion sim­ple­ment parce que pour beau­coup de ques­tions qui concernent leur dogme, les anar­chistes sont tota­le­ment pri­vés de logique. Et pour­tant l’a­nar­chisme est pro­ba­ble­ment l’une des reli­gions où il y a le plus de logique. Et aus­si parce que toute forme d’an­ti­dog­ma­tisme peut deve­nir une forme nou­velle de dog­ma­tisme de la même façon que l’a­théisme peut être une forme de reli­gion. Il existe des athéismes ou des anar­chismes qui peuvent ne pas être une forme de reli­gion. J’ai ren­con­tré ce genre de gens, ça existe, mais ils sont des exceptions.

I.: Com­ment te poses-tu, en tant que syn­di­ca­liste libre, par rap­port à la dissidence ?

V.B.: Sous le mot « dis­si­dent », cha­cun entend des choses diverses. De manière géné­rale les dis­si­dents, chez nous et ici en Occi­dent, entendent sous ce mot « ceux qui pensent autre­ment que le gou­ver­ne­ment » Le plus impor­tant n’est pas qu’ils pensent autre­ment mais qu’ils expriment une opi­nion autre que celle du gou­ver­ne­ment. Une par­tie impor­tante des gens en URSS consi­dère que le mou­ve­ment dis­si­dent c’est le mou­ve­ment de la défense des droits de l’homme. Ils entendent par ce mot ce que l’on appelle d’ailleurs par erreur chez nous le mou­ve­ment démo­cra­tique. En fait, il n’est pas démo­cra­tique, mais libé­ral. Et bien sûr les membres de ce mou­ve­ment consi­dèrent qu’il ne peut pas y avoir de libé­ra­lisme sans démo­cra­tie ni de démo­cra­tie sans libé­ra­lisme. D’a­près son éty­mo­lo­gie, la démo­cra­tie, c’est le pou­voir de la majo­ri­té, au peuple, alors que le libé­ra­lisme, c’est le droit pour une mino­ri­té de faire valoir sa propre opi­nion. À mon avis, ce sont des choses inter­dé­pen­dantes mais différentes.

I.: Tu entends par libé­ra­lisme la pos­si­bi­li­té pour une mino­ri­té de se faire entendre. En Occi­dent ce mot veut dire la pos­si­bi­li­té pour une mino­ri­té d’ex­ploi­ter la majorité.

V.B.: Ça, je n’en suis pas sûr. En fait quand tu dis cela pour l’Oc­ci­dent, il me semble que cela n’in­clue pas seule­ment le droit à une forme d’ex­ploi­ta­tion capi­ta­liste, mais aus­si le droit à une ferme ou un ate­lier, le droit d’être artisan.

I.: Jus­te­ment, c’est là l’in­con­vé­nient du libé­ra­lisme. Il contient ces deux possibilités.

V.B.: Tout dépend des cir­cons­tances. Le libé­ra­lisme com­porte des élé­ments indis­so­ciables qui peuvent se contre­dire l’un l’autre.

I. : Les syn­di­cats ici sont ame­nés par­fois pour défendre les inté­rêts des ouvriers à com­battre le libéralisme.

V.B.: En fait ils ne sont pas obli­gés de reje­ter, de com­battre le libé­ra­lisme, et je pense que c’est une erreur de leur part. En réa­li­té chez nous l’ex­ploi­ta­tion signi­fie le seuil jus­qu’où on peut aller et après lequel com­men­ce­ra la révolte et la chute du pou­voir en place. En Occi­dent, si les prix sont trop hauts et la main d’œuvre trop basse, ça signi­fie qu’il est plus inté­res­sant de deve­nir un arti­san et de fabri­quer et vendre soi-même ses objets qu’être ouvrier. Et cela donne une cer­taine limite à l’ex­ploi­ta­tion. Il existe une concur­rence entre ceux qui pro­duisent arti­sa­na­le­ment et les firmes, et en Occi­dent on assiste à une sorte d’ar­ti­sa­nat qui per­met de réduire le taux d’ex­ploi­ta­tion. Ce sont jus­te­ment les arti­sans qui sont sou­mis au libé­ra­lisme. Mal­heu­reu­se­ment actuel­le­ment en France le pou­voir défend plus les grandes entre­prises que cette forme par­ti­cu­lière de pro­duc­tion, qu’est l’artisanat.

I.: Depuis la deuxième guerre mon­diale, dans le monde entier, on assiste à une baisse sta­tis­tique des artisans.

V.B.: Oui, il y a une chute de l’ar­ti­sa­nat et une aug­men­ta­tion du niveau de vie de la popu­la­tion. De toute façon dans chaque période de baisse du niveau de vie, on assiste à une recru­des­cence de l’ar­ti­sa­nat. Il y a beau­coup d’ar­ti­sans dans des pays où le taux d’ex­ploi­ta­tion est le plus éle­vé, comme en Ita­lie ou en Espagne par exemple. Quand un arti­san entre à l’u­sine, c’est parce qu’il est mieux payé que s’il tra­vaillait tout seul. Mais il devient beau­coup plus dépen­dant : il vend son indé­pen­dance. Si le taux d’ex­ploi­ta­tion devient trop impor­tant, alors il rede­vient artisan.

I.: Tu penses que cette ten­dance peut être réversible ?

V.B.: C’est un phé­no­mène qui a lieu constam­ment : des gens qui ont un ate­lier vont tra­vailler dans de grosses entre­prises, et des gens sortent des grosses entre­prises pour ouvrir leur propre ate­lier. Ce qui per­met de main­te­nir un cer­tain équi­libre. Il suf­fit d’aug­men­ter ou bien l’ex­ploi­ta­tion, ou bien l’im­pos­si­bi­li­té de vendre de 10 ou 20% pour que les gens intègrent une grande firme ou retournent à l’ar­ti­sa­nat. C’est ce qui per­met de main­te­nir l’é­qui­libre et de poser des limites à l’exploitation.

I.: D’a­près toi, peut-on éli­mi­ner l’ex­ploi­ta­tion, ou sim­ple­ment lui poser des limites ?

V.B.: Tout dépend ce que tu veux dire lorsque tu parles d’ex­ploi­ta­tion. Si tu prends l’exemple d’une mère qui force son enfant à laver par terre, est-ce une exploitation ?

I. : Si la mère est obli­gée de lui faire faire parce qu’elle doit pré­pa­rer à man­ger, non. Si par contre elle reste à se repo­ser, il y a exploitation.

V.B.: Pour moi ce n’est pas de l’ex­ploi­ta­tion car la mère ne vit pas aux dépens de l’en­fant. C’est pour­quoi je pense qu’il faut prendre chaque situa­tion sépa­ré­ment. Il sera de toute façon impos­sible de sup­pri­mer l’ex­ploi­ta­tion. La fron­tière entre exploi­ta­tion et coexis­tence n’existe pas, et on dépas­se­ra tou­jours cette limite dans un sens ou dans l’autre. Puis­qu’il n’y a pas de fron­tière pos­sible il faut qu’on se donne une marge : dans quelles limites peut-on exploi­ter, dans quelle mesure ne le peut-on pas.

I.: En URSS, tu lut­tais contre quoi : l’ex­ploi­ta­tion ou l’injustice ?

V.B.: Dans tous les cas, l’ex­ploi­ta­tion est une forme d’in­jus­tice. J’ai lut­té contre l’un et contre l’autre.

I.: Peux-tu évo­quer le mou­ve­ment des jeunes qui s’est dérou­lé entre 70 et 80 à Lenin­grad et d’où sont sor­tis deux groupes à ten­dance liber­taire, l’Op­po­si­tion de Gauche et les Com­mu­nards Révo­lu­tion­naires ? (Voir à ce sujet Iztok n°3, mars 1981)

V.B.: Je peux vous dire que ces deux groupes sont très liés au SMOT, puisque l’un de ces groupes fait par­tie du SMOT. J’ai eu des infor­ma­tions sur ce mou­ve­ment et nous avons même eu des textes en pro­ve­nance de là-bas. Je pense que ces gens de Lenin­grad ont une concep­tion du monde aus­si nébu­leuse que les gens d’a­près 68. Ce sont des gens qui cherchent, et c’est le plus impor­tant. Les trois membres des Com­mu­nards Révo­lu­tion­naires ont été arrê­tés deux jours après être venus à l’un des appar­te­ments du SMOT deman­der si leur groupe pou­vait adhé­rer au syn­di­cat. Ils ont été arrê­tés après cela, ce qui ne veut pas dire à la suite de cela. Ils ont été arrê­tés à cause de tracts qu’ils avaient faits, et ils n’ont eu le temps d’en col­ler qu’un seul. S’ils ont été arrê­tés, c’est qu’il y a eu une pro­vo­ca­tion. Ils ont été « infil­trés » par quel­qu’un. Le KGB savait à l’a­vance qu’ils allaient faire ces tracts et les col­ler. Dès qu’ils ont col­lé le pre­mier, ils ont été embarqués.

Inter­view réa­li­sée le 3 août 1982

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Le SMOT, pour être pré­cis l’U­nion Inter­pro­fes­sion­nelle Libre des Tra­vailleurs, a besoin d’être sou­te­nu en France comme ailleurs. Pour ce faire, plu­sieurs moyens sont à votre dis­po­si­tion. Vous pou­vez vous infor­mer et réper­cu­ter cette infor­ma­tion. Vous pou­vez sou­te­nir finan­ciè­re­ment le SMOT (rap­pe­lons que c’est le manque de moyens qui bloque le plus son action, avec la répres­sion). Les chèques sont à libel­ler à l’Ordre de SOLIDARITÉ SMOT. Vous pou­vez prendre contact avec V.Borissov et V.Fainberg si vous (ou des amis) avez l’oc­ca­sion d’al­ler en URSS. Vous pou­vez en cas de répres­sion faire pres­sion sur les auto­ri­tés sovié­tiques par l’en­voi de lettres et de télé­grammes. Enfin vous pou­vez orga­ni­ser des groupes de sou­tien au mou­ve­ment ouvrier en URSS. Pour contac­ter Vic­tor Fain­berg et Vla­di­mir Boris­sov une seule adresse : « Soli­da­ri­té avec le SMOT », 22 rue Saint Paul, 75004 Paris, tele­phone : 278.12.12.


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