La Presse Anarchiste

De la résistance à la dissidence

Paul Goma est né en 1935 en Bes­sa­ra­bie, alors pro­vince rou­maine, aujourd’­hui rat­ta­chée à l’URSS. En 1956, il est empri­son­né pour sa par­ti­ci­pa­tion à l’a­gi­ta­tion consé­cu­tive aux évè­ne­ments de Hon­grie. Dans les années 60, il est vic­time, comme tant d’autres, de la poli­tique de Ceau­ses­cu qui se veut indé­pen­dant de Mos­cou. Il adhé­re­ra même au Par­ti après la condam­na­tion de l’in­va­sion de la Tché­co­slo­va­quie. Il le quit­te­ra bien­tôt, et ses livres seront inter­dits. En 1977, il envoie une lettre de sou­tien à la Charte 77 tché­co­slo­vaque. La répres­sion qu’il subit va déclen­cher un mou­ve­ment de sou­tien en sa faveur dans le pays même. Les auto­ri­tés l’ex­pul­se­ront vers la France à la fin de cette même année et répri­me­ront le mou­ve­ment que son acte a contri­bué à faire naître. Il vit aujourd’­hui en France, où il conti­nue ses acti­vi­tés d’é­cri­vain et d’op­po­sant au régime en place là-bas.

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Nico­las Tri­fon : Poli­ti­que­ment, tu es connu dans le monde sur­tout pour le fait d’a­voir été, en tant qu’é­cri­vain, à l’o­ri­gine du mou­ve­ment dis­si­dent rou­main du prin­temps 1977. Néan­moins, déjà en 1956, tu avais mani­fes­té publi­que­ment ton oppo­si­tion au régime en place. Autant le 56 hon­grois et polo­nais sont connus, autant le 56 rou­main, sans doute net­te­ment plus modeste, est, du point de vue his­to­rique, igno­ré, y com­pris en Rou­ma­nie. Pourquoi ?

Paul Goma : Oui, en effet, et c’est dom­mage car la Rou­ma­nie est le seul pays de l’Eu­rope de l’Est ― ayant suc­com­bé à la domi­na­tion sovié­tique ― qui ait connu des mou­ve­ments de par­ti­sans anti-sovié­tiques et anti-com­mu­nistes jus­qu’en 1956. Ceci, même cer­tains rou­mains le connaissent peu. Mais à la dif­fé­rence des autres pays, la Tché­co­slo­va­quie, la Hon­grie, la Pologne, etc., nous avons eu des mou­ve­ments armés orga­ni­sés qui ont résis­té jus­qu’en 1956, donc long­temps après la mort de Sta­line, 12 ans après l’oc­cu­pa­tion de la Rou­ma­nie par les troupes sovié­tiques. Qu’est-ce qui s’est pas­sé en 56 ? La révo­lu­tion hon­groise, son dérou­le­ment et sur­tout son écra­se­ment a trau­ma­ti­sé les rou­mains. Ils atten­daient que les amé­ri­cains (ce qui vou­lait dire pour nous non seule­ment les amé­ri­cains mais aus­si les occi­den­taux) viennent nous aider, nous libé­rer… après nous avoir ven­dus.. Et à ce moment, après avoir com­bat­tu, après avoir don­né leur vie comme des idiots, comme ils le disaient eux-mêmes, jus­qu’en 1956, en 1957, voyant la façon dont les hon­grois ont été aban­don­nés, per­sonne n’ayant fait le moindre geste en leur faveur, com­ment ils ont été écra­sés par les chars sovié­tiques, les rou­mains se sont dits « nous sommes ven­dus pour une durée que nous igno­rons, donc nous devons nous débrouiller ». Et ils ont com­men­cé à se débrouiller. Ici se situe notre point de rup­ture, qui a pro­vo­qué un trau­ma­tisme, évi­dem­ment psy­cho­lo­gique, en ce qui concerne la résis­tance roumaine.

N. T. : En pri­son, qu’as-tu recueilli comme témoi­gnages sur sep­tembre et octobre 1956 ?

P.G.: En pri­son, j’ai eu des com­pa­gnons de cel­lule, des mili­taires sur­vi­vants de cer­tains groupes dont les lea­ders avaient été fusillés. Je me sou­viens d’a­voir dis­cu­té avec des offi­ciers ayant fait par­tie d’une uni­té de chars can­ton­née à Tro­pai­sa­ri en Dobroud­ja. En 1956, ils avaient mis en route les chars pour libé­rer Buca­rest. Mais ils n’a­vaient pas pu tra­ver­ser le Danube puisque le pont n’é­tait pas encore construit, et les bacs ne fonc­tion­naient pas. Six d’entre eux ont été exé­cu­tés, tan­dis que les autres furent empri­son­nés à vie, à 25 ans, à 20 ans.

J’ai éga­le­ment par­ta­gé ma cel­lule avec des tan­kistes de la région de Gher­la, où se trouve une pri­son fameuse. Eux vou­laient, je cite, « cas­ser la pri­son en quatre et libé­rer les pri­son­niers poli­tiques ». Évi­dem­ment les prin­ci­paux agi­ta­teurs ont été fusillés, et tous ceux qui étaient plus ou moins au cou­rant du pro­jet ont été lour­de­ment condam­nés. Voi­ci quelques aspects de la ten­ta­tive de rébel­lion mili­taire en 1956, dont je n’ai appris l’exis­tence qu’en pri­son, et qui demeure mécon­nue jus­qu’à nos jours.

N. T.: Dans plu­sieurs de tes romans, et je pense en par­ti­cu­lier à « Cel­lule des libé­rables », la pri­son consti­tue le prin­ci­pal point de départ et de réfé­rences. Je vou­drais savoir, dans ton his­toire per­son­nelle, dans quelle mesure l’é­cri­ture t’a-t-elle aidée à mieux com­prendre, à dépas­ser tes années de pri­son Plus pré­ci­sé­ment, je vou­drais aller au delà ou en-deça de la fonc­tion de témoi­gnage (sur l’his­toire et la socié­té rou­maine) de tes romans, de ton écri­ture. Dans ton his­toire, quelle a été la fonc­tion de l’écriture ?

P.G.: Je dois tout d’a­bord dire que 1956 n’a pas été pour moi la pre­mière expé­rience mal­heu­reuse. En tant que bes­sa­ra­bien, j’ai côtoyé la réa­li­té (ou plu­tôt la vio­lence) et la pri­son dès l’âge de 5 ans, lorsque les sovié­tiques ont occu­pé la Bes­sa­ra­bie et que mon père a été dépor­té en Sibé­rie. À 9 ans, j’ai été inter­né dans un camp sovié­tique. En 1949, à 14 ans, ma mère et mon père ont été arrê­tés. J’ai vécu seul, en volant les gens pour bouf­fer. En 1951, j’ai été arrê­té six semaines à cause d’un conflit à l’é­cole avec un pro­fes­seur, ancien légion­naire fas­ciste, qui fai­sait du zèle pour le régime. En 1956, lors des évè­ne­ments de Hon­grie, il y a eu une forte agi­ta­tion étu­diante dans tout le pays, allant jus­qu’à des com­bats de rue à Timi­soa­ra. À l’u­ni­ver­si­té de Buca­rest où j’é­tais, ça a aus­si bou­gé. J’ai été arrê­té à la suite de la lec­ture d’un texte à un sémi­naire de la fac, ras­sem­blant plu­sieurs per­son­na­li­tés, dans lequel je dénon­çais mes col­lègues qui se lais­saient faire et n’a­gis­saient pas selon leurs idées.

Lorsque je me suis retrou­vé der­rière les bar­reaux, je l’a­vais en quelque sorte vou­lu, dési­ré, puisque c’est moi même qui ait pro­vo­qué les évè­ne­ments. Le fait que j’é­tais un écri­vain poten­tiel m’a énor­mé­ment aidé, sur plu­sieurs plans. Sur le plan géné­ral, puisque je me disais que ce n’é­tait pas grave, que j’é­cri­rais en sor­tant. Mais sur­tout dans les moments durs, pen­dant les tor­tures, les puni­tions phy­siques, lorsque tu te pro­poses d’ob­ser­ver et d’en­re­gis­trer. La dou­leur perd de son inten­si­té. Cette dis­tance m’a aidé pour dépas­ser les moments difficiles.

Je pour­rais aller plus loin en te disant que j’a­vais un com­plexe d’in­fé­rio­ri­té en pri­son, que je me sen­tais en quelque sorte humi­lié du fait que j’é­tais condam­né à une petite peine. Moi j’a­vais 21 ans, donc j’é­tais un indi­vi­du mûr, mais d’autres cama­rades de cel­lule avaient seule­ment 14 ans, et ils étaient condam­nés aux tra­vaux for­cés à perpétuité.

Après ces années de pri­son, lors­qu’on m’a noti­fié mon assi­gna­tion à rési­dence, j’ai fait des efforts pour conte­nir ma joie. J’ai tout de suite pen­sé à Dos­toievs­ki, à la Sibé­rie, etc. Pen­dant ces 4 ans d’as­si­gna­tion à rési­dence, j’ai beau­coup écrit. Mais j’ai écrit, j’ai brû­lé, j’ai écrit, j’ai brû­lé. Depuis d’ailleurs, je ne tiens plus de jour­nal ― c’est une habi­tude de ceux qui sont tra­qués. Tenir un jour­nal c’est comme l’on dit en Rou­ma­nie consti­tuer tout seul son dos­sier. Alors je cachais ce que j’é­cri­vais dans des bou­teilles que j ‘enter­rais ensuite dans le jar­din ; mais je devais les déter­rer pour ajou­ter ou chan­ger quelque chose. Et puis tous les six mois il cour­rait le bruit d’un contrôle, et alors tous les habi­tants du vil­lage détrui­saient jus­qu’aux pho­to­gra­phies, pour ne pas se livrer, pour ne pas avoir de dos­sier. Alors à un moment don­né, je me suis dit que tant que je ne serai pas tota­le­ment libre, je n’é­cri­rai plus. Et j’ai arrê­té d’é­crire jus­qu’au moment où j’ai été libéré.

N. T.: Paul Goma, qu’est-ce que veut dire être dissident ?

P.G.: Être dis­si­dent, c’est prendre son cou­rage à deux mains. Recom­men­cer à avoir du cou­rage de façon natu­relle. Donc, en regar­dant rétros­pec­ti­ve­ment la situa­tion, nous , qui avons fait ce que nous avons fait, peu en fait, mais pas mal du point de vue du cou­rage, nous devons être consi­dé­rés comme des êtres nor­maux. Ceux qui n’ont pas agi ne l’é­taient pas. Nous ne vou­lions pas deve­nir et nous ne sommes pas deve­nus des espèces de « sur­hommes ». Nous vou­lions rat­tra­per le niveau nor­mal. C’est à dire que lorsque tu as mal, tu cries.

N. T.: Te reven­diques-tu comme orthodoxe ?

P.G.: Oui, par nais­sance, par bap­tême. Lors du déclen­che­ment de la révo­lu­tion polo­naise, nous nous disions ma femme et moi que l’on devrait aller en Pologne, deman­der l’a­sile poli­tique et pas­ser au catho­li­cisme. Mais enfin, au delà de l’a­nec­dote, disons que l’É­glise Ortho­doxe, ça va pour les temps de paix mais non pour les évè­ne­ments. C’est une reli­gion « belle », théâ­trale, spec­ta­cu­laire, les rap­ports entre les croyants et le bon dieu sont plu­tôt ami­caux. Elle n’a jamais essayé d’ai­der les croyants, contrai­re­ment à l’é­glise catho­lique ou protestante.

N.: Oui, mais la seule forme morale et cultu­relle qui peut conduire à l’op­po­si­tion, à la pro­tes­ta­tion, c’est l’in­sou­mis­sion. Or l’é­glise, c’est l’é­cole même de la soumission.

P.G.: Oui mais moi je ne parle pas d’une situa­tion où il y aurait un seul pou­voir oppres­seur, l’É­glise. Et puis tu sais, il parait que l’é­glise ortho­doxe n’a pas connu l’in­qui­si­tion. Bien, cela dit, je ne suis pas pra­ti­quant. Mais pre­nons le cas de la Pologne par exemple. Indé­pen­dam­ment de notre athéisme ou de celui des autres, au cas où le peuple polo­nais est oppri­mé du point de vue natio­nal par l’URSS et du point de vue poli­tique par le PC, l’é­glise catho­lique, qui a une tra­di­tion, disons, pleine de sang et d’in­to­lé­rance dans son his­toire, consti­tue un contre pou­voir et un recours. Cet aspect ne peut pas être minimisé.

N. T.: Je vou­drais te poser une ques­tion sur un sujet que tu connais bien, la grève des mineurs de la val­lée de la Jiu, qui a eu lieu en été 1977 alors que tu étais encore en Rou­ma­nie, et qui a été l’une des luttes les plus impor­tantes, sinon la plus impor­tante, des tra­vailleurs rou­mains dans la der­nière décen­nie. À ton avis, peut-on par­ler lors de cette grève, d’é­mer­gence de cer­taines formes d’au­to-orga­ni­sa­tion, de struc­tures de type syn­di­cal, d’auto-défense ?

P.G.: Oui, bien enten­du. La val­lée de la Jiu est d’ailleurs une zone où il y a depuis long­temps une tra­di­tion ouvrière, indus­trielle (depuis l’empire aus­tro-hon­grois). Les membres du comi­té de grève, les prin­ci­paux ani­ma­teurs, ont été élus à par­tir d’un sys­tème qu’on pour­rait appe­ler de « sages ». Ils étaient éga­le­ment membres du par­ti (il s’a­gis­sait avant tout d’une cou­ver­ture) mais ils figu­raient au comi­té en tant que « sages » en quelque sorte ! Il s’a­git là d’un réflexe com­mu­nau­taire, tri­bal, qui a joué un rôle impor­tant dans le syn­di­ca­lisme rou­main d’avant-guerre.

Je ne sais pas, car je n’ai pas eu d’in­for­ma­tions à ce sujet, si les gré­vistes sont arri­vés à se struc­tu­rer éga­le­ment en fonc­tion d’autre chose que d’un éven­tuel siège de la part des forces de l’ordre, siège qu’ils crai­gnaient avant tout. Donc il y a eu un sys­tème d’au­to-défense qui a bien fonc­tion­né à l’é­gard de mul­tiples pro­vo­ca­tions : les mineurs ont été arro­sés par les pom­piers, frap­pés par les mili­ciens et même par les membres de la garde de Ceau­ses­cu. Ils ont très bien su résis­ter aux pro­vo­ca­tions, mais mal­heu­reu­se­ment tout cela ne leur a ser­vi à rien. Ce n’é­tait pas leur faute, ils ont fait tout ce qui était humai­ne­ment possible.

Radio Liber­taire, le 20 novembre 1982

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Paul Goma a publié en France :
– La cel­lule des libé­rables, Gal­li­mard, 1971
– Elles étaient quatre…, Gal­li­mard, 1974
– Gher­la, Gal­li­mard, 1976
– Dans le cercle, Gal­li­mard, 1977
– Garde inverse, Gal­li­mard, 1979
– Le trem­ble­ment des hommes, Seuil, 1979
– Les chiens de mort, Hachette, 1981


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