La Presse Anarchiste

Il n’y a pas de bon ou de mauvais marxisme

Écrite en 1965 et ayant connu depuis une large dif­fu­sion à l’é­tran­ger, la « lettre ouverte au Par­ti Ouvrier Uni­fié Polo­nais » de Kuron et Mod­ze­lews­ki consti­tue l’un des rare docu­ment ― prises de posi­tion ― ana­lyses d’ins­pi­ra­tion mar­xiste pro­ve­nant de l’Est. L’é­vo­lu­tion de Kuron est connue par les nom­breux articles de lui ou sur lui publiés par la presse. Il nous a sem­blé donc inté­res­sant de rap­por­ter les pro­pos de Moze­lews­ki recueillie fin juillet 1981 à Wroclaw.

— O —

Nico­las. On te pré­sente comme un héri­tier de Kola­kows­ki, es-tu d’accord ?

Mod­ze­lews­ki. C’est beau­coup dire… Il consti­tuait pour nous en cette période, c’est à dire entre 56 et 68, l’in­tel­lec­tuel cri­tique pres­ti­gieux par excel­lence. En fait, et ce n’est pas péjo­ra­tif pour moi, Kola­kows­ki est plu­tôt un moraliste.

N. On te connaît sur­tout pour la “Lettre…”.

M. Dom­mage, j’au­rais pré­fé­ré être connu comme médié­viste. Le tra­vail que j’ai fait à l’é­poque avec Kuron n’est plus, à mon avis, une réfé­rence poli­tique. Ni pour moi, ni pour les autres.

N. Quelle est ta posi­tion aujourd’­hui par rap­port au mar­xisme révo­lu­tion­naire, dogmatique ?

M. Il n’y a pas de bon ou de mau­vais mar­xisme. L’hé­ri­tage du mar­xisme est par­ti­cu­liè­re­ment ambi­gu : on y trouve autant d’élé­ments pour le léni­nisme-sta­li­nisme que pour la social-démo­cra­tie. Pour moi aujourd’­hui, il ne pré­sente qu’un inté­rêt his­to­rique, de recherche. C’est le régime qui m’a « fait » mar­xiste. Il s’a­gis­sait pour moi d’un moyen pour légi­ti­mer ma révolte contre le régime mais qui rele­vait mal­gré tout de l’at­ti­tude confes­sion­nelle : il fal­lait le ren­ver­ser parce qu’il était faux. J’ai aban­don­né ce genre de démarche héré­tique : je ne suis plus croyant.

Le mar­xisme est une litur­gie qui n’a même plus un sens pra­tique. Sa fonc­tion est hié­ra­tique, les mar­xistes parlent entre eux une lin­gua nova. À l’heure actuelle ceci consti­tue un obs­tacle même pour les bureau­crates. Ils n’ar­rivent pas à com­prendre ce qui se passe en Pologne et à prendre des déci­sions parce qu’ils ne peuvent pas le dire en termes mar­xistes. Il suf­fit de regar­der la télé­vi­sion (lors de l’in­ter­view avait lieu le congrès du parti).

Les cadres de Soli­dar­ność ont été for­més pour la plu­part après la période 50 – 60. L’i­déo­lo­gie du régime n’in­té­resse pas ceux qui s’y opposent. Il y a deux périodes dis­tinctes : celle d’a­vant 68, héré­tique, et celle d’a­près, oppositionnelle.

N. Les intel­lec­tuels ne jouent-ils pas un rôle trop impor­tant depuis quelques temps ?

M. Soli­dar­ność est le syn­di­cat de tous. De par leur qua­li­fi­ca­tion pro­fes­sion­nelle ils sont ame­nés à jouer un rôle impor­tant dans l’é­la­bo­ra­tion de la poli­tique du syn­di­cat. Ce sont des gens très dif­fé­rents : il y a les « par­ti­sans » et puis… les « média­teurs ». Le groupe de ceux qu’on appelle les « experts » de Gdansk est très repré­sen­ta­tif pour les intel­lec­tuels « clas­siques » : les scien­ti­fiques, l’in­tel­li­gent­sia catho­lique, les réfor­ma­teurs, etc… Au départ d’ailleurs, la plu­part ne croyaient pas à la pos­si­bi­li­té d’un syn­di­cat libre.

N. Et le KOR ?

M. Ce n’est pas le KOR, mais les grèves qui font peur au pouvoir.

N. Com­ment ana­lyses-tu la situa­tion actuelle du pays ?

M. Outre ses par­ti­cu­la­ri­tés que je lais­se­rai de côté, la Pologne a les struc­tures d’un pays tota­li­taire. Or der­niè­re­ment, au fur et à mesure que la socié­té s’est orga­ni­sée et que le pou­voir s’est affai­bli, ce pays cesse d’être tota­li­taire. Dans le cadre démo­cra­tique actuel, les ins­ti­tu­tions, conçues de façon anti-démo­cra­tique, cessent de fonc­tion­ner : il faut par consé­quent les chan­ger. Et avec la crise éco­no­mique actuelle, il n’y a pas de sur­vie pos­sible sans chan­ge­ment ins­ti­tu­tion­nel radi­cal. De toute façon le pou­voir n’en a que pour quelques mois encore. De toute façon, à par­tir de son congrès, Soli­dar­ność devra deve­nir une force non seule­ment de cri­tique mais aus­si de restruc­tu­ra­tion du régime. Pour l’ins­tant le che­val de bataille de Soli­dar­ność consiste dans le fait d’ex­pli­quer aux gens, sou­vent las, qu’il n’y a pas de sor­tie de la crise éco­no­mique actuelle sans réforme du sys­tème. Le pro­blème-clef main­te­nant est la cam­pagne autour de la nomi­na­tion des direc­teurs par le pou­voir. La nomenk­la­tu­ra résulte de ce phé­no­mène justement.

N. N’as-tu pas le sen­ti­ment qu’il y a un dan­ger de cogestion ?

M. De toute façon, telle qu’elle est envi­sa­gée, l’au­to­ges­tion n’est pas incom­pa­tible avec l’au­to­no­mie des syn­di­cats. La démo­cra­tie ouvrière n’est pas mise en cause. Mais le plus grave est que la bureau­cra­tie est trop lourde, agit après coup et au ralen­ti. Son inca­pa­ci­té à s’a­dap­ter à la situa­tion est grave. Nous devons trou­ver un modus viven­di

Inter­view réa­li­sée en juillet 1981 à Wroclaw


Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste