La Presse Anarchiste

L’ambivalence des réactions face aux événements polonais

Ancien pro­fes­seur à la facul­té de Droit de l’U­ni­ver­si­té Charles à Prague et ancien mili­tant com­mu­niste, Lubo­mir Sochor a par­ti­ci­pé acti­ve­ment au Prin­temps de Prague. Il a été élu membre du Comi­té Cen­tral au congrès extra­or­di­naire clan­des­tin du PCT à Vyso­ca­ny en août 68. Au début de la nor­ma­li­sa­tion, il a été expul­sé du par­ti, frap­pé d’in­ter­dic­tion pro­fes­sion­nelle, expo­sé aux bri­mades de la police poli­tique. En France depuis trois ans, il est pro­fes­seur asso­cié à l’U­ni­ver­si­té de Paris 7, où il fait des cours sur l’in­for­ma­tion et la com­mu­ni­ca­tion de masse dans les pays du socia­lisme réel. Il se consi­dère mar­xiste, avant tout d’un point de vue théo­rique et non dog­ma­tique et rejette le léni­nisme. Il col­la­bore à la revue socia­liste tché­co­slo­vaque « Lis­ty » ain­si qu’à « L’Alternative ».

— O


Vincent
 : D’août 1980 à décembre 1981 s’est dérou­lé en Pologne une expé­rience inté­res­sante, un mou­ve­ment social très fort. Com­ment ces évè­ne­ments ont-ils été res­sen­tis par le gou­ver­ne­ment, par l’homme et la femme de la rue, et par l’opposition ?

Lubo­mir Sochor : On peut dire que la réper­cus­sion des évè­ne­ments polo­nais a pro­vo­qué en Tché­co­slo­va­quie des réac­tions ambi­va­lentes. Si je parle de réac­tions ambi­va­lentes, c’est bien enten­du en excluant la direc­tion poli­tique dont la réac­tion est tout à fait claire : la peur, l’in­cer­ti­tude. Et cela se tra­duit par la volon­té de prendre des mesures pré­ven­tives dra­co­niennes, de déclen­cher la ter­reur, non san­glante mais ter­reur tout de même, pour empê­cher la conta­mi­na­tion polonaise.

Cette réac­tion ambi­va­lente carac­té­rise plu­tôt les larges couches popu­laires. Le peuple suit l’é­vo­lu­tion en Pologne avec bien­veillance et mal­veillance à la fois. On a bien fait à Var­so­vie de trai­ter ain­si ces salauds de sta­li­niens, il fau­drait faire de même aux salauds sta­li­niens de Prague. Mais en même temps, c’est ris­qué et on le ferait si on pou­vait le faire sans dan­ger et sans le payer. On le désire et on le craint en même temps, et on cherche à l’é­vi­ter. Alors on per­siste dans l’at­ten­tisme. Pourquoi ?

Pre­miè­re­ment, il y a une las­si­tude géné­rale de la popu­la­tion résul­tant de l’éner­gie consom­mée par les efforts réfor­ma­teurs, par la décep­tion et par la période de nor­ma­li­sa­tion. On a pas­sé les épu­ra­tions, on s’est accom­mo­dé à une vie médiocre mais tran­quille, on vaque à ses inté­rêts pri­vés, on se fiche de la vie publique. Ain­si on peut sur­vivre en atten­dant une époque meilleure.

Deuxiè­me­ment, la mani­pu­la­tion éco­no­mique, en sapant les bases du déve­lop­pe­ment futur, en remet­tant à demain par des mesures pro­vi­soires les pro­blèmes éco­no­miques sérieux, ajourne la crise ou plu­tôt la catas­trophe éco­no­mique de quelques années. Dans l’im­mé­diat, on arrive à joindre les deux bouts. La vie quo­ti­dienne est plus dure qu’a­vant mais pas trop dure, on peut se débrouiller, on peut vivre. On est assez content de ne pas subir la misère polo­naise. Ces sen­ti­ments sont mani­pu­lés par le gou­ver­ne­ment. En effet la presse pré­sente en par­lant de la Pologne tout d’a­bord la pénu­rie et la misère, puis le désordre et l’a­nar­chie. Ça fait peur au citoyen moyen. Et c’est une vieille démarche de dic­ta­teur de pré­sen­ter au peuple oppri­mé un exemple de gens encore plus oppri­més. Cela donne une satis­fac­tion semi-consciente, semi-incons­ciente. Il n’y a donc pas de sti­mu­lus maté­riels qui pous­se­raient la popu­la­tion à une révolte ou à une résis­tance active, et elle se can­tonne dans la résis­tance passive.

Troi­siè­me­ment, le gou­ver­ne­ment uti­lise les pul­sions incons­cientes non domi­nées, il cherche à faire jouer les vieux res­sen­ti­ments contre les polo­nais, avec un cer­tain suc­cès. Les rap­ports pas­sés entre tchèques et polo­nais n’ont pas été idéaux. On peut dire que depuis la révo­lu­tion euro­péenne de 1848, il y a un cer­tain cli­vage. Il se retrouve dans les articles de Marx et d’En­gels de 1848, sur­tout dans le recueil « La révo­lu­tion et la contre révo­lu­tion ». Ils ont tou­jours exal­té les polo­nais et les hon­grois comme des nations révo­lu­tion­naires et les tchèques, les slaves méri­dio­naux et les russes comme des nations contre-révo­lu­tion­naires. C’é­tait une posi­tion prag­ma­tique et hégé­lienne : elle repro­duit la divi­sion que fait Hegel entre peuples his­to­riques et a‑historiques, c’est à dire les peuples dans les­quels l’es­prit abso­lu s’est incar­né et les autres, omis par cet esprit. Il faut resi­tuer ces idées de Marx dans le contexte de la révo­lu­tion démo­cra­tique bour­geoise euro­péenne. En fait les polo­nais, qui aiment les actions d’é­clat, ont tou­jours regar­dé les tchèques comme des oppor­tu­nistes trop terre à terre et sans noblesse d’es­prit. Les tchèques ont repro­ché aux polo­nais leur roman­tisme aris­to­cra­tique et leur carac­tère aven­tu­rier. Dans la tra­di­tion poli­tique tchèque, dans la men­ta­li­té du peuple tchèque, c’est plu­tôt l’es­prit réfor­ma­teur qui domine alors que dans la men­ta­li­té polo­naise c’est vrai­ment un cer­tain roman­tisme qui pré­do­mine. La pro­pa­gande joue cette corde du réa­lisme tchèque contre le roman­tisme polo­nais. Les suc­ces­seurs de Pil­sud­ski1Pil­sud­ski est le géné­ral qui en 1920 a stop­pé l’a­vance de l’ar­mée rouge sur Var­so­vie, et qui en 1926 a fait un coup d’É­tat mili­taire, le pre­mier de l’his­toire polo­naise. Aujourd’­hui il est très popu­laire en Pologne comme sym­bole de lutte contre les sovié­tiques, par contre son coup d’É­tat et la dic­ta­ture qu’il a ins­tau­ré ensuite ne remue pas trop l’es­prit cri­tique des polo­nais.] ont eux com­mis des actions déloyales contre la pre­mière répu­blique tché­co­slo­vaque. Ils ont flir­té avec Hit­ler et ils ont annexé après Munich un mor­ceau de ter­ri­toire tché­co­slo­vaque, avec une popu­la­tion mixte tchèque et polo­naise. Les tchèques ne l’ont pas oublié, ou s’ils l’a­vaient oublié, c’é­tait res­té dans l’in­cons­cient et ça res­sort dans le conscient. Enfin, les polo­nais ont par­ti­ci­pé à l’in­va­sion du pacte de Var­so­vie en août 1968. On dit qu’ils ont été plus doux que les sovié­tiques, moins fer­vents. C’est vrai, mais ils y étaient, et ils ont aus­si tué des gens, peut-être par hasard ou par impru­dence car lors­qu’on porte des armes char­gées le doigt sur la gâchette, on peut tuer sans le vou­loir. Je crois qu’ils ont fait quelques cochon­ne­ries à Nàchod en s’en­ivrant. En com­pa­rai­son avec les sovié­tiques, ils ont été plus pas­sifs, ils se sont reti­rés les pre­miers du ter­ri­toire tché­co­slo­vaque. Ils n’é­taient pas à leur aise et le com­man­de­ment polo­nais a eu des pro­blèmes car les sol­dats ont deman­dé des expli­ca­tions. Pour la pre­mière fois l’ar­mée polo­naise a fait une action com­bi­née avec l’ar­mée alle­mande contre un peuple slave. Ça a embar­ras­sé les sol­dats et les offi­ciers. Mais ils ont tout de même obéi, en bons militaires.

Qua­triè­me­ment, le gou­ver­ne­ment cherche à faire jouer les pas­sions basses, les mau­vais ins­tincts des tchèques en ten­tant d’ex­pli­quer la dégra­da­tion de la situa­tion éco­no­mique par le gré­visme et l’a­nar­chie polo­nais. Évi­dem­ment, il y a tou­jours des élé­ments de véri­té là-dedans. On ne nour­rit pas les polo­nais comme Husak veut bien le faire croire aux tchèques, mais il peut arri­ver que l’ab­sence de cer­tains articles soit vrai­ment cau­sée par le gré­visme polo­nais, à cause de la divi­sion du tra­vail à l’in­té­rieur du Come­con. Par exemple l’in­dus­trie tché­co­slo­vaque tra­di­tion­nelle qui fabri­quait les ampoules a ces­sé de les pro­duire et cette tâche assez simple a été confiée à l’in­dus­trie moins expé­ri­men­tée polo­naise. Main­te­nant quand on ne trouve pas d’am­poules, ce qui arrive, on dit : « voi­là, ce sont les polo­nais ». En géné­ra­li­sant, on cherche à expli­quer ain­si toute la pénu­rie par la paresse, l’i­vro­gne­rie, l’a­nar­chisme et le gré­visme polo­nais. Parce qu’en par­lant des grèves, on parle aus­si de la paresse et de l’i­vro­gne­rie C’est per­fide, mais on le fait. Ces argu­ments ont un cer­tain écho auprès des gens, qui sont dés­in­for­més. L’at­ti­tude du tché­co­slo­vaque moyen vis à vis de la Pologne est donc un mélange de sym­pa­thie et de ressentiment.

Dans l’op­po­si­tion, dans les cercles les plus éclai­rés on a beau­coup d’es­time pour les polo­nais et on ne croit pas à la pro­pa­gande offi­cielle. La sym­pa­thie est tout à fait claire. Peut-être dans les cercles laïques, socia­listes et mar­xi­sants, on se méfie un peu de la bigo­te­rie exté­rieure du mou­ve­ment, et le rôle de l’É­glise pro­voque une cer­taine méfiance, on le com­prend mal. La mytho­lo­gie « pil­sud­skienne » a aus­si pro­vo­qué une cer­taine méfiance avant le coup mili­taire à Var­so­vie. Wale­sa a flir­té un peu avec l’i­dée du sabre qui sauve la nation, c’est à dire d’un géné­ral ou d’un maré­chal qui pour­rait sor­tir le pays de la crise, rem­pla­cez le par­ti inca­pable. Alors au début il disait du bien de Jaru­zels­ki. Peut-être était-ce un peu déma­go­gique, une malice poli­ti­cienne, mais cela a entraî­né une cer­taine réserve. La sym­pa­thie et l’es­time ont lar­ge­ment pré­va­lu, et cette réserve est mineure en com­pa­rai­son de la soli­da­ri­té mani­fes­tée. De plus le cou­rant chré­tien à l’in­té­rieur de la Charte 77 a lui res­sen­ti de la sym­pa­thie pour ce rôle de l’é­glise et de la hié­rar­chie ecclé­sias­tique. Il faut prendre en consi­dé­ra­tion dans ces appré­cia­tions le carac­tère diver­si­fié de la Charte 77.

Radio Liber­taire, le 7 jan­vier 1982

– O —

Lubo­mir Sochor n’a pas publié ne livre en France. On peut citer tout de même deux articles qu’il a publié dans la revue « L’Alternative » :

  • Le mou­chard, n°13 de novembre-décembre 1981
  • Le code pénal « nor­ma­li­sé », n°15 de mars-avril 1982
  • 1
    Pil­sud­ski est le géné­ral qui en 1920 a stop­pé l’a­vance de l’ar­mée rouge sur Var­so­vie, et qui en 1926 a fait un coup d’É­tat mili­taire, le pre­mier de l’his­toire polo­naise. Aujourd’­hui il est très popu­laire en Pologne comme sym­bole de lutte contre les sovié­tiques, par contre son coup d’É­tat et la dic­ta­ture qu’il a ins­tau­ré ensuite ne remue pas trop l’es­prit cri­tique des polonais.

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