La Presse Anarchiste

Marx à l’Est

Maxi­mi­lien Rubel est né en 1905 à Czer­no­witz, à l’é­poque ville aus­tro-hon­groise et capi­tale de la Buko­vine qui est pas­sée à la Rou­ma­nie en 1918 et à l’URSS en 1947. Diplô­mé en droit et en phi­lo­so­phie, il arrive en 1931 à Paris, où il pour­suit ses études à la Sor­bonne. Il est licen­cié ès-lettres en 1934 et doc­teur en 1954. C’est pen­dant la guerre qu’il se rend compte qu’il n’existe ni édi­tion com­plète ni biblio­gra­phie com­plète, ni bio­gra­phie satis­fai­sante de Marx et de son œuvre. Il va se consa­crer désor­mais à essayer de com­bler ces lacunes. En 1947, il entre au CNRS où il pour­sui­vra ses tra­vaux jus­qu’en 1970. Rubel a don­né le nom de « mar­xo­lo­gie » aux études qu’il a entre­prises sur Marx. En 1959, il crée une revue consa­crée à ce sujet, « Études de Mar­xo­lo­gie ». L’un des abou­tis­se­ments de l’œuvre de Maxi­mi­lien Rubel, outre ses nom­breux écrits, est l’é­di­tion de la Pléiade des écrits de Marx dont il a la res­pon­sa­bi­li­té. Les quelques pages qui vont suivre ne peuvent pas, comme Rubel le dit lui-même, résu­mer les tra­vaux de toute une vie. Mais elles per­mettent d’in­tro­duire deux aspects des ses recherches qui nous ont paru impor­tants. Tout d’a­bord la place que Marx occupe à l’Est : il a ample­ment mon­tré que même Marx et Engels, pour­tant déi­fiés là-bas, y sont cen­su­rés. Ensuite Rubel appa­raît iso­lé et en retrait dans le grand débat, pour ne pas dire com­bat, entre mar­xisme et anar­chisme. En effet il cri­tique aus­si vio­lem­ment le mar­xisme que les anar­chistes et en par­ti­cu­lier Bakou­nine. Mais il consi­dère que Marx est théo­ri­cien de l’anarchisme.

Nico­las : J’ai pen­sé à une inter­view d’en­vi­ron vingt minutes, por­tant notam­ment sur la ques­tion Marx/​marxisme/​Pays de l’Est ; voi­ci les ques­tions que je vou­drais te poser (si tu veux en ajou­ter d’autres ou les modi­fier, il n’y a pas de pro­blème en ce qui me concerne):

  1. De l’URSS à l’É­thio­pie, en pas­sant par les démo­cra­ties popu­laires, la Chine ou Cuba, on reven­dique et on invoque, côté pou­voir, Marx. Peux-tu déve­lop­per, pour Radio-Liber­taire, ta posi­tion, en tant que mar­xo­logue, à ce sujet ?
  2. Com­ment expli­quer le fait que dans le bloc dit socia­liste, la réfé­rence à Marx joue un rôle infime chez ceux qui cri­tiquent, contestent ou com­battent le régime en place. Par exemple en Pologne en 1980/​1981, même des gens comme Mod­ze­lews­ki ou Kuron, mar­xistes cri­tiques dans les années 65, ont reje­té toute réfé­rence à Marx. Contre-exemple, les intel­lec­tuels you­go­slaves liés de près ou de loin à la revue Praxis, qui se reven­diquent de Marx mais qui sont sou­vent sur des posi­tions luxem­bour­gistes, liber­taires ou même anar­chistes (sans que cela leur appa­raisse comme contradictoire).
  3. Quels ont été les échos de tes recherches sur Marx dans les milieux com­mu­nistes occi­den­taux (PC, trots­kystes) et à l’Est surtout ?
  4. Quelle est la cri­tique de l’É­tat « socia­liste » que tu fais à par­tir de Marx ?
  5. Pour­rais-tu déve­lop­per ta thèse sur « Marx, théo­ri­cien de l’a­nar­chisme » par rap­port à la contes­ta­tion exis­tante à l’in­té­rieur des régimes marxistes-léninistes ?

Maxi­mi­lien Rubel : C’est à ma demande que tu viens de lire les cinq ques­tions que tu m’as envoyées pour « une inter­view d’en­vi­ron vingt minutes » des­ti­née aux audi­teurs de Radio Liber­taire, et tu as bien vou­lu pré­ci­ser que je pour­rais « en ajou­ter d’autres ou les modifier ».

Ma pre­mière réac­tion en reli­sant ton ques­tion­naire fut celle de l’é­ton­ne­ment, mais en y réflé­chis­sant, je me suis dit : de deux choses l’une, ou bien tu as si bonne opi­nion de mon intel­li­gence et de mon savoir que tu me crois capable de résu­mer en une ving­taine de minutes et en quelques for­mules bien frap­pées des idées et juge­ments néces­si­tant des heures, voire des jour­nées de réflexion et de dis­cus­sions, ou bien tu pos­sé­dais toi-même, en for­mu­lant tes ques­tions, les réponses à de sem­blables inter­ro­ga­tions qui ont mûri dans ton esprit et pou­vaient donc trou­ver faci­le­ment réponse dans un bref dia­logue avec moi. Je ne sais quelle hypo­thèse choi­sir, mais quoi qu’il en soit, je pense être en mesure de for­mu­ler un cer­tain nombre de thèses géné­rales à par­tir des­quelles cha­cune de tes 5 ques­tions pour­raient trou­ver une réponse adéquate.

1. — J’af­firme qu’il y a incom­pa­ti­bi­li­té de nature entre n’im­porte quelle forme de mar­xisme d’une part, et l’en­sei­gne­ment de Marx d’autre part. S’il est vrai, comme le pré­tend mon­sieur tout le monde, qu’un tiers de notre pla­nète est « offi­ciel­le­ment mar­xiste », il est tout aus­si vrai que le carac­tère mar­xiste de ces pays ou régimes est sim­ple­ment une éti­quette orne­men­tale pour faire croire qu’il s’a­git de socié­tés fonc­tion­nant selon les vœux et les recettes de Marx, alors que le simple fait que ces régimes ont choi­si de se dénom­mer « mar­xistes » est déjà en soi une preuve qu’il s’a­git d’une impos­ture ou, pour recou­rir à la théo­rie de Marx, d’une idéo­lo­gie. Un régime se disant « mar­xiste » et pré­ten­dant gou­ver­ner confor­mé­ment aux règles et normes d’une science appe­lée mar­xisme tombe de ce fait même sous la cri­tique des idéo­lo­gies éla­bo­rée par Marx, même si les maîtres de ces régimes se réclament en même temps de ce qu’ils appellent le « socia­lisme scien­ti­fique ». Ce serait ma réponse, for­cé­ment lapi­daire et para­doxale, à ta pre­mière question.

Pour l’ex­pri­mer sous la forme d’une thèse, je dirais que le mar­xisme offi­ciel d’un tiers de notre monde prouve a contra­rio la jus­tesse de la théo­rie maté­ria­liste et cri­tique de Marx, sa décou­verte scien­ti­fique de la genèse et du rôle des idéo­lo­gies poli­tiques en tant qu’ins­tru­ment d’a­bê­tis­se­ment et de domi­na­tion de l’homme par l’homme. Ce n’est pas le mar­xisme qui nous fait connaître la pen­sée de Marx, c’est au contraire la théo­rie cri­tique de Marx qui nous aide à ana­ly­ser l’i­déo­lo­gie mar­xiste des classes et des castes des pays « socia­listes » qui ont besoin de légi­ti­mer mora­le­ment l’exer­cice du pou­voir d’É­tat, levier de la nou­velle accu­mu­la­tion capi­ta­liste, etc.

2. — Dans ces pays, il est nor­mal que les masses labo­rieuses exploi­tées se sou­cient fort peu de connaître la « véri­té sur Marx » et qu’elles vomissent le mar­xisme qui ne par­vient même pas à deve­nir le sub­sti­tut d’une reli­gion et de sus­ci­ter une vraie croyance. Les ouvriers polo­nais, par exemple, se contentent d’une vraie reli­gion ― pas d’une reli­gion vraie ―, la reli­gion catho­lique, mais j’ai le sen­ti­ment qu’un grand nombre par­mi eux se fout du catho­li­cisme comme du mar­xisme, de Wale­sa et des mar­xistes « offi­ciels » comme Adam Schaff, Mod­ze­lews­ki et Kuron avaient com­pris autre­fois tout cela, et s’ils ont tour­né casaque, c’est pour des rai­sons psy­cho­lo­giques qu’il serait trop long ― et inutile ― d’ex­pli­quer. Quant aux you­go­slaves, où le sta­li­nisme a pu être conte­nu, une cer­taine liber­té de pen­sée a fait naître le cou­rant PRAXIS : cela n’a pas empê­ché mes « col­lègues » de refu­ser la dis­cus­sion avec moi lorsque j’ai expo­sé à Kor­cu­la mes thèses sur la nou­velle bour­geoi­sie et sa mis­sion dans les pays éti­que­tés « socia­listes » ou « autogestionnaires ».

3. — Je pra­tique la « mar­xo­lo­gie » depuis plus de 4 décen­nies et si je devais faire le bilan de mes « suc­cès », je dirais tout d’a­bord, non sans une cer­taine satis­fac­tion, voire fier­té, que mes tra­vaux scien­ti­fiques ― puisque c’est en tant que cher­cheur atta­ché au CNRS (donc payé par l’É­tat) que j’ai pu me consa­crer à ma spé­cia­li­té ― donc je dirais que j’ai des lec­teurs plus nom­breux dans les milieux non intel­lec­tuels que par­mi mes « confrères » qui, même quand ils uti­lisent mes écrits ou mes recherches, pré­fèrent ne pas me nom­mer ni me citer : les anti-mar­xistes parce que j’op­pose Marx au mar­xisme, et les mar­xistes parce que, au nom de la théo­rie de Marx, je les cri­tique de diverses manières, sui­vant la caté­go­rie ou le cénacle aux­quels ils appar­tiennent et sui­vant la posi­tion poli­tique ou « phi­lo­so­phique » qu’ils prennent à l’é­gard du « socia­lisme réel­le­ment exis­tant », en se pro­cla­mant dis­ciples de Marx. Tout cela pour par­ler des « échos » de mes recherches dans les milieux occi­den­taux, com­mu­nistes et autres, sur­tout en France. À l’é­tran­ger, disons aux USA, au Japon, en Angle­terre, un cer­tain nombre de confrères m’ap­pré­cient plus ou moins à ma « juste valeur », en pre­nant au sérieux ma façon d’é­di­ter les écrits de Marx : le Marx de la Pléiade s’offre aux lec­teurs, spé­cia­listes ou non, intel­lec­tuels ou non, comme un auteur à médi­ter et à consul­ter même dans ce temps de crise et de confu­sion, de névrose et de vio­lence. Quant à « l’Est », je devrais par­ler sur­tout de l’URSS du temps de Sta­line, je fus le « fal­si­fi­ca­teur » de Karl Marx, sans plus. Après l’ère sta­li­nienne, on mani­feste un peu plus de réserve dans les juge­ments sur mes tra­vaux, tout en condam­nant en bloc la mar­xo­lo­gie comme une pen­sée « bour­geoise » et les « mar­xo­logues » comme anti-mar­xistes… Mais là encore, il fau­drait plus de temps pour expli­quer le pour­quoi de ce rejet de mes recherches et jugements.

4. — À cette ques­tion je répon­drai d’emblée que ni le mot ni le concept d’«État socia­liste » ne se trouvent chez Marx. Un détail : à pro­pos du bona­par­tisme du second empire, Marx a par­lé d’un socia­lisme « impé­rial », et de ce phé­no­mène bona­par­tiste, il a four­ni des élé­ments d’une ana­lyse qui rejoint les recherches modernes sur le « tota­li­ta­risme ! » À pro­pos des réformes de Bis­marck, il a par­lé de « socia­lisme d’É­tat », non pour approu­ver ce genre de socia­lisme, mais pour le condam­ner. Dans le conflit avec Bakou­nine, Marx et Engels ont été ame­nés à évo­quer le « socia­lisme de caserne » de cer­tains régimes sud-amé­ri­cains, l’É­tat des Incas du Pérou, etc. Mais cette cri­tique intem­pes­tive se basait sur la dénon­cia­tion du mode d’or­ga­ni­sa­tion des socié­tés secrètes dont Bakou­nine s’é­ri­geait en maître et ins­truc­teur, alors que sur la nature de l’É­tat et l’o­li­gar­chie capi­ta­liste, Bakou­nine et Marx s’ac­cor­daient par­fai­te­ment, Bakou­nine s’é­tant recon­nu dis­ciple de Marx qu’il se plai­sait à trai­ter de prus­sien, de juif, de hégé­lien, et donc de « com­mu­niste d’É­tat ». Me voi­ci entraî­né sur le ter­rain glis­sant de ta der­nière ques­tion, qui me parait la plus impor­tante : Marx théo­ri­cien de l’anarchisme.

5. — Au fond, c’est par là que j’au­rais dû com­men­cer ma com­mu­ni­ca­tion, étant don­né qu’il s’a­git d’une thèse qu’il est dif­fi­cile sinon impos­sible de faire com­prendre et accep­ter quand on dis­cute avec des gens qui se réclament de l’a­nar­chisme, encore qu’il fau­drait spé­ci­fier, vu les ten­dances ou modes d’a­nar­chisme sou­vent contra­dic­toires. Pour­tant il semble y avoir una­ni­mi­té dans la condam­na­tion de Marx et de sa pen­sée, n’im­porte quel anar­chiste (disons plu­tôt : adepte de l’a­nar­chisme) par­ta­geant avec les cri­tiques les plus réac­tion­naires de Marx la convic­tion de se trou­ver en pré­sence d’un « com­mu­niste auto­ri­taire », et même du prin­ci­pal théo­ri­cien du socia­lisme ou com­mu­nisme d’É­tat ; dans l’hy­po­thèse la moins néga­tive, on accor­de­ra à Marx d’a­voir don­né la cri­tique scien­ti­fique du capi­ta­lisme, voire de l’É­tat bour­geois, cri­tique qu’il aurait mal­heu­reu­se­ment mise au ser­vice d’une nou­velle forme de domi­na­tion oli­gar­chique, tant par son dis­cours sur la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat que par l’es­prit « réfor­miste » du pro­gramme poli­tique clai­re­ment défi­ni dans le Mani­feste Com­mu­niste et constam­ment pré­co­ni­sé depuis, à l’ex­cep­tion du court épi­sode de la Com­mune de Paris, quand Marx se serait, pour un moment, iden­ti­fié aux concep­tions de Bakou­nine. Je crois avoir réfu­té par­tiel­le­ment ce genre de rai­son­ne­ment dans les 4 réponses pré­cé­dentes, en démon­trant que l’on ne peut rendre Marx res­pon­sable du mar­xisme, par­ti­cu­liè­re­ment de l’ex­ploi­ta­tion léni­niste de l’en­sei­gne­ment mar­xien. C’est à Bakou­nine que revient le mérite dou­teux d’a­voir inven­té le mar­xisme et les mar­xistes comme des créa­tions ou pro­duits de leur pré­ten­du maître : et c’est par défi qu’En­gels, vou­lant chan­ger l’in­sulte en titre de gloire, a cru bon de sanc­tion­ner l’in­ven­tion ver­bale de Bakou­nine et de reven­di­quer pour lui-même et ses cama­rades le titre de noblesse de « mar­xistes » et pour la théo­rie éla­bo­rée par Marx et, en par­tie, par lui-même, la déno­mi­na­tion lau­da­tive de « mar­xisme» ; ce geste d’a­dop­tion infan­tile est à l’o­ri­gine de ce que j’ap­pelle le nou­veau CULTE ONOMASTIQUE, le féti­chisme du nom, en un mot comme en cent : la mytho­lo­gie marxiste.

Tu m’ob­jec­te­ras : qu’est-ce que tout cela a à voir avec ma ques­tion que je me per­mets de te répé­ter : « Pour­rais-tu déve­lop­per ta thèse sur « Marx, théo­ri­cien de l’a­nar­chisme » par rap­port à la contes­ta­tion exis­tante à l’in­té­rieur des régimes mar­xistes léninistes ? »

Tu as rai­son, je n’ai fait qu’es­quis­ser les pré­li­mi­naires d’une réponse, mais n’at­tend pas que je t’ap­porte, à toi comme à mes audi­teurs, la preuve convain­cante d’un argu­ment qui condense en quelque sorte l’en­semble de mes contri­bu­tions à une meilleure com­pré­hen­sion des ensei­gne­ments de Marx et qui est le sens même de mes efforts : Marx théo­ri­cien de l’a­nar­chisme. J’ai répon­du, me semble t‑il, par la néga­tive, par une contre-attaque, en ren­dant un cer­tain cou­rant anar­chiste res­pon­sable de la nais­sance de la mytho­lo­gie mar­xiste. Voi­là qui est plus facile que de jus­ti­fier ma concep­tion ― je ne dis pas mon inter­pré­ta­tion ― de la fon­da­tion, par Marx, d’une théo­rie de l’a­nar­chisme, voire de la seule théo­rie de l’anarchisme.

Si j’a­vais à pro­po­ser quelques pro­pos de Marx qui révèlent sous la forme d’un apho­risme le cre­do anar­chiste de cri­tique du sys­tème capi­ta­liste, je cite­rais d’a­bord cette phrase du Mani­feste Com­mu­niste :

« L’ANCIENNE SOCIÉTÉ BOURGEOISE AVEC SES CLASSES ET SES ANTAGONISMES DE CLASSE FAIT PLACE A UNE ASSOCIATION OU LE LIBRE ÉPANOUISSEMENT DE CHACUN EST LA CONDITION DU LIBRE ÉPANOUISSEMENT DE TOUS. »

Cette cita­tion je la com­plé­te­rais par un autre pro­pos apho­risme, anté­rieur au précédent :

« L’exis­tence de l’É­tat et l’exis­tence de la ser­vi­tude sont indis­so­ciables. Plus l’É­tat est puis­sant, plus un pays est, de ce fait, poli­tique, moins il est dis­po­sé à cher­cher la rai­son de ses tares sociales dans le prin­cipe même de l’É­tat, donc dans l’or­ga­ni­sa­tion actuelle de la socié­té dont l’É­tat est lui-même l’ex­pres­sion active, consciente et offi­cielle…» (Vorw. 1844)

Ces deux cita­tions, je les met­trais en exergue d’un expo­sé de la théo­rie anar­chiste de Marx, et je pour­rais mul­ti­plier ces dénon­cia­tions de l’É­tat (dont l’au­di­teur trou­ve­ra un choix plus riche dans mon essai publié en 1973 « Marx théo­ri­cien de l’a­nar­chisme » et dans le recueil de 1974, « Marx cri­tique du mar­xisme »). Bakou­nine qui fut un des pre­miers lec­teurs atten­tifs des écrits de Marx n’a­vait donc pas besoin d’at­tendre l’Adresse sur la Com­mune de Paris de 1871 pour décou­vrir un adepte de l’a­nar­chisme en la per­sonne de pré­ten­du « com­mu­niste d’É­tat ». Il aurait pu faire la même consta­ta­tion dans un autre docu­ment, de quelques mois seule­ment pos­té­rieur à cette adresse, à savoir la bro­chure rédi­gée par Marx sous le titre « Les pré­ten­dues scis­sions dans l’In­ter­na­tio­nale », pam­phlet diri­gé contre Bakou­nine et ses adeptes, où figure ce que j’ap­pel­le­rai la pro­fes­sion de foi anar­chiste de Marx :

« L’a­nar­chie, voi­là le grand che­val de bataille de leur maître Bakou­nine qui des sys­tèmes socia­listes n’a pris que les éti­quettes. Tous les socia­listes entendent par anar­chie ceci : le but du mou­ve­ment pro­lé­taire, l’a­bo­li­tion des classes une fois atteinte, le pou­voir d’É­tat, qui sert à main­te­nir la grande majo­ri­té pro­duc­trice sous le joug d’une mino­ri­té exploi­tante peu nom­breuse, dis­pa­raît, et les fonc­tions gou­ver­ne­men­tales se trans­forment en simples fonc­tions admi­nis­tra­tives. L’Al­liance (il s’a­git d’une orga­ni­sa­tion fon­dée par Bakou­nine, l’Al­liance pour la Démo­cra­tie Socia­liste, note de Rubel) prend la chose au rebours : elle pro­clame l’a­nar­chie dans les rangs pro­lé­taires comme le moyen le plus infaillible de bri­ser la puis­sante concen­tra­tion de forces sociales et poli­tiques entre les mains des exploi­teurs. Sous ce pré­texte, elle demande à l’In­ter­na­tio­nale, au moment où le vieux monde cherche à l’é­cra­ser, de rem­pla­cer son orga­ni­sa­tion par l’a­nar­chie. » (Frey­mond II, p. 295)

Au lieu de cela, Bakou­nine a ripos­té par des insultes racistes et ger­ma­no­phobes, d’a­bord dans le Bul­le­tin de la Fédé­ra­tion juras­sienne où il traite Marx et ses asso­ciés de juifs, et en 1873, peu avant sa mort, dans « Éta­tisme et Anar­chie » où le por­trait de Marx est beau­coup plus com­plet par cer­tains côtés très posi­tifs où l’on peut voir que Bakou­nine a sui­vi de près la car­rière intel­lec­tuelle de Marx mais où il argu­mente en raciste. Il le traite de juif, de prus­sien, voit en lui un hégé­lien et condamne Las­salle comme dis­ciple de Marx. Mais cela deman­de­rait plu­sieurs séances pour démê­ler et sur­tout pour ana­ly­ser et com­men­ter ce que j’ap­pelle la mytho­lo­gie marxiste.

N. Ill fau­drait rap­pe­ler à cette occa­sion la rus­so­pho­bie bien connue de Marx.

M. R. Bien sûr, il faut prendre en consi­dé­ra­tion le mau­vais carac­tère de Marx. À ton excuse, je répon­drai par la clair­voyance avec laquelle Marx s’est jugé lui-même, lors­qu’à la ques­tion quelle était sa maxime, il répon­dait, en latin, « Je suis un être humain, et rien d’hu­main ne m’est étran­ger ». Il a eu des côtés néga­tifs et pour­tant si j ‘avais à choi­sir entre deux maîtres pour retrou­ver dans les cir­cons­tances actuelles un fil d’ex­pli­ca­tion de la misère du monde actuel, je crois que je choi­si­rai l’œuvre de Marx de pré­fé­rence à celle de Bakou­nine. Pour ce qui est de l’ap­pli­ca­tion de l’a­nar­chisme dans la vie quo­ti­dienne, il est cer­tain que Bakou­nine était plus proche d’un homme éman­ci­pé des pré­ju­gés bour­geois que Marx. Marx menait une vie de petit bour­geois et même de paria en marge de la socié­té bour­geoise, en quoi il res­sem­blait à Bakou­nine d’ailleurs, un men­diant per­ma­nent, malade, qui n’a lais­sé qu’un frag­ment d’une œuvre qu’il pen­sait ache­ver durant sa car­rière et qu’il a lais­sé à la pos­té­ri­té comme une espèce d’a­ver­tis­se­ment. Et c’est comme tel qu’il conti­nue à m’in­té­res­ser et qu’il devrait inté­res­ser les liber­taires et le monde en géné­ral qui pense.

Radio-Liber­taire, le 25 février 1982

— O —

Nous don­nons ci-après une courte biblio­gra­phie des tra­vaux de Maxi­mi­lien Rubel se rap­por­tant aux sujets abor­dés dans cette interview :

- « Karl Marx, auteur mau­dit en URSS ? I. l’E­di­tion fan­tôme », Preuves I n°7 (Sept. 1951), 14 – 16 ; « II. l’É­di­tion cen­su­rée », Ibid n°8 (Oct. 1951), 11 – 13, avec un appen­dice (K. Marx, révé­la­tions sur l’his­toire de la Russie).
– « Le sort de l’œuvre de Marx et d’En­gels en URSS », La Revue socia­liste (Avr. 1952), 327 – 49.
– « Sta­line jugé par Marx », Preuvesn° 12 (1952), 41 – 2.
– « Sta­line et Cie devant le ver­dict d’En­gels », La Revue socia­liste (jan. 1952) , 64 – 74.
– « La crois­sance du capi­tal en URSS. Essai de confron­ta­tion cri­tique », Éco­no­mie appli­quée (Archives de l’I­SEA, X (Avr.-Sept. 1957), 363 – 408 repris dans Marx cri­tique du mar­xisme.
– « De Marx, au bol­che­visme : par­tis et conseils », Argu­ments VI, n° 25 – 6 (1962), 31 – 9, repris dans Marx cri­tique du mar­xisme.
– « La fonc­tion his­to­rique de la nou­velle bour­geoi­sie », Praxis 12 (1971), 257 – 68, repris dans Marx cri­tique du mar­xisme.
– « La socié­té de tran­si­tion. Notes cri­tiques sur le Nou­veau Lévia­than de P. Naville », Socio­lo­gie du tra­vail XIII, n° 4 (Oct.-Dec. 1971) 416 – 25, repris dans Marx cri­tique du mar­xisme.
– « Marx Théo­ri­cien de l’a­nar­chisme », L’Eu­rope en for­ma­tion n°163 – 4 (Oct. Nov. 1973), 39 – 54, repris dans Marx cri­tique du mar­xisme.
– Marx cri­tique du mar­xisme. Essais Paris, Payot, 1974 (451 pp.).


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