Faisons d’emblée la part des mots et des choses, du discours sur les faits ― qui peut être aussi celui de certains auteurs de ces faits ― et du discours des faits eux-mêmes ― celui qui s’agence souvent en dehors et parfois à l’encontre des considérations/convictions politico-idéologiques des observateurs et des sujets de ces faits. Le décalage entre ces deux niveaux de lecture/interprétation des évènements polonais et les contradictions qui en résultent, alimentent bon nombre de malentendus, voire de distorsions. C’est en invoquant les mots que la droite jubile, le PC condamne, les sociaux-démocrates hésitent et les gauchistes font appel à l’Amérique centrale1Ce qui peut être crédible sur le plan moral mais pas sur le plan socio-politique ; le mouvement syndical polonais et Walesa ont des similitudes plutôt avec celui des métallos brésiliens et Lula qu’avec la guerilla anti-impérialiste salvadorienne, surtout paysanne.. C’est la soudaine irruption des faits polonais sur la scène internationale qui a déclenché en France, au sein des travailleurs, un mouvement de solidarité impensable quelques années auparavant. Ignorées ou reléguées au second plan ces contradictions risquent d’affaiblir ce mouvement et d’empêcher une analyse plus enrichissante des conflits sociaux à l’Est. Exemple : alors que tout le monde s’accordait sur le bien fondé des grèves polonaises (au nom surtout du droit de grève), alors que chacun faisait des spéculations sur leurs conséquences politiques, on ne s’est jamais vraiment penché sur le contenu concret de ces grèves dont l’enjeu économique et social me semble fondamental dans une perspective socialiste et libertaire. Dans leur immense majorité, les revendications économiques portaient presque exclusivement sur les bas salaires. Ceci entraînait inévitablement une substantielle diminution de la hiérarchie des salaires dans un pays où, a priori, les écarts entre les salaires sont moins importants qu’en Occident (à noter que, par ailleurs, les ouvriers s’attaquaient systématiquement aux privilèges institutionnalisés et aux abus consacrés par l’usage qui constituent les principales sources de différenciation sociale dans le système bureaucratique). Il y a là une nette tendance vers l’égalitarisme économique, ce qui ne ressort nullement des discours et des prises de position publiques de Solidarnosc, et ce que les mass-média et l’opinion internationale ont ignoré. En ce qui concerne le libéralisme dont certains suspectaient Solidarnosc, on le retrouve surtout dans les mesures économiques officielles et dans la conception qui sous-tend leur choix. Je pense aux augmentations brutales des prix prises au mépris des revenus réels des travailleurs et se réclamant, justement, de la « vérité » des prix ; la bureaucratie ne pourra d’ailleurs imposer ces mesures qu’une fois Solidarnosc suspendue, après le 13 décembre.
Un autre exemple plus ponctuel mais portant exclusivement sur les mots et les choses polonais : le compte rendu des luttes paysannes publié dans un bulletin de Solidarnosc de Zielona Gora en espéranto2Traduit en partie dans CNT-Espoir du 9 juin 82, n° 1001 . Si au début l’auteur fait l’éloge de la petite propriété paysanne, tout au long de l’article il est question des mécanismes de fonctionnement de trois coopératives volontaires et autonomes (de prêt, d’échange et laitière) basées sur le principe de l’aide réciproque et non du profit. Inquiet devant le succès de ces coopératives le Parti/État tente de les saborder en en créant d’autres, nous dit-on plus loin. Sans doute le discours de ce dernier est plus « clair », mais dans les faits le coopératisme ne le retrouve-t-on pas plutôt du côté des initiatives paysannes ?
Que nous, anarchistes, nous préférons les choses aux mots, la pratique à la théorie, cela va de soi. Encore faut-il préciser ce qui dans les faits polonais relève positivement de notre projet et de notre démarche : nous l’avons vu, l’égalitarisme en tant que constante du mouvement ouvrier polonais, le coopératisme réel paysan, nous le verrons plus loin, avec l’action directe la démocratie directe et avec certains aspects de l’autogestion et de l’opposition État/société civile. Encore faut-il également, et c’est par cela que je commencerai, dépister les effets négatifs, non seulement idéologiques mais aussi organisationnels et programmatiques, d’un certain discours réactionnaire courant en Pologne.
Dans le cas polonais l’absence de référence au socialisme fait beaucoup moins problème que la place considérable du catholicisme/nationalisme au sein de la société polonaise et de Solidarnosc, ainsi que le poids de l’Église. C’est mon avis du moins.
Lors de mon séjour en Pologne (juillet 1981) , dans le cadre de nombreux entretiens que j’ai pu avoir, j’ai remarqué que la revendication du socialisme (généralement « à la polonaise » ou bien « démocratique ») était directement proportionnelle à la velléité/volonté légaliste de mes interlocuteurs (notamment les intellectuels). A quelques exceptions près ― de droite, mais aussi de gauche ―, le socialisme occupait une place secondaire dans les propos de la plupart des ouvriers et des cadres syndicaux ; ceci est historiquement compréhensible et ne change rien au contenu effectivement socialiste, à mon avis, du mouvement.
Par contre, l’illusion unanimiste ― nourrie par le nationalisme ― a conduit bon nombre d’ouvriers actifs et de dirigeants syndicaux à sous-estimer la base sociale (si minime fut-elle) du régime et la capacité de ce dernier d’obtenir un consensus (si fragile et relatif, puisque fondé surtout sur la peur et invoquant de manière peu crédible l’intérêt national, fut-il) auprès de la population. Même s’il s’explique sur le plan historique (partage de la Pologne) et géo-politique (voisinage d’une grande puissance, même si cette fois-ci il ne s’est pas traduit par des formes d’antisémitisme et de chauvinisme le nationalisme polonais doit être critiqué. Mobilisateur à certains niveaux et à certains moments historiques, le nationalisme peut également se révéler inefficace parce que trompeur, mystifiant : la rapidité de l’instauration de l’état de guerre en est la preuve, même si le nationalisme favorise la résistance actuelle. Je n’assimile pas au nationalisme la lutte contre les menées impérialistes de l’URSS, menées dont la bureaucratie partidaire, militaire, policière, administrative, économique, etc., polonaise est ― tout au moins jusqu’à un certain point ― la principale bénéficiaire. Rappelons enfin que l’appel aux ouvriers des pays de l’Est et d’URSS fait à Gdansk malgré son caractère précipité et l’absence de suite concrète, fut un acte internationaliste sans précédant.
L’Église, un appareil d’État « pas comme les autres »
Intimement liée sur le plan historique, spirituel et culturel au nationalisme, l’Église polonaise pose des problèmes plus complexes, puisque souvent nouveaux. En tant qu’appareil d’État appartenant aussi à un circuit international (le Vatican et ainsi une partie du bloc occidental) distinct et parfois opposé au circuit auquel se rattache l’État polonais (le bloc dit socialiste), l’Église peut assurer et assure un soutien logistique précieux au mouvement social. Mais ce soutien n’est pas désintéressé : il contribue au renforcement du pouvoir de l’Église à l’intérieur non seulement de la société (sans l’accord de laquelle elle perd toute raison d’être) mais aussi dans le cadre de l’État polonais (dont elle constitue un appareil aspirant naturellement à l’hégémonie).
En tant que valeur refuge l’Église peut, non pas susciter, mais soutenir des formes de résistance au système oppressif et exploiteur bureaucratique (contrairement au capitalisme traditionnel, le capitalisme d’État, fort de son Parti Communiste et de son idéologie marxiste-léniniste, n’a pas besoin de l’Église et du christianisme, pour asseoir sa domination). Mais en appuyant ces formes de résistance sociale, l’Église les prive de leur contenu offensif, classiste, libérateur, qui est indispensable à leur aboutissement. Enfin l’Église a su répondre, à sa façon, à une question primordiale dans toute société organisée par la bureaucratie communiste, à savoir la question du dédoublement (la nécessité vitale ― au sens propre du terme ― pour chacun de dire une chose au niveau officiel/public ― lieu de travail, transports, école, café, etc.― et une autre chose au niveau intime/privé ― avec les ami(e)s, en famille). L’atout majeur de l’Église et de la religion découle du fait que le problème du dédoublement est vécu à l’Est plutôt en termes existentiels éthiques qu’en termes idéologiques/politiques. Ce dernier terrain est occupé brutalement mais en fin de compte efficacement par le régime.
Il ne faut pas confondre pour autant « prestige » et « pouvoir » de l’Église sur la population. Le premier, fondé sur les raisons que nous venons d’évoquer, est unanime et incontestable, tandis que le second, fondé aussi sur l’ignorance, la croyance et la soumission aveugle, est plus limité. La plupart de mes interlocuteurs estimait que l’Église ne doit pas intervenir dans les affaires politiques et sociales, sinon sur des positions humanitaires ; enfin, lorsque certains secteurs cléricaux, sous l’influence du Vatican, voulaient introduire des mesures réactionnaires ― telle l’interdiction de l’avortement et de la contraception ―, l’opposition était nette chez bon nombre de personnes qui, par ailleurs, faisaient l’éloge de l’Église.
De l’action à la démocratie directe
En incendiant le siège du PC afin de désigner et punir les responsables de leur sort, en arrêtant un train international afin d’informer le monde entier sur leur grève, et en pillant les magasins d’État afin de pallier la pénurie, les ouvriers polonais ne pratiquaient pas autre chose que l’action directe. Toutefois, une précision s’impose à propos du contenu de celle-ci lors des évènements de 70⁄71 et 76 : si les ouvriers polonais ont adopté l’action directe, c’est aussi, en partie, parce qu’ils n’avaient aucun choix, même apparent. Je ne pense pas aux responsables syndicaux et aux membres du parti qui ont « choisi » le rejet des médiations institutionnelles disponibles, mais à ceux, plus nombreux, qui ne se faisaient aucune illusion sur le parti ou le syndicat et qui ont été conduits par la situation institutionnelle bloquée à recourir à l’action directe. Inévitable en quelque sorte à l’époque, l’action directe a contribué plus tard à la radicalisation de ceux qui y avaient pris part : en 80⁄81, les secteurs les plus dynamiques du prolétariat polonais seront justement ceux de la Baltique et d’Ursus. L’action directe de 70⁄71 et de 76 a forgé non seulement une mémoire historique ― capitale dans le déclenchement des évènements ultérieurs ― mais aussi une sagesse prolétarienne (qu’ils ne faut pas confondre avec la prétendue auto-limitation) dont le rôle a été déterminant lors des accords de Gdansk.
En effet, ce qui a permis aux travailleurs de contraindre les dirigeants du Parti-État de négocier avec eux et surtout ce qui leur a permis de faire aboutir les négociations, globalement, en leur faveur en août 80, c’est autant le caractère unitaire et résolu de leur mouvement que la démocratie directe qu’ils ont su imposer et faire respecter (cf. les hauts parleurs qui retransmettaient les pourparlers). La démocratie directe n’est pas pour autant une trouvaille des années 80 puisqu’elle s’était déjà manifestée, à l’état embryonnaire, en 70⁄71 (cf. le comité de Szczecin). On peut dire que l’adhésion massive en automne 80 à Solidarnosc était due en grande partie au fait que le nouveau syndicat était perçu/conçu comme le garant et le porteur de l’exercice, sur le lieu de travail, d’une véritable démocratie directe, tout aussi éloignée en pratique de la démocratie dite populaire et de celle d’inspiration parlementariste. Il suffit de parcourir les bulletins intérieurs des entreprises (très peu connus à l’étranger) , et les comptes rendus des réunions syndicales pour comprendre le souci du respect du mandat et du contrôle de la délégation de pouvoir qui prévalait en cette période. À noter que c’est chez Kuron, dans un texte datant des années 1970 que nous trouvons un écho théorico-politique prémonitoire de cette aspiration vers la démocratie directe :
« Je souhaite clairement ajouter que, dans un système parlementaire, j’opterais personnellement pour une démocratie directe et prendrais part à tout mouvement de nature à les produire. Toutefois, nous devons nous souvenir que, sans démocratie parlementaire, toute tentative pour introduire des formes de démocratie directe est à la merci de l’État. » (J. Kuron, Pour une plateforme unique de l’Oppouition, Politique Aujourd’hui n°3 – 4, 1977)
Cette aspiration s’est partiellement réalisée à l’échelon de certaines entreprises et au niveau local (rappelons que le mouvement social a imposé une véritable décentralisation qui gênait énormément le pouvoir et même certains dirigeants de Solidarnosc) mais pas au sein de la direction nationale syndicale, comme nous le verrons plus loin.
Sous le signe de la démocratie directe la période 80/ 81 connaît aussi ponctuellement des actions directes. Moins spectaculaires et moins violentes qu’auparavant, celles-ci seront plus complexes (cf. les dockers refusant de charger des pommes de terre destinées à l’exportation et rationnées sur le marché national) et plus diversifiées (cf. l’hopital de Bielsko-Biala réservé à la milice détourné par le personnel au profit de la population). La direction de Solidarnosc soutient ce genre d’action mais ne fait rien pour les généraliser. Par ailleurs, elle tente de désamorcer les conflits « durs », et fait appel, lorsqu’elle n’y parvient pas, à des membres du KOR connus ― grâce souvent à la propagande officielle ― comme radicaux. Ces derniers réussissent parfois, mais pas toujours, à « calmer » les travailleurs en lutte (cf. Kuron à l’imprimerie d’Olsztyn en grève).
La question de l’autogestion
Les pressions exercées par le gouvernement polonais, les menaces proférées par l’URSS, les tendances démocrates-chrétiennes de Walesa et de ses collègues, le rôle médiateur/temporisateur de l’Épiscopat, le réformisme des « experts » ou encore l’existence de certains secteurs du syndicat et de la société polonaise aspirant vers une direction « forte » et politiquement modérée, n’expliquent pas à eux seuls l’évolution de la direction nationale de Solidarnosc. Il faut, à mon avis, faire intervenir le problème, très compliqué, des modalités de conservation, de généralisation et de renforcement des acquis du 31 août 803Le caractère limité (de par la reconnaissance, vivement contestée à la base, du rôle dirigeant du PC) et la nature essentiellement juridique des conquêtes de Gdansk pèseront lourd sur le processus historique que nous analysons : le rôle dirigeant du PC se révélera vite incompatible avec la nouvelle situation (d’où le laxisme tactique du pouvoir et après, le coup d’État militaire et Solidarnosc aura du mal à appliquer, même en partie les accords de Gdansk. Le 13 décembre ― qui constitue un coup délibéré mais gênant pour la légitimité d’un régime « socialiste » et « ouvrier » puisque l’Armée prend la place du Parti, tandis que toutes les structures syndicales sont dissoutes ― a mis brutalement fin aux seize mois de semi-légalité du mouvement social polonais. Le bilan de cette période ― qui ne peut pas à mon avis et qui en tout cas n’a pas été posée en Pologne en termes de « révolution sociale » ― de développement et d’organisation du mouvement social est négatif seulement en partie. Sans elle la résistance actuelle, sans précédent dans l’histoire des Pays de l’Est, n’aurait pas été possible. . Les acquis en question peuvent être envisagés dans deux perspectives distinctes, mais indissociables :
- en tant qu’acquis du mouvement ouvrier proprement dit : auto-organisation, démocratie directe, dépassement de la peur, rejet du dédoublement, confiance dans ses forces et dans l’importance de la lutte, solidarité ouvrière, entr’aide…
- en tant qu’acquis du rapport de force imposé par le mouvement ouvrier au pouvoir central : maintien des positions acquises, conquêtes de nouvelles positions préparation pour l’affrontement avec le pouvoir dans la perspective de la réalisation des objectifs du mouvement…
Le principal clivage, entre la fraction modérée/défensive et la fraction radicale/offensive, qui a traversé le noyau actif de Solidarnosc, s’est fait surtout en fonction du second point (rapport de force). Si la deuxième fraction ne l’a pas emporté sur la première, si la première ne s’est maintenue à la direction nationale que grâce à une faible majorité (cf. les élections lors du congrès) et si, malgré les divergences, il n’y a jamais eu rupture totale, c’est parce qu’aucune des deux fractions n’a su/pu apporter une réponse crédible et efficace sur la question, centrale en dernière instance, des acquis du mouvement ouvrier. Je vais essayer d’illustrer brièvement cette analyse.
D’énormes progrès ont été réalisés sur le plan syndical dans les mois qui ont suivi les accords de Gdansk : les adhérants se comptaient par millions, le pays entier était animé par une dynamique nouvelle, libératrice. Mais si les acquis de Gdansk se sont vite répandus et ont suscité un enthousiasme réel, il restait beaucoup à faire pour leur approfondissement et leur consolidation. Je pense notamment aux régions et aux secteurs qui n’avaient pas connu des conflits spécifiques ouverts. Oser lutter, savoir prendre des initiatives d’entraide et de solidarité active ou encore dire et assumer publiquement ce que l’on pense, participer efficacement à l’élaboration d’un projet de société conforme à ses besoins et ses désirs, n’étaient pas des données évidentes pour tous les partisans de Solidarnosc. Seulement l’élargissement et la diversification des luttes sociales auraient pu permettre le dépassement des séquelles léguées par 35 années de barbarie bureaucratique. Or l’accentuation de la crise économique et le laxisme déconcertant, en fait tactique, du pouvoir, rendaient problématique à plus d’un titre l’extension des luttes, notamment après les actions nationales pour le samedi libre. Mais on ne saurait se contenter de ces deux facteurs objectifs, la crise économique et l’héritage du passé sur le plan des mentalités.
L’argument des radicaux/offensifs était juste : « il faut attaquer tant que nous sommes mobilisés, sinon ils nous écraseront », mais peu consistant. Ils étaient incapables de proposer des mesures crédibles sur le plan national qui permettent l’approfondissement et le renforcement de cette mobilisation. La position des modérés/défensifs était à première vue plus cohérente mais liquidatrice à la longue pour la spécificité du mouvement : « pour conserver et renforcer nos acquis, il faut collaborer de manière responsable avec le gouvernement, en faisant à notre tour des concessions, en limitant les conflits et les actions qui pourraient le gêner ». Cette limitation, bêtement baptisée auto-limitation, non seulement ne pouvait permettre une consolidation durable des conquêtes de Gdansk (puisqu’elle agrandissait, en réalité, la marge de manoeuvre et de pression du pouvoir) mais conduisait à la modification/liquidation des acquis de la classe ouvrière polonaise de ces dernières années. Le rendez-vous manqué de la démocratie et de l’action directe à Bydgoszcz en 1981 fut le premier signal d’alarme.
Face à la provocation policière, au lieu de faire appel à la réponse directe massive qui s’imposait, Walesa adopte, de manière antidémocratique, une solution de compromis. Lorsque je l’ai interrogé à ce sujet qu’il n’aimait pas beaucoup aborder, Modzelewski, porte-parole de Solidarnosc en cette période, a été formel : « Pendant la réunion décisive, Walesa a imposé sa position contre l’avis de la plupart des délégués ouvriers présents ; ces derniers étaient sur des positions nettement plus radicales que les miennes, cependant je n’ai pas hésité à donner ma démission ».
C’est après cet épisode ― qui constitue la plus grave défection organisationnelle du syndicat ― que l’on commence à débattre sur le plan national de l’autogestion. Ce débat connaîtra ponctuellement des développements intéressants, mais sera, en règle générale, confus (la référence, sans connaissance de cause, à la Yougoslavie y contribuera beaucoup) et surtout prisonnier d’une conjoncture historique défavorable. Tel qu’il résultait de ce débat, le projet autogestionnaire ― qui n’a jamais été clairement défini et formulé, mais pas au Congrès, ce qui est hautement significatif ― était censé suppléer à la diminution sensible des conflits sociaux, escamoter les divergences tactiques évoquées plus haut et apporter des solutions a la crise économique du système, crise dont les travailleurs et Solidarnosc n ‘étaient pas responsables. Sans jamais déboucher sur la cogestion, ce débat et ce projet étaient loin de l’autogestion telle qu’on peut la concevoir à partir des pratiques ouvrières antérieures. L’échec du seul conflit important qui a marqué l’été 81, celui de la compagnie aérienne LOT me semble révélateur en ce sens.
Ce conflit, que j’ai pu suivre de près ― y compris en assistant à certaines assemblées ―, portait justement sur la nomination par l’État du directeur de la LOT, nomination que le personnel, massivement affilié à Solidarnosc, refusait. Il s’inscrivait donc dans cette nouvelle orientation, très floue, autogestionnaire, du syndicat4L’argument de Modzelewski (voir plus haut) est séduisant, mais peu consistant à mon avis. La classe bureaucratique est aussi, mais pas seulement, une nomenklatura ; la façon dont elle a gagné ce conflit démontre justement que son pouvoir est nettement plus étendu et plus complexe que celui de nommer à tel ou tel poste ses membres. À noter que les propos de Modzelewski ont été recueilli quelques jours après la fin de ce conflit.. Lors de la reprise du travail ― votée un dimanche grâce aux manœuvres de la direction et du gouvernement ― le personnel du sol, particulièrement affecté par la défaite, s’exclamait : « pourquoi n’a-t-on pas utilisé comme à Gdansk des hauts parleurs pour contrôler les négociations ? »
En effet derrière le bavardage autogestionnaire et les mesures improvisées d’ inspiration « autogestionnaire » se cache l’évacuation progressive des méthodes ouvrières qui avaient fait leur preuve auparavant. Nous sommes loin de l’autogestion en tant qu’auto-organisation des luttes (si efficace sur le plan contestataire et revendicatif ― qu’il s’agisse de l’action ou de la démocratie directe) ainsi que de l’autogestion en tant que construction concrète d’une alternative sociale dans le cadre d’une dynamique de rupture avec le système (cf. l’organisation de la vie ― approvisionnement, distribution, transports, soins, information ― pendant les grèves de 70⁄71 et 80). C’est pourquoi je formulerai la thèse suivante, fondée en quelque sorte sur le décalage entre les mots et les choses dont il était question au début de l’article : on commence à parler d’autogestion au sein de/à propos de Solidarnosc lorsque justement les pratiques sociales et les luttes effectivement autogestionnaires (même si elles ne se désignaient pas ainsi) sont en perte de vitesse, s’effilochent, perdent leur caractère central. Le projet autogestionnaire qui sera consacré par le congrès de Gdansk non seulement ne constitue pas l’émanation directe et l’amplification de ces pratiques mais contribue à leur marginalisation. Enfin, l’application concrète de cette orientation autogestionnaire s’est révélée inefficace en raison de son caractère flou et improvisé ainsi qu’à cause du fait qu’elle ne s’appuyait pas sur l’autogestion des luttes.
Qui plus est ce débat sur l’autogestion s’est substitué à celui primordial sur l’affrontement avec l’État. La proposition de Kowalewski concernant la grève générale active, très pertinente sur ce plan malgré ses limites, a été trop tardive pour renverser la tendance dominante du processus polonais, tel que je l’ai envisagé. Elle confirme la complexité de ce processus, non linéaire et souvent imprévisible.
Cette thèse, portant spécifiquement sur le processus historique polonais, est complémentaire avec celle, plus générale, qui oppose l’autogestion à l’État et qui permet à Wiebieralski d’expliquer l’impasse autogestionnaire en Pologne tout en en dégageant les aspects positifs ; je préciserai que ces derniers, pour être bien réels, ne sont pas forcément dominants au sein du processus polonais5Voir Iztok N°5, mars 1982.
Société civile, prolétariat, État
Principale source de tension critique dans le système bureaucratique, la dichotomie société/État acquiert en Pologne le statut de conflit central ouvertement politique. L’État proclamé socialiste par les bureaucraties communistes qui le dirigent et en structurent les appareils se caractérise non seulement par l’étendue, sans précédent, de son champ d’action et par le contenu ― à la fois plus violent et plus sophistiqué ― de ses moyens de contrôle, mais aussi par l’extrême autonomisation à laquelle il conduit, de fait, la société civile. Plus les dispositifs étatiques tentent de saisir la société, plus celle-ci se révèle insaisissable. Ce phénomène désespère les bureaucrates mais favorise, en dernière instance, leur pouvoir puisque pour être insaisissable, la société ― qu’il faut envisager aussi en tant que produit d’un certain système de domination étatique ―, n’est pas moins impuissante. Le bouleversement provoqué par le prolétariat industriel polonais vaut moins à mon avis par le vide politique qui s’en est suivi ― et qu’il aurait pu, mais il ne l’a pas voulu, investir ― que par la poussée sociétaire qu’il a permis. La tactique adoptée par la direction actuelle de Solidarnosc (cf. l’appel, en août 1982, à la population de s’organiser en « société clandestine ») démontre les rapports privilégiés que le mouvement ouvrier entend entretenir avec une dynamique sociétaire qui se révèle, malgré le coup d’État, irréversible.
Néanmoins, la classe ouvrière n’a pas su s’imposer comme force motrice et de proposition à l’intérieur de cette dynamique sociétaire qu’elle avait déclenché et qu’elle entretenait. Or il ne faut pas oublier les limités de la société polonaise découlant notamment de sa sous-culture politique : elle est dépolitisée ― à cause justement de la sur politisation officielle ― et isolée depuis la guerre par rapport aux circuits d’idées et de projets sociaux, culturels, politiques, idéologiques et internationaux. Le mouvement ouvrier polonais était suffisamment conscient de ses acquis et de sa force pour empêcher la récupération officielle et pour éviter qu’il soit dépossédé de son pouvoir par des médiations partidaires (les partis politiques qui étaient en train de surgir en cette période ont eu un impact très limité à l’intérieur de Solidarnosc) mais il n’était pas assez confiant en lui-même et pas assez préparé pour élaborer, de manière autonome, un projet de société. Les réactions souvent brutales mais aussi impuissantes contre le rôle modérateur/médiateur des « experts » démontre que les ouvriers vivaient très mal cette situation. Sur ce point la tension était manifeste : d’une part les experts (dont la plupart étaient des anciens économistes ou sociologues de l’État) analysaient la situation et proposaient des solutions dans la perspective de réformes efficaces et équitables et d’autre part les ouvriers s’appuyant sur leur expérience de lutte et d’organisation ressentaient la nécessité d’un changement radical (et rejetaient comme illusoires les réformes) mais n’arrivait pas à le formuler clairement et à l’imposer. Ce manque de confiance des travailleurs est dû avant tout à la nature de la domination qu’ils avaient subi pendant 35 ans : c’est au nom de la classe ouvrière que l’on terrorisait la société, que l’on opprimait et que l’on exploitait les travailleurs eux-mêmes. L’absence de courants d’idées et de forces militantes prônant la capacité des travailleurs non seulement à s’auto-organiser , mais aussi de proposer et de mettre en œuvre un projet de société autonome par rapport à l’État et aux médiations société en dehors et, s’il le faut, à l’encontre de la médiation des technocrates, des politiciens et des curés, a dû jouer aussi un rôle non négligeable. C’est pourquoi, en tant que libertaires, il nous reste beaucoup à faire à l’Est, comme à l’Ouest d’ailleurs.
L’histoire n’est pas à un paradoxe près. Ainsi, pourrait-on remarquer, en guise de conclusion provisoire, que l’on a jamais été aussi proche (conflit société/État) et, en même temps, aussi loin (poids de l’Église) de l’anarchie, qu’en Pologne pendant les années 80⁄81.
Nicolas Trifon
- 1Ce qui peut être crédible sur le plan moral mais pas sur le plan socio-politique ; le mouvement syndical polonais et Walesa ont des similitudes plutôt avec celui des métallos brésiliens et Lula qu’avec la guerilla anti-impérialiste salvadorienne, surtout paysanne.
- 2Traduit en partie dans CNT-Espoir du 9 juin 82, n° 1001
- 3Le caractère limité (de par la reconnaissance, vivement contestée à la base, du rôle dirigeant du PC) et la nature essentiellement juridique des conquêtes de Gdansk pèseront lourd sur le processus historique que nous analysons : le rôle dirigeant du PC se révélera vite incompatible avec la nouvelle situation (d’où le laxisme tactique du pouvoir et après, le coup d’État militaire et Solidarnosc aura du mal à appliquer, même en partie les accords de Gdansk. Le 13 décembre ― qui constitue un coup délibéré mais gênant pour la légitimité d’un régime « socialiste » et « ouvrier » puisque l’Armée prend la place du Parti, tandis que toutes les structures syndicales sont dissoutes ― a mis brutalement fin aux seize mois de semi-légalité du mouvement social polonais. Le bilan de cette période ― qui ne peut pas à mon avis et qui en tout cas n’a pas été posée en Pologne en termes de « révolution sociale » ― de développement et d’organisation du mouvement social est négatif seulement en partie. Sans elle la résistance actuelle, sans précédent dans l’histoire des Pays de l’Est, n’aurait pas été possible.
- 4L’argument de Modzelewski (voir plus haut) est séduisant, mais peu consistant à mon avis. La classe bureaucratique est aussi, mais pas seulement, une nomenklatura ; la façon dont elle a gagné ce conflit démontre justement que son pouvoir est nettement plus étendu et plus complexe que celui de nommer à tel ou tel poste ses membres. À noter que les propos de Modzelewski ont été recueilli quelques jours après la fin de ce conflit.
- 5Voir Iztok N°5, mars 1982