La Presse Anarchiste

Introduction au problème tzigane à l’Est 2e partie

Iztok : Mal­gré les pro­grès qu’ils ont enre­gis­trés sur le plan socio-éco­no­mique après la guerre, les Tzi­ganes sont tou­jours la cible pri­vi­lé­giée d’un cer­tain racisme et demeurent, sta­tis­ti­que­ment, les plus pauvres ; est-ce plu­tôt comme « pauvres » ou plu­tôt comme « dif­fé­rents » que les tzi­ganes contestent le sys­tème domi­nant ?Alexan­dru Dan­ciu : Le pro­blème est dif­fé­rem­ment vécu par les Tzi­ganes selon la nature des groupes aux­quels ils appar­tiennent. Après la guerre, dans le contexte de la poli­tique glo­bale pra­ti­quée à l’Est, il y a eu des mesures visant à la séden­ta­ri­sa­tion des Tzi­ganes (à noter que les groupes de Tzi­ganes nomades sub­sis­taient jus­qu’il y a une dizaine d’an­nées). Ces mesures qui ont connu des rythmes d’ap­pli­ca­tion et des résul­tats variables, ont conduit géné­ra­le­ment à l’in­ter­dic­tion du noma­disme donc à la séden­ta­ri­sa­tion sou­vent for­cée, par des moyens admi­nis­tra­tifs, des Tzi­ganes. Je ne pense pas que l’on puisse par­ler de résis­tance à la séden­ta­ri­sa­tion. Moi, tout au moins, je n’en connais pas. Les Tzi­ganes n’ont pas eu, à de rares excep­tions près, la tac­tique de la résis­tance vio­lente et col­lec­tive. Dans la mesure où en Europe de l’Est l’É­tat était peu conso­li­dé la tech­nique des Tzi­ganes était dis­tincte : ils pré­fé­raient détour­ner les lois et les règle­ments, ou bien les contourner.

Le nombre des Tzi­ganes nomades a tou­jours été rela­ti­ve­ment réduit ; à l’Est, ils repré­sen­taient 10 à 20% de l’en­semble de la popu­la­tion tzi­gane. C’est une réa­li­té qui contre­dit quelque peu une cer­taine image sur le noma­disme, image cou­rante au sein de la men­ta­li­té cou­rante. Il ne demeure pas moins que les nomades ont mieux pré­ser­vé les traits cultu­rels carac­té­ris­tiques que les séden­taires, ou plu­tôt les séden­ta­ri­sés. D’une part parce que les nomades étaient plus iso­lés, et d’autre part parce qu’ils entre­te­naient des rela­tions plus fonc­tion­nelles avec les socié­tés qui les entou­raient et les ins­ti­tu­tions aux­quelles ils avaient à faire. Ces rela­tions, notam­ment de « pres­ta­tion de ser­vice », confé­raient aux Tzi­ganes une cer­taine qua­li­fi­ca­tion et leur per­met­taient d’exer­cer des occu­pa­tions plus « claires » aux yeux de la popu­la­tion (chau­dron­niers, char­rons, etc.). Ils ont pu par consé­quent main­te­nir leur langue, leur façon de s’ha­biller, leurs tra­di­tions d’or­ga­ni­sa­tion sociale, une phi­lo­so­phie, une concep­tion de la vie sociale dis­tinctes, ain­si que des types de com­por­te­ment et de per­son­na­li­té par­ti­cu­liers. On peut consi­dé­rer que les Tzi­ganes nomades se sont retrou­vés, sur­tout dans un pays comme la Rou­ma­nie, dans une situa­tion plus confor­table par rap­port au sys­tème social que les séden­taires. Ils ont eu la pos­si­bi­li­té de repro­duire leurs occupations/​qualifications dans des formes arti­cu­lées au sein de l’é­co­no­mie et de la socié­té envi­ron­nante. Même de nos jours, les groupes tzi­ganes nomades jus­qu’il y a peu de temps peuvent être faci­le­ment repé­rés, iden­ti­fiés, dans la mesure où le main­tien de la spé­ci­fi­ci­té cultu­relle leur a per­mis d’ac­qué­rir une iden­ti­té plus visible et plus cohérente.

Les Tzi­ganes séden­ta­ri­sés depuis long­temps ont par contre per­du pro­gres­si­ve­ment leur culture tan­dis que leurs occu­pa­tions sont celles propres à la socié­té majo­ri­taire ou plu­tôt celles que la socié­té majo­ri­taire leur a per­mis d’exer­cer. Sans doute de nom­breux élé­ments et groupes de cette caté­go­rie ― qui est stra­ti­fiée et diver­si­fiée à son tour ― ont béné­fi­cié de la mobi­li­té sociale, remar­quable, de l’a­près-guerre. Mais quel est le résul­tat de cette pro­mo­tion sociale ? Une fois à l’in­té­rieur des struc­tures sociales comme ouvriers ou tech­ni­ciens ou encore ingé­nieurs les Tzi­ganes n’ont pas ces­sé de s’i­den­ti­fier comme Tzi­ganes et sur­tout d’être iden­ti­fiés, par les autres, comme Tzi­ganes. L’axiome était qu’au fur et à mesure qu’ils rece­vront une édu­ca­tion, qu’ils tra­vaille­ront à l’u­sine et qu’ils habi­te­ront des HLM, les Tzi­ganes ne seront plus tzi­ganes, mais Hon­grois en Hon­grie, Bul­gares en Bul­ga­rie, etc. Force est de consta­ter qu’il n’en est rien et que par­fois, c’est le contraire qui est arri­vé. Sur ce point, les Tzi­ganes ne consti­tuent pas une excep­tion. Étant don­né la « dia­lec­tique » de la construc­tion du socia­lisme en Europe de l’Est, les dif­fé­rences eth­niques se per­pé­tuent, se repro­duisent au lieu de s’at­té­nuer comme le pré­tend l’i­déo­lo­gie et le dis­cours domi­nants. Le pro­blème natio­nal s’est inten­si­fié au lieu de dimi­nuer et les ten­sions raciales se sont aigui­sées. Dans ce contexte (iden­ti­fi­ca­tion socio-eth­nique des Tzi­ganes) les sté­réo­types cou­rants, et les pré­ju­gés à leur encontre ont gagné à bien des égards en ampleur.

I.: Est-ce que ceux qui ont béné­fi­cié de la mobi­li­té sociale d’a­près-guerre et sur­tout ceux qui ont acquis une situa­tion « res­pec­table » se reven­diquent encore comme Tziganes ?

A.D.: Le sta­tut social de ceux qui ont atteint cer­taines per­for­mances, même modestes, dans le pro­ces­sus d’in­té­gra­tion, a incon­tes­ta­ble­ment enre­gis­tré des pro­grès réels. Mais le sta­tut col­lec­tif, de groupe de ces mêmes indi­vi­dus n’a pas connu pour autant des modi­fi­ca­tions sen­sibles. On peut par­ler de mobi­li­té indi­vi­duelle ascen­dante et don­ner des exemples édi­fiants mais du point de vue du pres­tige de groupe il n’y a pas eu de pro­grès notable. Concrè­te­ment les indi­vi­dus qui ont acquis des posi­tions « hono­rables » par­fois éle­vées sont jugés selon des cri­tères qui découlent des sté­réo­types tra­di­tion­nels éla­bo­rés en fonc­tion de la réa­li­té des Tzi­ganes pauvres, sales, voleurs etc. Ce trans­fert sys­té­ma­tique et humi­liant est dû à mon avis à l’ab­sence d’une poli­tique adap­tée à la spé­ci­fi­ci­té du pro­blème tzi­gane consi­dé­ré tou­jours comme uni­que­ment social et non pas, aus­si, cultu­rel. Le résul­tat pra­tique, au niveau de la vie quo­ti­dienne, de la subor­di­na­tion du cultu­rel (au sens large du terme) au social, est que les Tzi­ganes qui se sont/​ont été inté­grés, donc qui ont « théo­ri­que­ment » per­du les attri­buts des Tzi­ganes, sont tou­jours vic­times des sté­réo­types et des pré­ju­gés. Enfin, plus glo­ba­le­ment, s’il y eu chan­ge­ment quan­ti­ta­tif et non qua­li­ta­tif dans la condi­tion des Tzi­ganes, qui demeurent mal­gré tout les plus défa­vo­ri­sés sur le plan socio-éco­no­mique, c’est aus­si parce que la poli­tique sociale ne s’est pas accom­pa­gnée d’une poli­tique culturelle.

Le phé­no­mène, nou­veau, de la réac­ti­va­tion de la conscience eth­nique, natio­nale, tzi­gane dans las Pays de l’Est doit être mis en rap­port avec le fait que l’en­trée mas­sive des Tzi­ganes dans les struc­tures sociales a favo­ri­sé l’ap­pa­ri­tion d’une classe moyenne tzi­gane. Les indi­vi­dus pro­fes­sion­nel­le­ment qua­li­fiés et ins­truits qui en font par­tie ont les attri­buts d’une sécu­ri­té sociale mais sont à la recherche d’une sécu­ri­té cultu­relle, indis­pen­sable pour la réa­li­sa­tion de la digni­té humaine. C’est cette classe moyenne (il ne s’a­git pas ― encore ? ― d’une bour­geoi­sie) et sur­tout son intel­li­gent­sia qui sou­tien­drait un mou­ve­ment d’af­fir­ma­tion eth­nique, cultu­rel tzi­gane ; le rôle des larges couches de séden­ta­ri­sés qui, outre les sou­cis éco­no­miques, connaissent une insé­cu­ri­té émo­tion­nelle, affec­tive crois­sante est plus dif­fi­cile à éta­blir… En tout cas il sera décisif.

Il y a un autre aspect que j’ai­me­rais évo­quer briè­ve­ment. Si les Tzi­ganes sont à l’Est des citoyens de « seconde classe », c’est parce que leur groupe eth­nique est per­çu comme infé­rieur. Ceci est dû à la concep­tion domi­nante sur la nation et la natio­na­li­té qui se sont tou­jours arti­cu­lées his­to­ri­que­ment dans l’É­tat-nation. La fameuse défi­ni­tion sta­li­nienne de la nation (dont les cri­tères sont le ter­ri­toire, l’É­tat, l’é­co­no­mie et la langue) a ren­for­cé cette concep­tion du siècle pas­sé. Si cette concep­tion cor­res­pond, tant bien que mal, aux nations est-euro­péennes, elle fait des Tzi­ganes une sorte de phé­no­mène rési­duel, d’eth­nie mineure. Ils n’ont pas de ter­ri­toire, pas d’É­tat, pas de langue « culti­vée », écrite. Selon ces cri­tères domi­nants, les Tzi­ganes sont donc une sorte de sous-eth­nie en com­pa­rai­son avec les eth­nies environnantes.

I.: Le prin­ci­pal obs­tacle pour l’af­fir­ma­tion tzi­gane serait donc le ren­for­ce­ment de la dyna­mique natio­na­liste au niveau de l’É­tat et de la société ?

A.D.: Oui, le natio­na­lisme en tant que pra­tique poli­tique et sur­tout quo­ti­dienne. De toute façon, ce qui est incon­tes­table, c’est que le pro­blème tzi­gane a sur­gi, dans un pays comme la Rou­ma­nie, au milieu des années 60, donc en pleine mon­tée du natio­na­lisme d’É­tat. Je ferais remar­quer que la signi­fi­ca­tion poli­tique du natio­na­lisme est plus com­plexe et plus forte aujourd’­hui à l’Est qu’à l’Ouest.

I. : Pour conclure pour­rais-tu résu­mer le pro­blème tzi­gane en Rou­ma­nie ces der­nières années ?

A.D.: Les Tzi­ganes sont aujourd’­hui confron­tés à trois réa­li­tés dis­tinctes, sinon contradictoires :
– La mon­tée irré­sis­tible du natio­na­lisme rou­main (je pense que ce n’est pas la peine de s’at­tar­der sur les ini­tia­tives de Ceau­ses­cu dans ce domaine).
– L’i­déo­lo­gie offi­cielle, sys­té­ma­ti­que­ment répé­tée, selon laquelle tous les citoyens, indé­pen­dam­ment de leur natio­na­li­té, ont les mêmes droits.
– L’exis­tence de pro­grammes socio-cultu­rels pour les mino­ri­tés cultu­relles hon­groise, alle­mande, ukrai­nienne etc. Satis­fai­sants ou non (cf la ques­tion hon­groise), ces pro­grammes ont, aux yeux des Tzi­ganes qui ne sont pas recon­nus comme une natio­na­li­té, le mérite d’exister.

Devant cette situa­tion, il y a de plus en plus de Tzi­ganes qui veulent être recon­nus spé­ci­fi­que­ment, pou­voir s’au­to-iden­ti­fier publi­que­ment pour ne plus être iden­ti­fiés péjo­ra­ti­ve­ment par les autres. Comme à l’Est il faut un embal­lage idéo­lo­gique pour tout, cer­tains Tzi­ganes exigent, en fai­sant appel à la ter­mi­no­lo­gie offi­cielle, la recon­nais­sance de la « natio­na­li­té tzigane ».

Pen­dant de longues années, depuis la der­nière guerre, l’u­sage même du mot tzi­gane était assi­mi­lé offi­ciel­le­ment à la pro­mo­tion du racisme. Tout débat était exclu. Or pour se faire une idée des consé­quences de cette situa­tion il suf­fit de rap­pe­ler que peu de Rou­mains savent que les Tzi­ganes ont subi un sort simi­laire à celui des juifs pen­dant la guerre. Je dirai en conclu­sion que tant que les Tzi­ganes ne pour­ront s’as­su­mer publi­que­ment le racisme ordi­naire et ins­ti­tu­tion­nel dont ils font l’ob­jet conti­nue­ra. Et ce racisme fait mal : dans les postes de milice on bat les jeunes en géné­ral, mais les Tzi­ganes en par­ti­cu­lier ; ces der­niers sont sou­vent arrê­tés mas­si­ve­ment pour le simple fait d’être tzi­ganes. Au minis­tère on envi­sage ― dit-on ― des pro­grammes de sté­ri­li­sa­tion. Une rumeur peut-être, mais n’ou­blions pas que des ten­ta­tives simi­laires ont été dénon­cées en Tché­co­slo­va­quie, il y a quelques années, par la Charte 77.

Inter­view réa­li­sée début 82

Rap­pe­lons que la pre­mière par­tie de cet entre­tien a été publié dans notre numé­ro hors série de sep­tembre 1982.


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