La Presse Anarchiste

Le mode de domination soviétique en Europe de l’Est

Dénon­cer aus­si bien l’URSS que les USA pour leurs agis­se­ments sur le plan inter­na­tio­nal consti­tue sans doute la seule posi­tion de prin­cipe que nous puis­sions adop­ter en tant que liber­taires. Mais s’en tenir là, se conten­ter de répé­ter cette évi­dence, c’est hypo­thé­quer, à moyen terme, la per­ti­nence de nos ana­lyses, la cré­di­bi­li­té de nos pro­po­si­tions et l’ef­fi­ca­ci­té de notre action. Le ren­voi dos à dos des 2 super­puis­sances com­porte sur le plan cri­tique un incon­vé­nient de taille : il crée et entre­tient une fausse symé­trie entre les modes de domi­na­tion propres à l’URSS et aux USA. Argu­ment effi­cace à une époque où cer­tains « décou­vraient » les simi­li­tudes, sou­vent réelles entre l’URSS et les USA, cette fausse symé­trie peut conduire aujourd’­hui à une situa­tion embar­ras­sante sinon per­ni­cieuse. En effet, il est plus facile de qua­li­fier et de dénon­cer les USA que l’URSS comme impé­ria­liste. Les USA répondent mieux aux cri­tères consa­crés ― depuis notam­ment Lenine ― de défi­ni­tion de l’im­pé­ria­lisme (supré­ma­tie du capi­tal finan­cier) ain­si qu’au dis­cours cou­rant sur et contre l’im­pé­ria­lisme (dis­cours for­gé, depuis la der­nière guerre, en fonc­tion sur­tout des USA). L’URSS cor­res­pond mieux à l’ac­cep­ta­tion anté­rieure du terme, à savoir « empire », « expan­sion ». Cela dit, à moins d’être idiot ou pro­so­vié­tique ― par inté­rêt ou par idéal ― on ne peut pas ne pas s’a­per­ce­voir que l’URSS concur­rence sérieu­se­ment et depuis un bon moment les USA dans le domaine de l’a­gres­si­vi­té. Ce déca­lage entre l’a­na­lyse et l’ob­ser­va­tion a entraî­né bon nombre de gens soit dans ce que j’ap­pel­le­rai une impasse gau­chiste soit, dans une dérive atlan­tiste, droi­tière. La pre­mière atti­tude consiste dans la ten­ta­tive, en der­nière ins­tance vouée à l’é­chec, de faire col­ler à tout prix l’URSS à l’i­mage consa­crée de l’im­pé­ria­lisme. La seconde réside dans la mise entre paren­thèses, dans l’«oubli » de la réa­li­té de l’im­pé­ria­lisme amé­ri­cain devant l’ac­crois­se­ment du dan­ger sovié­tique. S’il est hors de ques­tion pour nous, liber­taires, dans la conjonc­ture his­to­rique actuelle de mini­mi­ser les méfaits de l’im­pé­ria­lisme amé­ri­cain (le tra­vail de N. Chom­sky en ce sens me semble capi­tal pour le mou­ve­ment anar­chiste inter­na­tio­nal) il n’est pas moins urgent de repen­ser l’im­pé­ria­lisme à par­tir de ses formes de mani­fes­ta­tion actuelles, sou­vent sur­pre­nantes, donc de remettre en ques­tion les cri­tères consa­crés ― caducs par­fois même à l’é­gard de l’im­pé­ria­lisme des USA. C’est là un tra­vail de longue haleine dont les pre­miers béné­fi­ciaires seraient les Pays de l’Est mais qui concer­ne­rait, peut-être plus qu’on ne le pense, éga­le­ment les pays du Tiers-Monde. En atten­dant la tâche que nous pou­vons nous don­ner en prio­ri­té est d’a­na­ly­ser, de dénon­cer et de com­battre les modes de domi­na­tion des deux super­puis­sances à par­tir et en fonc­tion de ce qu’ils com­portent de spé­ci­fique. Sans négli­ger pour autant les points com­muns et sur­tout de telle manière que la spé­ci­fi­ci­té, la par­ti­cu­la­ri­té ne soit pas éri­gée en cri­tère de valeur.
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Avant d’a­bor­der l’en­jeu social du mode de domi­na­tion sovié­tique, je vou­drais briè­ve­ment faire le point sur ses formes his­to­riques de mani­fes­ta­tion au niveau éco­no­mique, de manière aus­si réa­liste que pos­sible afin d’ex­pli­quer et de cri­ti­quer une cer­taine mytho­lo­gie qui pré­vaut à ce sujet dans les Pays de l’Est.

ANNEXIONNISME pur et simple de régions (ex : la Bes­sa­ra­bie rou­maine devient en 1940 la RSS de Mol­da­vie) ou de pays entiers (ex : les Répu­bliques Baltes).

EXPLOITATION DIRECTE, à la fin des années 40 et au début des années 50, dépour­vue dans la plu­part des cas de cou­ver­ture juri­dique, sur­tout dans le cadre du pillage orga­ni­sé des matières pre­mières (ex : char­bon polo­nais, pétrole rou­main). De nos jours, le gaz afghan subit le même sort. Une autre forme de pillage, moins « fruc­tueuse » pour des rai­sons faciles à devi­ner, était le démon­tage de cer­taines ins­tal­la­tions indus­trielles et leur trans­fert en URSS ; étaient concer­nés non seule­ment les anciens alliés mili­taires de l’Al­le­magne nazie ― comme la Rou­ma­nie ― mais aus­si, dans une moindre mesure, des pays comme la Tchécoslovaquie.

FREINAGE ET RECONVERSION de sec­teurs indus­triels est-euro­péens tech­no­lo­gi­que­ment avan­cés, qui pou­vaient faire concur­rence aux sec­teurs équi­va­lents sovié­tiques. Cette mesure qui s’ins­cri­vait dans une logique de domi­na­tion éco­no­mique à long terme, a tou­ché en pre­mier lieu les pays indus­tria­li­sés comme la Tché­co­slo­va­quie ; néan­moins, un pays net­te­ment moins déve­lop­pé comme la Rou­ma­nie a subi un phé­no­mène simi­laire (ex : la recon­ver­sion de son indus­trie aéro­nau­tique en usine de tracteurs).

TENTATIVE IMPÉRIALISTE « clas­sique » au début des années 60, sous Khrout­chev à tra­vers le pro­jet d’in­té­gra­tion éco­no­mique du camp socia­liste par le COMECON. Depuis sa fon­da­tion en 1949 le COMECON cou­vrait un sys­tème d’é­change inégal, favo­rable à l’URSS ; mais son champ d’ac­tion était limi­té. En 1960 on assiste à la fois à une volon­té d’é­lar­gis­se­ment du COMECON, à une esca­lade dans l’i­né­ga­li­té des rap­ports entre les pays membres et, à moyen et long tenue, à une ten­ta­tive de modi­fi­ca­tion des éco­no­mies de ces pays. La mul­ti­na­tio­nale khroucht­ché­vienne se don­nait comme moyen la « pla­ni­fi­ca­tion unique » et comme objec­tif l’«intégration totale» ; elle vou­lait débou­cher sur une « divi­sion inter­na­tio­nale socia­liste du tra­vail » entre les pays déve­lop­pés et sous-déve­lop­pés sous l’é­gide de l’URSS. Selon leurs chances d’oc­cu­per le haut ou le bas de la hié­rar­chie qui se des­si­nait, les milieux diri­geants des dif­fé­rents pays de l’Est se mon­traient plu­tôt enthou­siastes (Tché­co­slo­va­quie, RDA) ou plu­tôt réti­cents (Pologne, Hon­grie). Seule la Rou­ma­nie s’est oppo­sée caté­go­ri­que­ment au pro­jet. Sa par­ti­ci­pa­tion se limi­tait à l’a­gri­cul­ture et à la four­ni­ture des matières pre­mières ; ce pro­jet aurait signi­fié pour les rou­mains la baisse de la crois­sance et de l’ex­pan­sion, l’ac­crois­se­ment de la dépen­dance éco­no­mique et aurait entraî­né l’ex­ploi­ta­tion de la Rou­ma­nie par ses par­te­naires tech­no­lo­gi­que­ment plus avan­cés. L’a­ban­don en juillet 1963 du pro­jet n’est pas seule­ment dû à la seule oppo­si­tion rou­maine (dont la bureau­cra­tie diri­geante tire­ra sur le plan inter­na­tio­nal et natio­nal un immense pres­tige poli­tique). Vrai­sem­bla­ble­ment l’URSS n’é­tait pas per­sua­dée en cette période de sa capa­ci­té de domi­ner tech­no­lo­gi­que­ment le nou­veau com­plexe économique.

La crise éner­gé­tique du début des années 70 et ses mul­tiples retom­bées dans le monde entier ont accru la dépen­dance éco­no­mique des Pays de l’Est à l’é­gard de l’URSS. À noter que c’est éga­le­ment le cas de la Rou­ma­nie qui est le seul pro­duc­teur de pétrole de la région. Tout laisse pré­voir dans les années qui viennent une accen­tua­tion de cette dépen­dance dont l’URSS enten­dra tirer un maxi­mum de pro­fits ; non seule­ment poli­tiques mais aus­si économiques.

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Bru­tale, cynique, sou­vent impro­vi­sée, pas tou­jours effi­cace, par­fois fac­teur de régres­sion, la domi­na­tion éco­no­mique per­pé­tuée en Europe de l’Est par l’URSS ― pays peu et sur­tout mal déve­lop­pé au len­de­main de la der­nière guerre ― a non seule­ment un conte­nu et des pro­cé­dés mais aus­si des fon­de­ments socio-éco­no­miques par­ti­cu­liers. Résul­tat d’un rap­port de force inter­na­tio­nale favo­rable, garan­tie par la pré­sence mili­taire dans la région, l’hé­gé­mo­nie poli­tique sovié­tique doit sa force et sa conti­nui­té au fait que l’URSS a impo­sé dans ces pays des struc­tures sociales simi­laires aux siennes. C’est du côté de la confi­gu­ra­tion ins­ti­tu­tion­nelle et sociale qu’il faut cher­cher la clef de voûte aus­si bien de la cohé­sion du camp socia­liste que du rôle domi­nant de l’URSS. Il y a en l’oc­cur­rence paren­té struc­tu­relle et. étroite inter­dé­pen­dance entre :

  • le mode de domi­na­tion qui carac­té­rise l’URSS,
  • le mode de domi­na­tion exer­cé par l’URSS sur le plan inter­na­tio­nal et
  • le mode de domi­na­tion propre aux pays appar­te­nant à la sphère d’in­fluence soviétique.

Ceci nous per­met d’é­non­cer trois thèses préa­lables à mon avis à toute ana­lyse et action par rap­port à l’im­pé­ria­lisme soviétique.

I) L’EXTENSION DU CHAMP DE DOMINATION DE L’URSS DANS LE MONDE RENFORCE LES STRUCTURES SOCIALES DE CE PAYS, MAIS, EN MÊME TEMPS, ACCROÎT, POTENTIELLEMENT, LE RISQUE DE LEUR ÉCLATEMENT. L’o­ri­gi­na­li­té de l’im­pé­ria­lisme sovié­tique découle de cette contradiction.

Sans doute la popu­la­tion sovié­tique ne béné­fi­cie que « moyen­ne­ment » des richesses extor­quées par son État à l’é­tran­ger ; le niveau de vie des sovié­tiques est plus bas que celui de la plu­part des citoyens des pays satel­lites euro­péens. Le pro­blème se pose autre­ment à mon avis. Si le dis­cours idéo­lo­gique offi­ciel de l’URSS concer­nant sa voca­tion inter­na­tio­na­liste et socia­liste ne joue, à lui seul qu’un rôle mineur dans l’ex­pan­sion sovié­tique, cette der­nière a un EFFET IDÉOLOGIQUE consi­dé­rable sur la popu­la­tion sovié­tique. Le main­tien et le ren­for­ce­ment de la puis­sance sovié­tique dans le monde FLATTE la popu­la­tion sovié­tique (en l’as­so­ciant, plu­tôt sym­bo­li­que­ment qu’é­co­no­mi­que­ment, aux exploits expan­sion­nistes) TOUT EN LA DISSUADANT de toute vel­léi­té contes­ta­taire (for­cé­ment vouée à l’é­chec devant une telle puis­sance). L’a­van­cée irré­ver­sible du socialisme/​de l’URSS dans le monde est donc un fac­teur impor­tant de sou­mis­sion et de mani­pu­la­tion sur le plan inté­rieur. Inutile d’in­sis­ter sur l’im­por­tance à ce niveau du fait que la résis­tance afghane ait pu durer depuis trois ans.

Le mode de domi­na­tion sovié­tique connaît néan­moins un immense désa­van­tage. De par les simi­li­tudes, évi­dentes, et d’ailleurs sys­té­ma­ti­que­ment mises en avant par le dis­cours idéo­lo­gique offi­ciel, sur le plan social et ins­ti­tu­tion­nel entre l’URSS et les « pays frères », la moindre remise en ques­tion tant soit peu radi­cale, la moindre ten­ta­tive de chan­ge­ment s’at­ta­quant même ponc­tuel­le­ment aux ins­ti­tu­tions qui a lieu dans l’un de ces pays aus­si concerne, de droit et de fait, l’URSS. Contrai­re­ment aux USA, l’URSS, afin de pré­ser­ver la sta­bi­li­té interne, ne peut pas se per­mettre un échec à l’ex­té­rieur, quitte à inter­ve­nir mili­tai­re­ment (in extre­mis), quitte à faire des conces­sions éco­no­miques et donc à contraindre sa popu­la­tion à des sacri­fices sup­plé­men­taires. Dans l’é­co­no­mie du mode de domi­na­tion sovié­tique, contraindre la popu­la­tion à se « ser­rer la cein­ture » coûte moins cher/​présente moins de risque pour la paix sociale que de se payer une défaite à l’ex­té­rieur. À Gdansk se jouait (et se joue) éga­le­ment le sort des tra­vailleurs soviétiques.

II) Les bureau­cra­ties diri­geantes des Pays de l’Est, mal­gré les traits par­ti­cu­liers qui les dif­fé­ren­cient et qui peuvent ponc­tuel­le­ment les oppo­ser à l’URSS, ne sont pas de simples fan­toches ou des pions impuis­sants mais DES AGENTS, SUBALTERNES MAIS ACTIFS, DU MODE DE DOMINATION SOVIÉTIQUE. L’or­tho­doxie tché­co­slo­vaque et la fidé­li­té est-alle­mande ou le zèle bul­gare autant que le mili­ta­risme polo­nais et le libé­ra­lisme hon­grois ou même l’«insolence » diplo­ma­tique rou­maine consti­tuent, mal­gré leur spé­ci­fi­ci­té les élé­ments d’un ensemble par­fai­te­ment organisé/​dominé par l’URSS.

La dyna­mique contes­ta­taire qui se déve­loppe dans tel ou tel pays est sans doute aus­si pro­duit d’une réac­tion aux moda­li­tés de domi­na­tion uti­li­sées par la bureau­cra­tie locale (c’est le libé­ra­lisme de l’é­quipe Gie­rek et non l’an­ti­sa­tel­lisme néo-sta­li­nien de Ceau­ces­cu qui a entraî­né la nais­sance d’un mou­ve­ment ouvrier comme Soli­dar­ność). Toute stra­té­gie oppo­si­tion­nelle doit tenir compte et s’é­la­bo­rer en fonc­tion de ce que l’op­pres­sion bureau­cra­tique com­porte de spé­ci­fique pen­dant une période his­to­rique déter­mi­née sur le plan natio­nal. En ce sens, il n’y a pas de « modèle » de contes­ta­tion ou d’op­po­si­tion ; pas plus à l’Est qu’ailleurs dans le monde.

Mais si les conflits inter-bureau­cra­tiques consti­tuent un phé­no­mène socio­lo­gique inévi­table (autant que les ten­sions intra-bureau­cra­tiques), il est hors de ques­tion pour la contes­ta­tion et l’op­po­si­tion, si elles veulent abou­tir, de « prendre par­tie », de sou­te­nir incon­di­tion­nel­le­ment une frac­tion contre une autre. S’en­ga­ger en ce sens signi­fie non pas affai­blir mais ren­for­cer la bureau­cra­tie com­mu­niste inter­na­tio­nale à par­tir de ses contra­dic­tions réelles mais secon­daires. Le cas rou­main illustre par­fai­te­ment ce genre d’er­reur his­to­rique. La bureau­cra­tie ne fait pas sienne une ligne poli­tique dis­so­nant quelque peu dans le camp socia­liste que dans la mesure où elle peut contrô­ler de près le pro­ces­sus qui s’en suit ; qu’il s’a­gisse du natio­na­lisme ou du libé­ra­lisme. C’est une illu­sion réfor­miste dont la droite natio­na­liste et les com­mu­nistes cri­tiques ont la spé­cia­li­té que de pen­ser dépos­sé­der la bureau­cra­tie en la sou­te­nant. La seule issue réa­liste et révo­lu­tion­naire est la « franche » oppo­si­tion (cf. la désta­li­ni­sa­tion hon­groise en 56). On ne peut pas en faire l’é­co­no­mie ni à court ni à long terme.

III) POUR ÊTRE EFFICACE LE COMBAT CONTRE L’IMPÉRIALISME SOVIÉTIQUE PASSE PAR CELUI NÉCESSAIREMENT SOCIAL CONTRE LA BUREAUCRATIE LOCALE (NATIONALE). N’en déplaise aux nom­breux natio­na­listes de l’Est, sin­cères ou pas. À noter que la plu­part d’entre eux finissent, fidèles d’ailleurs à la logique natio­na­liste, par grim­per dans les hié­rar­chies com­mu­nistes « natio­nales » ou par par­ti­ci­per au consensus.

Cette troi­sième thèse découle de l’ob­ser­va­tion concrète his­to­rique et non d’un quel­conque inter­na­tio­na­lisme abs­trait. Le réflexe et la phi­lo­so­phie natio­na­liste très répan­due à l’Est s’ex­pliquent sur­tout par :
– la proxi­mi­té d’une super­puis­sance his­to­ri­que­ment per­çue comme peu « civi­li­sée » par rap­port aux puis­sances occi­den­tales qui ont été prises comme modèle lors de la for­ma­tion des États modernes (fin du XIXe, début du XXe) dans la région.
– le fait que la mise en place des nou­veaux régimes lors de l’oc­cu­pa­tion de ces pays par l’Ar­mée Rouge s’est accom­pa­gnée de la néga­tion sys­té­ma­tique des spé­ci­fi­ci­tés natio­nales, cultu­relles, reli­gieuses…; paral­lè­le­ment on glo­ri­fiait par le biais de l’in­ter­na­tio­na­lisme dia­lec­tique l’URSS dont les ver­tus libé­ra­trices et les effets civi­li­sa­teurs n’é­taient pas per­çus calme tels par la population.

Le trau­ma­tisme cau­sé par cette période d’a­près-guerre, où cer­tains peuples de l’Est pou­vaient, par­fois à rai­son, s’in­ter­ro­ger sur les chances de sur­vie de leur iden­ti­té, explique l’at­ta­che­ment pro­fond et popu­laire aux idées et aux sym­boles natio­naux. Il ne faut pas confondre cet atta­che­ment avec le natio­na­lisme poli­tique qui peut être payant à court terne, mais dont une bonne par­tie de la popu­la­tion se méfie en der­nière ins­tance ; les mul­tiples récu­pé­ra­tions suc­ces­sives du natio­na­lisme « contes­ta­taire », par les bureau­cra­ties post/­néo-sta­li­niennes, sont éga­le­ment pré­sentes dans la mémoire populaire.

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Que faire devant la main­mise crois­sante des USA et de l’URSS sur le monde actuel ? Il n’est bien enten­du pas ques­tion de choi­sir (comme les PC ou cer­taines orga­ni­sa­tions d’ex­trême gauche ― le MIR chi­lien par exemple a sou­te­nu Jaru­zels­ki) ni de favo­ri­ser « tac­ti­que­ment » une des deux super­puis­sances (celle qui se trouve dans le camp oppo­sé à celui où l’on agit). Le pré­cé­dent chi­nois et le carac­tère ridi­cule des pré­ten­tions « mon­diales » de la social-démo­cra­tie occi­den­tale montrent enfin que la solu­tion ne réside pas non plus dans le choix d’une troi­sième puis­sance cen­sée contre­car­rer les deux super­puis­sances. Toutes les grandes, moyennes et petites puis­sances éta­tiques par­ti­cipent, de fait, au mode de domi­na­tion inter­na­tio­nal orches­tré par l’URSS et les USA. C’est ailleurs qu’il faut cher­cher la troi­sième force capable de court-cir­cui­ter le désordre orga­ni­sé mili­tai­re­ment à l’é­chelle de la pla­nète par les deux super­puis­sances ; à condi­tion d’en finir avec la LOGIQUE DES CAMPS pré­do­mi­nante depuis l’en­trée de l’URSS dans la scène poli­tique inter­na­tio­nale. Notre sou­ci est de par­ti­ci­per effi­ca­ce­ment à la consti­tu­tion d’un véri­table CHAMP SOCIAL INTERNATIONAL, suf­fi­sam­ment auto­nome pour prendre et gar­der ses dis­tances avec les deux blocs et suf­fi­sam­ment puis­sant pour s’im­po­ser à leurs dépens. Les échos dans le monde des évè­ne­ments polo­nais démontrent qu’un tel pro­jet n’est pas tout à fait uto­pique. De toute façon c’est à l’in­té­rieur d’un tel champ social ― sans centre ni péri­phé­rie ― et non pas par rap­port aux camps idéo­lo­giques, mili­taires et poli­tiques que nous pou­vons créer un pôle liber­taire cré­dible sur le plan inter­na­tio­nal et sus­cep­tible de per­mettre aux tra­vailleurs du monde entier de dépas­ser les média­tions (par­ti­daires, mili­taires, éta­tiques) pseudo-libératrices.

Renon­cer à la logique des camps anta­go­nistes ― ce qui ne signi­fie pas igno­rer, comme les par­ti­sans coûte que coûte de la théo­rie de la conver­gence, les réa­li­tés sou­vent dis­tinctes et par­fois conflic­tuelles des deux blocs ― implique aus­si rompre avec la LOGIQUE DES ACQUIS ins­ti­tu­tion­nels, éta­tiques, qui carac­té­ri­se­raient les Pays de l’Est. Ce serait prendre les gens de l’Est pour des imbé­ciles que d’i­ma­gi­ner que des mou­ve­ments pro­lé­ta­riens et popu­laires puissent abou­tir à la pri­va­ti­sa­tion des moyens de pro­duc­tion, à la res­tau­ra­tion des formes « clas­siques » de pro­fit capi­ta­liste ou encore au chô­mage ou à l’ac­cen­tua­tion des dif­fé­rences sociales. Spé­cu­ler, comme le font les trots­kystes, les socio-démo­crates à vel­léi­tés radi­cales ou les com­mu­nistes cri­tiques, sur la nature et/​ou l’o­ri­gine « révo­lu­tion­naire », « ouvrière » et « pro­gres­siste » des régimes est-euro­péens, signi­fie en der­nière ins­tance se faire l’a­vo­cat ― cri­tique donc incom­mode, mais pré­cieux en temps de crise ― de l’URSS qui est jus­te­ment le garent suprême du main­tien de ces régimes. L’at­ti­tude de la IVe Inter­na­tio­nale à l’é­gard de l’Af­gha­nis­tan illustre bien le dan­ger d’une telle démarche. Si la LCR s’est conten­tée de ne pas dénon­cer l’URSS, son équi­valent au Mexique, le PRT, a salué l’in­ter­ven­tion de l’Ar­mée Rouge en la pré­sen­tant comme néces­saire pour l’ap­pli­ca­tion de la Réforme agraire, contre les féo­daux locaux, sou­te­nus par l’im­pé­ria­lisme amé­ri­cain. Il va de soi que l’é­la­bo­ra­tion d’une démarche véri­ta­ble­ment anti-impé­ria­liste, liber­taire, passe non seule­ment par la cri­tique mais aus­si par la dénon­cia­tion de telles posi­tions, même lors­qu’elles sont le fait de cou­rants poli­tiques qui, qu’on le veuille ou non, nous sont proches.

Nico­las Trifon


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