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Avant d’aborder l’enjeu social du mode de domination soviétique, je voudrais brièvement faire le point sur ses formes historiques de manifestation au niveau économique, de manière aussi réaliste que possible afin d’expliquer et de critiquer une certaine mythologie qui prévaut à ce sujet dans les Pays de l’Est.
ANNEXIONNISME pur et simple de régions (ex : la Bessarabie roumaine devient en 1940 la RSS de Moldavie) ou de pays entiers (ex : les Républiques Baltes).
EXPLOITATION DIRECTE, à la fin des années 40 et au début des années 50, dépourvue dans la plupart des cas de couverture juridique, surtout dans le cadre du pillage organisé des matières premières (ex : charbon polonais, pétrole roumain). De nos jours, le gaz afghan subit le même sort. Une autre forme de pillage, moins « fructueuse » pour des raisons faciles à deviner, était le démontage de certaines installations industrielles et leur transfert en URSS ; étaient concernés non seulement les anciens alliés militaires de l’Allemagne nazie ― comme la Roumanie ― mais aussi, dans une moindre mesure, des pays comme la Tchécoslovaquie.
FREINAGE ET RECONVERSION de secteurs industriels est-européens technologiquement avancés, qui pouvaient faire concurrence aux secteurs équivalents soviétiques. Cette mesure qui s’inscrivait dans une logique de domination économique à long terme, a touché en premier lieu les pays industrialisés comme la Tchécoslovaquie ; néanmoins, un pays nettement moins développé comme la Roumanie a subi un phénomène similaire (ex : la reconversion de son industrie aéronautique en usine de tracteurs).
TENTATIVE IMPÉRIALISTE « classique » au début des années 60, sous Khroutchev à travers le projet d’intégration économique du camp socialiste par le COMECON. Depuis sa fondation en 1949 le COMECON couvrait un système d’échange inégal, favorable à l’URSS ; mais son champ d’action était limité. En 1960 on assiste à la fois à une volonté d’élargissement du COMECON, à une escalade dans l’inégalité des rapports entre les pays membres et, à moyen et long tenue, à une tentative de modification des économies de ces pays. La multinationale khrouchtchévienne se donnait comme moyen la « planification unique » et comme objectif l’«intégration totale» ; elle voulait déboucher sur une « division internationale socialiste du travail » entre les pays développés et sous-développés sous l’égide de l’URSS. Selon leurs chances d’occuper le haut ou le bas de la hiérarchie qui se dessinait, les milieux dirigeants des différents pays de l’Est se montraient plutôt enthousiastes (Tchécoslovaquie, RDA) ou plutôt réticents (Pologne, Hongrie). Seule la Roumanie s’est opposée catégoriquement au projet. Sa participation se limitait à l’agriculture et à la fourniture des matières premières ; ce projet aurait signifié pour les roumains la baisse de la croissance et de l’expansion, l’accroissement de la dépendance économique et aurait entraîné l’exploitation de la Roumanie par ses partenaires technologiquement plus avancés. L’abandon en juillet 1963 du projet n’est pas seulement dû à la seule opposition roumaine (dont la bureaucratie dirigeante tirera sur le plan international et national un immense prestige politique). Vraisemblablement l’URSS n’était pas persuadée en cette période de sa capacité de dominer technologiquement le nouveau complexe économique.
La crise énergétique du début des années 70 et ses multiples retombées dans le monde entier ont accru la dépendance économique des Pays de l’Est à l’égard de l’URSS. À noter que c’est également le cas de la Roumanie qui est le seul producteur de pétrole de la région. Tout laisse prévoir dans les années qui viennent une accentuation de cette dépendance dont l’URSS entendra tirer un maximum de profits ; non seulement politiques mais aussi économiques.
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Brutale, cynique, souvent improvisée, pas toujours efficace, parfois facteur de régression, la domination économique perpétuée en Europe de l’Est par l’URSS ― pays peu et surtout mal développé au lendemain de la dernière guerre ― a non seulement un contenu et des procédés mais aussi des fondements socio-économiques particuliers. Résultat d’un rapport de force internationale favorable, garantie par la présence militaire dans la région, l’hégémonie politique soviétique doit sa force et sa continuité au fait que l’URSS a imposé dans ces pays des structures sociales similaires aux siennes. C’est du côté de la configuration institutionnelle et sociale qu’il faut chercher la clef de voûte aussi bien de la cohésion du camp socialiste que du rôle dominant de l’URSS. Il y a en l’occurrence parenté structurelle et. étroite interdépendance entre :
- le mode de domination qui caractérise l’URSS,
- le mode de domination exercé par l’URSS sur le plan international et
- le mode de domination propre aux pays appartenant à la sphère d’influence soviétique.
Ceci nous permet d’énoncer trois thèses préalables à mon avis à toute analyse et action par rapport à l’impérialisme soviétique.
I) L’EXTENSION DU CHAMP DE DOMINATION DE L’URSS DANS LE MONDE RENFORCE LES STRUCTURES SOCIALES DE CE PAYS, MAIS, EN MÊME TEMPS, ACCROÎT, POTENTIELLEMENT, LE RISQUE DE LEUR ÉCLATEMENT. L’originalité de l’impérialisme soviétique découle de cette contradiction.
Sans doute la population soviétique ne bénéficie que « moyennement » des richesses extorquées par son État à l’étranger ; le niveau de vie des soviétiques est plus bas que celui de la plupart des citoyens des pays satellites européens. Le problème se pose autrement à mon avis. Si le discours idéologique officiel de l’URSS concernant sa vocation internationaliste et socialiste ne joue, à lui seul qu’un rôle mineur dans l’expansion soviétique, cette dernière a un EFFET IDÉOLOGIQUE considérable sur la population soviétique. Le maintien et le renforcement de la puissance soviétique dans le monde FLATTE la population soviétique (en l’associant, plutôt symboliquement qu’économiquement, aux exploits expansionnistes) TOUT EN LA DISSUADANT de toute velléité contestataire (forcément vouée à l’échec devant une telle puissance). L’avancée irréversible du socialisme/de l’URSS dans le monde est donc un facteur important de soumission et de manipulation sur le plan intérieur. Inutile d’insister sur l’importance à ce niveau du fait que la résistance afghane ait pu durer depuis trois ans.
Le mode de domination soviétique connaît néanmoins un immense désavantage. De par les similitudes, évidentes, et d’ailleurs systématiquement mises en avant par le discours idéologique officiel, sur le plan social et institutionnel entre l’URSS et les « pays frères », la moindre remise en question tant soit peu radicale, la moindre tentative de changement s’attaquant même ponctuellement aux institutions qui a lieu dans l’un de ces pays aussi concerne, de droit et de fait, l’URSS. Contrairement aux USA, l’URSS, afin de préserver la stabilité interne, ne peut pas se permettre un échec à l’extérieur, quitte à intervenir militairement (in extremis), quitte à faire des concessions économiques et donc à contraindre sa population à des sacrifices supplémentaires. Dans l’économie du mode de domination soviétique, contraindre la population à se « serrer la ceinture » coûte moins cher/présente moins de risque pour la paix sociale que de se payer une défaite à l’extérieur. À Gdansk se jouait (et se joue) également le sort des travailleurs soviétiques.
II) Les bureaucraties dirigeantes des Pays de l’Est, malgré les traits particuliers qui les différencient et qui peuvent ponctuellement les opposer à l’URSS, ne sont pas de simples fantoches ou des pions impuissants mais DES AGENTS, SUBALTERNES MAIS ACTIFS, DU MODE DE DOMINATION SOVIÉTIQUE. L’orthodoxie tchécoslovaque et la fidélité est-allemande ou le zèle bulgare autant que le militarisme polonais et le libéralisme hongrois ou même l’«insolence » diplomatique roumaine constituent, malgré leur spécificité les éléments d’un ensemble parfaitement organisé/dominé par l’URSS.
La dynamique contestataire qui se développe dans tel ou tel pays est sans doute aussi produit d’une réaction aux modalités de domination utilisées par la bureaucratie locale (c’est le libéralisme de l’équipe Gierek et non l’antisatellisme néo-stalinien de Ceaucescu qui a entraîné la naissance d’un mouvement ouvrier comme Solidarność). Toute stratégie oppositionnelle doit tenir compte et s’élaborer en fonction de ce que l’oppression bureaucratique comporte de spécifique pendant une période historique déterminée sur le plan national. En ce sens, il n’y a pas de « modèle » de contestation ou d’opposition ; pas plus à l’Est qu’ailleurs dans le monde.
Mais si les conflits inter-bureaucratiques constituent un phénomène sociologique inévitable (autant que les tensions intra-bureaucratiques), il est hors de question pour la contestation et l’opposition, si elles veulent aboutir, de « prendre partie », de soutenir inconditionnellement une fraction contre une autre. S’engager en ce sens signifie non pas affaiblir mais renforcer la bureaucratie communiste internationale à partir de ses contradictions réelles mais secondaires. Le cas roumain illustre parfaitement ce genre d’erreur historique. La bureaucratie ne fait pas sienne une ligne politique dissonant quelque peu dans le camp socialiste que dans la mesure où elle peut contrôler de près le processus qui s’en suit ; qu’il s’agisse du nationalisme ou du libéralisme. C’est une illusion réformiste dont la droite nationaliste et les communistes critiques ont la spécialité que de penser déposséder la bureaucratie en la soutenant. La seule issue réaliste et révolutionnaire est la « franche » opposition (cf. la déstalinisation hongroise en 56). On ne peut pas en faire l’économie ni à court ni à long terme.
III) POUR ÊTRE EFFICACE LE COMBAT CONTRE L’IMPÉRIALISME SOVIÉTIQUE PASSE PAR CELUI NÉCESSAIREMENT SOCIAL CONTRE LA BUREAUCRATIE LOCALE (NATIONALE). N’en déplaise aux nombreux nationalistes de l’Est, sincères ou pas. À noter que la plupart d’entre eux finissent, fidèles d’ailleurs à la logique nationaliste, par grimper dans les hiérarchies communistes « nationales » ou par participer au consensus.
Cette troisième thèse découle de l’observation concrète historique et non d’un quelconque internationalisme abstrait. Le réflexe et la philosophie nationaliste très répandue à l’Est s’expliquent surtout par :
– la proximité d’une superpuissance historiquement perçue comme peu « civilisée » par rapport aux puissances occidentales qui ont été prises comme modèle lors de la formation des États modernes (fin du XIXe, début du XXe) dans la région.
– le fait que la mise en place des nouveaux régimes lors de l’occupation de ces pays par l’Armée Rouge s’est accompagnée de la négation systématique des spécificités nationales, culturelles, religieuses…; parallèlement on glorifiait par le biais de l’internationalisme dialectique l’URSS dont les vertus libératrices et les effets civilisateurs n’étaient pas perçus calme tels par la population.
Le traumatisme causé par cette période d’après-guerre, où certains peuples de l’Est pouvaient, parfois à raison, s’interroger sur les chances de survie de leur identité, explique l’attachement profond et populaire aux idées et aux symboles nationaux. Il ne faut pas confondre cet attachement avec le nationalisme politique qui peut être payant à court terne, mais dont une bonne partie de la population se méfie en dernière instance ; les multiples récupérations successives du nationalisme « contestataire », par les bureaucraties post/néo-staliniennes, sont également présentes dans la mémoire populaire.
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Que faire devant la mainmise croissante des USA et de l’URSS sur le monde actuel ? Il n’est bien entendu pas question de choisir (comme les PC ou certaines organisations d’extrême gauche ― le MIR chilien par exemple a soutenu Jaruzelski) ni de favoriser « tactiquement » une des deux superpuissances (celle qui se trouve dans le camp opposé à celui où l’on agit). Le précédent chinois et le caractère ridicule des prétentions « mondiales » de la social-démocratie occidentale montrent enfin que la solution ne réside pas non plus dans le choix d’une troisième puissance censée contrecarrer les deux superpuissances. Toutes les grandes, moyennes et petites puissances étatiques participent, de fait, au mode de domination international orchestré par l’URSS et les USA. C’est ailleurs qu’il faut chercher la troisième force capable de court-circuiter le désordre organisé militairement à l’échelle de la planète par les deux superpuissances ; à condition d’en finir avec la LOGIQUE DES CAMPS prédominante depuis l’entrée de l’URSS dans la scène politique internationale. Notre souci est de participer efficacement à la constitution d’un véritable CHAMP SOCIAL INTERNATIONAL, suffisamment autonome pour prendre et garder ses distances avec les deux blocs et suffisamment puissant pour s’imposer à leurs dépens. Les échos dans le monde des évènements polonais démontrent qu’un tel projet n’est pas tout à fait utopique. De toute façon c’est à l’intérieur d’un tel champ social ― sans centre ni périphérie ― et non pas par rapport aux camps idéologiques, militaires et politiques que nous pouvons créer un pôle libertaire crédible sur le plan international et susceptible de permettre aux travailleurs du monde entier de dépasser les médiations (partidaires, militaires, étatiques) pseudo-libératrices.
Renoncer à la logique des camps antagonistes ― ce qui ne signifie pas ignorer, comme les partisans coûte que coûte de la théorie de la convergence, les réalités souvent distinctes et parfois conflictuelles des deux blocs ― implique aussi rompre avec la LOGIQUE DES ACQUIS institutionnels, étatiques, qui caractériseraient les Pays de l’Est. Ce serait prendre les gens de l’Est pour des imbéciles que d’imaginer que des mouvements prolétariens et populaires puissent aboutir à la privatisation des moyens de production, à la restauration des formes « classiques » de profit capitaliste ou encore au chômage ou à l’accentuation des différences sociales. Spéculer, comme le font les trotskystes, les socio-démocrates à velléités radicales ou les communistes critiques, sur la nature et/ou l’origine « révolutionnaire », « ouvrière » et « progressiste » des régimes est-européens, signifie en dernière instance se faire l’avocat ― critique donc incommode, mais précieux en temps de crise ― de l’URSS qui est justement le garent suprême du maintien de ces régimes. L’attitude de la IVe Internationale à l’égard de l’Afghanistan illustre bien le danger d’une telle démarche. Si la LCR s’est contentée de ne pas dénoncer l’URSS, son équivalent au Mexique, le PRT, a salué l’intervention de l’Armée Rouge en la présentant comme nécessaire pour l’application de la Réforme agraire, contre les féodaux locaux, soutenus par l’impérialisme américain. Il va de soi que l’élaboration d’une démarche véritablement anti-impérialiste, libertaire, passe non seulement par la critique mais aussi par la dénonciation de telles positions, même lorsqu’elles sont le fait de courants politiques qui, qu’on le veuille ou non, nous sont proches.
Nicolas Trifon