La Presse Anarchiste

Le folklore et l’État-nation

La pas­sion de l’en­ga­ge­ment social s’ac­com­pagne d’un mépris quelque peu expé­di­tif pour les réa­li­tés et les pro­blèmes qui ali­mentent le natio­na­lisme. Certes, ce der­nier repose sou­vent sur l’(auto)mystification et se tra­duit tôt ou tard par des opé­ra­tions poli­tiques qui se retournent contre ceux que l’on pré­ten­dait « libé­rer ». Mais encore faut-il démon­ter les res­sorts et ana­ly­ser de plus près les réa­li­tés qui per­mettent de telles mys­tiques et poli­tiques. On ne sau­rait se conten­ter de les trai­ter en termes pudiques et laco­niques lorsque les reven­di­ca­tions semblent justes ou, pire, abs­traits et pon­ti­fiants ; d’au­tant plus qu’a l’Est la vita­li­té — sur le plan oppo­si­tion­nel, offi­ciel et socié­taire — des natio­na­lismes ne cesse d’é­ton­ner. À tra­vers cette rubrique, Iztok se pro­pose de rompre ce silence. Nous l’a­vons déjà fait pré­cé­dem­ment à pro­pos de la ques­tion tzi­gane (cf. Dan­ciu, Intro­duc­tion au pro­blème tzi­gane, n°hors série, sep­tembre 82); nous exa­mi­ne­rons dans les lignes qui suivent le rap­port entre le folk­lore et l’É­tat-nation. Dans les pro­chains numé­ros, nous nous pro­po­sons d’in­for­mer sur les iden­ti­tés et les ima­gi­naires col­lec­tifs bri­més, d’a­bor­der des sujets répu­tés déli­cats comme la ques­tion juive et de sou­le­ver des pro­blèmes mal connus (et mal trai­tés) comme celui des musul­mans dans les pays balkaniques.)
 
Depuis plus d’un siècle déjà, il existe en Europe cen­trale, orien­tale et bal­ka­nique une dis­ci­pline par­ti­cu­liè­re­ment active à tous points de vue, plus qu’­ho­no­rable aux yeux de la plu­part des gens et, sur­tout, constam­ment hono­rée par les régimes poli­tiques qui s’y sont suc­cé­dés (pour des rai­sons par­fois dis­tinctes, mais avec une égale sol­li­ci­tude): le folk­lore. Son objet : les tra­di­tions, les croyances, les usages, les cou­tumes, les objets, les légendes, les chan­sons, les lit­té­ra­tures popu­laires, sur­tout pay­sans. Il est dif­fi­cile d’i­ma­gi­ner en Occi­dent, et en par­ti­cu­lier en France, le pres­tige de cette « science » qui remonte au début du XIXe siècle et qui aura joué un rôle consi­dé­rable dans l’his­toire moderne et contem­po­raine des peuples de cette région du monde. Cepen­dant, depuis quelque temps, cer­tains folk­lo­ristes (spé­cia­listes de la science sus­nom­mée) de ces pays ont com­men­cé à battre en brèche l’u­na­ni­misme qui entou­rait leur domaine. La preuve : l’ou­vrage col­lec­tif publié cette année sous les aus­pices du CNRS par les édi­tions Mai­son­neuve et Larose (Paris), inti­tu­lé Pay­sans et Nations d’Eu­rope cen­trale et bal­ka­nique (la réin­ven­tion du pay­san par l’É­tat en Europe cen­trale et bal­ka­nique aux XIXe et XXe siècles).

Les contri­bu­tions sont nom­breuses et denses ; les ana­lyses, très fines et objec­tives, ne négligent nul­le­ment les phé­no­mènes actuels, sans qu’il y ait pour autant extra­po­la­tion ou réduc­tion. Zador Tor­dai, dans Les méta­mor­phoses du folk­lore : quelques repères pour une com­pré­hen­sion, évoque par exemple le mou­ve­ment com­mu­nau­taire en Hon­grie dans les années soixante-dix dont les membres, tout en reje­tant toute réfé­rence à l’i­déo­lo­gie natio­na­liste, « s’employaient à construire puis à amé­na­ger leurs mai­sons com­munes en usant de formes issues des arts folk­lo­riques, sans pour autant se limi­ter à de simples imi­ta­tions […]», tan­dis que plu­sieurs autres cher­cheurs s’in­ter­rogent sur le suc­cès auprès des jeunes des spec­tacles folk, à carac­tère natio­nal-com­mu­niste, pro­duits et ani­més par l’un des poètes rou­mains offi­ciels, A. Pau­nes­cu. Un cher­cheur polo­nais, ancien expert de Soli­da­ri­té rurale, Zbi­gniew T, fait un rap­pro­che­ment assez éton­nant entre deux moments forts de l’his­toire polo­naise : la bataille de Racla­wice, en avril 1794, rem­por­tée par Kos­cisz­ko grâce, en par­tie, à la par­ti­ci­pa­tion d’un déta­che­ment de pay­sans, les « Fau­cheurs », munis de leur propre éten­dard por­tant la devise « Nour­rir et défendre » d’une part et, d’autre part, les com­bats pour la léga­li­sa­tion de Soli­da­ri­té rurale lors­qu’à Byd­goszcz, en 1981, les par­ti­sans de l’un des prin­ci­paux cou­rants du syn­di­cat, Soli­da­ri­té pay­sanne, mani­fes­taient vêtus de leurs cos­tumes « folk­lo­riques » cra­co­viens comme les « Fau­cheurs » du siècle der­nier et bran­dis­sant des faux et des pan­cartes sur les­quelles on pou­vait lire la même devise. Loin de se conten­ter d’un rap­pro­che­ment anec­do­tique, l’au­teur recons­ti­tue, dans sa dis­con­ti­nui­té, l’his­toire des rap­ports entre le pay­san­ne­rie polo­naise, les élites urbaines et le natio­na­lisme ; his­toire qui n’a rien de confor­tant pour les par­ti­sans et les adver­saires à tout prix du natio­na­lisme polonais.

L’en­jeu majeur de l’ou­vrage réside, à mon avis, dans la cri­tique très radi­cale du concept d’É­tat-nation, à par­tir de la remise en ques­tions des pré­sup­po­sés des recherches folk­lo­riques. C’est Claude Kar­noouh 1Eth­no­logue ayant fait de nom­breuses recherches de folk­lore sur place, notam­ment en Rou­ma­nie ; il a publié à par­tir de ses tra­vaux dans un vil­lage de ce pays : le Rite et le Dis­cours, Gand, 1983. qui déve­loppe cette thèse que l’on retrouve en fili­grane éga­le­ment chez d’autres auteurs (cf. V. Voigt lors­qu’il conclut que « les docu­ments folk­lo­riques du siècle der­nier […] ne reflètent pas les faits mais plu­tôt leurs repré­sen­ta­tions »). J’es­saie­rai de résu­mer cette thèse en citant le plus pos­sible son auteur. «[…] En igno­rant les valeurs propres à la pen­sée pay­sanne archaïque, en usur­pant la parole des sujets, les dis­cours folk­lo­ristes se sont consti­tués en autant de dis­cours poli­tiques, en opé­rant une trom­peuse ana­lo­gie entre l’a-his­to­ri­ci­té de l’i­den­ti­té eth­nique et lin­guis­tique des com­mu­nau­tés pay­sannes et l’his­to­ri­ci­té du pro­jet éta­tique de l’É­tat-nation. C’est ce détour­ne­ment même qui inau­gure le folk­lore (Volks­kunde) et lui offre ce sta­tut de preuve onto­lo­gique dans tous les dis­cours qui légi­ti­ment l’es­pace de sou­ve­rai­ne­té de l’É­tat-nation. » (p.52.) « Et c’est l’é­mer­gence, toute récente, d’une anthro­po­lo­gie sociale et cultu­relle étran­gère aux enjeux natio­naux, qui nous per­met de soup­çon­ner com­bien de repré­sen­ta­tions propres aux cultures pay­sannes archaïques furent délais­sées par l’eth­no­gra­phie et le folk­lore natio­na­liste […]. En effet, la tra­di­tion sur laquelle s’ap­puient les repré­sen­ta­tions pay­sannes est non seule­ment une tra­di­tion dis­tincte, mais plus encore anti­no­mique de celle qui pré­side à l’é­mer­gence d’une légi­ti­ma­tion folk­lo­rique et popu­laire de l’É­tat-nation. Les rites de la tra­di­tion pay­sanne n’ont jamais eu pour but de fon­der la légi­ti­mi­té d’une poli­tique uni­fi­ca­trice et cen­tra­li­sa­trice mais, bien au contraire, ils s’a­charnent à réac­tua­li­ser la per­ma­nence des petites enti­tés sociales s’or­ga­ni­sant pour l’es­sen­tiel autour des rela­tions de paren­té, des groupes de rési­dence domes­tiques dans le vil­lage, la val­lée ou un ter­ri­toire d’é­change plus ou moins éten­du, sans jamais qu’il déborde les pos­si­bi­li­tés d’une inter­con­nais­sance immé­diate. » (pp. 53 – 54.) « Avant toute volon­té urbaine et scien­ti­fique les com­mu­nau­tés pay­sannes repré­sentent des petites enti­tés qu’il faut com­prendre pour elles-mêmes et en elles-mêmes. » « Cette ques­tion, qui est au cœur de l’at­ti­tude et du dis­cours anthro­po­lo­giques tenus sur les socié­tés exo­tiques, se pose à la recherche folk­lo­rique euro­péenne avec une acui­té sem­blable depuis l’é­poque où des élites intel­lec­tuelles ont choi­si un des­tin éta­tique aux com­mu­nau­tés eth­niques dont ils se pré­ten­daient les repré­sen­tants pri­vi­lé­giés. » (pp. 51 – 52.)

Si le folk­lore a pu ser­vir si long­temps l’É­tat-nation, son objet — les cultures pay­sannes archaïques, une fois envi­sa­gées en elles-mêmes, une fois que l’on a aban­don­né l’axiome natio­na­liste — dé-légi­time ce même État-nation ; ain­si résu­mée, la thèse de Kar­noouh me semble pré­cieuse dans une pers­pec­tive liber­taire anti­na­tio­na­liste en Europe cen­trale et orien­tale. Par rap­port au natio­na­lisme aus­si bien comme valeur-refuge qu’en tant que thème fort de l’op­po­si­tion natio­na­liste de droite et, sur­tout, du pou­voir com­mu­niste en place. En effet, Kar­noouh écrit : « Ce recours per­ma­nent depuis l’o­ri­gine de l’É­tat-nation [au folk­lore] n’en est pas moins uti­li­sé par les nou­veaux par­tis-nations pour ins­tau­rer une conti­nui­té généa­lo­gique avec l’an­cienne nation-eth­nie qu’ils pré­ten­daient naguère éli­mi­ner. Recours dont, par ailleurs, les suc­cès popu­laires tra­duisent le désar­roi des hommes devant l’ir­ré­ver­sible dis­pa­ri­tion des trans­cen­dances archaïques expri­mées et repré­sen­tées par les rites com­mu­nau­taires. Recours qui enfin, dans l’af­fir­ma­tion spec­ta­cu­laire de l’ar­chaïsme ima­gi­naire — à la fois néga­teur et consub­stan­tiel à la moder­ni­té géné­ra­li­sée — énonce le refus alié­né de cette moder­ni­té dont les hommes récusent l’es­sence inédite : la réi­fi­ca­tion de tout rap­port social dans la géné­ra­li­sa­tion du sala­riat et de l’ur­ba­ni­sa­tion. » (p. 16.)

Nico­las Trifon

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    Eth­no­logue ayant fait de nom­breuses recherches de folk­lore sur place, notam­ment en Rou­ma­nie ; il a publié à par­tir de ses tra­vaux dans un vil­lage de ce pays : le Rite et le Dis­cours, Gand, 1983.

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