La Presse Anarchiste

Aperçus sur la contestation est-allemande

Un certain « mal de vivre »

En jan­vier 1985, vingt-six jeunes s’a­dres­saient à E. Hone­cker, pre­mier secré­taire du SED 1 Sozia­lis­tiche Ein­heits­par­tei Deut­schlands, par­ti com­mu­niste au pou­voir., à l’oc­ca­sion de l’an­née de la jeu­nesse. « Nous vou­lons ain­si pré­sen­ter notre opi­nion sur cer­taines déci­sions et pra­tiques du gou­ver­ne­ment et indi­quer quelques pos­si­bi­li­tés de chan­ge­ment qui, d’a­près nous, sont indis­pen­sables à l’é­pa­nouis­se­ment et au déve­lop­pe­ment libres de la jeu­nesse en RDA », déclarent-ils dans leur pré­am­bule 2 Die Tages­zei­tung, 02.02.1985..

Leurs pro­po­si­tions étaient résu­mées en sept points :

  • Dans l’é­du­ca­tion, le favo­ri­tisme poli­tique ne doit pas rem­pla­cer le favo­ri­tisme social ; il faut donc arrê­ter de sanc­tion­ner les croyants, lais­ser le libre accès de tous à l’U­ni­ver­si­té, etc.
  • Le sys­tème édu­ca­tif doit être « démi­li­ta­ri­sé » par la sup­pres­sion des cours d’é­du­ca­tion mili­taire et la dis­pa­ri­tion des dis­cours militaristes.
  • Le ser­vice mili­taire obli­ga­toire doit être pro­gres­si­ve­ment abo­li, un pre­mier pas serait la créa­tion d’un ser­vice civil véritable.
  • Tout jeune doit pou­voir s’ex­pri­mer et dis­cu­ter libre­ment sans crainte d’être péna­li­sé ou poursuivi.
  • L’ac­cès à l’in­for­ma­tion doit être libre, le libre déve­lop­pe­ment de l’art et de la culture garanti.
  • Les jeunes doivent avoir le droit de se réunir pour échan­ger infor­ma­tions et opinions.
  • La liber­té de voya­ger, y com­pris dans les pays non-socia­listes, doit être élargie.

Ce type de reven­di­ca­tions et de démarche n’est pas nou­veau en RDA. Si cette lettre retient cepen­dant l’at­ten­tion, c’est parce que ses signa­taires s’a­dressent au pou­voir en tant que jeunes, avec leurs reven­di­ca­tions spé­ci­fiques. Ce fai­sant, ils sou­lignent que, contrai­re­ment à d’autres pays de l’Est où la contes­ta­tion est por­tée par la classe ouvrière ou l’in­tel­li­gent­sia, celle-ci est en RDA avant tout le fait de la jeunesse.

On peut trou­ver à cette réa­li­té des expli­ca­tions très concrètes, telles que l’at­ti­tude extrê­me­ment répres­sive de l’É­tat qui a peu à peu « lami­né » les géné­ra­tions contes­ta­taires pré­cé­dentes les oppo­sants des années cin­quante et soixante se sont repliés sur eux-mêmes, quand ils n’ont pas som­bré dans l’al­cool. D’autres, devant l’al­ter­na­tive prison/​émigration à l’Ouest, ont choi­si la deuxième solution.

L’é­mi­gra­tion à l’Ouest, l’exis­tence d’une « autre » Alle­magne, sont d’une façon plus géné­rale des fac­teurs de paix sociale impor­tants en RDA, les insa­tis­faits pla­çant plu­tôt leurs espoirs dans une éven­tuelle émi­gra­tion vers l’«eldorado » ouest-alle­mand que dans un chan­ge­ment social intérieur.

Mais une expli­ca­tion plus déci­sive est sans doute la situa­tion éco­no­mique et sociale de la RDA elle-même. Depuis les années soixante, et en par­ti­cu­lier depuis la construc­tion du Mur de Ber­lin le 13 août 1961, celle-ci s’est sta­bi­li­sée et consi­dé­ra­ble­ment amé­lio­rée, ce qui fait de la RDA un des pays les plus déve­lop­pés et les plus riches du bloc socia­liste, son PNB par habi­tant dépas­sant même celui de l’I­ta­lie. La crise éco­no­mique et éner­gé­tique l’a certes tou­chée comme l’en­semble du bloc socia­liste, mais n’y a pas entraî­né des dif­fi­cul­tés com­pa­rables à celles de la Pologne par exemple, dif­fi­cul­tés qui ont débou­ché dans ce pays sur une crise poli­tique ouverte. Le « socia­lisme du gou­lash » qui carac­té­rise la Hon­grie reste aus­si une des bases de la sta­bi­li­té poli­tique de la RDA et du consen­sus impli­cite qui s’est éta­bli entre les diri­geants et la popu­la­tion de ce Pays.

Dans une inter­view accor­dée en 1979, l’op­po­sant R. Have­mann disait à ce sujet : « Quant aux tra­vailleurs de RDA, leur situa­tion maté­rielle est à mon avis meilleure que celle des tra­vailleurs de RFA, même si cela ne se tra­duit pas en salaire ou en nombre de mar­chan­dises qu’ils peuvent ache­ter. Ils tra­vaillent de façon moins inten­sive, et ne connaissent pas ce stress sinistre. Ils béné­fi­cient d’as­su­rances mala­die et d’as­su­rances vieillesse. Ici, ils ont la garan­tie de l’emploi…» 3 L’Al­ter­na­tive n°1. Garan­tie de l’emploi, pro­tec­tion sociale très déve­lop­pée, assu­rance d’une cer­taine crois­sance du niveau de vie et d’un cer­tain confort, telles sont en effet les bases du « consen­sus » est-alle­mand. Dans ce contexte, l’ab­sence d’al­ter­na­tive poli­tique, le sou­ve­nir du sou­lè­ve­ment du 17 juin 1953, la satu­ra­tion envers les dis­cours poli­tiques ont engen­dré dans une grande par­tie de la popu­la­tion est-alle­mande un état d’es­prit « petit-bour­geois », mar­qué par l’in­di­vi­dua­lisme et la rési­gna­tion, que ne manquent pas de cri­ti­quer les jeunes contes­ta­taires est-allemands.

C’est donc avant tout dans la jeu­nesse, et autour de pro­blèmes qui lui sont propres, qu’a pu émer­ger un mou­ve­ment contes­ta­taire. Celui-ci trouve sa source dans le « mal de vivre » de la jeu­nesse est-alle­mande brillam­ment décrit par une nou­velle géné­ra­tion d’é­cri­vains tels Vol­ker Braun, Rai­ner Kunze ou Ulrich Plenz­dorf 4On pour­ra lire, entre autres : Les nou­velles souf­frances du jeune W. d’U. Plenz­dorf (Éd. du Seuil), L’his­toire inache­vée de V. Braun (Éd. fran­çaises réunies), Les années mer­veilleuses de R. Kunze (Éd. du Seuil)., eux-mêmes en rup­ture avec les dogmes et les pon­cifs de la lit­té­ra­ture est-alle­mande « traditionnelle ».

« Dès que je sors dans la rue, je com­mence à dégueu­ler » est une phrase qui a eu son heure de gloire. Elle résume assez bien le rejet par de nom­breux jeunes de la socié­té qu’ont bâtie leurs aînés. Que lui reprochent-ils ? Avant tout, l’im­pos­si­bi­li­té pour les jeunes de vivre en son sein d’a­près leurs propres valeurs et leurs propres envies. L’É­tat n’est pas, dans cette cri­tique, dési­gné comme seul res­pon­sable. Bien sûr, son atti­tude répres­sive et « para­noïaque » vis-à-vis de tout signe de mar­gi­na­li­té ou de contes­ta­tion, le contrôle et la pres­sion morale qu’il exerce constam­ment sont direc­te­ment visés ; mais au-delà, c’est tout le mode de vie est-alle­mand, sa médio­cri­té et sa tris­tesse qui sont reje­tés par les jeunes contes­ta­taires. Dans bien des domaines, celui de la liber­té sexuelle par exemple, c’est plus l’at­ti­tude d’une popu­la­tion encore impré­gnée d’i­dées conser­va­trices et d’au­to­ri­ta­risme qui est mise en cause que celle de l’É­tat. V. Braun a qua­li­fié un jour la RDA de « pays le plus ennuyeux de la terre », sans doute sont-ils nom­breux à le pen­ser avec lui.

L’ex­pres­sion au grand jour de cette contes­ta­tion fut sans doute pro­vo­quée, ou du moins favo­ri­sée, par la révolte de la jeu­nesse occi­den­tale — ouest-alle­mande en par­ti­cu­lier — à par­tir des années soixante, la popu­la­ri­té de chan­teurs de cette époque, tels J. Len­non ou J. Baez, le prouve. Dans les cri­tiques qu’ils adres­saient à leurs sys­tèmes res­pec­tifs, les jeunes de RDA et de RFA trou­vaient en effet bon nombre de simi­li­tudes et de conver­gences ; il ne fau­drait cepen­dant pas en déduire que ces deux mou­ve­ments sont iden­tiques, ou que les jeunes est-alle­mands n’ont fait qu’i­mi­ter l’Oc­ci­dent, comme cela a sou­vent été dit à pro­pos du paci­fisme. La contes­ta­tion de la jeu­nesse en RDA est bien l’en­fant du sys­tème socia­liste et elle en porte la marque, comme nous le ver­rons par la suite.

La mani­fes­ta­tion pre­mière et la plus cou­rante de cette contes­ta­tion a été et reste l’an­ti­con­for­misme la tenue ves­ti­men­taire, la coupe de che­veux, les goûts musi­caux, le refus des valeurs tra­di­tion­nelles telles que l’ordre, la famille ou le tra­vail. Face à cette jeu­nesse « mar­gi­nale », la réac­tion de l’É­tat et de la popu­la­tion n’a pas été des plus accueillantes et le port du jean ou des che­veux longs a long­temps signi­fié dif­fi­cul­tés et tra­cas­se­ries dans la sco­la­ri­té, dans le tra­vail ou plus sim­ple­ment dans les lieux publics. Mais la répres­sion plus ou moins ouverte n’ayant pu venir à bout de ce mou­ve­ment, les auto­ri­tés et la popu­la­tion ont bien dû s’ac­com­mo­der, du moins dans les grandes villes, de cette géné­ra­tion « incom­pré­hen­sible et ingrate ». L’É­tat en par­ti­cu­lier, ayant bien sen­tit carac­tère sub­ver­sif de ce phé­no­mène, a ten­té de le récu­pé­rer tout en en répri­mant les mani­fes­ta­tions les plus dan­ge­reuses. Ain­si, le cou­rant musi­cal des Hoo­te­na­ny 5Le mou­ve­ment des Hoo­te­na­ny était un mou­ve­ment musi­cal for­te­ment ins­pi­ré du folk song amé­ri­cain, qui appa­rut spon­ta­né­ment en RDA dans les années 1966 – 67. Peu à peu récu­pé­rés par le pou­voir, les clubs Hoo­te­na­ny furent rebap­ti­sés Okto­ber Klub dans les années soixante-dix., appa­ru en RDA vers 1966, a‑t-il été détour­né par la FDJ 6 Freie Deutsche Jugend, orga­ni­sa­tion de jeu­nesse du SED. à des fins de pro­pa­gande. Plus récem­ment, on a vu cette même orga­ni­sa­tion ouvrir 5 à 6000 dis­co­thèques sur le ter­ri­toire de la RDA, orga­ni­ser ses propres concerts rock et même affu­bler ses membres de ban­deaux dans les che­veux lors de mani­fes­ta­tions officielles.

Cette entre­prise de récu­pé­ra­tion n’a pas tou­jours eu les résul­tats escomp­tés, bien au contraire par­fois ain­si, un concert rock orga­ni­sé à Ber­lin-Est le 7 octobre 1977, c’est-à-dire peu après le ban­nis­se­ment de W. Bier­mann 7W. Bier­mann, chan­teur né à Ham­burg. Il émi­gra volon­tai­re­ment en RDA où il mani­fes­ta tou­jours un sou­tien cri­tique au sys­tème socia­liste de ce pays. Alors qu’il effec­tuait une tour­née en RFA, il fut pri­vé de sa natio­na­li­té le 16 novembre 1976, ce qui pro­vo­qua une vague de colère et d’in­di­gna­tion dans les milieux cultu­rels est-alle­mands., dégé­né­ra en bataille san­glante entre jeunes et poli­ciers, aux cris de « Bier­mann ! » et « Liberté ! »

Peu à peu, ont donc com­men­cé à coha­bi­ter deux jeu­nesses, l’une bien propre et sage, « offi­cielle », et l’autre mar­gi­nale, under­ground. Celle-ci, en rup­ture avec une socié­té étouf­fante et rigide, a éla­bo­ré ses propres com­por­te­ments, sa propre culture. Paral­lè­le­ment, elle a cher­ché des « espaces de liber­té » pour se ras­sem­bler, dis­cu­ter sans contrainte et pra­ti­quer un nou­veau mode de vie. Comme sou­vent dans les pays socia­listes où toute la vie sociale ou presque est contrô­lée par l’É­tat, l’É­glise (évan­gé­lique) est appa­rue comme un de ces « espaces de liber­té », comme un refuge pour ceux qui pensent et qui vivent autre­ment. Peu à peu, les diverses struc­tures de l’É­glise, les Junge Gemein­den (com­mu­nau­tés de jeunes) en par­ti­cu­lier, sont deve­nues pour ces jeunes des lieux pri­vi­lé­giés de ren­contre et de dis­cus­sion, leurs diverses mani­fes­ta­tions l’oc­ca­sion d’é­cou­ter des écri­vains en rup­ture de ban ou des groupes rock aux noms évo­ca­teurs (Lenin­grad-Sand­wich, CCCP, Accom­plis­se­ment exem­plaire du plan, etc.) et d’é­chan­ger opi­nions et docu­ments sur les sujets les plus divers. Seule ins­ti­tu­tion indé­pen­dante de l’É­tat, l’É­glise a dans une cer­taine mesure pro­té­gé les jeunes contes­ta­taires de la répres­sion, leur a par­fois four­ni un tra­vail plus moti­vant, ou un tra­vail tout court quand ils avaient été ren­voyés de leur lycée ou de leur entreprise.

Dans une inter­view réa­li­sée en 1980, une jeune par­ti­ci­pante à une des ces Junge Gemein­dan expli­quait ses moti­va­tions : « Pour moi, c’est ain­si, dès le début j’ai été là parce que j’y ai trou­vé de la com­pré­hen­sion, parce que j’é­tais aus­si seule avec mes pro­blèmes et un peu per­due. Nous n’a­vons pas eu de telles pos­si­bi­li­tés à l’é­cole. Je n’a­vais que quelques amies avec qui dis­cu­ter. Et puis cer­taines d’entre elles étaient à la Junge Gemeinde et disaient “Viens une fois, regarde et, si ça te plaît, reste.” Et je suis res­tée. Je ne me consi­dère pas comme chré­tienne et je ne l’ai jamais fait. Mais ce que je trouve de bien dans la Junge Gemeinde, c’est qu’on peut par­ler de très nom­breux pro­blèmes et que l’on reçoit aus­si une réponse — que ce soit sur des pro­blèmes per­son­nels ou des pro­blèmes poli­tiques. » 8 Kirche im Sozia­lis­mus n°1/80, cité par K. Ehring/​M. Dall­witz, Schwer­ter zu Pfug­sca­ren.

L’É­glise n’est cepen­dant pas le seul « espace de liber­té », ni le plus appro­prié pour cette jeu­nesse en quête d’un nou­veau mode de vie. On a donc vu appa­raître en RDA des formes de vie com­mu­nau­taire, des réseaux infor­mels que cer­tains qua­li­fient de « scène alter­na­tive » en réfé­rence à la RFA. Pou­vant dif­fi­ci­le­ment appa­raître au grand jour, cette « scène » se ras­semble dans des appar­te­ments com­mu­nau­taires dans les­quels cir­culent cas­settes de musique, livres venus de RFA ou docu­ments peu offi­ciels et où s’or­ga­nisent de petits concerts, des gar­de­ries paren­tales et diverses autres acti­vi­tés « alter­na­tives ». Le quar­tier de Prenz­lauer Berg à Ber­lin-Est a même reçu le sur­nom de « Kreuz­berg de l’Est » 9Kreuz­berg, quar­tier de Ber­lin-Ouest où se concentre la « scène alter­na­tive » et où exis­tait, jus­qu’à ses der­nières années, un mou­ve­ment squatte très déve­lop­pé. en rai­son du nombre d’ap­par­te­ments com­mu­nau­taires qui s’y trouvent et de l’ap­pa­ri­tion d’un mou­ve­ment squat­ter.

Ne rêvons pas les squat­ters est-alle­mands n’oc­cupent pas des bâti­ments vides en accro­chant aux façades de grandes ban­de­roles incen­diaires ou des dra­peaux noirs, et leur expul­sion ne donne pas lieu à des scènes d’é­meute. À cela, deux rai­sons ; d’une part, la légis­la­tion est-alle­mande sur les appar­te­ments vides est plus ration­nelle que celle de la RFA. En effet, toute per­sonne pou­vant prou­ver qu’elle est à la recherche d’un loge­ment et qu’un appar­te­ment est inoc­cu­pé depuis plus de trois mois n’au­ra qu’à s’y ins­tal­ler, et devra ensuite se rendre au ser­vice du loge­ment pour faire offi­cia­li­ser la situa­tion, moyen­nant le paie­ment d’une amende… infé­rieure au prix du loyer. À l’op­po­sé, si l’on peut occu­per un loge­ment sans trop de pro­blèmes, il va de soi que si une telle occu­pa­tion pre­nait un carac­tère de mani­fes­ta­tion publique, elle serait répri­mée sans délai.

La situa­tion est simi­laire en ce qui concerne les quelques « com­mu­nau­tés rurales » qui ont vu le jour en RDA dans cer­tains vil­lages, une ou plu­sieurs mai­sons ont été louées par ces jeunes « mar­gi­naux » qui y vivent en per­ma­nence ou viennent sim­ple­ment y pas­ser leur temps libre. Ces « com­mu­nau­tés » sont en géné­ral tolé­rées, quoi­qu’é­troi­te­ment sur­veillées, cer­taines ont été cepen­dant répri­mées ou dis­per­sées lors­qu’elles pre­naient un carac­tère trop sub­ver­sif. On a même vu la Sta­si 10Abré­via­tion de Staats­si­che­rheit, police poli­tique est-alle­mande. louer des mai­sons dans cer­tains vil­lages pour évi­ter que ceux-ci ne « tombent » aux mains de l’en­ne­mi de classe.

De quoi vivent toutes ces com­mu­nau­tés ? Cer­tains de leurs membres ont des métiers mar­gi­naux, d’autres sont employés par l’É­glise. La plu­part tra­vaillent dans les entre­prises d’É­tat et pro­fitent par­fois de l’ab­sence de chô­mage pour tra­vailler à tour de rôle, un an sur deux par exemple. Peu sont étu­diants, pour une rai­son bien simple : pour accé­der à l’u­ni­ver­si­té, il faut faire un ser­vice mili­taire de trois ans, soit le double de la durée normale.

Une exigence morale

Cette contes­ta­tion d’une par­tie de la jeu­nesse est-alle­mande a bien évi­dem­ment une por­tée poli­tique, comme en a eu celle de la jeu­nesse occi­den­tale dans les années 60 – 70, dans la mesure où elle remet en cause cer­tains com­por­te­ments, cer­tains modes de vie et les valeurs qui leur cor­res­pondent. Ceci est d’au­tant plus vrai que, dans un sys­tème d’ins­pi­ra­tion tota­li­taire, comme celui de la RDA, où l’É­tat aspire à contrô­ler et à mode­ler tous les domaines de la vie sociale et où le com­por­te­ment du pou­voir est condi­tion­né par des concep­tions mani­chéennes et para­noïaques du type : « Celui qui n’est pas pour moi est contre moi », toute mani­fes­ta­tion d’in­dé­pen­dance ou d’an­ti­con­for­misme prend une dimen­sion sub­ver­sive, « révo­lu­tion­naire » et est répri­mée comme telle.

Cette dimen­sion poli­tique « impo­sée » suf­fit-elle cepen­dant faire des contes­ta­taires est-alle­mands des oppo­sants poli­tiques ? Alors que la presse et les média occi­den­taux se sont empres­sés de répondre par l’af­fir­ma­tive à cette ques­tion, la plu­part des jeunes contes­ta­taires, R. Jahn par exemple, ont tou­jours refu­sé ce qua­li­fi­ca­tif : « Je ne suis pas un oppo­sant, je me consi­dère tou­jours comme un socia­liste, même si j’ai beau­coup de choses à repro­cher au socia­lisme réel­le­ment exis­tant » 11R. Jahn dans Der Spie­gel.. Leurs mul­tiples prises de posi­tion et leurs actions, leur refus d’é­mi­grer à l’Ouest et l’at­ti­tude de ceux qui y ont été contraints (par la menace d’un long empri­son­ne­ment ou manu mili­ta­ri) prouvent que cette posi­tion est sin­cère et pas seule­ment dic­tée par la volon­té d’é­chap­per à la répression.

Consi­dé­rer le mou­ve­ment contes­ta­taire est-alle­mand comme une oppo­si­tion poli­tique au sens où nous l’en­ten­dons géné­ra­le­ment serait, à mon avis, se leur­rer sur sa situa­tion réelle il n’en a ni l’am­bi­tion, ni sur­tout la capa­ci­té. Il souffre de l’ab­sence d’une tra­di­tion et d’une culture poli­tiques impor­tantes comme il en existe en Pologne par exemple, il ne pos­sède ni pro­po­si­tion alter­na­tive glo­bale, ni stra­té­gie qui lui cor­res­ponde, sa cohé­sion est très rela­tive et tout à fait infor­melle. De toute façon, en RDA comme dans l’en­semble du bloc socia­liste, l’heure n’est plus aux vel­léi­tés révo­lu­tion­naires ou révi­sion­nistes, l’é­chec de ces deux voies ayant lais­sé sans réponse les inter­ro­ga­tions sur les pos­si­bi­li­tés de chan­ge­ment en Europe de l’Est. L’es­poir d’une évo­lu­tion posi­tive des sys­tèmes socia­listes ou de leur ren­ver­se­ment s’est estom­pé et les mou­ve­ments oppo­si­tion­nels est-euro­péens cherchent plus, de nos jours, à pré­ser­ver ou à libé­rer leurs socié­tés de l’É­tat qu’à influen­cer ou évin­cer celui-ci. Les contes­ta­taires est-alle­mands n’é­chappent pas à cette ten­dance géné­rale et, s’ils ont sou­vent adres­sé au pou­voir leurs plaintes et leurs reven­di­ca­tions, cela ne signi­fie pas for­cé­ment qu’ils aient espé­ré long­temps et sérieu­se­ment une réponse posi­tive de sa part. Dès lors, il nous faut cher­cher ailleurs la moti­va­tion prin­ci­pale de leur engagement.

R. Jahn, une des figures les plus connues du mou­ve­ment paci­fiste est-alle­mand, décla­rait quelques mois après son arri­vée en Occi­dent : « Quand je songe à l’éner­gie, l’in­ten­si­té avec laquelle nous nous enga­gions en RDA, je me dis que l’ac­ti­vi­té poli­tique y est pra­ti­quée de façon beau­coup plus consé­quente qu’à l’Ouest. Chez nous, la menace de la pri­son était sus­pen­due en per­ma­nence au-des­sus de nos têtes, cela défi­nis­sait une cer­taine qua­li­té de notre enga­ge­ment, impli­quait une réelle déter­mi­na­tion de la part de ceux qui s’en­ga­geaient. À l’Ouest, ce qui pré­vaut, c’est une cer­taine mol­lesse dans l’en­ga­ge­ment. » 12R. Jahn dans L’Al­ter­na­tiven°1.

L’en­ga­ge­ment est sans doute vécu de façon beau­coup plus intense en RDA, ne serait-ce que parce qu’il signi­fie plus de sacri­fices et de risques per­son­nels. Une autre rai­son de cette inten­si­té est un sen­ti­ment de res­pon­sa­bi­li­té, voire de culpa­bi­li­té, envers des pro­blèmes tels que la paix ou la jus­tice, sen­ti­ment enra­ci­né dans le pas­sé de l’Al­le­magne et entre­te­nu par l’en­doc­tri­ne­ment et l’a­gi­ta­tion idéo­lo­giques de l’É­tat. Dans sa Lettre aux amis, A. Chmie­lews­ka évoque cette influence sur son propre cas, dans la Pologne des années soixante : « On nous ensei­gnait une fausse his­toire, qui était la suite inin­ter­rom­pue des mal­heurs du peuple et de ses révoltes étouf­fées dans la sang, mais cela nous a appris à consi­dé­rer l’in­jus­tice sociale comme l’af­faire la plus impor­tante du monde. […] On nous ensei­gnait un athéisme vul­gaire, on oppo­sait l’“opium du peuple” au ratio­na­lisme, et par là même on nous a incul­qué une aver­sion à croire quoi que ce soit. […] Quant à moi, je ne regrette pas mon expé­rience mar­xiste. De cette expé­rience, il me reste au moins une valeur la cer­ti­tude qu’il est de notre devoir de se sen­tir res­pon­sable pour tout mal et toute injus­tice, et qu’il est répré­hen­sible de se déro­ber à cette res­pon­sa­bi­li­té. » 13 in Pologne, une socié­té en dis­si­dence (Éd. Maspero).

Les contes­ta­taires est-alle­mands, eux non plus, n’ont pas com­plè­te­ment oublié cet ensei­gne­ment en se réfé­rant aux idées de socia­lisme, de soli­da­ri­té, de paix telles que les pro­clame aus­si la pro­pa­gande de l’É­tat, ils dénoncent l’é­cart qui existe entre le dis­cours de celui-ci et ses actes, le « men­songe » sur lequel repose le sys­tème et dont la popu­la­tion toute entière est com­plice par son silence. Cette dénon­cia­tion de la dupli­ci­té du pou­voir est constante, et appa­raît de façon plus ou moins claire dans dif­fé­rents textes des milieux contes­ta­taires. Ain­si, un insou­mis empri­son­né écrit-il : « Natu­rel­le­ment, la “bonne direc­tion” est dès lors tou­jours abso­lu­ment iden­tique à la poli­tique actuelle du Par­ti au pou­voir, et ceci jusque dans ses détails les plus dou­teux. La “néces­si­té” est dès lors ce qui est recon­nu juste sans erreur pos­sible par les diri­geants, la “liber­té” comme “intel­li­gence des néces­si­tés” n’é­tant que la sou­mis­sion sans dis­cus­sion à la sagesse des supé­rieurs. Sou­mis­sion ou rébel­lion contre les prêtres de la véri­té his­to­rique abso­lue et éter­nelle, c’est la seule alter­na­tive que cette idéo­lo­gie de la domi­na­tion laisse à l’in­di­vi­du. » 14Ehring/​Dallwitz, op cit. Dans un tel uni­vers de men­songe, il importe peu, fina­le­ment, d’ap­prou­ver ou de reje­ter le socia­lisme, puisque ce mot ne signi­fie plus rien. Ce qu’il faut, avant tout, c’est lui redon­ner un sens et pour cela exi­ger du pou­voir une cer­taine sin­cé­ri­té et cohé­rence dans ses actes et ses dis­cours. Dans cette mesure, on peut dire que la contes­ta­tion des jeunes en RDA exprime plu­tôt une exi­gence morale que des reven­di­ca­tions politiques.

L’exi­gence morale qui sous-tend toute la contes­ta­tion est-alle­mande est d’a­bord adres­sée à soi-même. Les jeunes alle­mands de l’Est rejettent le com­por­te­ment de leurs aînés qui ont fer­mé les yeux et « par­ti­ci­pé au men­songe » en échange de la tran­quilli­té et d’un confort « petit-bour­geois ». Il s’a­git pour eux, au contraire, de retrou­ver sa digni­té, de recon­naître et d’as­su­mer sa res­pon­sa­bi­li­té per­son­nelle dans les pro­blèmes sociaux, de prendre posi­tion et d’in­ter­ve­nir pour leur réso­lu­tion, en un mot de « vivre dans la véri­té » pour reprendre l’ex­pres­sion de V. Havel 15Dra­ma­turge tchèque, membre de la Charte 77. Voir à ce sujet L’Al­ter­na­tive n°25.. Cette aspi­ra­tion à la « vie dans la véri­té », qui donne à l’en­ga­ge­ment un aspect pro­fon­dé­ment moral et indi­vi­duel, est d’au­tant plus omni­pré­sente dans les milieux contes­ta­taires que sou­vent, face à un pou­voir inflexible et à une popu­la­tion apa­thique, l’ac­tion indi­vi­duelle ou à quelques-uns reste la seule pas­sible c’est dans ce contexte, par exemple, qu’il faut consi­dé­rer les « trai­tés de paix indi­vi­duels » que les paci­fistes est-alle­mands se pro­po­saient de conclure entre citoyens des deux blocs, à défaut de paix entre les deux blocs eux-mêmes.

Ceci engendre éga­le­ment une ten­dance très pro­non­cée à la remise en ques­tion, à la volon­té de se chan­ger soi-même. Ain­si, J. Gars­te­cki, de l’or­ga­ni­sa­tion Aktion Süh­ne­zei­chen, écrit-il : « Parce que nous avons nous-mêmes inté­rio­ri­sé à tra­vers l’é­du­ca­tion et l’en­vi­ron­ne­ment une mul­ti­tude de fausses alter­na­tives, il nous est dif­fi­cile de sor­tir du ghet­to de ces alter­na­tives. […] Nous devons apprendre à dif­fé­ren­cier, nous devons apprendre à remettre en ques­tion les juge­ments sim­plistes, nous devons bou­le­ver­ser de fond en comble l’“image” que nous avons de l’autre. » 16Ehring/​Dallwitz, op cit. Face au sen­ti­ment d’im­puis­sance, source de l’in­dif­fé­rence et de la rési­gna­tion, l’in­di­vi­du est réta­bli comme sujet auto­nome, acteur de sa propre his­toire : « S’il est vrai que cha­cun de nous inté­rio­rise ou repré­sente en par­tie, si petite soit-elle, la struc­ture sociale exis­tante, alors il com­mence déjà à influen­cer et à modi­fier une par­tie de cette struc­ture au moment où il se change lui-même. En se met­tant lui-même en mou­ve­ment, il met en mou­ve­ment tout cet assem­blage que nous appe­lons struc­tures sociales. » 17J. Gars­te­cki, cité dans W. Büscher/​P. Wen­siers­ki, Friedns­be­we­gung in der DDR.

Fidèles à ces concep­tions, les paci­fistes cher­che­ront à pra­ti­quer la paix dans les rela­tions avec autrui, dans la famille, ou s’in­té­res­se­ront aux jeux de socié­té sans vain­queur, les éco­lo­gistes refu­se­ront le tabac et l’al­cool, fabri­que­ront leurs propres meubles ou se dépla­ce­ront en vélo.

L’en­ga­ge­ment n’est cepen­dant pas uni­que­ment une récon­ci­lia­tion et une trans­for­ma­tion inté­rieures ; il est éga­le­ment vécu comme un témoi­gnage, comme un « signe » adres­sé à tous, gou­ver­nants et gou­ver­nés. V. Havel lui-même qua­li­fie la « vie dans la véri­té » de « force des faibles », car elle démasque la réa­li­té du pou­voir, lui ôte toute légi­ti­mi­té et, paral­lè­le­ment, montre à la socié­té le che­min de la digni­té et du cou­rage. En butte à la pas­si­vi­té et au conser­va­tisme de la popu­la­tion, les contes­ta­taires est-alle­mands s’é­ver­tuent par leur com­por­te­ment et leurs actions à « réveiller » cette majo­ri­té silen­cieuse, à lui redon­ner conscience d’elle-même, confiance et cou­rage. Dès 1966, des Bau­sol­da­len 18Les Bau­sol­da­ten sont en quelque sorte des objec­teurs de conscience, ils effec­tuent leur ser­vice dans des uni­tés non armées, mais par­ti­cipent â la construc­tion d’ou­vrages mili­taires et res­tent sou­mis à la hié­rar­chie de l’ar­mée. écri­vaient : « En tant que membres d’u­ni­tés non armées, nous affir­mons que notre désir le plus cher est de rem­por­ter la vic­toire, en com­mun avec les hommes qui pensent de façon res­pon­sable, nos alliés, sur les enne­mis prin­ci­paux d’une vie paci­fique entre les hommes : l’ab­sence de pen­sée, l’in­dif­fé­rence, la rési­gna­tion et la bêtise. » 19Ehring/​Dallwitzn op. cit. L’é­du­ca­tion pour la paix, une des pré­oc­cu­pa­tions prin­ci­pales du mou­ve­ment paci­fiste de ces der­nières années, est elle-même conçue comme une sorte d’é­du­ca­tion civique où seraient appris, entre autres, « le res­pect des convic­tions de ceux qui pensent autre­ment et la coopé­ra­tion avec eux », « l’au­to­no­mie dans la pen­sée, le sen­ti­ment et le juge­ment », « la res­pon­sa­bi­li­té, pour les affaires publiques, com­mu­nales, de l’en­tre­prise ou de l’é­cole. » 20Büscher/​Wensierski, op. cit.

L’é­vêque de Dresde, J. Hem­pel, résu­mait assez bien l’in­ten­tion des contes­ta­taires est-alle­mands, et des paci­fistes en par­ti­cu­lier, en décla­rant lors du Forum pour la paix, le 13 février 1982 « Nous vou­lons son­ner l’a­larme ! » Son­ner l’a­larme pour la socié­té d’une part, pour le pou­voir d’autre part. Ne contes­tant pas a prio­ri sa bonne volon­té, ils entendent néan­moins lui rap­pe­ler la gra­vi­té de cer­tains pro­blèmes et la néces­si­té de prendre des mesures concrètes et immé­diates, ils se veulent à la fois un par­te­naire poten­tiel du pou­voir et sa « mau­vaise conscience » : « Les repré­sen­tants du pou­voir et les experts ne doivent pas être lais­sés seuls dans leurs efforts pour la paix mon­diale : nous aurons à recon­naître avec gra­ti­tude le sérieux de leurs efforts pour la solu­tion des pro­blèmes com­plexes de la coexis­tence paci­fique, à les pro­té­ger contre la mise en doute cynique de leur volon­té de paix et à les encou­ra­ger à ne pas se las­ser face à la com­plexi­té des tâches, mais inver­se­ment, nous ne pla­ce­rons pas en eux une confiance aveugle et nous ne devrons pas les lais­ser tran­quilles dès leurs pre­miers résul­tats. […] Il devra tou­jours leur être rap­pe­lé que leurs efforts doivent s’at­ta­cher à assu­rer la vie des hommes et non pas leurs posi­tions de pou­voir, et que les deux ne sont en aucun cas iden­tiques. » 21Évêque W. Krusche, cité dans Ehring/​Dallwitz, op. cit.

Les contes­ta­taires ont bien sou­vent don­né un carac­tère sym­bo­lique à leurs actions ils veulent par là faire preuve de « bonne volon­té » envers le pou­voir, rompre la méfiance réci­proque qui, sur le plan inté­rieur comme sur le plan inter­na­tio­nal, est selon eux la cause prin­ci­pale de l’in­to­lé­rance et de la vio­lence. Ce fai­sant, ils ne renoncent nul­le­ment à témoi­gner et à concré­ti­ser leur enga­ge­ment : les paci­fistes orga­nisent des minutes de silence sur des places publiques, par­ti­cipent aux mani­fes­ta­tions offi­cielles ou appellent au boy­cott des jouets guer­riers, les Bau­sol­da­ten mani­festent leur sou­hait d’un ser­vice civil véri­table en consa­crant un mois sup­plé­men­taire à une action sociale, les éco­lo­gistes plantent des arbres ou net­toient les parcs publics et les arrêts de bus.

On peut bien sûr sou­rire de ces actions, les consi­dé­rer comme inutiles, voire ridi­cules. Mais il faut gar­der en mémoire les condi­tions poli­tiques par­ti­cu­lières à la RDA pour juger de leur réelle signi­fi­ca­tion la réduc­tion des « espaces de liber­té » et des pos­si­bi­li­tés d’ex­pres­sion pour les mou­ve­ments reven­di­ca­tifs, l’ir­ri­ta­bi­li­té extrême de l’É­tat envers toute oppo­si­tion ouverte, la fai­blesse enfin de cette oppo­si­tion elle-même pro­voquent un dépla­ce­ment des conflits du domaine des réa­li­tés vers le domaine des sym­boles. Ceux-ci se chargent alors d’un carac­tère sub­ver­sif très mar­qué, et le pou­voir s’y est d’ailleurs rare­ment trom­pé. Voi­là pour­quoi il est impos­sible de juger d’a­près les mêmes cri­tères les actions menées de part et d’autre du rideau de fer : « En RDA, dès que l’on remue le petit doigt, on attire l’at­ten­tion de l’É­tat, mais en ce sens aus­si, on est pris au sérieux par l’É­tat. À l’Ouest, on peut faire toutes sortes de choses, mais le dan­ger est que l’É­tat n’y prête pas la moindre atten­tion, ne prenne pas au sérieux ceux qui donnent leur avis, ceux qui reven­diquent. » 22R. Jahn, L’Al­ter­na­tive n°26.

Un bon exemple de ces luttes « sym­bo­liques » entre le pou­voir et les contes­ta­taires est celui de la « guerre des écus­sons » qui eut lieu en 1981 – 82. Cet écus­son, désor­mais bien connu, repré­sen­tant la sta­tue offerte par l’U­nion Sovié­tique à l’O­NU accom­pa­gnée de la parole biblique « Trans­for­mons les épées en socs de char­rues », était appa­ru dans les cercles proches de l’É­glise évan­gé­lique lors de la « décade pour la paix » de l’au­tomne 1981. À une époque où le paci­fisme était par­ti­cu­liè­re­ment dyna­mique en RDA, il se répan­dit rapi­de­ment à plu­sieurs dizaines de mil­liers d’exem­plaires avant d’être inter­dit par le pou­voir, ses por­teurs tra­qués dans les lycées, les entre­prises ou dans la rue. Le pou­voir, en effet, ne pou­vait tolé­rer cet écus­son, signe tan­gible de « dis­si­dence », qui créait entre ceux qui le por­taient un sen­ti­ment de com­mu­nau­té et de force. Mais en répri­mant les por­teurs de cet écus­son, le pou­voir por­tait aus­si un coup à la cré­di­bi­li­té de sa propre volon­té de paix, puis­qu’il répri­mait par là ce qui est cen­sé l’in­car­ner la sta­tue offerte à l’O­NU par l’URSS.

Les contes­ta­taires est-alle­mands agis­sant sur­tout par signes atten­daient du pou­voir ne serait-ce que des signes. Le refus de celui-ci leur a fait perdre le peu d’es­poir et de confiance qu’ils pla­çaient en lui, les a pous­sés à la radi­ca­li­sa­tion ou au déses­poir. Dès lors, ils ont dû cher­cher d’autres bases, d’autres modèles, pour leur « exi­gence morale » que les sys­tèmes en place, de l’Est comme de l’Ouest, ne pou­vaient satisfaire.

Socialisme et christianisme « originels »

Les dés­illu­sions suc­ces­sives vis-à-vis du pou­voir, les nom­breuses cri­tiques adres­sées au « socia­lisme réel » n’ont pas suf­fi à détour­ner les contes­ta­taires est-alle­mands de l’i­dée géné­rale du socia­lisme pour nombre d’entre eux, elle garde toute sa valeur comme pro­tes­ta­tion contre l’ex­ploi­ta­tion de l’homme par l’homme, appel per­ma­nent à la révolte et à l’en­ga­ge­ment, d’une part, comme « uto­pie », cadre géné­ral de la socié­té à laquelle ils aspirent, d’autre part.

Sans doute, la proxi­mi­té de la RFA, les liens tis­sés avec le mou­ve­ment paci­fiste et alter­na­tif appa­ru en son sein ont-ils contri­bué à les « pro­té­ger » d’un « mirage de l’Oc­ci­dent » assez répan­du dans le bloc socia­liste. D’autre part, l’op­po­si­tion active a été la plu­part du temps le fait d’in­di­vi­dus se reven­di­quant des idées socia­listes et ne reje­tant pas en bloc les acquis du sys­tème en place. Cer­tains d’entre eux, comme R. Have­mann, ont même consi­dé­ré la RDA comme la « meilleure moi­tié de l’Al­le­magne » : « En RDA me déplaît tout ce qui empêche la vie des hommes, des indi­vi­dus […], l’ab­sence totale de liber­té pour l’in­di­vi­du face à l’ar­bi­traire de l’É­tat. C’est ce que je reproche à ce pays et à ce sys­tème, ce qui me révolte. Pour­quoi je consi­dère cepen­dant ce pays comme la meilleure moi­tié de l’Al­le­magne ? Parce que je crois qu’il est his­to­ri­que­ment plus avan­cé, parce qu’il a éli­mi­né une forme dan­ge­reuse de pri­vi­lège, la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion […]. Il n’y a pas cette clique, cette large couche de puis­sants que per­sonne n’a élue et qui se sous­trait à tout contrôle. Nos diri­geants se sous­traient bien sûr aus­si à tout contrôle, mais ils ne sont cepen­dant pas iden­tiques à ces pro­prié­taires pri­vés des moyens de pro­duc­tion. » 23Inter­view de R. Have­mann et R. Eppel­mann, dans Büscher/​Wensierski, op.cit.

Cri­ti­qué comme réa­li­té, le socia­lisme reste donc une source impor­tante d’ins­pi­ra­tion morale et de réflexion poli­tique. Bien sûr, il ne s’a­git pas là d’une adhé­sion au dis­cours et à l’i­déo­lo­gie offi­ciels, mais plu­tôt d’un retour aux sources, à une sorte de « socia­lisme ori­gi­nel ». P. Lud­wig écrit à ce pro­pos : « En dis­cu­tant, on s’a­per­çoit avec éton­ne­ment que nombre des jeunes qui les animent [les cercles contes­ta­taires], en par­ti­cu­lier ceux qui ont for­mé les cercles de lec­ture et de tra­vail théo­rique, se reven­diquent du mar­xisme. Mais le mar­xisme d’une autre tra­di­tion, celle qui n’a pas été gal­vau­dée par la pro­pa­gande offi­cielle. Ils parlent volon­tiers de Rosa Luxem­burg et de sa cri­tique vision­naire des bol­che­viks à pro­pos des liber­tés démo­cra­tiques. Ils tra­vaillent avec pas­sion sur l’his­toire de la Com­mune de Bavière et découvrent les anti­no­mies du paci­fisme radi­cal chez le dra­ma­turge E. Tol­ler. Cer­tains se reven­diquent même des tra­di­tions anar­chistes de G. Lan­dauer et d’E. Müh­sam. » 24 L’Al­ter­na­tive n°25. Ce retour aux sources s’ac­com­pagne de la décou­verte de théo­ri­ciens plus récents du socia­lisme tels E. Bloch, H. Mar­cuse ou E. Fromm, de l’in­ven­tion d’un « nou­veau » socia­lisme impré­gné de concep­tions non-vio­lentes, éco­lo­gistes et anti-auto­ri­taires, oppo­sé au socia­lisme réel dont un des défauts les plus évi­dents est de n’a­voir pas su rompre avec la logique auto­ri­taire, maté­ria­liste, tech­ni­ciste du capi­ta­lisme : « Le socia­lisme gagne­ra, et de loin, la course de vitesse avec le capi­ta­lisme dès qu’il ces­se­ra de cou­rir dans la même direc­tion. » (R. Havemann)

Dans cette aspi­ra­tion à un socia­lisme véri­table, les jeunes contes­ta­taires n’ont pas trou­vé comme par­te­naires que des oppo­si­tion­nels com­mu­nistes de longue date, mais aus­si de nom­breuses per­son­na­li­tés des milieux intel­lec­tuels et cultu­rels. La fronde de ces milieux, des écri­vains en par­ti­cu­lier, a en effet trans­for­mé la culture en une sorte d’er­satz d’o­pi­nion publique véri­table le ciné­ma, la lit­té­ra­ture ou la chan­son abordent de nos jours des thèmes autre­fois tabous dans la socié­té est-alle­mande, sous l’œil d’un pou­voir dont la tolé­rance pour ce genre d’in­car­tade reste comme tou­jours très rela­tive. Toute une nou­velle géné­ra­tion d’é­cri­vains en par­ti­cu­lier, sou­vent enga­gée dans les acti­vi­tés de l’É­glise évan­gé­lique et du mou­ve­ment paci­fiste, refuse d’être un simple « faire — valoir » du régime et l’é­lève appli­qué du réa­lisme socia­liste. Sou­vent fidèles au socia­lisme lui-même, ces écri­vains s’ef­forcent dans leurs œuvres de sou­li­gner la fai­blesse et les tares de son appli­ca­tion, et leurs héros — bien éloi­gnés des « héros posi­tifs » de l’é­poque sta­li­nienne — sont sou­vent, par leurs com­por­te­ments, leurs inter­ro­ga­tions, leurs tour­ments, étran­ge­ment proches des jeunes contes­ta­taires eux-mêmes.

 

Le signal de la rup­ture ouverte entre le pou­voir et la culture, le ban­nis­se­ment de W. Bier­mann le 16 novembre 1976 ain­si que la vague de pro­tes­ta­tions et de répres­sion qui s’en­sui­vit, don­na d’ailleurs lieu aux pre­mières mani­fes­ta­tions ouvertes et orga­ni­sées du mécon­ten­te­ment exis­tant au sein de la jeu­nesse : « Puis, en 1976, il y eut l’af­faire Bier­mann qui fut pri­vé de sa natio­na­li­té. Pour beau­coup d’entre nous, il était une figure sym­bo­lique, une idole. Nous pro­tes­tâmes. Après quoi sept ou huit jeunes, tous membres d’un cercle de lec­ture très actif, furent arrê­tés et expul­sés sans pro­cès au cours de l’é­té 1977 […] En pri­vant Bier­mann de sa natio­na­li­té, le SED don­na nais­sance à cette “opi­nion publique” sans laquelle le mou­ve­ment paci­fiste n’au­rait pas pu se déve­lop­per si lar­ge­ment à Iéna […]. Il se consti­tua deux frac­tions. Les uns disaient : Qu’ai-je encore à faire ici ? Je me barre aus­si ; ils dépo­sèrent des demandes d’é­mi­gra­tion. Puis il y avait les entê­tés notoires, qui pen­sèrent : Main­te­nant, pour de bon. » 25R. Jahn, Der Spie­gel.

Après le socia­lisme, le chris­tia­nisme est la moti­va­tion la plus fré­quente des jeunes contes­ta­taires est-alle­mands. Cela paraît, à pre­mière vue, sur­pre­nant com­ment la reli­gion, « opium du peuple », peut-elle être la base d’un enga­ge­ment actif ? Com­ment l’É­glise, ins­ti­tu­tion rétro­grade par excel­lence, peut-elle répondre aux inter­ro­ga­tions d’une jeu­nesse en mal de liber­té et de changement ?

Nous avons vu com­ment la situa­tion spé­ci­fique de la RDA a fait de l’É­glise évan­gé­lique un « espace de liber­té» ; or cette situa­tion a aus­si entraî­né des évo­lu­tions impor­tantes en son sein, qui la dif­fé­ren­cient non seule­ment de l’É­glise évan­gé­lique ouest-alle­mande, mais aus­si d’autres Églises est-euro­péennes, cer­taines encore très influentes et pas­sa­ble­ment réac­tion­naires, d’autres fan­toches et inféo­dées au pouvoir.

Une des par­ti­cu­la­ri­tés les plus mani­festes de l’É­glise évan­gé­lique est-alle­mande est sa sen­si­bi­li­té paci­fiste très pro­non­cée. Consciente que son atti­tude dans les années pré­cé­dentes était loin d’être irré­pro­chable, dési­reuse de se « rache­ter », elle prit en effet dès la fin de la guerre ses dis­tances avec le patrio­tisme et le mili­ta­risme alle­mands. Cette posi­tion l’a­me­na par la suite à s’op­po­ser au pou­voir, lors du réta­blis­se­ment du ser­vice mili­taire obli­ga­toire en 1962, par exemple. Sur ce point, l’É­glise évan­gé­lique de RDA prit des posi­tions plus avan­cées que celle de RFA — plus liée au sys­tème en place — et sou­tint ouver­te­ment ceux qui refu­saient le ser­vice mili­taire dès 1965 : « Les insou­mis qui, dans les camps dis­ci­pli­naires, payent leur fidé­li­té par une perte per­son­nelle de la liber­té et les Bau­sol­da­ten éga­le­ment […] donnent un signe plus clair du com­man­de­ment de paix actuel de Notre Sei­gneur. » 26Cité dans Büscher/​Wensierski, op. cit.

Cette sen­si­bi­li­té paci­fique, par­ta­gée très tôt avec de nom­breux jeunes, ne signi­fiait cepen­dant pas grand chose tant que l’É­glise res­tait repliée sur elle-même, pleine de nos­tal­gie et d’illu­sion sur un pos­sible retour en arrière. Il faut donc attendre les années soixante pour qu’une « révo­lu­tion » s’ac­com­plisse en son sein, annon­çant l’É­glise évan­gé­lique d’au­jourd’­hui. À cette époque, la divi­sion de l’Al­le­magne et l’exis­tence d’un sys­tème socia­liste en RDA appa­raissent de plus en plus inévi­tables, voire légi­times. Le Mur de Ber­lin, « point final » à la divi­sion de l’Al­le­magne, est construit en 1961 ; peu à peu, la RDA gagne la bataille pour sa recon­nais­sance en tant qu’É­tat à part entière. Signe des temps, les Églises évan­gé­liques de RDA et de RFA se séparent défi­ni­ti­ve­ment en 1969. Dans cette RDA sta­bi­li­sée, l’É­glise évan­gé­lique a non seule­ment per­du ses pri­vi­lèges et ses influences pas­sées, mais est deve­nue mino­ri­taire au sein même de la popu­la­tion ; cou­pée de la réa­li­té sociale, elle risque de se trou­ver com­plè­te­ment mar­gi­na­li­sée. C’est alors que des voix se font entendre, qui lui reprochent un repli sur soi sem­blable à celui qui avait pré­va­lu à l’é­poque du IIIe Reich : « Notre Église, qui en toutes ces années ne s’est bat­tue que pour sa propre exis­tence, comme si cette exis­tence était un but en soi, n’est plus en mesure d’être por­teuse de la parole de récon­ci­lia­tion et de salut pour les hommes et pour le monde. » 27D. Bon­hoef­fer, théo­lo­gien, dans son livre Widers­tand und Erge­bung (Résis­tance et soumission).

Encou­ra­gée par le pou­voir dont l’at­ti­tude se fait plus conci­liante, l’É­glise s’ac­com­mode alors peu à peu du nou­veau sys­tème en place, s’ouvre à une nou­velle réa­li­té sociale, se découvre « Église dans le socia­lisme » : « Nous ne pou­vons accep­ter de nous tenir hors du monde pro­fane, dans un iso­le­ment sacré. Ce fai­sant, nous fal­si­fie­rions l’É­van­gile de la liber­té. Nous serions nous-mêmes vic­times du mal­en­ten­du qui ne voit dans l’É­van­gile qu’un ins­tru­ment d’a­lié­na­tion de l’homme plu­tôt que de libé­ra­tion […]. La per­sonne libé­ra­trice du Christ s’i­den­ti­fiant avec ceux qui souffrent et pro­met­tant la liber­té nous contraint à faire nôtre la pro­tes­ta­tion socia­liste contre l’ex­ploi­ta­tion de l’homme. […] L’a­mour ins­pi­ré par le Christ devient créa­teur lors­qu’il conduit au chan­ge­ment de socié­té. Ce n’est pas ce que nous avons appris de moins impor­tant dans notre ren­contre avec le socia­lisme. […] Cette néces­si­té de com­battre l’in­jus­tice et le manque de liber­té joue aus­si à l’in­té­rieur de notre propre socié­té. […] Les pro­messes demeurent valables même quand une socié­té socia­liste se révèle déce­vante ou que l’i­déal socia­liste est défor­mé et devient mécon­nais­sable. Notre décep­tion devant son œuvre ne nous condui­ra pas pour autant à le reje­ter. À com­pa­rer l’i­déal et la réa­li­té, nous ne nous lais­se­rons pas aller à un refus cynique. Au contraire, nous conti­nue­rons réso­lu­ment à croire en un socia­lisme capable d’a­mé­lio­ra­tion. » 28Dr. Falcke au synode géné­ral de Dresde en 1972, cité dans T. Bee­son, Pru­dence et cou­rage — La situa­tion reli­gieuse ne Rus­sie et en Europe de l’Est.

Cha­cun est libre d’ap­pré­cier si cette évo­lu­tion est posi­tive ou non, sin­cère ou dic­tée par des consi­dé­ra­tions pure­ment oppor­tu­nistes. Quoi qu’il en soit, elle ouvre les portes de l’É­glise à une nou­velle géné­ra­tion de croyants et de col­la­bo­ra­teurs qui cherchent à en faire une « Église pour les autres », qui bou­le­versent ses habi­tudes et ses acti­vi­tés : « Dans beau­coup de paroisses, il n’y avait eu jusque dans les années soixante pra­ti­que­ment aucun tra­vail envers la jeu­nesse, au plus des cercles de prière et de lec­ture de la Bible. Ces groupes s’in­té­res­saient peu à des pro­blèmes tels que la sexua­li­té, la cri­mi­na­li­té et l’al­coo­lisme des jeunes, la musique rock, le Tiers-Monde, le mar­xisme ou les nou­velles formes de vie col­lec­tive. À l’é­poque, on ne par­lait pas encore de la ques­tion de la paix. Les pre­mières ten­ta­tives de détruire les vieilles fron­tières entre l’É­glise et le monde se sont heur­tées à une résis­tance éner­gique de la part de pas­teurs et de croyants conser­va­teurs. […] Au début, il n’y avait que la bonne volon­té et l’in­sa­tis­fac­tion envers les anciennes méthodes. Nous avons dit aux jeunes vous pou­vez vous ras­sem­bler ici à cer­taines heures. Nous met­tons notre local à votre dis­po­si­tion, arran­gez-le comme il vous convient. Vous pou­vez par­ler ici de ce qui vous écœure. » 29Entre­tien avec un diacre de l’É­glise de Saxe, cité dans Ehring/​Dallwitz, op. cit.

L’ar­ri­vée de cette nou­velle géné­ra­tion dans l’É­glise ne s’est pas faite sans pro­blèmes. Elle a entraî­né des chan­ge­ments impor­tants dans son fonc­tion­ne­ment, ses acti­vi­tés. Des ques­tions autre­fois taboues sont appa­rues au grand jour. Ain­si, le synode de l’É­glise en Saxe en automne 1984, abor­dant le pro­blème de l’ho­mo­sexua­li­té, a dénon­cé le fait que « de plus en plus, les homo­sexuels souffrent d’in­com­pré­hen­sion, de pré­ju­gés et de dis­cri­mi­na­tion de la part d’un envi­ron­ne­ment hété­ro­sexuel » et a deman­dé le libre accès de ceux-ci à toutes les fonc­tions ecclé­sias­tiques. 30 Die Tages­zei­tung, 30.10.1984. La foi chré­tienne elle-même a pris pour cer­tains une signi­fi­ca­tion dif­fé­rente, l’as­pect moral effa­çant l’as­pect sacré de celle-ci : « La paix que Dieu nous pro­pose et nous offre a son sens dans la paix du monde. Elle n’a pas de valeur en soi, sinon elle se dégra­de­rait en auto­sa­tis­fac­tion de Dieu et de l’Homme éga­le­ment. Com­prise en tant qu’au­to­sa­tis­fac­tion, elle n’est rien d’autre qu’un “opium” et rend inca­pable de tra­vailler pour la paix vou­lue par Dieu. La paix offerte par Dieu n’est pas limi­tée dans sa réa­li­sa­tion per­son­nelle à un “état d’es­prit conci­liant”. La consé­quence per­son­nelle de ce don de paix peut et doit être la par­ti­ci­pa­tion à la lutte pour plus de jus­tice poli­tique, éco­no­mique, sociale (à dif­fé­rents niveaux et, si néces­saire, par l’u­ti­li­sa­tion de la vio­lence).» 31Texte publié lors de la « Décade pour la paix » de 1980, cité dans Ehring/​Dallwitz, op. cit. Cette évo­lu­tion, la coha­bi­ta­tion dans les struc­tures de l’É­glise de croyants et de non croyants, abou­tit même à l’é­mer­gence d’un « chris­tia­nisme athée » dont témoignent les titres de cer­tains sémi­naires de tra­vail : « Croire en Dieu de manière athée », « La dia­lec­tique de l’a­mour, théo­lo­gie après la mort de Dieu », « Le sens de l’a­théisme chré­tien », etc. 32Cité dans L’Al­ter­na­tive n°25. À pro­pos du « chris­tia­nisme athée », on pour­ra lire L’a­théisme dans le chris­tia­nisme de E. Bloch et Vous serez comme des Dieux d’E. Fromm.

Il faut bien sûr éta­blir une dif­fé­rence très nette entre les jeunes par­ti­ci­pants aux >Junge Gemein­den et cer­tains de leurs ani­ma­teurs qui par­ti­cipent ouver­te­ment au mou­ve­ment contes­ta­taire, et la hié­rar­chie de cette même Église qui, mal­gré tout, n’a renon­cé ni à un chris­tia­nisme beau­coup plus tra­di­tion­nel, ni au com­pro­mis qui s’est éta­bli avec le pou­voir. L’é­vêque de Dresde, J. Hem­pel, résu­mait bien la posi­tion de cette hié­rar­chie en décla­rant lors du Forum pour la Paix du 13 février 1982 : « Cela n’a abso­lu­ment aucun sens si vous oubliez que l’É­glise a des limites. Nous ne sommes pas vos maîtres. Nous sommes des hommes. Vous devez faire ce que vous consi­dé­rez comme juste et que vous pou­vez assu­mer. Mais si vous vou­lez l’É­glise [avec vous], alors je ne peux vous taire que l’E­glise a des limites, certes pas parce que nous sommes tous des hommes avec leurs limites, leurs peurs, leurs lâche­tés, mais au nom de son Sei­gneur […] [car) une Église qui consent à des ins­tru­ments de pou­voir peut rem­por­ter des suc­cès, mais ne peut être bénie. » 33Ehring/​Dallwitz, op.cit.

Face au dur­cis­se­ment du conflit entre le pou­voir et un mou­ve­ment contes­ta­taire qui allait en s’am­pli­fiant, cette atti­tude ne pou­vait qu’ap­pa­raître ambi­guë. En même temps qu’elle accueillait ce mou­ve­ment contes­ta­taire, la hié­rar­chie de l’É­glise cher­chait à en limi­ter la signi­fi­ca­tion, à lui « cou­per les ailes ». Chaque fois qu’une ini­tia­tive ris­quait d’ap­pa­raître oppo­si­tion­nelle ou pro­vo­ca­trice aux yeux du pou­voir, elle lui a reti­ré son sou­tien et sa pro­tec­tion. Ain­si, elle appe­la à ne pas signer l’«Appel de Ber­lin » lan­cé en jan­vier 1982 par le pas­teur R. Eppel­mann, qui regret­tait à cette occa­sion « cette men­ta­li­té du ména­ge­ment pous­sé jus­qu’à la per­ver­sion […] qui vidé le chris­tia­nisme de son sens dans ce pays. Par là, c’est la vie de l’É­glise qui est trop chè­re­ment ache­tée. » 34 Ibi­dem. L. Rochau, diacre de l’É­glise évan­gé­lique à Halle et res­pon­sable de la Junge Gemeinde fit les frais de cette modé­ra­tion ayant orga­ni­sé une mani­fes­ta­tion à bicy­clette, il fut lâché par ses supé­rieurs, son contrat de tra­vail rési­lié en mars 1983, et l’É­tat se char­gea de l’emprisonner peu après.

L’at­ti­tude de la hié­rar­chie de l’É­glise lui a atti­ré bien des cri­tiques et a détour­né de nom­breux jeunes, y com­pris chré­tiens, de son influence. R. Jahn raconte à ce pro­pos : « Pour moi, la Junge Gemeinde était une sorte de forum où l’on pou­vait échan­ger ses pen­sées et ses expé­riences. Le hic était que le super­in­ten­dant res­pon­sable pour toutes les paroisses de la ville de Iéna contrô­lait la pré­pa­ra­tion de ces soi­rées. Nous devions pra­ti­que­ment lais­ser cen­su­rer les confé­rences. La hié­rar­chie de l’É­glise avait peur des conflits : “Nous ne sommes pas un porte-voix, disaient-ils, et nous ne nous lais­se­rons pas uti­li­ser comme podium pour des buts poli­tiques.” Là-des­sus, beau­coup se sont détour­nés de la Junge Gemeinde et se sont retrou­vés en dehors de l’É­glise. » 35R. Jahn, Der Spie­gel.

Oppo­sés au socia­lisme réel au nom d’un socia­lisme « uto­pique », les jeunes contes­ta­taires est-alle­mands n’ont pas tar­dé à devoir mesu­rer l’é­cart exis­tant entre leur chris­tia­nisme « ori­gi­nel » et le chris­tia­nisme réel. Révolte morale, leur enga­ge­ment ne pou­vait s’ac­com­mo­der de la réa­li­té sociale et poli­tique. Dès lors, il leur res­tait à faire l’ap­pren­tis­sage de la patience et de l’obs­ti­na­tion, et ce sur le sujet qui leur tenait le plus à cœur : la paix.

Avril

  • 1
     Sozia­lis­tiche Ein­heits­par­tei Deut­schlands, par­ti com­mu­niste au pouvoir.
  • 2
     Die Tages­zei­tung, 02.02.1985.
  • 3
     L’Al­ter­na­tive n°1.
  • 4
    On pour­ra lire, entre autres : Les nou­velles souf­frances du jeune W. d’U. Plenz­dorf (Éd. du Seuil), L’his­toire inache­vée de V. Braun (Éd. fran­çaises réunies), Les années mer­veilleuses de R. Kunze (Éd. du Seuil).
  • 5
    Le mou­ve­ment des Hoo­te­na­ny était un mou­ve­ment musi­cal for­te­ment ins­pi­ré du folk song amé­ri­cain, qui appa­rut spon­ta­né­ment en RDA dans les années 1966 – 67. Peu à peu récu­pé­rés par le pou­voir, les clubs Hoo­te­na­ny furent rebap­ti­sés Okto­ber Klub dans les années soixante-dix.
  • 6
     Freie Deutsche Jugend, orga­ni­sa­tion de jeu­nesse du SED.
  • 7
    W. Bier­mann, chan­teur né à Ham­burg. Il émi­gra volon­tai­re­ment en RDA où il mani­fes­ta tou­jours un sou­tien cri­tique au sys­tème socia­liste de ce pays. Alors qu’il effec­tuait une tour­née en RFA, il fut pri­vé de sa natio­na­li­té le 16 novembre 1976, ce qui pro­vo­qua une vague de colère et d’in­di­gna­tion dans les milieux cultu­rels est-allemands.
  • 8
     Kirche im Sozia­lis­mus n°1/80, cité par K. Ehring/​M. Dall­witz, Schwer­ter zu Pfug­sca­ren.
  • 9
    Kreuz­berg, quar­tier de Ber­lin-Ouest où se concentre la « scène alter­na­tive » et où exis­tait, jus­qu’à ses der­nières années, un mou­ve­ment squatte très développé.
  • 10
    Abré­via­tion de Staats­si­che­rheit, police poli­tique est-allemande.
  • 11
    R. Jahn dans Der Spie­gel.
  • 12
    R. Jahn dans L’Al­ter­na­tiven°1.
  • 13
     in Pologne, une socié­té en dis­si­dence (Éd. Maspero).
  • 14
    Ehring/​Dallwitz, op cit.
  • 15
    Dra­ma­turge tchèque, membre de la Charte 77. Voir à ce sujet L’Al­ter­na­tive n°25.
  • 16
    Ehring/​Dallwitz, op cit.
  • 17
    J. Gars­te­cki, cité dans W. Büscher/​P. Wen­siers­ki, Friedns­be­we­gung in der DDR.
  • 18
    Les Bau­sol­da­ten sont en quelque sorte des objec­teurs de conscience, ils effec­tuent leur ser­vice dans des uni­tés non armées, mais par­ti­cipent â la construc­tion d’ou­vrages mili­taires et res­tent sou­mis à la hié­rar­chie de l’armée.
  • 19
    Ehring/​Dallwitzn op. cit.
  • 20
    Büscher/​Wensierski, op. cit.
  • 21
    Évêque W. Krusche, cité dans Ehring/​Dallwitz, op. cit.
  • 22
    R. Jahn, L’Al­ter­na­tive n°26.
  • 23
    Inter­view de R. Have­mann et R. Eppel­mann, dans Büscher/​Wensierski, op.cit.
  • 24
     L’Al­ter­na­tive n°25.
  • 25
    R. Jahn, Der Spie­gel.
  • 26
    Cité dans Büscher/​Wensierski, op. cit.
  • 27
    D. Bon­hoef­fer, théo­lo­gien, dans son livre Widers­tand und Erge­bung (Résis­tance et soumission).
  • 28
    Dr. Falcke au synode géné­ral de Dresde en 1972, cité dans T. Bee­son, Pru­dence et cou­rage — La situa­tion reli­gieuse ne Rus­sie et en Europe de l’Est.
  • 29
    Entre­tien avec un diacre de l’É­glise de Saxe, cité dans Ehring/​Dallwitz, op. cit.
  • 30
     Die Tages­zei­tung, 30.10.1984.
  • 31
    Texte publié lors de la « Décade pour la paix » de 1980, cité dans Ehring/​Dallwitz, op. cit.
  • 32
    Cité dans L’Al­ter­na­tive n°25. À pro­pos du « chris­tia­nisme athée », on pour­ra lire L’a­théisme dans le chris­tia­nisme de E. Bloch et Vous serez comme des Dieux d’E. Fromm.
  • 33
    Ehring/​Dallwitz, op.cit.
  • 34
     Ibi­dem.
  • 35
    R. Jahn, Der Spie­gel.

Dans le même numéro :


Thèmes


Si vous avez des corrections à apporter, n’hésitez pas à les signaler (problème d’orthographe, de mise en page, de liens défectueux…

Veuillez activer JavaScript dans votre navigateur pour remplir ce formulaire.
Nom

La Presse Anarchiste