La Presse Anarchiste

Aperçus d’une Slovénie alternative

« Vers la fin des années soixante-dix, la Slo­vé­nie connais­sait le cli­mat poli­tique de loin le plus tolé­rant du pays. Pour­quoi en était-il ain­si, cela est en réa­li­té assez dif­fi­cile à dire, mais une par­tie de la réponse réside pro­ba­ble­ment dans la proxi­mi­té immé­diate des pays occi­den­taux ain­si que dans le fait qu’il s’a­gisse de la région la plus déve­lop­pée du pays : éco­no­mi­que­ment, et pas seule­ment économiquement.

« Un mou­ve­ment punk actif et créa­tif appa­rut alors ame­nant pour la pre­mière fois des modes de vie alter­na­tifs dans beau­coup de villes slo­vènes. La réac­tion du par­ti-État fut ambi­va­lente. Par moments il per­ce­vait le mou­ve­ment comme une menace sym­bo­lique contre un ordre sym­bo­lique, à d’autres moments comme une menace réelle pour le régime com­mu­niste. La coexis­tence, pas très facile, ces­sa brus­que­ment au début des années quatre-vingt par le fait d’une réac­tion poli­cière bru­tale. Les méthodes varièrent : pour­suites en jus­tice pour une pré­ten­due ins­pi­ra­tion nazie (il est signi­fi­ca­tif que toutes les charges rete­nues furent en défi­ni­tive aban­don­nées); har­cè­le­ments dans la rue, à la mai­son, à l’é­cole ; fer­me­ture des dis­co­thèques alter­na­tives ; des­centes contre les auteurs de graf­fi­ti, etc. La pré­sence de la sub­cul­ture punk alla en dimi­nuant mais le mou­ve­ment ne fut pas liqui­dé. Il se dépla­ça vers un ghet­to artis­tique dans lequel il sur­vit encore aujourd’­hui. Bien qu’il ne s’a­gisse plus d’une force sociale signi­fi­ca­tive, son influence peut encore se res­sen­tir d’une manière indi­recte : à savoir, avec les punks, un espace social auto­nome avait été créé et il fut vite rem­pli par de nou­veaux mou­ve­ments — paci­fiste, éco­lo­giste, homo­sexuel, fémi­niste, etc. »

C’est ain­si que Gre­gor Tomc, socio­logue se défi­nis­sant comme un « rocker sub­cul­tu­rel et acti­viste alter­na­tif », brosse la genèse du mou­ve­ment alter­na­tif en cette répu­blique « riche » du nord de la You­go­sla­vie dans le Bul­le­tin des paci­fistes (Lju­bl­ja­na, août 1986).

« Les nou­veaux mou­ve­ments sociaux sont plus que de simples groupes de pres­sion décen­tra­li­sés. Ils cultivent une manière tout à fait nou­velle d’a­bor­der les pro­blèmes sociaux. » Alors que les « rouges », « cri­tiques mar­xistes du mar­xisme », espèrent, tou­jours selon G. Tomc, « reprendre le flam­beau là où le par­ti a échoué dans la lutte pour la bonne cause du com­mu­nisme », les « verts », « les alter­na­tifs réunis autour des nou­veaux mou­ve­ments sociaux, soit s’op­posent à l’i­déo­lo­gie domi­nante soit, ce qui est plus sou­vent le cas, l’i­gnorent tout sim­ple­ment. L’ac­cent est mis sur les styles de vie alter­na­tifs, la créa­tion de sphères auto­nomes de vie com­mune et sur une action sociale effi­cace à l’in­té­rieur de la socié­té civile, en oppo­si­tion au monde domi­nant. Mais il n’y a, chez eux, aucun désir de sub­sti­tuer à la vision ancienne une nouvelle ».

Ignac Kri­vec (voir ci-des­sous son texte Les Prin­cipes du mou­ve­ment) dit à peu près la même chose d’une autre manière : « La nais­sance des nou­veaux mou­ve­ments sociaux est évi­dem­ment liée à la pro­fonde crise sociale dans laquelle se trouvent les dif­fé­rentes socié­tés, dont la nôtre. Chaque crise offre des pos­si­bi­li­tés de chan­ge­ment, que ce soit pour la mise en forme de quelque chose de nou­veau, d’a­van­cé, ou pour un retour à l’an­cien, au dépas­sé. Cepen­dant, les nou­veaux mou­ve­ments sociaux ne sont pas seule­ment l’ex­pres­sion de la crise sociale ou des ten­sions dans le sys­tème. À la dif­fé­rence des mou­ve­ments sociaux qui appar­tiennent à l’his­toire, ces mou­ve­ments-ci n’i­déa­lisent pas les rap­ports sociaux, ne dési­rent pas prendre le pou­voir ou réa­li­ser un bou­le­ver­se­ment social. Ils se sont créés afin d’é­ta­blir de nou­veaux rap­ports, de nou­velles formes d’or­ga­ni­sa­tion per­met­tant de satis­faire les besoins spé­ci­fiques des dif­fé­rents groupes d’in­té­rêts. » (Cahiers du paci­fisme, Lju­bl­ja­na, automne 1986.)

Nous n’a­vons pas ici la place d’exa­mi­ner les posi­tions théo­riques des alter­na­tifs slo­vènes. Nous nous bor­ne­rons donc à décrire leurs pra­tiques et les cadres dans les­quels elles s’exercent, leur impact étant de toute façon plus grand que celui de leurs textes théo­riques, sur­tout si l’on consi­dère l’en­semble de la Yougoslavie.

Pour leurs actions, les alter­na­tifs slo­vènes ne conçoivent pas d’a­gir en dehors de la léga­li­té et les dif­fé­rents mou­ve­ments exis­tants se sont struc­tu­rés en groupes de tra­vail auprès soit de la Confé­rence uni­ver­si­taire (assem­blée des membres) de Lju­bl­ja­na, soit de la Confé­rence répu­bli­caine de l’U­nion de la jeu­nesse socia­liste de Slo­vé­nie (UJSS), dont les adresses 4, rue Kers­ni­ko­va et 4, rue Dal­ma­ti­no­va consti­tuent leurs bases à Lju­bl­ja­na. Ces groupes de tra­vail ont pour voca­tion d’être « les inter­mé­diaires entre le mou­ve­ment et l’or­ga­ni­sa­tion, entre la socié­té et l’État ».

Le mou­ve­ment paci­fiste fut le pre­mier à se consti­tuer, c’est éga­le­ment celui qui ras­semble le plus de monde. Il y a deux groupes à Lju­bl­ja­na, l’un auprès de cha­cun des orga­nismes cités plus haut : la Sec­tion pour une culture de la paix et le Groupe de tra­vail pour un mou­ve­ment paci­fiste. Ils publient ensemble un Bul­le­tin des paci­fistes en slo­vène et en anglais. Ces deux groupes agissent bien sûr de concert sur les mêmes thèmes : contre la répres­sion tou­chant les objec­teurs, qui peuvent pas­ser 10 ans en pri­son vu la répé­ti­ti­vi­té des peines et l’i­nexis­tence de sta­tut, contre la vente d’armes de l’É­tat you­go­slave, contre les jouets guer­riers, pour « la démi­li­ta­ri­sa­tion à tous les niveaux, sans aucun ajour­ne­ment tac­tique » et en soli­da­ri­té avec les paci­fistes est-européens.

Lors de l’a­gres­sion amé­ri­caine en Libye, une mani­fes­ta­tion avait été orga­ni­sée et dans leur texte les paci­fistes condam­naient l’at­ti­tude des deux pays, pro­tes­taient contre la manière par­tiale dont la presse you­go­slave avait pré­sen­té les faits (la You­go­sla­vie étant par­ti­cu­liè­re­ment amie avec la Libye), deman­daient le départ des navires mili­taires sovié­tiques sta­tion­nés dans les bouches de Kotor et, pro­fi­tant de l’oc­ca­sion, exi­geaient pour eux-mêmes l’ins­tau­ra­tion d’un sta­tut d’ob­jec­teur. Des ban­de­roles disaient : « Un com­mu­nisme de caserne ? Non, mer­ci », « Non à la mili­ta­ri­sa­tion de la socié­té. Pas de ser­vice pour les femmes », « Pour les droits de l’homme. Pour l’ob­jec­tion de conscience ». Actuel­le­ment, ce groupe s’oc­cupe sur­tout de la ques­tion de l’ob­jec­tion de conscience et mène une cam­pagne de sou­tien en faveur de six objec­teurs devant bien­tôt pas­ser en pro­cès (A. et I. Ber­ga­ver, J. Ceh­tel, P. Jezr­nik, B. Miglic et R. Valen­ta). Tous les six ont déjà fait plu­sieurs années de pri­son pour objec­tion et ils ont de nou­veau reçu des convo­ca­tions pour l’ar­mée après que le débat infor­mel impo­sé par les paci­fistes eut tour­né court : une ins­tance fédé­rale de l’Al­liance socia­liste du peuple tra­vailleur a, en effet, condam­né l’ob­jec­tion de conscience comme contraire au sys­tème de la « défense popu­laire géné­ra­li­sée » et pro­cla­mé le débat offi­ciel­le­ment clos 1Les paci­fistes ne désarment pas et pour la pre­mière fois ils ont fait appel à la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale. Ceux qui sou­haitent par­ti­ci­per au « débat » sur l’ob­jec­tion peuvent donc écrire au gou­ver­ne­ment (SIV, PALACA FEDERACIJE, 1100 BEOGRAD) ou à la pré­si­dence (PREDSEDSTVO SFRJ, Bule­var Okto­barske Revo­lu­cije 92, 11000 BEOGRAD), et deman­der l’ar­rêt des pour­suites à l’en­contre des objec­teurs..

Le groupe éco­lo­giste s’in­ti­tule Orien­ta­tion verte et édite un bul­le­tin du même nom. D’autres groupes ana­logues se sont for­més auprès des confé­rences com­mu­nales de l’U­JSS dans de nom­breuses loca­li­tés. Ce groupe de Lju­bl­ja­na était, à son début, à ce qu’il paraît, « très anar­chiste ». Il s’est sur­tout fait connaître par les actions menées après la catas­trophe de Tcher­no­byl, dont une mani­fes­ta­tion à Lju­bl­ja­na. Plus de 2.000 per­sonnes ont ain­si pro­tes­té contre l’at­ti­tude du gou­ver­ne­ment sovié­tique, mais aus­si contre le manque d’in­for­ma­tions et le peu de pré­cau­tions prises par les gou­ver­ne­ments slo­vène et you­go­slave, et se sont oppo­sées à la construc­tion de toute nou­velle cen­trale nucléaire en You­go­sla­vie. Une seule cen­trale existe déjà, à Krs­ko, en Slo­vé­nie, mais d’autres sont en pro­jet. Une péti­tion deman­dant l’or­ga­ni­sa­tion d’un réfé­ren­dum sur cette ques­tion avait recueilli plus de 11.000 signa­tures lorsque fut orga­ni­sé un an après une mani­fes­ta­tion pour com­mé­mo­rer la catastrophe.

Une autre action, d’un autre type, a fait du bruit, celle contre la construc­tion d’un bar­rage sur la Mura : elle a vu la col­la­bo­ra­tion active de scien­ti­fiques, de jeunes et de pay­sans de la région du Prek­murje (située entre les fron­tières hon­groise et autrichienne).

Cet hiver, les éco­lo­gistes ont fait cam­pagne à pro­pos d’un réfé­ren­dum sur le qua­trième renou­vel­le­ment d’une « auto­con­tri­bu­tion » des citoyens en faveur de la sau­ve­garde de l’en­vi­ron­ne­ment (en reti­rant direc­te­ment un pour­cen­tage de leurs salaires). Les éco­lo­gistes ont jeté un beau pavé dans la mare en appe­lant à voter « non », tracts à l’ap­pui y com­pris le jour du vote devant les bureaux de vote, consi­dé­rant que « l’au­to­con­tri­bu­tion n’est pas le meilleur moyen de régler les pro­blèmes éco­lo­giques ». L’au­to­con­tri­bu­tion « éco­lo­gique » a été rejetée.

Le groupe fémi­niste Lilit-sec­tion pour les ques­tions fémi­nines orga­nise des réunions, des débats, des confé­rences réser­vés aux femmes. « Le but de la sec­tion consiste à déve­lop­per par­mi les femmes des formes de com­mu­ni­ca­tion qui ne les déter­mi­ne­raient pas tou­jours par rap­port à l’u­ni­vers mas­cu­lin, et de poser avec plus d’a­cui­té la ques­tion de la posi­tion de la femme dans les sys­tèmes sociaux exis­tants. » Les fémi­nistes ont sur­tout été actives en col­la­bo­ra­tion avec les paci­fistes pour refu­ser l’ins­tau­ra­tion d’un ser­vice mili­taire obli­ga­toire pour les femmes. En effet, quatre ans après avoir ins­tau­ré un ser­vice volon­taire, les auto­ri­tés mili­taires vou­laient le trans­for­mer en ser­vice obli­ga­toire. Après l’ac­tion menée en 85 et 86 contre cette ten­ta­tive, le pro­jet semble avoir été oublié.

Le groupe Magnus-sec­tion gay fut créé à l’o­ri­gine pour orga­ni­ser un fes­ti­val sur le thème Homo­sexua­li­té et culture. Son but est d’œu­vrer pour la liber­té indi­vi­duelle et les droits de la mino­ri­té gay. Il adresse des reven­di­ca­tions au gou­ver­ne­ment comme pour l’a­bo­li­tion des articles des codes pénaux des répu­bliques de Ser­bie, de Bos­nie-Her­zé­go­vine, de Macé­doine et de la pro­vince du Koso­vo, condam­nant les rela­tions homo­sexuelles. Ils demandent aus­si que leur gou­ver­ne­ment pro­teste auprès des gou­ver­ne­ments éta­blis­sant une dis­cri­mi­na­tion à l’é­gard des homo­sexuels allant jus­qu’à l’emprisonnement, et même la liqui­da­tion phy­sique ; ils citent la Rou­ma­nie, l’U­nion sovié­tique, Cuba et l’I­ran. Un congrès gay inter­na­tio­nal avait été pré­vu pour mai 87 : les auto­ri­tés l’ont inter­dit « en rai­son des risques de SIDA ». Les orga­ni­sa­teurs pensent pou­voir le tenir en septembre.

Il reste à par­ler du groupe le plus ori­gi­nal, le Groupe de tra­vail pour les mou­ve­ments spi­ri­tuels. Ses trois buts prin­ci­paux sont : « l’é­veil d’une nou­velle spi­ri­tua­li­té, l’ou­ver­ture d’un dia­logue entre les croyants et les non-croyants, et une col­la­bo­ra­tion avec les autres groupes du même type en Slo­vé­nie et ailleurs. » Qu’est-ce que l’é­veil d’une nou­velle spi­ri­tua­li­té ? Il s’a­git, seule­ment, semble-t-il, d’a­me­ner les gens à se poser des ques­tions comme celle du rap­port de l’homme avec la nature, etc. et en aucun cas de pro­pa­ger une idéo­lo­gie propre, de diri­ger ou de hié­rar­chi­ser mais de « per­mettre aux ten­dances spi­ri­tuelles exis­tant dans notre socié­té de s’ex­pri­mer dans l’es­pace spi­ri­tuel ». Son acti­vi­té consiste dans l’or­ga­ni­sa­tion de confé­rences sur la spi­ri­tua­li­té et d’a­te­liers au sein des­quels on peut prendre connais­sance avec les dif­fé­rentes pra­tiques spirituelles.

Les groupes que nous venons de pré­sen­ter tra­vaillent donc auprès des ins­tances offi­cielles de l’or­ga­ni­sa­tion de jeu­nesse. Qu’est-ce que cette orga­ni­sa­tion ? Chaque répu­blique a son union de la jeu­nesse socia­liste (UJS ; en slo­vène ZSM, en ser­bo-croate SSO), de même qu’elle pos­sède son par­ti, son syn­di­cat, etc. Les UJS des six répu­bliques et des deux régions auto­nomes consti­tuent l’U­JS de You­go­sla­vie. Jus­qu’en 1974, il exis­tait une orga­ni­sa­tion étu­diante auto­nome, elle fut alors inté­grée à l’U­JS et les dif­fé­rentes confé­rences uni­ver­si­taires font main­te­nant par­tie de la Confé­rence répu­bli­caine au même titre que les dif­fé­rentes confé­rences com­mu­nales. Chaque confé­rence com­mu­nale ou uni­ver­si­taire pos­sède sa pré­si­dence et son secré­ta­riat, il y a ensuite une pré­si­dence au niveau de la Répu­blique et puis une pré­si­dence fédérale.

À la dif­fé­rence du par­ti, l’or­ga­ni­sa­tion de jeu­nesse regroupe tout le monde ; pra­ti­que­ment tous les jeunes en font par­tie. Ils en deviennent membres dans l’en­sei­gne­ment secon­daire, avant ce sont des « pion­niers ». Un beau jour, devant toute la classe, le pro­fes­seur demande solen­nel­le­ment : « Qui refuse de faire par­tie de la Jeu­nesse socia­liste ? » Il est raris­sime que quel­qu’un réponde. Après, il suf­fit de payer sa coti­sa­tion. Si la direc­tion est contrô­lée par le par­ti, celui-ci ne peut pas contrô­ler toutes les ins­tances de base, et les alter­na­tifs, de par leur dyna­misme, y ont pris beau­coup d’importance.

Au congrès de l’U­JS de Slo­vé­nie à Krs­ko au prin­temps de 1986 ont été accep­tées des pro­po­si­tions alter­na­tives à sou­mettre au congrès fédé­ral ; elles deman­daient l’ou­ver­ture de débats publics sur la léga­li­sa­tion du droit de grève, l’ins­tau­ra­tion d’un ser­vice civil, la sup­pres­sion de l’ar­ticle 133 du Code pénal fédé­ral per­met­tant de condam­ner pour délit d’o­pi­nion, et l’a­bo­li­tion de la peine de mort. Au congrès fédé­ral ces pro­po­si­tions ont été reje­tées avec mépris : elles auraient été empreintes de « chau­vi­nisme » slo­vène ! Le congrès a seule­ment accep­té de prendre en compte la pro­po­si­tion d’ou­vrir un débat sur le ser­vice civil. Les délé­gués slo­vènes en sont donc reve­nus un peu amers, mais de la tri­bune offi­cielle du congrès ils ont pu faire entendre leurs pro­po­si­tions et leurs idées dans l’en­semble du pays, et ce, en direct, à la radio.

L’or­ga­ni­sa­tion la plus radi­cale est la Confé­rence uni­ver­si­taire de Lju­bl­ja­na dont la pré­si­dence actuelle est issue de l’ac­tion de boy­cot­tage du paie­ment des droits des cités uni­ver­si­taires com­men­cée en avril 85 et qui avait duré neuf mois. Ce sont ses ani­ma­teurs qui viennent d’être réélus à la pré­si­dence de la Confé­rence uni­ver­si­taire après une élec­tion his­to­rique où, pour la pre­mière fois dans l’his­toire de la You­go­sla­vie, deux listes s’af­fron­taient en pré­sen­tant cha­cune un pro­gramme. La liste gagnante pro­po­sait un pro­gramme (inti­tu­lé « Pro­mettre beau­coup pour réa­li­ser au moins quelque chose ») ne se limi­tant pas au domaine stric­te­ment uni­ver­si­taire et s’ins­cri­vant dans les pré­oc­cu­pa­tions alternatives.

Il convient de n’a­bor­der la ques­tion de la presse qu’a­près celle des orga­ni­sa­tions, puis­qu’en You­go­sla­vie il ne peut y avoir de publi­ca­tion qui ne soit l’or­gane d’une orga­ni­sa­tion offi­cielle. Les publi­ca­tions sont plus ou moins offi­cielles par leur conte­nu. Le samiz­dat n’existe pas. Dans son ensemble la presse slo­vène même la plus offi­cielle est consi­dé­rée comme plus ouverte et plus sérieuse que celle des autres répu­bliques. Cette répu­ta­tion vaut sur­tout pour le quo­ti­dien Delo et son heb­do Teleks.

Cepen­dant cette presse-là conserve un carac­tère rigide. Cela a per­mis le déve­lop­pe­ment de la « presse de jeu­nesse » qui a pris une impor­tance consi­dé­rable : il s’a­git d’a­bord de Mla­di­na (la jeu­nesse) heb­do de la Confé­rence répu­bli­caine de l’U­JSS qui est, d’a­près sa publi­ci­té, l’heb­do le plus lu en Slo­vé­nie (25.000 exem­plaires en moyenne). Tri­bu­na et Kate­dra sont res­pec­ti­ve­ment les organes des confé­rences uni­ver­si­taires de Lju­bl­ja­na et de Mari­bor. Ces revues sont ven­dues non seule­ment dans les kiosques offi­ciels mais aus­si sur des sortes de stands impro­vi­sés mais per­ma­nents, avec des affiches manus­crites qui inter­pellent les pas­sants. Il faut aus­si signa­ler la pro­fu­sion de revues locales, organes des confé­rences com­mu­nales, sou­vent très alter­na­tives et dont la dif­fu­sion dépasse par­fois de beau­coup les limites de leur com­mune 2Une de ces revues TNT , organe de la Confé­rence com­mu­nale de l’U­JS de Gro­su­plje (envi­rons de Lju­bl­ja­na) a publié un extrait du dos­sier consa­cré à Cuba dans le pré­cé­dent numé­ro d’<i<Iztok..

Enfin, il y a les radios locales sur la FM avec en pre­mier lieu Radio Student, de la Confé­rence uni­ver­si­taire de Lju­bl­ja­na. Il faut citer, d’autre part, la revue lit­té­raire Nova Revi­ja, qui ne fait pas par­tie de la presse de jeu­nesse, et la revue Pogle­di.

Mais aujourd’­hui il y a aus­si les publi­ca­tions des groupes de tra­vail, moins régu­lières, moins pré­cau­tion­neuses aus­si. Dans le numé­ro de jan­vier d’Orien­ta­tion verte, consa­cré au réfé­ren­dum de l’au­to­con­tri­bu­tion on signale que « la plu­part des textes qui suivent n’ont pu être publiés dans Teleks, Mla­di­na, ou Nova Revi­ja (en rai­son de “mal­en­ten­dus”, de “pro­blèmes tech­niques”, de “ques­tions de tac­tique” et autres, qui bien sûr n’ont rien à voir avec la prise de conscience auto-pro­tec­trice de ceux qui décident des publications)».

Néan­moins, toutes ces revues publient beau­coup de choses qui dérangent et, lorsque des textes sont cen­su­rés, la rédac­tion de Mla­di­na le signale par­fois par un blanc ou une table des matières ne cor­res­pon­dant pas avec le conte­nu. Un numé­ro de Mla­di­na est même paru avec ses deux pages de cou­ver­ture toutes blanches. Dans chaque numé­ro de Mla­di­na des chro­niques comme celle de Tomaz Mast­nak mettent le doigt sur des ques­tions épi­neuses. Par exemple en avril 86 il signale un petit détail « oublié » par les autres médias : le nou­veau pré­sident de l’U­nion des syn­di­cats slo­vènes était aupa­ra­vant secré­taire de la pré­si­dence du comi­té cen­tral du Par­ti ; le pré­cé­dent, lui, venait tout droit de la direc­tion de la police. Cet hiver Mla­di­na publiait en dos­sier une longue ana­lyse de Ton­ci Kuz­ma­nic inti­tu­lée La Grève, un droit de l’homme pour le tra­vailleur.

Ces revues informent sur les vio­la­tions des droits de l’homme en You­go­sla­vie, publiant le rap­port d’Am­nes­ty Inter­na­tio­nal mais aus­si des témoi­gnages directs sur les condi­tions de déten­tion. Dobro­slav Para­ga a ain­si témoi­gné dans les colonnes de Nova Revi­ja et de Mla­di­na, sur les mau­vais trai­te­ments qu’il a subis en pur­geant sa peine (5 ans de pri­son pour une péti­tion deman­dant la libé­ra­tion des pri­son­niers poli­tiques). Aucun membre de ces revues n’a été inquié­té pour cela, mais Para­ga, lui, vivant en Croa­tie, sera de nou­veau condam­né pour ces « men­songes » (il avait aus­si por­té plainte contre l’É­tat pour les sévices subis en pri­son et « il faut bien que l’É­tat se défende avec les moyens dont il dis­pose », a décla­ré un bureau­crate). Il est inté­res­sant de com­pa­rer la manière dont cette affaire a été trai­tée par deux revues homo­logues de deux répu­bliques dif­fé­rentes : alors que Mla­di­na publiait, pen­dant le pro­cès, une lettre des témoins de la défense que le tri­bu­nal avait refu­sé d’en­tendre, Polet (organe de la Confé­rence répu­bli­caine de l’U­JS de Croa­tie) s’in­di­gnait de l’in­té­rêt por­té par « cer­tains » à cette affaire et concluait en écri­vant : « le seul à ne pas être satis­fait de l’is­sue (très clé­mente, selon Polet), c’est Para­ga : en effet, sur qui va-t-il cra­cher main­te­nant ? » Il a été condam­né à une peine de pri­son avec sur­sis assor­tie d’une inter­dic­tion de s’ex­pri­mer en public.

La presse de jeu­nesse s’in­té­resse aus­si beau­coup à l’op­po­si­tion dans les pays de l’Est et a publié un grand nombre d’in­ter­views et de docu­ments sur la Pologne, la Hon­grie, la Tché­co­slo­va­quie ou l’U­kraine. Sur l’Af­gha­nis­tan par exemple, Mla­di­na a publié un entre­tien avec un repré­sen­tant de la résis­tance inti­tu­lé Les Com­mu­nistes au pou­voir, l’Af­gha­nis­tan en feu. L’im­por­tance de cette presse réside aus­si dans le fait qu’elle est la seule à pas­ser les com­mu­ni­qués et les appels des alternatifs.

Pour ce qui est des livres, il faut par­ler de la col­lec­tion KRT (Biblio­thèque de théo­rie révo­lu­tion­naire ; le sub­stan­tif Krt signi­fie « taupe » ) qui a publié outre une Antho­lo­gie de l’a­nar­chisme (voir ci-des­sous les Nou­velles du front), une épaisse antho­lo­gie inti­tu­lée : Une Socié­té civile socia­liste ? regrou­pant des entre­tiens avec d’an­ciens membres du KOR, des textes de la Charte 77, des textes de M. Harasz­ti et autres tirés du samiz­dat hon­grois, etc. La socié­té civile, « espace dans lequel agissent les nou­veaux mou­ve­ments sociaux » qui en sont « les acteurs » et qui « la consti­tuent », est une notion qui revient tout le temps dans le dis­cours des alter­na­tifs et en par­ti­cu­lier dans celui de Tomaz Mast­nak, socio­logue auquel tout le monde se réfère tout comme s’il était le théo­ri­cien du mou­ve­ment. Par­mi les autres titres publiés par KRT, on trouve : La RS de L’Op­po­si­tion ouvrière (en URSS pen­dant et juste après la révo­lu­tion), Soli­dar­nosc dans la crise polo­naise 80 – 82, La Lutte contre le tra­vail (du mou­ve­ment ouvrier amé­ri­cain du début du siècle à l’I­ta­lie des années 60 – 70), Le Punk chez les Slo­vènes et La Réforme sco­laire (en Yougoslavie).

Il y a des actions alter­na­tives qui n’entrent stric­te­ment dans le domaine d’ac­tion d’au­cun des mou­ve­ments énu­mé­rés ci-des­sus. Il en est ain­si de l’ac­tion conti­nue en faveur des droits de l’homme, que ce soit pour deman­der l’a­bo­li­tion de l’ar­ticle 133 du Code pénal ou l’ins­tau­ra­tion d’un sta­tut de pri­son­nier poli­tique ; pour la loi you­go­slave, en effet, le délit poli­tique est un crime par­mi d’autres, le pri­son­nier poli­tique est donc mêlé aux pri­son­niers de droit com­mun. Cette action com­mence par l’in­for­ma­tion qui est faite dans la presse de jeu­nesse mais aus­si dans la rue. Elle peut aus­si se tra­duire par une soli­da­ri­té maté­rielle, comme celle que pro­pose le Fonds de soli­da­ri­té avec les vic­times de la répres­sion, créé à Bel­grade et dont l’ac­ti­vi­té est actuel­le­ment en som­meil vu les attaques véhé­mentes dont il a fait l’ob­jet : ce serait « une ten­ta­tive d’ins­tau­rer un régime pluri-parti ».

Une action d’un autre genre a fait beau­coup de bruit dans toute la You­go­sla­vie, c’est celle pour l’a­bo­li­tion ou au moins la modi­fi­ca­tion du sens et de la forme de la Fête de la jeu­nesse. À cet égard la mani­fes­ta­tion du 10 décembre 86 est exem­plaire par son impact et aus­si parce qu’elle concen­trait le même jour au même endroit plu­sieurs types d’ac­tion tour­nées vers des buts très divers. En quoi consiste cette céré­mo­nie ? À tra­vers toute la You­go­sla­vie, pen­dant des semaines, les jeunes se passent solen­nel­le­ment de vil­lage en vil­lage un relais (sta­fe­ta, en slo­vène) sym­bo­li­sant la fédé­ra­tion, pour ter­mi­ner leur course le jour de l’an­ni­ver­saire de Tito (jour­née de la jeu­nesse) dans le grand stade de l’Ar­mée popu­laire à Bel­grade où se tient alors une gigan­tesque céré­mo­nie ath­lé­tique des­ti­née à « ren­for­cer l’a­mi­tié entre les peuples et les natio­na­li­tés de You­go­sla­vie ». Les jeunes Slo­vènes consi­dèrent ces fes­ti­vi­tés comme ridi­cules, dépas­sées et dépla­cées, et disent tout sim­ple­ment « non » à la sta­fe­ta en pro­po­sant à la place une marche des jeunes chô­meurs. Seule­ment, l’Or­ga­ni­sa­tion de jeu­nesse fédé­rale tient beau­coup à ce « rituel antique ». C’est pour­quoi le 10 décembre, par ailleurs jour­née inter­na­tio­nale des droits de l’homme, des étu­diants d’arts plas­tiques sont venus en plein cœur de Lju­bl­ja­na sur une place très pas­sante sculp­ter un gigan­tesque tronc de bois afin de don­ner à leur pré­sident de l’U­JS de Slo­vé­nie un beau relais de 300 kg à por­ter en des­cen­dant du mont Tri­glav s’il ne fait pas entendre leur voix et si la céré­mo­nie est main­te­nue. À part cela, à côté du relais géant des stands ont été mis en place où les pas­sants atti­rés par le hap­pe­ning pou­vaient s’in­for­mer sur la situa­tion des droits de l’homme en You­go­sla­vie, et signer des péti­tions contre l’ar­ticle 133, pour un sta­tut de pri­son­nier poli­tique, pour un sta­tut d’ob­jec­teur de conscience, contre la construc­tion de nou­velles cen­trales nucléaires et, bien sûr, contre la sta­fe­ta. Et les pas­sants fai­saient même la queue pour signer… La Confé­rence uni­ver­si­taire de Lju­bl­ja­na qui avait orga­ni­sé cette jour­née conserve dans ses locaux des piles de péti­tions impres­sion­nantes. « Au petit matin la sta­fe­ta, aban­don­née sur le pavé, a été sym­bo­li­que­ment emme­née à la décharge municipale. »

Charles Fabian

  • 1
    Les paci­fistes ne désarment pas et pour la pre­mière fois ils ont fait appel à la soli­da­ri­té inter­na­tio­nale. Ceux qui sou­haitent par­ti­ci­per au « débat » sur l’ob­jec­tion peuvent donc écrire au gou­ver­ne­ment (SIV, PALACA FEDERACIJE, 1100 BEOGRAD) ou à la pré­si­dence (PREDSEDSTVO SFRJ, Bule­var Okto­barske Revo­lu­cije 92, 11000 BEOGRAD), et deman­der l’ar­rêt des pour­suites à l’en­contre des objecteurs.
  • 2
    Une de ces revues TNT , organe de la Confé­rence com­mu­nale de l’U­JS de Gro­su­plje (envi­rons de Lju­bl­ja­na) a publié un extrait du dos­sier consa­cré à Cuba dans le pré­cé­dent numé­ro d’<i<Iztok.

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