La Presse Anarchiste

« L’avenir est à nous ! »

La prise du pou­voir par Deng Xiao­ping en 1978, alors que la Chine subit encore les consé­quences désas­treuses de la révo­lu­tion cultu­relle, s’ac­com­pagne d’une prise de conscience quant à la néces­si­té de réformes. Très vite, on adopte et on applique un cer­tain nombre de mesures, notam­ment éco­no­miques. On pro­cède tout d’a­bord à une cer­taine décol­lec­ti­vi­sa­tion qui entraîne rapi­de­ment une hausse de la pro­duc­ti­vi­té, phé­no­mène non négli­geable — ne serait-ce que dans la pers­pec­tive de l’au­to­suf­fi­sance ali­men­taire du pays qui, aupa­ra­vant, était obli­gé d’im­por­ter mas­si­ve­ment des céréales — mais qui fait appa­raître aus­si des dif­fé­rences entre les pay­sans riches et les pay­sans pauvres. Le suc­cès des réformes à la cam­pagne a un reten­tis­se­ment consi­dé­rable dans les villes où elles sont tout aus­si indis­pen­sables et où les pres­sions ne manquent pas de se faire sen­tir. Ces pres­sions sont dues, par exemple, à l’ap­pa­ri­tion sur le mar­ché des villes du capi­tal des pay­sans acquis grâce aux acti­vi­tés agri­coles, arti­sa­nales et par­fois indus­trielles favo­ri­sées par les réformes. En octobre 1984, le P.C.C. décide de réfor­mer le sys­tème éco­no­mique urbain.

Face aux mul­tiples pro­blèmes qui sur­gissent sur le plan du finan­ce­ment et des sub­ven­tions des usines, dans les domaines com­mer­cial et tech­no­lo­gique, on pro­cède à des modi­fi­ca­tions des sys­tème de prix, de salaires et de ges­tion des entre­prises, à la créa­tion de zones franches de pro­duc­tion et à l’ou­ver­ture du pays aux tech­niques et capi­taux étran­gers. La situa­tion en ville est cepen­dant plus com­plexe qu’à la cam­pagne : accor­der le droit d’u­sage (et non la pro­prié­té) de la terre à ceux qui la cultivent est une chose, sou­le­ver le pro­blème du sta­tut des grandes usines d’É­tat et de la place des ouvriers qui y sont embau­chés en est une autre. Bien que sou­hai­tées par la direc­tion, les réformes en ville ont échoué. Elles met­taient à jour les contra­dic­tions idéo­lo­giques du sys­tème et ali­men­taient toutes sortes de nou­velles dif­fi­cul­tés liées aux débuts d’une socié­té de consom­ma­tion et à la forte dif­fé­ren­cia­tion sociale qui en résul­tait, à l’in­fla­tion ou aux mul­tiples formes de cor­rup­tion naissantes.

Le pour­ris­se­ment mani­feste et accé­lé­ré du pou­voir a favo­ri­sé la prise de conscience au sein de la direc­tion des risques que les nou­velles dif­fi­cul­tés fai­saient peser sur le sys­tème. La frange dite ortho­doxe de la bureau­cra­tie affirme son hos­ti­li­té aux réformes moins par purisme idéo­lo­gique que par crainte, jus­ti­fiée, pour ses pri­vi­lèges. Par ailleurs, ceux qui sont favo­rables aux réformes prennent conscience, face à l’é­chec des réformes éco­no­miques dans les villes, de la néces­si­té de pro­mou­voir éga­le­ment des réformes poli­tiques. Au début de 1986, ils lancent le débat sur le thème : com­ment réfor­mer ? Les intel­lec­tuels et la popu­la­tion y sont conviés, on mul­ti­plie les réfé­rences aux sys­tèmes occi­den­taux et aux expé­riences de cer­tains pays de l’Est tels la You­go­sla­vie et la Hon­grie. Pour l’é­quipe réfor­ma­trice du par­ti la ques­tion est de savoir com­ment faire mieux fonc­tion­ner la machine sans remettre en cause le pou­voir en place. Mais l’o­pi­nion publique émer­gente et les intel­lec­tuels radi­caux qui inter­viennent dans le débat avancent de plus en plus clai­re­ment, comme condi­tion préa­lable à des réformes effi­caces, la néces­si­té de mettre fin au mono­pole du par­ti. Une telle idée est inac­cep­table pour les réfor­ma­teurs du par­ti qui entre­voient sans peine la remise en ques­tion de leur propre pou­voir. Qui plus est, leur ligne, fon­dée sur la moder­ni­sa­tion et la débu­reau­cra­ti­sa­tion des appa­reils en place, ne passe pas au 6e plé­num du XIe congrès qui a lieu en sep­tembre 1986.

C’est dans ce contexte carac­té­ri­sé par le déses­poir régnant dans la socié­té, et sur­tout par­mi la jeu­nesse, quant au déblo­quage de la situa­tion que sur­git le mou­ve­ment des étu­diants en décembre 1986. Avant d’en expo­ser les faits, plu­sieurs pré­ci­sions sur la condi­tion étu­diante en Chine sont néces­saires. Si l’ac­cès au cycle secon­daire est par­ti­cu­liè­re­ment dif­fi­cile en Chine, l’é­du­ca­tion supé­rieure, elle, ne concerne qu’une petite mino­ri­té : de 3 à 5 pour cent de la popu­la­tion. De fait et de droit, la popu­la­tion étu­diante est appe­lée à consti­tuer, dans bien des domaines, l’é­lite du pays, ce dont ses membres sont conscients. Le pou­voir aus­si en est conscient : il l’a mon­tré par son atti­tude, pru­dente au départ à l’é­gard du mou­ve­ment, puis lors de l’ar­res­ta­tion et de la condam­na­tion comme fau­teurs de troubles d’ou­vriers et de chô­meurs et non d’é­tu­diants. Mais les condi­tions d’hé­ber­ge­ment (huit per­sonnes sont sou­vent entas­sées dans 12 m²), la nour­ri­ture dans les can­tines, la qua­li­té de l’en­sei­gne­ment (des pro­fes­seurs sou­vent incom­pé­tents en rai­son sur­tout de l’en­ca­dre­ment poli­tique) sont pré­caires. Les frais, en revanche, sont considérables.

Pre­nons par exemple Shenz­hen, ville située non loin de Hong Kong et créée, en quelque sorte, dans la fou­lée des nou­velles réformes éco­no­miques et dont l’u­ni­ver­si­té peut être consi­dé­rée comme pion­nière à bien des égards. Son règle­ment, éta­bli par décret en sep­tembre 1986, sti­pule une taxe semes­trielle de 40 yuans pour les frais de sco­la­ri­sa­tion et de 10 yuans pour l’hé­ber­ge­ment. Mais ce prix est réser­vé aux étu­diants qui obtiennent de bons ou d’ex­cel­lents résul­tats. Ceux qui n’ob­tiennent que des résul­tats mau­vais ou moyens doivent payer res­pec­ti­ve­ment 600 et 150 yuans. Qui plus est, lorsque l’on a raté un exa­men, on est obli­gé de reprendre le cours entier et d’ac­quit­ter une taxe sup­plé­men­taire de 50 yuans. Or le salaire men­suel moyen en Chine est de 100 yuans. Dans l’en­semble du pays le nombre de bourses a dimi­nué et celles-ci subissent, de plus, les consé­quences de l’in­fla­tion. La bourse consti­tue dans l’é­vo­lu­tion actuelle une sorte de récompense.

Les syn­di­cats étu­diants sont contrô­lés par le par­ti qui en nomme les res­pon­sables. Dans un pas­sé récent, plu­sieurs mou­ve­ments spo­ra­diques de pro­tes­ta­tion concer­nant les dor­toirs et les can­tines ont été enre­gis­trés. Ce fut le cas, par exemple, le 9 décembre 1985 à Pékin à l’oc­ca­sion de l’an­ni­ver­saire de la mani­fes­ta­tion étu­diante contre l’in­va­sion du pays par les Japo­nais en 1937. Ces mou­ve­ments furent pas­sés sous silence et les pro­messes faites par les auto­ri­tés pour cal­mer les esprits ne furent pas tenues.

Précis chronologique

Le mou­ve­ment démarre à l’u­ni­ver­si­té des sciences et tech­no­lo­gies de Hefei, pro­vince du Jieng­su, à proxi­mi­té de Shan­ghai. Il s’a­git d’une ins­ti­tu­tion assez par­ti­cu­lière qui joue en Chine un rôle simi­laire à celui de l’É­cole poly­tech­nique en France et qui est rat­ta­chée direc­te­ment à l’A­ca­dé­mie des sciences, hors la tutelle de l’É­du­ca­tion natio­nale. Elle fut créée en 1958 pour for­mer les meilleurs ingé­nieurs et scien­ti­fiques du pays. Pen­dant la révo­lu­tion cultu­relle, son siège passe de Pékin à Hefei. Les pro­fes­seurs qui y enseignent sont plus ouverts qu’ailleurs et, par­mi eux, plu­sieurs cen­taines ont fait des stages à l’é­tran­ger. Le 5 décembre 1986, 5.000 étu­diants se réunissent pour pro­tes­ter contre la dési­gna­tion par le par­ti des can­di­dats pour l’é­lec­tion à l’As­sem­blée de la pro­vince. Pré­ci­sons que les foyers étu­diants sont concen­trés dans une cer­taine par­tie de la ville et que les étu­diants par­ti­cipent à la vie de la ville par le biais de leurs élus muni­ci­paux ; cela confor­mé­ment à la légis­la­tion en vigueur qui, dans un décret récent, dont les étu­diants n’ont pas man­qué de se récla­mer, indique la pos­si­bi­li­té pour les élec­teurs de dési­gner leurs propres candidats.

Le fait que les étu­diants aient déclen­ché la contes­ta­tion sur la ques­tion de la dési­gna­tion de leurs can­di­dats par le par­ti n’im­pli­quait pas pour autant des illu­sions de leur part sur l’or­gane muni­ci­pal concer­né. Le vice-rec­teur de l’u­ni­ver­si­té, un réfor­ma­teur connu, Fan Liz­hi, a appor­té son sou­tien moral au mou­ve­ment dont l’en­jeu dépas­sait d’emblée le strict cadre muni­ci­pal. Le 9 décembre, les étu­diants de toutes les facul­tés de Hefei mani­festent dans la rue sous les mots d’ordre de démo­cra­tie et de liber­té. Le cor­tège qui se diri­geait vers la mai­rie est bien accueilli par la popu­la­tion : on fait même état de poli­ciers applau­dis­sant sur son passage.

Tou­jours le 9 décembre, à Wuhan, au centre de la Chine, de 2.000 à 3.000 étu­diants des­cen­daient dans la rue. Le motif immé­diat et le malaise pro­fond étaient les mêmes qu’à Hefei. L’oc­ca­sion mise à pro­fit éga­le­ment : l’an­ni­ver­saire anti-japo­nais men­tion­né plus haut.

Le 11 décembre, des dazi­baos col­lés à l’u­ni­ver­si­té de Pékin informent les étu­diants sur la situa­tion à Hefei et les appellent à des­cendre dans la rue. Le jour même, ils sont arra­chés par les auto­ri­tés. Deux jours plus tard, de nou­veaux dazi­baos font leur appa­ri­tion : ils se font plus pré­cis et évoquent des situa­tions et des reven­di­ca­tions concrètes. Les 14 et 15 décembre, les étu­diants de Shenz­hen mani­festent dans la rue contre les règle­ments dra­co­niens évo­qués plus haut. Puis, le 17 décembre, c’est dans le sud-ouest de la Chine, à la fron­tière avec le Viêt-nam, dans la ville de Kun­ming, que 2.000 étu­diants des­cendent dans la rue pour récla­mer la pos­si­bi­li­té de pré­sen­ter leurs propres can­di­dats aux élec­tions en scan­dant « Vive la liber­té et la démo­cra­tie ! ». Le même jour aux États-Unis, des étu­diants et des ensei­gnants de Chine popu­laire publient des lettres ouvertes et des péti­tions de soli­da­ri­té avec le mouvement.

Le mou­ve­ment gagne Shan­ghai le 19 décembre. Vers 13 heures, des mil­liers d’é­tu­diants aux­quels se joignent ensuite de jeunes ouvriers se mettent en marche vers la mai­rie pour y dépo­ser une péti­tion. Le maire refuse de rece­voir la délé­ga­tion, et un mil­lier de mani­fes­tants envi­ron décident, mal­gré le froid, de pas­ser la nuit devant le bâti­ment de la mai­rie. Le len­de­main, à 5 heures et demie du matin, plu­sieurs mil­liers de mili­ciens grou­pés autour de la place lancent l’at­taque, de manière par­ti­cu­liè­re­ment vio­lente. Par cen­taines, les étu­diants sont embar­qués et ren­voyés à leurs uni­ver­si­tés. De nom­breux étu­diants sont bles­sés. Au cours de cette jour­née et de la sui­vante, les 21 et 22 décembre, on mani­feste par dizaines de mil­liers dans les rues de Shan­ghai pour les droits de l’homme.

Les télé­vi­sions du monde entier ont retrans­mis des images de ces mani­fes­ta­tions qui, pour diverses rai­sons, ont beau­coup sur­pris. Cer­tains jour­na­listes n’ont d’ailleurs sai­si que de manière approxi­ma­tive le sens de l’é­vé­ne­ment : sur TF1, par exemple, la pré­sen­ta­trice du jour­nal s’at­tar­dait sur l’at­mo­sphère bon enfant de la mani­fes­ta­tion et sur le com­por­te­ment pai­sible des forces de l’ordre alors que sur plu­sieurs des ban­de­roles mon­trées à l’i­mage était ins­crit : « Contre la vio­lence poli­cière ». En chi­nois, bien enten­du ! La police opère des arres­ta­tions et après avoir, à plu­sieurs reprises, lan­cé des pro­vo­ca­tions laisse faire afin de démon­trer que les mani­fes­tants recherchent la violence.

Contrai­re­ment à l’im­pres­sion que cer­tains ont pu avoir, les dif­fé­rents slo­gans et ins­crip­tions, liés d’une façon ou d’une autre au res­pect des droits de l’homme, cor­res­pon­daient à des situa­tions très pré­cises. Il en va ain­si, par exemple, de la reven­di­ca­tion pour la liber­té de la presse lors des mani­fes­ta­tions de Shan­ghai que l’on doit mettre en rap­port avec deux évé­ne­ments qui l’ex­pliquent. D’une part, il s’a­git du cas d’un étu­diant bat­tu anté­rieu­re­ment par la milice et qui a ten­té en vain de dépo­ser plainte pour coups et bles­sures. Il s’est alors adres­sé aux jour­naux. Un seul a accep­té d’en par­ler à la rubrique consa­crée au cour­rier des lec­teurs, mais, au der­nier moment, sous la pres­sion des auto­ri­tés, la rédac­tion a chan­gé d’a­vis. L’his­toire a vite cir­cu­lé par­mi les étu­diants. D’autre part, dans son com­mu­ni­qué, l’A­gence Chine Nou­velle fai­sait état de per­tur­ba­tions dans le tra­fic, la pro­duc­tion et la vie sociale cau­sées par les mani­fes­ta­tions sans évo­quer les reven­di­ca­tions des manifestants.

Entre-temps, le 20 décembre à Can­ton, les mani­fes­tants ajou­taient à leurs reven­di­ca­tions des slo­gans contre l’in­fla­tion. Le 22 décembre, Nan­jing prend le relais de Shan­ghai où les auto­ri­tés muni­ci­pales publient un décret régle­men­tant les mani­fes­ta­tions qu’il fau­dra, doré­na­vant, annon­cer à l’a­vance en indi­quant rai­sons, nombre de par­ti­ci­pants, tra­jet, noms des orga­ni­sa­teurs, etc. Le 23 décembre, des mani­fes­ta­tions com­mencent à Pékin, et le 24, dans une ville proche, Tien­jeng, on peut lire sur les murs des dazi­baos contre les pri­vi­lèges et appe­lant les Chi­nois à suivre l’exemple du peuple phi­lip­pin. Le 26, la muni­ci­pa­li­té de Pékin émet un décret sur les mani­fes­ta­tions, simi­laire à celui de Shan­ghai et qui, de plus, inter­dit expres­sé­ment toute forme de mani­fes­ta­tion sur la place Tian’an­men. Le 27 décembre, les étu­diants mani­festent à Suz­hou tan­dis que des étu­diants chi­nois en France écrivent une lettre de sou­tien à leurs cama­rades mobi­li­sés dans le pays.

Le 29 décembre, entre 2.000 et 3.000 étu­diants mani­festent dans les rues de Pékin. Le Quo­ti­dien de Pékin parle de 200 ou 300 mani­fes­tants en infrac­tion avec la loi en vigueur et pro­fère des menaces contre les auteurs des dazi­baos dont on rap­pelle le carac­tère illé­gal (cf. enca­dré). La nou­velle régle­men­ta­tion des mani­fes­ta­tions ampli­fie le mécon­ten­te­ment des étu­diants qui décident le 29 décembre d’ap­pe­ler à mani­fes­ter pour le jour de l’an à Tian’an­men. Le maire de la capi­tale déclare que les étu­diants ne réus­si­ront jamais à le faire.

Le 1er jan­vier, les étu­diants se rendent nom­breux à la place Tian’an­men, et, mal­gré la pré­sence mas­sive des poli­ciers, mani­festent. La répres­sion est impor­tante. Le soir, les étu­diants se réunissent et constatent que 24 d’entre eux ont été arrê­tés. Tard dans la nuit, de l’u­ni­ver­si­té située à l’ouest de Pékin, ils forment un cor­tège et se dirigent vers le centre. Les étu­diants l’ap­pellent la nou­velle Longue Marche. Quelques heures après, le rec­teur annonce aux mani­fes­tants que leurs cama­rades ont été relâ­chés. Sur cette vic­toire, les étu­diants rentrent dans leurs dor­toirs. Mais, pen­dant les jours qui suivent, l’ap­pa­reil de pro­pa­gande et d’in­for­ma­tion conti­nue de calom­nier le mou­ve­ment. Les médias expliquent, par exemple, que ce sont les radios étran­gères qui ont pro­vo­qué le mouvement.

Le 4 jan­vier, un dazi­bao pro­pose de brû­ler en public le Quo­ti­dien de Pékin, organe du comi­té muni­ci­pal de la ville de Pékin du P.C.C. qui n’a­vait pas même dai­gné envoyer des jour­na­listes sur les cam­pus. Le len­de­main, c’est chose faite devant les camé­ras des télé­vi­sions étran­gères. Ce sera le point culmi­nant du mouvement.

Un malentendu dissipé

L’at­ti­tude du pou­voir connaî­tra une évo­lu­tion sen­sible au fur et à mesure du dérou­le­ment des évé­ne­ments. Au début, les auto­ri­tés res­tent calmes et vont jus­qu’à rap­pe­ler le droit des étu­diants à s’ex­pri­mer et à mani­fes­ter. Puis le ton se dur­cit. On arrête des gens, on décrète des règle­ments pour empê­cher les mani­fes­ta­tions. On parle du rôle, volon­tai­re­ment sur­es­ti­mé, des radios étran­gères — en fait les rela­tions hori­zon­tales entre les étu­diants et les ensei­gnants des dif­fé­rentes uni­ver­si­tés du pays étaient consi­dé­rables. On évoque de manière de plus en plus insis­tante l’in­fluence de la pen­sée libé­rale occi­den­tale — la cam­pagne sur ce thème connaî­tra vrai­sem­bla­ble­ment des déve­lop­pe­ments impor­tants dans les mois et années à venir. Les consignes de fer­me­té viennent de Deng lui-même qui cri­tique Hu Yao­bang, le secré­taire géné­ral du par­ti, pour avoir été trop tolé­rant, et appelle à la réor­ga­ni­sa­tion et au ren­for­ce­ment du par­ti à par­tir des « quatre prin­cipes » : adhé­sion à la voie socia­liste, sou­tien de la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, res­pect de la direc­tion du par­ti com­mu­niste, fidé­li­té au mar­xisme-léni­nisme et à la pen­sée de Mao Zedong.

Le 13 jan­vier, Deng cri­tique ouver­te­ment, lors d’une ren­contre avec un res­pon­sable japo­nais, Liu Binyan (jour­na­liste et écri­vain célèbre), Fan Liz­hi (vice-rec­teur de l’u­ni­ver­si­té des sciences et tech­no­lo­gies de Chine à Hefei) et Wang Ruo­wang (écri­vain). Tous trois seront exclus du par­ti. Enfin, le 16 jan­vier, la réunion élar­gie du bureau poli­tique du P.C.C. accepte la démis­sion de Hu Yao­bang. D’autres exclu­sions suivront.

Avant de dres­ser le bilan du mou­ve­ment, il faut expli­quer le mal­en­ten­du sur lequel repo­sait la mobi­li­sa­tion étu­diante. Que signi­fiait, au juste, la réforme poli­tique en Chine ? Pour les géné­ra­tions plus âgées du par­ti, conser­va­trices ou même réfor­ma­trices, il s’a­gis­sait d’une adap­ta­tion aux condi­tions actuelles de la machine du pou­voir com­mu­niste clas­sique. Par­mi les cadres plus jeunes du par­ti, cer­tains allaient jus­qu’à envi­sa­ger la sépa­ra­tion, dans cer­tains domaines, du pou­voir de l’É­tat, de l’ad­mi­nis­tra­tion ou du parti.

Conviés au débat natio­nal sur la ques­tion des réformes poli­tiques, bon nombre d’in­tel­lec­tuels ont conclu à la néces­si­té d’une refonte du sys­tème poli­tique chi­nois dans son ensemble et à l’a­ban­don du mar­xisme-léni­nisme consi­dé­ré comme dépas­sé. La plu­part des étu­diants, proches des thèses for­mu­lées par les intel­lec­tuels radi­caux qui étaient par­fois leurs pro­fes­seurs à l’u­ni­ver­si­té, allaient beau­coup plus loin. Ils enten­daient mettre immé­dia­te­ment en pra­tique les réformes poli­tiques au niveau de leur vécu : ensei­gne­ment, orga­ni­sa­tion étu­diante, par­ti­ci­pa­tion à la vie muni­ci­pale, presse, etc. Bien qu’une telle concep­tion des choses soit en totale contra­dic­tion avec l’en­semble de l’ap­pa­reil du par­ti, toutes ten­dances confon­dues, les étu­diants des­cendent dans la rue pen­sant avoir l’a­val de la frac­tion réfor­ma­trice du pou­voir. Ain­si s’ex­plique la par­ti­ci­pa­tion mas­sive à des mani­fes­ta­tions qui, en d’autres cir­cons­tances, seraient appa­rues comme des actions très dan­ge­reuses. Il va de soi que le com­por­te­ment du pou­voir à l’é­gard du mou­ve­ment étu­diant ne tar­de­ra pas à dis­si­per ce mal­en­ten­du. Et pour longtemps.

Les répercussions du mouvement

L’exa­men des réper­cus­sions du mou­ve­ment au sein des dif­fé­rentes frac­tions de la socié­té chi­noise concer­nées, de près ou de loin, per­met­tra de conclure sur plu­sieurs points. Du côté des étu­diants on assiste à une prise de conscience rapide, à la fois de leur force et de ce qui les oppose au sys­tème en vigueur, sys­tème dans lequel ils vont être appe­lés à occu­per, dans un proche ave­nir, une place privilégiée.

Pour mieux com­prendre le sens d’une des ban­de­roles du mou­ve­ment : « L’a­ve­nir est à nous », il faut rap­pe­ler que la moyenne d’âge des gou­ver­nants est de quatre-vingts ans. Quoique répri­mé, le mou­ve­ment a subi moins de dégâts que ceux des années cin­quante ou de la fin des années soixante-dix. Les retom­bées à court terme du mou­ve­ment sont de deux ordres. D’une part, conscientes des pro­blèmes maté­riels des étu­diants, les auto­ri­tés n’ont pas tar­dé à prendre des mesures en leur faveur. Tous les jours, depuis la fin du mou­ve­ment, la presse chi­noise annonce des mesures prises dans telle ou telle uni­ver­si­té et en rend compte en détail. D’autre part, le contrôle poli­tique est de plus en plus strict dans les uni­ver­si­tés et on met ouver­te­ment l’ac­cent sur la néces­si­té d’un enca­dre­ment idéo­lo­gique de l’en­sei­gne­ment. Enfin, arres­ta­tions et bri­mades de toutes sortes se mul­ti­plient tan­dis que l’a­ve­nir de ceux qui ont par­ti­ci­pé aux mani­fes­ta­tions est menacé.

Du côté des intel­lec­tuels, le choc pro­duit par le mou­ve­ment (et plus encore par les mesures offi­cielles aux­quelles il a don­né lieu) a été plus direct et plus grave. Les sanc­tions de toutes sortes se sont mul­ti­pliées et la volon­té du pou­voir de reprendre en main la situa­tion par tous les moyens ne fait pas de doute. Au début de l’an­née, on annon­çait d’ailleurs la créa­tion d’un nou­vel organe natio­nal spé­cia­li­sé dans le contrôle de l’é­di­tion. Depuis, tous les jours on apprend des cas de per­son­na­li­tés exclues du par­ti, ou de revues inter­dites ou restruc­tu­rées. Les intel­lec­tuels se taisent et se tai­ront. La créa­tion lit­té­raire et artis­tique, le débat d’i­dées et la recherche s’as­sou­pi­ront. Une fois l’en­thou­siasme pour les réformes retom­bé, la pas­si­vi­té repren­dra ses droits et la moder­ni­sa­tion rede­vien­dra un simple slo­gan peu attractif.

Et le par­ti ? On peut par­ler de ten­dances conser­va­trices et réfor­ma­trices en son sein, mais à plu­sieurs condi­tions. D’a­bord, celle de ne pas perdre de vue le fait que, de par sa propre logique interne, l’ap­pa­reil du par­ti ne sau­rait en aucun cas accep­ter des mesures qui remettent en cause son mono­pole du pou­voir. Ensuite, de rap­pe­ler que la plu­part des cadres com­mu­nistes chi­nois sont encore plus méfiants que leurs homo­logues des pays de l’Est (URSS y com­pris) à l’é­gard de réformes intro­dui­sant des cri­tères de com­pé­tence spé­ci­fique dans les domaines où ils exercent leur auto­ri­té. À condi­tion, enfin, de ne pas col­ler a prio­ri l’é­ti­quette de réfor­ma­teur ou de conservateur.

Il faut envi­sa­ger la situa­tion cas par cas, au niveau des déci­sions et des actions concrètes, en fai­sant inter­ve­nir divers cri­tères : l’in­té­rêt, la géné­ra­tion, l’é­du­ca­tion de cha­cun des membres influents de l’ap­pa­reil. Si les vieux sont, en géné­ral, plu­tôt conser­va­teurs et les jeunes plu­tôt réfor­ma­teurs, c’est parce que ces der­niers subissent une pres­sion his­to­rique moindre. Deng Xiao­ping, par exemple, ne peut nier son rôle dans la répres­sion des Cent Fleurs en 1957, alors qu’il en va for­cé­ment autre­ment pour les cadres plus jeunes. À tra­vers les réac­tions du pou­voir face au mou­ve­ment étu­diant, on peut dire que Deng demeure un réfor­ma­teur à sa manière mais qu’i­déo­lo­gi­que­ment il mani­feste la même concep­tion et les mêmes réflexes que ses col­lègues rivaux et conservateurs.

Dans le contexte pater­na­liste chi­nois et dans la conjonc­ture his­to­rique actuelle, la ques­tion des géné­ra­tions a son impor­tance. C’est grâce à la tolé­rance des vieilles géné­ra­tions que les jeunes occupent tel ou tel poste de res­pon­sa­bi­li­té dans l’ap­pa­reil. Les vieux veulent bien se reti­rer mais à condi­tion que les jeunes sus­cep­tibles de les rem­pla­cer fassent comme eux. Ils ne tiennent pas compte des dif­fé­rences inhé­rentes à l’é­cart entre les géné­ra­tions. Qui dirige aujourd’­hui la Chine après la des­ti­tu­tion de Hu Yao­bang, qui appar­tient pour­tant à la géné­ra­tion qui suit de près celle des diri­geants actuels ? Tous les postes clés (la com­mis­sion mili­taire du par­ti, la com­mis­sion sur la dis­ci­pline et la vie interne du par­ti, l’As­sem­blée natio­nale, la pré­si­dence de la Répu­blique, la confé­rence consul­ta­tive poli­tique du peuple, etc.) sont inves­tis par Deng et des gens de sa géné­ra­tion. Un jour ou l’autre, ils fini­ront par rejoindre Marx. Qui leur suc­cé­de­ra ? On ne sait pas et les luttes de pou­voir à venir s’an­noncent rudes…

Le mou­ve­ment étu­diant a accé­lé­ré les choses et mis en évi­dence le vide dans la suc­ces­sion. L’autre consé­quence du mou­ve­ment est le ralen­tis­se­ment de la moder­ni­sa­tion de la Chine en rai­son du fac­teur idéo­lo­gique déter­mi­nant chez les diri­geants qui la prônent, et donc de la dif­fi­cul­té de recru­ter des col­la­bo­ra­teurs au sein des intel­lec­tuels et d’y faire par­ti­ci­per la population.

Cela étant, il est pos­sible de ralen­tir ou de stop­per les réformes éco­no­miques enclen­chées mais, dans la dyna­mique actuelle, on ne peut pas y renon­cer. L’ap­pa­reil ne peut pas appli­quer tout ce qu’il veut, où il veut et com­ment il veut. C’est plus facile dans le domaine cultu­rel, et encore…

Qui peut-on mobi­li­ser contre le libé­ra­lisme bour­geois ? De nos jours, où la machine du pou­voir appa­raît de plus en plus sclé­ro­sée, une telle entre­prise est net­te­ment plus pro­blé­ma­tique que dans les années cin­quante, quand le régime n’en était qu’à ses débuts. Symé­tri­que­ment, les par­ti­sans de réformes plus ou moins cohé­rentes, plus ou moins radi­cales, ne peuvent pas, non plus, les appli­quer. La période de stag­na­tion que tra­verse main­te­nant la Chine et que le récent mou­ve­ment étu­diant a révé­lée avec éclat se carac­té­rise jus­te­ment par ce double blocage.

Jus­qu’à pré­sent, je n’ai évo­qué que les étu­diants, les intel­lec­tuels et les diri­geants. Pas les ouvriers. Il s’a­git, en effet, d’une grande incon­nue sur l’é­chi­quier socio­po­li­tique chi­nois actuel et d’une don­née par­ti­cu­liè­re­ment com­plexe, ain­si que je l’ai sug­gé­ré dans l’in­tro­duc­tion à pro­pos des consé­quences des réformes éco­no­miques dans les usines. Les actes et les pro­pos du pou­voir concer­nant spé­ci­fi­que­ment les ouvriers démontrent une conscience très aiguë du dan­ger que pour­rait repré­sen­ter leur mobi­li­sa­tion. En arrê­tant à Shan­ghai des ouvriers et non des étu­diants et en les condam­nant, comme fau­teurs de troubles et comme voyous, à de lourdes peines de pri­son, les auto­ri­tés se sont mon­trées plus inquiètes d’une éven­tuelle exten­sion dans les milieux ouvriers que du déve­lop­pe­ment du mou­ve­ment étu­diant pro­pre­ment dit.

Enfin, ce sont eux les prin­ci­paux concer­nés par le pas­sage le plus dur de la réso­lu­tion mili­taire du C.C. du P.C.C. adop­tée le 27 jan­vier et ren­due publique le 26 février. Ce texte dont l’au­teur est Deng Xiao­ping consti­tue le docu­ment n°1 du par­ti pour l’an­née 1987. En voi­ci un extrait :

« Clair­voyants et adop­tant une atti­tude ferme face au pou­voir de Soli­da­ri­té et de l’É­glise sou­te­nu par le monde occi­den­tal, les diri­geants polo­nais ont uti­li­sé l’ar­mée en 1981 pour contrô­ler la situa­tion. Ceci prouve que, sans se don­ner les moyens de la dic­ta­ture, les choses ne marchent pas. Ces moyens, il ne suf­fit pas d’en par­ler, il faut les appli­quer lorsque c’est néces­saire. Mais il faut être pru­dent, ne pas arrê­ter trop de gens, et en les arrê­tant évi­ter que le sang coule. Et si l’op­po­si­tion veut que le sang coule, que faire ? Pour nous, la meilleure méthode est de dévoi­ler leur com­plot. Mieux vaut qu’il n’y ait pas de mort, même au prix de quelques bles­sés dans nos rangs : l’es­sen­tiel est que les têtes de l’op­po­si­tion soient arrê­tées. Il faut être ferme. Si nous recu­lons, les ennuis augmentent ! »

Ba Qi 1Édi­teur de nom­breux recueils sur la Chine contem­po­raine parus dans la col­lec­tion Biblio­thèque asia­tique dont notam­ment Révo. cul. en Chine pop. (10/​18). Co-auteur de Un Bol de nids d’hi­ron­delles ne fait pas le Prin­temps de Pékin (Chris­tian Bourgois).

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    Édi­teur de nom­breux recueils sur la Chine contem­po­raine parus dans la col­lec­tion Biblio­thèque asia­tique dont notam­ment Révo. cul. en Chine pop. (10/​18). Co-auteur de Un Bol de nids d’hi­ron­delles ne fait pas le Prin­temps de Pékin (Chris­tian Bourgois).

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