La Presse Anarchiste

Gorbatchevtchina : la presse

Les scep­tiques ont eu rai­son de le sou­li­gner, la per­es­troï­ka et l’ou­ver­ture annon­cées sont loin d’être effec­tives dans tous les domaines de la vie publique. Les vrais chan­ge­ments ne se sont guère fait sen­tir que dans les dis­cours, et ce sont les fonc­tion­naires du bara­tin qui en font le plus état. On com­prend leur joie : leur marge de manœuvre s’est consi­dé­ra­ble­ment élar­gie et leur suc­cès auprès du public est désor­mais pris en compte par les diri­geants poli­tiques. D’au­cuns quittent pres­te­ment leurs ori­peaux de lar­bins pour se vêtir d’une pano­plie de justicier…

Par­mi les jour­naux les plus vin­di­ca­tifs, citons Ogo­niok, la Lite­ra­tour­naïa gaze­ta, le quo­ti­dien Vet­cher­ny Lenin­grad, l’heb­do­ma­daire Sme­na et les Nou­velles de Mos­cou, organe des­ti­né aux étran­gers (publié simul­ta­né­ment en une dizaine de langues). Par­fois, des articles favo­rables au renou­veau sont impri­més dans les Izves­tia et la Kom­so­mols­kaïa Prav­da.

Nous avons trou­vé dans Sobe­sed­nik, sup­plé­ment illus­tré heb­do­ma­daire de ce der­nier jour­nal, daté 27 sep­tembre 1987, un étrange son­dage d’o­pi­nion. Son­dage com­men­té avec une liber­té de ton impen­sable un an aupa­ra­vant. Sur 298 jeunes Sovié­tiques inter­ro­gés, 20% affirment publi­que­ment qu’ils ne croient pas au com­mu­nisme. Le jour­na­liste qui com­mente ce chiffre assure qu’en réa­li­té on ne peut guère comp­ter que sur 51,90% de croyants abso­lus en un ave­nir radieux, et admet que 30% des per­sonnes inter­ro­gées se sont pro­non­cées « pour la forme », « par habi­tude du men­songe»… Mais, il y a plus : quelques indi­vi­dus imper­méables au cre­do idéo­lo­gique ont été inter­viewés, et des pas­sages de leurs dis­cours ont été repro­duits dans l’ar­ticle et mis en paral­lèle avec des prises de posi­tion favo­rables au PCUS.

Ain­si, un che­mi­not de 29 ans ori­gi­naire du Donetsk répond-t-il : « Le com­mu­nisme ? (…) c’est du bluff. (…) Ma grand-mère a tra­vaillé toute sa vie dans un kol­khoze quand Khroucht­chev pro­met­tait le com­mu­nisme pour les années 80 ; toute sa vie, elle pei­né dans l’es­poir de vivre cette pro­messe. Et on ne lui a attri­bué que 12 roubles de retraite ! Dieu mer­ci on vient de réajus­ter sa pen­sion, elle touche 30 roubles par mois. (…) Deman­dez un peu aux gens qui font la queue devant les maga­sins ce qui les inté­resse l’i­déal com­mu­niste ou la crème fraîche et la sau­cisse qui sont tou­jours rationnées ? (…)»

Un étu­diant de Kiev déclare : « Je suis kom­so­mol mais ne crois pas au com­mu­nisme, pour moi c’est une uto­pie. (…) Ce qui m’in­té­resse c’est la liber­té de voya­ger à l’é­tran­ger. Vous devriez en par­ler (…) V.I. Lenine lui-même quit­tait sou­vent la Rus­sie et se cachait à Paris des pour­suites de la police tsa­riste. Le tsar était mau­vais mais les fron­tières étaient ouvertes ; c’est ain­si que cela doit être, quoi ! Mais vous n’en par­le­rez pas, vous avez peur ! Per­es­troï­ka par-ci, per­es­troï­ka par-là, mais de ce dont il vaut mieux ne rien dire, n’en par­lons pas.

La Lite­ra­tour­naïa Gaze­ta du 6 mai 1987, publie l’in­té­gra­li­té des contri­bu­tions lues au ple­num de la direc­tion de l’U­nion des écri­vains. Voi­ci quelques pas­sages de l’in­ter­ven­tion d’A­lexandre Micha­rine de Moscou :

« La per­es­troï­ka est défi­nie comme une forme de révo­lu­tion paci­fique. Ce qui rap­pelle invo­lon­tai­re­ment la for­mule : “Ceux d’en-haut ne peuvent plus, ceux d’en-bas ne veulent plus”. De nou­veaux repré­sen­tants de ceux d’en-haut ont émer­gé et adoptent des posi­tions révo­lu­tion­naires ; que peut-on dire de ceux d’en-bas ? Et d’a­bord, qui sont-ils dans notre socié­té sans classes ? Eh bien c’est nous, nous tous. (…)

» La per­es­troi­ka est une sorte de véri­fi­ca­tion géné­rale, nous devons ana­ly­ser tout ce qui se cache de dou­teux et d’é­qui­voque dans notre his­toire, pen­ser ce que nous avons acquis et ce que nous avons perdu. (…)

» Com­ment se fait-il que ces quelques décen­nies nous aient ren­dus aveugles ? La peur clouait les bouches ; il était de bon ton de se moquer de tout. N’al­lons-nous pas mettre des mois, des années et des géné­ra­tions à récu­pé­rer ce que nous avons ain­si per­du ? Qu’est deve­nue l’i­dée de morale sociale, pour laquelle les meilleurs en Rus­sie ont gra­vi les marches de l’é­cha­faud, tan­dis que tant d’autres étaient condam­nés à finir au bagne, à la non-exis­tence poli­tique et sociale ? (…) Pre­nez une idée comme celle de l’hon­neur per­son­nel dont s’est nour­rie l’in­tel­li­gent­sia russe, depuis les décem­bristes jus­qu’à ceux qui choi­sirent d’al­ler dans le peuple ? Avoir per­du son hon­neur vous expo­sait alors au blâme public, à l’ex­clu­sion de la socié­té des hon­nêtes gens. Nous sommes loin de là aujourd’­hui ! (…) De quoi donc avons-nous été mena­cés lorsque nous avons ten­té de défendre notre digni­té devant petits et grands chefs ? D’être gra­ti­fiés d’un sou­rire iro­nique, d’être rétro­gra­dés, d’être chas­sés du tra­vail. Comme si le chô­mage était la pire chose qui puisse arri­ver ! Il faut recon­naître avec amer­tume que des habi­tudes d’es­claves nous ont long­temps main­te­nus le dos courbé. (…)

» Oui, nous sommes tous très las ! Fati­gués de n’être jamais satis­faits de soi, fati­gués de la défiance et du scep­ti­cisme, d’a­voir per­du le sen­ti­ment de notre propre valeur. Fati­gués aus­si d’en­vier ces pres­ti­gieuses Mer­cedes en sachant bien que ni le pia­niste Rich­ter ni le dra­ma­turge Cha­trov ne peuvent en dis­po­ser 1Micha­rine fait direc­te­ment allu­sion à Bre­j­nev, grand col­lec­tion­neur de voi­tures occi­den­tales. Il rap­pelle que cor­rup­tion et fla­gor­ne­rie rap­portent plus que le vrai talent. (…)

» Tout serait pour­tant plus facile si nous fai­sions preuve d’un peu de com­pré­hen­sion pour nos enfants. (…) Ils sont plus cou­ra­geux que nous, mais ils choi­sissent leur che­min en fonc­tion de celui de leurs aînés. (…) Ain­si, qui d’autre que nous, qui nous sou­ve­nons de la guerre, du culte de la per­son­na­li­té, des 20e et 22e congrès, (…) a le devoir de se lever pour dénon­cer les vices de notre socié­té, quels qu’ils soient, le devoir, d’a­dop­ter l’at­ti­tude du héros d’An­der­sen : de dire que le “roi est nu ? C’est avec plus de carac­tère et de sin­cé­ri­té, plus d’a­gres­si­vi­té et d’in­tran­si­geance, en com­men­çant par soi-même et ses proches, qu’il faut comme au temps jadis son­ner le toc­sin et lan­cer cet appel : “Nous sommes encore vivants et n’a­vons renon­cé en rien à notre idéal. »

Émou­vant, n’est-ce pas ? Mais plus de huit mois après rien n’a vrai­ment changé…

Quelque peu débor­dé par la sou­daine mul­ti­pli­ca­tion de toutes sortes d’as­so­cia­tions de citoyens échap­pant à la tutelle directe du par­ti, l’ap­pa­reil poli­cier semble ne plus savoir quel com­por­te­ment il convient d’a­dop­ter en cas de mani­fes­ta­tion de rue d’un groupe contes­ta­taire. Comme pour les concerts de rock, un coup on cogne, un coup on laisse faire. Par­fois il est bien dif­fi­cile d’in­ter­ve­nir en pré­sence de témoins étran­gers, sur­tout lorsque le ras­sem­ble­ment a été auto­ri­sé par la muni­ci­pa­li­té… Depuis l’é­té der­nier, la ten­dance est à l’a­dop­tion d’une méthode qui a fait ses preuves en Chine : la limi­ta­tion du droit de mani­fes­ter dans le centre des villes…

Ain­si, le 11 août der­nier, le pré­sident du comi­té exé­cu­tif du soviet de Mos­cou a‑t-il annon­cé l’a­dop­tion d’un arrê­té tem­po­raire limi­tant le droit de mani­fes­ter. Au vu des nou­veaux règle­ments, mee­tings et manifs sont désor­mais inter­dits sur la place Rouge et dans qua­torze autres sec­teurs cen­traux de la ville. Règle­ments aux­quels échappent bien enten­du les défi­lés offi­ciels des 1er mai et 7 novembre… Il est désor­mais inter­dit de mani­fes­ter devant le soviet muni­ci­pal, devant le siège du comi­té cen­tral du PC, sur la place Pou­ch­kine, ain­si qu’au pied de l’im­meuble du KGB, dans la zone pié­ton­nière de l’Ar­bat, sur la place Maïa­kovs­ki, dans la rue Gor­ki, sur les ave­nues Kani­line et Marx, devant le Bol­choï et sur l’es­pla­nade de la gare de Bié­lo­rus­sie. De plus, il faut désor­mais dépo­ser une demande d’au­to­ri­sa­tion de mani­fes­ter au plus tard une semaine avant la date pré­vue pour le ras­sem­ble­ment demande qui doit com­por­ter une indi­ca­tion du lieu de ren­contre, de l’heure de début et de celle de la fin du ras­sem­ble­ment, du nombre pré­vi­sible de par­ti­ci­pants et du motif invo­qué… Des règle­ments sem­blables ont été adop­tés dans les semaines qui sui­virent par les soviets de Lenin­grad et Riga.

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    Micha­rine fait direc­te­ment allu­sion à Bre­j­nev, grand col­lec­tion­neur de voi­tures occi­den­tales. Il rap­pelle que cor­rup­tion et fla­gor­ne­rie rap­portent plus que le vrai talent

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