La Presse Anarchiste

Rock against nomenklatura

Présentation

La presse occi­den­tale fait régu­liè­re­ment état de l’exis­tence de musique rock en URSS depuis le début de l’an­née der­nière. On brode beau­coup sur l’am­biance des concerts, sur le nombre des fans, sur les rockers toxi­co­manes au look « sau­vage ». Cer­tains disent que le phé­no­mène est très cir­cons­crit, d’autres que la musique est médiocre ; géné­ra­le­ment on com­mente les aspects les plus visibles de l’exis­tence d’une « culture rock », punks affi­chant de volu­mi­neuses crêtes, « métal­listes » aux blou­sons copieu­se­ment clou­tés, hip­pies affa­lés dans les pas­sages sou­ter­rains pour piétons…

Bref, quelque chose a chan­gé dans ce pays, au moins à Mos­cou et à Lenin­grad. De semaine en semaine, au cours de l’hi­ver 86 – 87, des dizaines de groupes qui avaient choi­si jusque là de res­ter dans la clan­des­ti­ni­té, jouent le jeu de la per­es­troï­ka et appa­raissent publi­que­ment. Cer­tains se pro­dui­saient et dif­fu­saient leurs enre­gis­tre­ments sur cas­settes depuis quatre, cinq, voire sept ans : Nau­ti­lus de Sverd­lovs­ki, Contrée Nua­geuse d’Ar­khan­gelsk, Aukt­sion et Tele­vi­sor de Lenin­grad, pour ne citer que ceux-là.

Leurs pre­miers concerts publics attirent une foule de curieux en quête de scan­dale. La plu­part du temps, il n’y aura même pas de bagarres ; les offi­ciels sont rodés, ils ont com­men­cé à tolé­rer le rock il y a long­temps… La milice est à l’en­trée de la salle et les « volon­taires du main­tien de l’ordre » sont effi­caces… Tous les groupes ne peuvent jouer qu’a­vec l’a­val du kom­so­mol local et de celui du KGB de la ville. La veille du concert au plus tard, les musi­ciens doivent pré­sen­ter devant ces deux ins­tances les textes qu’ils chan­te­ront. Dans le cas où un groupe se per­met de chan­ter une chan­son non cen­su­rée, il est « sus­pen­du », c’est-à-dire inter­dit de concert pour une durée allant de deux à huit mois selon la gra­vi­té des paroles incriminées.

En effet, l’en­jeu prin­ci­pal, ce n’est pas la musique mais bel et bien ce que chantent les nou­veaux rockers. Des plus célèbres d’entre eux, le pou­voir est obli­gé d’ad­mettre quelques petits écarts. À Lenin­grad, par exemple, l’ad­mi­nis­tra­tion du kom­so­mol s’ef­fraie sou­vent du conte­nu des chan­sons, et c’est le KGB qui donne l’im­pri­ma­tur, sachant pro­ba­ble­ment que les textes cir­culent depuis long­temps sous le manteau.

Cer­tains des groupes qui furent les pre­miers à être tolé­rés, tels Ali­sa et Kino, subirent long­temps les pro­vo­ca­tions de la milice et les attaques de la presse du kom­so­mol. Aujourd’­hui, le pou­voir s’ef­force de les récu­pé­rer et, bien qu’ils ne soient tou­jours pas enre­gis­trés comme musi­ciens offi­ciels et qu’ils res­tent de ce fait contraints de gar­der de misé­rables jobs, leurs noms appa­raissent régu­liè­re­ment au hit-parade natio­nal que publie le men­suel Jeu­nesse.

Dans son ensemble, le rock sovié­tique reste très peu poli­tique, il véhi­cule des notions sem­blables à celles du rock amé­ri­cain de la fin des années soixante : Paix, Amour, cri­tique de la socié­té des adultes… Cepen­dant, dans les condi­tions spé­ci­fiques d’une socié­té qui vit sous la contrainte depuis près de soixante-dix ans, rien de ce qui est dit n’est idéo­lo­gi­que­ment insi­gni­fiant. Ain­si, Aukt­sion chante : « Je ne suis ni ne sais être tel que tous les autres » ou bien : « Je ne suis peut-être pas un bos­seur, je suis peut-être un bon-à-rien mais, pour moi, l’argent c’est du papier » et Tele­vi­zor braille : « Patrie d’illu­sion, plus ça va, pire c’est » ou encore : « Il est urgent de se sous­traire au contrôle…»

Nous pré­sen­tons quelques-uns des textes les plus expli­cites de plu­sieurs groupes célèbres : Zvou­ki Mou et D.K. de Mos­cou, Ali­sa, Kino et Teli­vi­zor de Lenin­grad et Kali­nov Most de Novo­si­birsk, ain­si que du barde Alexandre Bachlat­chov. Cha­cun de ces textes a été chan­té devant 400 à 1500 per­sonnes au moins deux fois par mois au cours de l’an­née écou­lée et dans les plus grandes villes : entre autres, Gor­ki, Khar­kov, Riga, Tal­linn et Novo­si­birsk. Des mil­liers de cas­settes de ces groupes cir­culent dans le pays.

Ali­sa et Kino jouent depuis cinq ans dans des garages, des dat­chas, et des clai­rières de la ban­lieue de Lenin­grad. Ils sont membres du « Rock-Club » depuis que cette struc­ture a été mise en place par les bureau­crates du L.D.M. (Palais de la jeu­nesse de Lenin­grad). Un disque sor­ti en France au mois de novembre 87 contient quelques-unes de leurs chan­sons. Les paro­liers s’a­vouent « influen­cés par la pen­sée de Léon Tol­stoï ». Voi­ci un extrait de « Voz­doukh » (« De l’air ») chan­té par Ali­sa :

Mes cou­leurs sont le noir et le rouge
Ce n’est pas moi, certes, qui les ai choisies
Elles sont d’ une cer­taine façon très semblables
Aux murs qui m’écrasent.

Dans la pre­mière semaine de février Ali­sa a été sus­pen­du par déci­sion admi­nis­tra­tive (c‑à-d inter­dit de concert), pour une durée indé­ter­mi­née à la suite d’une dou­teuse affaire d’ou­trage aux mœurs encore mal éclaircie.

Sous le nom de Zvou­ki Mou, qui signi­fie lit­té­ra­le­ment « les sons meuh ! », le chan­teur Pio­tr Mamou­nov a réuni quelques musi­ciens de jazz : un bat­teur, un orga­niste, un bas­siste et un bas­son. Le Tom Waits russe est sor­ti de la clan­des­ti­ni­té en don­nant ses pre­miers concerts publics en octobre 86 à Mos­cou. Le groupe a choi­si de ser­vir un blues lan­ci­nant et un show hyper-déca­dent pour cri­ti­quer sans ména­ge­ments les tares de la socié­té sovié­tique. « Pour renouer avec la tra­di­tion des bouf­fons ico­no­clastes qui ani­maient les grandes foires annuelles dans la Rus­sie féo­dale », explique Mamou­nov. Il était connu depuis plu­sieurs années dans le petit monde des bardes clan­des­tins pour la cru­di­té de son lan­gage : aujourd’­hui, est la cible de tous les bien-pen­sants, qui traitent Mamou­nov de « scan­da­leux por­no­graphe », « ivrogne invé­té­ré » ou encore de « vaga­bond sans morale ».

(Vient de paraître, chez Anten­na, “Rocking Soviet”, un album-com­pi­la­tion de mor­ceaux de ces nou­veaux groupes rock soviétiques.)

Patrie d’illusion

Tele­vi­zor (Lenin­grad)

Sophismes et apho­rismes, quel marasme !
Ain­si pour diverses rai­sons je me suis fati­gué de la vie
Mer­ci à toi ma tête !
Avec ceux-ci ou bien avec ceux-là
Ceux qui sont pour ou ceux qui sont tou­jours d’ac­cord 1En russe : « Glas­ny ili soglas­ny », jeu de mots sur les termes de glas­nost et consen­te­ment. Com­prendre ici : avec ceux qui sont pour la glas­nost ou bien avec ceux qui ont tou­jours été par­ti­sans du régime.
Où que tu ailles des systèmes !
Quelque part tu es déjà désigné
Ma tête explose
Mes pen­sées errent dans le corridor
Elles se battent avec des pen­sées étrangères
Se battent, se battent !
Venus de l’Ouest et de l’Est
De par­tout elles coulent à flots
Ma tête n’est pas une poubelle
Lais­sez-moi tranquille
La patrie est une illusion
Tant ce qui est à l’in­té­rieur que ce qui est à l’extérieur
Plus on va, pire c’est
Patrie d’illu­sion bis
Pour­tant ils se contre­disent tous
Nazis et pacifistes
Es-tu noir ou bien rouge ?
Essaie de res­ter propre
Il y a long­temps que l’on a trouvé
Il y a long­temps que tu es vendu
À une patrie d’illusion
(…)
Plus on va, pire c’est
Patrie d’illu­sion bis

De bon matin

Kali­nov Most (Novo­si­birsk)

De bon matin je reprends ma longue route
De bon matin je quitte mon étouf­fante tanière
J’as­pire une bouf­fée de brouillard et déploie libre­ment ma poitrine
Je dis­sous dans les lueurs de l’aube la ter­reur tenace des nuits muettes.

De bon matin je jette dans la pous­sière mes chaînes rouillées
De bon matin je prends réel­le­ment le che­min d’un nou­vel horizon
Je déchire ma gorge de hur­le­ments et donne à mes yeux un éclat cruel
Face au vent j’exulte en dis­cours passionnés.

De bon matin je cours à tra­vers champs vers l’aurore
Je libère de leurs pri­sons les Soviets de nos aïeux
Ras­semble sous l’é­ten­dard les claires mésanges 2«Mésange » ren­voie en russe à la fois à la notion de can­deur et de grand nombre. Ici, on peut lire « la mul­ti­tude des innocents ».
Ceux qui chauf­faient avec des bouts de papier leurs cachots humides.

De bon matin les plaines se cambrent dans le pié­ti­ne­ment des foules
De bon matin les res­tric­tions craquent dans le grondement
Ras le bol de se tirailler la cer­velle sur de timides vers 3Allu­sion à la contes­ta­tion littéraire.
Ras le bol d’être maté sous de méchantes triques.

Amis et frères, il est temps que fleu­risse la ban­nière du combat
Il est temps de por­ter nos aspi­ra­tions de l’ombre au grand soleil
La horde des chiens féroces montre sa gueule et aiguise ses dents
Contre eux, les petits enfants de Svia­to­slav devront sou­te­nir une lutte à mort. 4Svia­to­slav est un roi légen­daire du haut Moyen-âge.

Sans titre

Ali­sa (Lenin­grad)

Ils sont cou­chés sur le sable et prennent des poses
Je veux m’en aller mais ne sais pas où aller
Je ne veux pas par­ler mais ne peux pas me taire
Je n’ai pas envie de boire, pas envie de fumer
Là-bas sur le sable j’a­vais pour­tant tout compris
Que je pou­vais aller où je voulais
Mais j’ai conti­nué à me taire ou à sou­rire niaisement
Et voi­là, main­te­nant je crie.

Dans les appar­te­ments négli­gés et les cou­loirs du métro
Je vois cer­tains visages, il y a long­temps que je les vois
Sur les trot­toirs et dans les flaques j’en­rage de voir
Que je suis l’un de ceux-là, qui dorment depuis une éternité.
Là-bas sur le sable j’a­vais pour­tant tout compris :
Que je pou­vais aller où je voulais
Mais j’ai conti­nué à me taire ou à sou­rire niaisement
Et voi­là, main­te­nant je crie.

Nous nous sommes repliés sur nous-mêmes
Et nous sommes endur­cis comme de vieux fromages
Telles des tor­tues sous la cara­pace de nos appartements
Nous pre­nons contact par télé­phone : “Salut – À bientôt”
D’un coup de fil à l’autre nous vivons sous le coup de sifflet.
Là-bas sur le sable j’a­vais pour­tant tout compris :
Que je pou­vais aller où je voulais
Mais j’ai conti­nué à me taire ou à sou­rire niaisement
Et voi­là, main­te­nant je crie.

(Paroles Constan­tin Kintchev)

Lundi matin

Ali­sa (Lenin­grad)

Lun­di matin, qu’il est dur de se lever
Der­rière la fenêtre le réver­bère m’a empê­ché de dor­mir toute la nuit
La rue, les voi­tures, le trot­toir mouillé
Dans les vitrines endor­mies le reflet des phares
La bous­cu­lade du métro, l’in­ci­dent dans l’autobus
À l’ar­rêt les gens, les mares, l’as­phalte, le verre, le métal
Les visages pleins d’en­nui, l’air vicié.
Les conver­sa­tions ne por­tant sur rien, ain­si chaque jour
Tous les jours, année après année.
Et chaque jour je vais comme une ombre
Je vois l’eau et sais com­ment fini­ra ce jour.

Lun­di soir, les bus, le métro,
Pas un chat dans les maga­sins, il y a long­temps que j’y suis habitué
Les voi­tures m’é­cla­boussent, les néons m’i­nondent de lumière glacée
Fati­guée, la rue s’é­coule dans le halo des réverbères.
L’im­meuble, le per­ron, l’ap­par­te­ment, la cui­sine, le thé et l’omelette
La télé m’offre son délire habi­tuel. Minuit, déjà mardi,
Je suis cou­ché et je veux m’en­dor­mir, demain il faut se lever,
Comme chaque jour, année après année.
Et chaque jour je vais comme une ombre
Je vois l’eau et sais com­ment pas­se­ra ce nou­veau jour.

(Paroles Constan­tin Kintchev)

Le vent des transformations

Ali­sa (Lenin­grad)

Regarde moi dans les yeux
J’ai besoin de ton regard
Aujourd’­hui je suis en état de me battre
Aujourd’­hui je ne suis pas ivre
Je te dis : “Fais un pas,
Tant que les arbres dorment,
Tu peux me croire!”
Ma forêt est malade de la lune
Mon conti­nent comme tou­jours est vide
Je ne veux pas l’incendie
Mais le feu a déjà pris
Je me tiens à l’ex­trême limite
Et pour l’ins­tant je me contiens.

Si tu me crois
Tu vien­dras avec moi
Viens avec moi !

Ma terre demande de l’eau
Ma ville est sur­char­gée et agressive
Comme un poing serré.
Le vent des grands changements
Souffle sur l’Est.
Je pres­sens le com­men­ce­ment de la fin, le choc.
Un peu de cou­rage, fais encore un pas !
Déjà ceux qui nous observent
Sont res­tés dans l’ombre.
Je te le dis, il me faut ton regard
Je t’en prie, regarde-moi dans les yeux, regarde !

Si tu me crois
Tu vien­dras avec moi
Viens avec moi !

L’expérimentateur

Ali­sa (Lenin­grad)

L’ex­pé­ri­men­ta­teur du mou­ve­ment du haut en bas
Marche dans la rue au milieu de ses constructions
Il vient de se lever, il est propre et pur,
Droit comme une paral­lèle et solide comme une forteresse

L’ex­pé­ri­men­ta­teur…

L’ex­pé­ri­men­ta­teur du mou­ve­ment de haut en bas
Dirige son regard du côté des buts déjà choisis
Il connaît la réponse, il est tota­le­ment préparé,
Il fraye la voie des géné­ra­tions suivantes

L’ex­pé­ri­men­ta­teur, l’expérimentateur…

L’ex­pé­ri­men­ta­teur du mou­ve­ment de haut en bas
For­mule les nou­veaux modèles de la conscience.
Idéa­le­ment rasé, ten­du et sévère,
Il porte sa brique à l’au­tel du sys­tème de l’univers.

L’ex­pé­ri­men­ta­teur…

L’ex­pé­ri­men­ta­teur du mou­ve­ment de haut en bas
Voit de l’es­pace là où je vois un mur,
Il est sûr d’a­voir rai­son, il croit en l’Idée
Et dans chaque pro­ces­sus il atteint le fond
L’ex­pé­ri­men­ta­teur, l’expérimentateur…

Soyouz Petchat 5«Soyouz petchat » : en français, « Édition de la presse soviétique ». C’est le nom de l’institution qui englobe à la fois l’édition et la distribution de tous les quotidiens et périodiques paraissant en URSS.

Zvou­ki Mou (Mos­cou)

Je suis assis et je m’attriste
Je sais pleu­rer sans ver­ser de larmes
Je vide mes yeux de toute expression
Et à chaque ques­tion je réponds : “j’ suis pour!”
Mais le matin sur le che­min du kiosque
Sou­vent je veux ce qu’il n’ y a pas
La cou­leur fraîche des jour­naux 6Cou­leur fraîche : la per­es­troï­ka dans la presse semble être envi­sa­gée ici comme un rava­le­ment de façade.
M’a appris à rêver la
Presse soviétique

Il me faut être au courant
Je fais du fric
De l’argent fre­la­té bis

Je vais sou­vent au cinéma,
Vide comme un tram­way tchèque
Je vois des films étrangers
Essaie donc de m’ attraper !
Je suis tou­jours seul…
Mais le matin sur le che­min du kiosque
Nous vou­lons ensemble ce qu’il n’y a pas
La cou­leur fraîche des journaux
Nous a appris à attendre la
Presse soviétique

Refrain

Quand tu passes à côté de moi
Ne fais pas cette gueule
Comme si tu t’en foutais
De ce que disent sur nous le pays et la
Presse soviétique

Sou­viens-toi, nous fai­sons de l’argent fre­la­té… ter

Boy­ler7Bouilloire : réfé­rence au sup­plice pra­ti­qué par l’ar­mée anglaise en Afrique noire : l’en­fer­me­ment dans une cuve métal­lique pla­cée en plein soleil.

Zvou­ki Mou (Mos­cou)

Je suis chauf­fé à blanc, bouillant, je ne suis plus qu’un tuyau et je m’écoule
Pri­son­nier satis­fait de tout je ne veux pas sor­tir de prison,
Je ne veux pas aller dehors pour deve­nir torrent,
Pen­dant les grands froids de l’hi­ver le boy­ler est mon antre.

Refrain :
Un mil­lion de mètres cubes d’eau bouillante
Je rentre sans être vu tan­dis que tu t’a­gites (vai­ne­ment)
L’eau bouillante, l’eau bouillante ne laisse pas de traces
Je viens, tu vois, sois prêt !

Je suis cali­bré avec soin, pro­té­gé par du ciment,
Contrô­lé selon cer­tains para­mètres, je suis par mil­lions dans les tuyaux
Je cou­le­rai tant que dure­ra le tuyau
Je cou­le­rai jus­qu’au bout, tu vas voir, attends un peu !

Refrain

Je ne veux pas aller dehors pour deve­nir torrent
Pen­dant les grands froids de l’hi­ver le boy­ler est mon antre
Cali­bré avec soin, je suis pro­té­gé par du ciment,
Contrô­lé selon cer­tains para­mètres, je suis par mil­lions dans les tuyaux.

Refrain

Le cin­quante-deuxième lun­di8Le cin­quante-deuxième lun­di est celui qui ouvre la der­nière semaine de l’an­née, celle des fêtes tra­di­tion­nelles de Noël et de la Saint-Syl­vestre. Cette chan­son est des­ti­née aux Russes qui choi­sissent d’é­mi­grer aux États-Unis ou en Europe occidentale.

Zvou­ki Mou (Mos­cou)

Com­bien de maga­sins tout autour !
Et tel­le­ment, tel­le­ment de fric !
Les vitrines étin­cellent de miroirs
Le cin­quante-deuxième lun­di bis

Je n’ai peur de personne
Quand je revêts mon beau costume
Et je me mets à rire sous cape,
Lais­sant mon esprit au placard
Le cin­quante-deuxième lundi

Voi­ci déjà un an que nous sommes ici
Et cha­cun en est bien content
Mais il est six heures moins le quart
Il est temps que je rentre
Ce cin­quante-deuxième lundi

Bonne nuit

Kino (Lenin­grad)

La ville tire dans la nuit le plomb de ses feux
Mais la nuit est plus forte, son pou­voir est énorme
À ceux qui se couchent pour dor­mir sur leurs deux oreilles, bis
“Bonne nuit ! ”

J’ai atten­du ce temps et voi­ci qu’il est venu
Ceux qui se tai­saient ont ces­sé de se taire
Ceux qui n’ont rien à attendre se mettent en selle
On ne peut déjà plus les rat­tra­per, on ne le peut déjà plus
Mais à ceux qui se couchent pour dor­mir sur leurs deux oreilles, bis
“Bonne nuit!”

Les voi­sins viennent, ils ont enten­du le bruit des sabots
Il empêche de trou­ver le som­meil, dérange leurs rêves…
Ceux qui n’ont rien à attendre se mettent en route
Ceux qui sont sau­vés, ceux qui sont sauvés !
Mais à ceux qui se couchent pour dor­mir sur leurs deux oreilles, bis
“Bonne nuit!”

Trol­ley­bus

Kino (Lenin­grad)

Ma place est à gauche, c’est là que je dois m’asseoir
Je ne com­prends pas pour­quoi j’ai si froid ici !
Je ne connais pas mon voisin
Bien que nous soyons ensemble depuis déjà un an
Nous nous embour­bons tout en sachant bien où est le gué
Et cha­cun porte au pla­fond des regards pleins d’espoir

Dans le trol­ley­bus qui va vers l’est bis

Tous les gens sont des frères, le sel de la terre
Je ne sais pas pour­quoi nous rou­lons ni dans quelle direction
Mon voi­sin n’en peut plus il veut sortir
Mais il ne le peut pas, il ne connaît pas le chemin
Et voi­là que nous fai­sons des sup­po­si­tions : à quoi donc peut-il servir

Ce trol­ley­bus qui va vers l’est bis

Il n’y a pas de chauf­feur dans la cabine mais le trol­ley file
Le moteur a beau être grip­pé nous avançons
Assis le souffle cou­pé nous regar­dons au loin
Une étoile appa­rue une frac­tion de seconde
Nous nous tai­sons sachant que c’est en cela qu’il nous aura aidé

Le trol­ley­bus qui va vers l’est ter

Le barde Alexandre Bachlatchov

Au beau milieu du fes­ti­val de rock de Lenin­grad en juin 87, un jeune che­ve­lu monte seul sur scène avec sa gui­tare. Un nom cir­cule dans l’as­sis­tance éton­née, celui d’A­lexandre Bachlat­chov, barde connu pour la vigueur de ses textes autant que pour la rigueur de son atti­tude sans com­pro­mis­sion avec les auto­ri­tés. Son inter­ven­tion est annon­cée au micro par le pré­sen­ta­teur et a tout l’air d’être pré­vue : ce qui signi­fie que les textes qui vont être chan­tés ont été sou­mis à la cen­sure préa­lable. On songe à quelque ren­gaine d’a­mour, à une bal­lade sur la paix et la guerre, mais, oh ! stu­peur, il n’y a pas de doute, il chante « Le Geô­lier abso­lu » ! Ils ont lais­sé pas­ser ça ! Il se passe vrai­ment quelque chose de nou­veau dans ce pays mur­mure-t-on dans l’assistance.

Der­nière minute : dans la nuit du 17 au 18 février A. Bachlat­chov est mort. Alors qu’il se trou­vait seul dans l’ap­par­te­ment de sa femme, à Lenin­grad, il se serait sui­ci­dé en sau­tant par la fenêtre. Il était âgé de 26 ans.

Le geô­lier absolu

Cette ville glisse inexo­ra­ble­ment et change de nom 9Lenin­grad, qui fut Saint-Péters­bourg, puis Petrograd.
Cette adresse, quel­qu’un l’a depuis long­temps soi­gneu­se­ment effacée
Cette rue n’existe plus, même les mai­sons n’y sont plus
Là où toute la nuit le geô­lier abso­lu mène la danse

Il est mou­lé dans un uni­forme neutre et de glace
Tel un res­sort bien ten­du, il est muet et sévère
Grand ordon­na­teur de la tem­pête totale
Il chasse la pous­sière tout le long du che­nal de tapis rouges

Il imprime cha­cun de ses pas comme on bat la monnaie
Il fait sa ronde autour de son archipel
L’é­cho des clai­rons de stuc à tra­vers les cabi­nets déserts
Éveille l’é­mo­tion des pages mortes 10Les purges sta­li­niennes dans l’administration.

Torche écar­late à la mélo­die d’obs­cu­ri­té blafarde
Il patrouille dans l’ har­mo­nie rigide des murs
Il sou­ligne à coup de seringues jetables les sons
Que rendent les bar­be­lés de nos fautes 11Allu­sion trans­pa­rente au trai­te­ment psy­chia­trique des déviants.

À chaque hymne son devoir, à chaque marche son ordre
Loup méca­nique dans l’a­rène irradiée
Dan­seur irré­pro­chable des éten­dues de Maga­dan 12Capi­tale de la Koly­ma, Sibé­rie orien­tale où étaient situés les bagnes les plus sévères.
Disc-jockey d’hor­lo­ge­rie des fours de Buchenwald

Poulpe laqué il est affable et onctueux
Le bal d’au­jourd’­hui il l’a orga­ni­sé tout exprès pour vous
Le vieux pho­no­graphe se sou­met à son ordre
Et son aiguille gratte une valse nostalgique

Bal pour tous les temps ! Ah comme c’est sentimental !
Un cru­ci­fix rouillé au pas arach­néen dort dans la cendre de nos étoiles
La mélo­die de la valse est d’une pré­ci­sion documentaire
Comme une arres­ta­tion de rou­tine, une déla­tion banale

Les danses sont gra­tuites à chaque interrogatoire
Y com­pris le Tatar sur son mira­dor, et qui tire le ver­rou 13Les Tatars de Kazan, les Bach­kirs et, sur­tout, les Mordves furent mas­si­ve­ment employés dans l’ad­mi­nis­tra­tion péni­ten­tiaire. Ces mal­heu­reuses nations virent s’é­ta­blir sur leurs ter­ri­toires déshé­ri­tés un nombre par­ti­cu­liè­re­ment éle­vé de camps, dont la plu­part sont encore en activité.
Le por­tier abso­lu est autant Adolphe que Joseph
Le Bou­cher de Düs­sel­dorf et l’é­cor­cheur de Pskov

Le rythme grin­çant des syn­copes sur le laissez-passer
Le blues des chambres à gaz et le swing des rafles
La plainte muette d’une grosse pou­pée tabas­sée lors d’une fouille
La pause inter­mi­nable de la cré­ma­tion des chefs

Comme sont cruelles la romance du règle­ment des patrouilles
Et le motif de can­zo­ni des sou­ter­rains creu­sés dans les camps
Les arti­cu­la­tions de cris­tal se battent en accords de valse
Et le câble de fonte sonne en mesure sur les grilles

Le hur­le­ment des haut­bois Gué Bé se mêle au saxo Ges­ta­po 14Gué Bé est l’a­bré­via­tion des sigles M.G.B. et K.G.B.
Et tou­jours le même calibre, les mêmes notes sur les listes
Cette ligne de vie est une chaîne de lugubres étapes
Sur les fronts intan­gibles et sinis­tre­ment illusoires

Le geô­lier abso­lu n’est guère qu’un sché­ma stérile
Un méca­nisme guer­rier, un fac­tion­naire à son poste
La nuit intro­duit dans le sys­tème le chaos des jours ensoleillés
Sous l’ap­pel­la­tion de… Au reste tout n’est-il pas égal ?

Puisque cette ville s’en­fonce et change de nom
Cette adresse quel­qu’un l’a depuis long­temps soi­gneu­se­ment effacée
Cette rue n’existe plus, même les mai­sons n’y sont plus
Là où toute la nuit le geô­lier abso­lu mène la danse

Sans titre

Je vou­lais aller à Alma-Ata et me suis retrou­vé à Vor­kou­ta 15Vor­kou­ta : ville du Grand Nord située près de l’embouchure de l’Ob, lieu d’exil, empla­ce­ment de nom­breux bagnes sous Staline.
Je me suis arra­ché la paume des mains, on m’a quand même ins­crit dans le choeur
J’au­rais vou­lu des “Belo­mor” mais on ne vend que des “T.U.“16Belo­mor, T.U.: marques de ciga­rettes populaires.
Je vou­lais un téles­cope, on m’a attri­bué une hache.

J’au­rais vou­lu en griller une, mais ici c’est interdit
J’au­rais vou­lu pico­ler mais le vin a tari
Je vou­lais don­ner des expli­ca­tions, on m’a cas­sé deux côtes
J’ai essaye de répli­quer, les contre­maitres m’ont tabassé.

J’au­rais vou­lu être seul, mais il faut bien qu’on soit trois 17Il faut être trois pour par­ta­ger une bou­teille de vod­ka, vu son prix élevé.
J’ai rêvé de m’en­dor­mir, on a son­né le réveil
J’ai vou­lu cas­ser la croûte, les maga­sins étaient fermés
J’ai eu du mal à pêcher un taxi, mais l’es­sence a manqué.

J’a­vais envie de m’en­vo­ler, il me faut ramper
J’ai essayé d’y par­ve­nir et me suis embour­bé à mi-chemin
J’ai patau­gé dans la boue. Si on te dit “debout” il s’a­git d’y aller
Sinon je peux en prendre pour un an ou pour cinq ans.

J’au­rais vou­lu crier mais on est som­mé de se taire
J’ai essayé de râler, mais on peut moucharder
J’ai vou­lu être féroce, mordre et rugir
J’ai essayé de mou­rir, ils ont réus­si à me ranimer.

Ils auraient pu ne pas y arri­ver ; mer­ci au médecin-chef
De ce que désor­mais je ne veux plus expri­mer aucune volonté
Psy­chi­que­ment sain, désac­cou­tu­mé tant à boire qu’à manger
Mer­ci encore, patient Bachlat­chov, salle n° 6.18Allu­sion à la célèbre nou­velle de Tchékhov.

Un groupe « différent » : D.K.

Dans le milieu du rock contes­ta­taire, une abré­via­tion énig­ma­tique revient dans toutes les conver­sa­tions depuis quelques années, les lettres D.K. qui ren­voient à divers groupes fan­tômes dont les noms lou­foques (« Orchestre du divan-lit », « Les filles Katia », « Mai­sons de la culture ») sont for­més sur les ini­tiales D.K. Depuis 1982, 33 albums sur cas­sette de 60 ou 90 minutes ont été auto-pro­duits sous ce sigle. Quelques-unes ont des titres évo­ca­teurs : « Je t’emmènerai dans la toun­dra », « Dieu n’existe pas », « Mer­veilleux nou­veau monde»… Cer­taines chan­sons sont sul­fu­reuses : « Buveur d’eau de Cologne », « J’é­tu­die la géo­gra­phie », « Notre Bat­ko » (allu­sion à Makh­no), « Pre­nez votre vie en main»…

Chaque album a sa cou­leur musi­cale : on retrouve du faux folk-song d’ins­pi­ra­tion tsi­gane, des détour­ne­ments de chan­sons à la mode et d’hymnes offi­ciels des années 30, du rock indus­triel, du punk et du « pla­nant » répé­ti­tif. De toute évi­dence, les musi­ciens accom­pa­gnant les chan­teurs sont rare­ment les mêmes et presque tous des professionnels.

Subi­te­ment, fin avril 87, un groupe de quatre jeunes musi­ciens de Mos­cou s’ins­crit au « Labo­ra­toire de rock » et donne quelques concerts en mai et juin. Il n’y a pas de chan­teur et c’est le public qui chante les paroles sitôt qu’il recon­naît une mélo­die… Les auto­ri­tés n’ont tou­jours pas don­né l’a­val pour le pres­sage d’un disque.

Chan­son du rêve de jeu­nesse (extraits)

Il serait bon d’être un petit oiseau pour voler bien haut
Il serait bon d’être un petit pois­son pour se taire complètement
Il serait bon d’être un mou­ton pour ne rien savoir
Il serait bon d’être soi-même et de se foutre de tout !

Il serait bon d’être un gros bon­net pour voler les gens
Il serait bon d’ être un ours énorme pour les pié­ti­ner tous
Il serait bon d’être un âne pour ne rien comprendre
Il serait bon d’être soi-même et de se foutre de tout !

Il serait bon d’être un cra­que­lin et cra­quer sous la dent
Il serait bon d’être un petit rouble et pas­ser de main en main
D’être un magouilleur qui se fait du pognon et par­vient tou­jours à s’échapper
Il serait bon d’être soi-même et de se foutre de tout !

C’est la vie (extraits)

Écoute un peu, mon pote, et ne monte pas sur tes grands chevaux
Si tu as com­pris ce dont il s’a­git, ne pose pas de questions
Ma vie n’a été qu’er­reur de bout en bout
Main­te­nant c’est clair ; tout cela est si simple

Nul besoin de vod­ka, d’ailleurs je ne pleure pas
Je paye de ma per­sonne pour tout
Dans cette vie, pas de cadeaux
Autant évi­ter donc les mots superflus

Je chan­te­rai ma dou­leur au cœur
Je hur­le­rai comme un loup blessé
Mon ami écarte-toi plu­tôt de mon chemin
Je vais me répandre, je sais ce qu’il en est !

Je vais rem­plir le char­geur du P.M.
Ren­ver­ser de fond en comble le block­haus de vos espérances
Je par­le­rai comme on me parle
Comme vous par­liez vous-mêmes naguère et par­le­rez demain
je vous tra­hi­rai tous : Cla­ra, Vassia
Et le meilleur ami que l’on puisse espérer

Vous me paie­rez ce que vous avez fait de moi
L’ épreuve a trop duré
Et la der­nière balle sera pour moi
Je me la col­le­rai dans la tempe

Ne pleure pas (extraits)

Ne pleure pas petit frère la vie te sou­ri­ra à nouveau
Noie ton ennui dans un petit verre
Peut-être que la mort t’en­lè­ve­ra bientôt
Et qu’a­lors tu boi­ras la tasse d’a­mer­tume jus­qu’à la lie

Ne pleure pas petit frère nous ne sommes pas seuls
Puis­qu’a­vec nous boit toute notre Russie
Un jour par déses­poir je me noie­rai avec elle
Dans un raz-de-marée de tord-boyaux !

Com­plainte de l’ins­pec­teur de district

J’ai lon­gue­ment pen­sé mon pote
À toute cette vie autour de nous
Au moyen de la changer
Pour la rendre plus facile
Mais voi­là que faire désormais
Je n’en sais moi-même rien.

J’ai men­ti et volé
His­toire de rele­ver le niveau des mœurs
J’ai filé doux et pris du grade
Dis­tri­bué et pas mal pris
Que faire encore maintenant
Je n’en sais moi-même rien.

J’ai gueu­lé sur tout le monde
Par­tout j’ai tout interdit
J’ ai bri­sé, écrase, pressuré
Oppri­mé, per­sé­cu­té mis au trou
Com­ment faire pour vivre plus avant
Je n’en sais moi-même rien.

Un sceptique

Entre­tien avec Ser­gueï Jari­kov, bat­teur du groupe D.K.

Q. – Il y a quelques mois D.K. était consi­dé­ré comme le groupe le plus sul­fu­reux, pro­fes­sant une oppo­si­tion irré­duc­tible au régime poli­tique de ce pays, un groupe qui n’é­tait pas prêt de sor­tir de la clan­des­ti­ni­té. L’hi­ver der­nier la BBC vous a consa­cré une émis­sion où vous êtes pré­sen­tés comme le groupe le plus sau­vage. C’est aus­si l’o­pi­nion du maga­zine amé­ri­cain Rol­ling Stone. Au début du prin­temps de 1987 vous faites volte-face, deve­nez membre du « Labo­ra­toire mos­co­vite de rock » et don­nez bien­tôt votre pre­mier concert public. Que signi­fie un si brusque chan­ge­ment d’at­ti­tude ? Allez-vous rompre avec votre pas­sé ou au contraire reven­di­quer publi­que­ment la pater­ni­té de tous vos albums ?

S. J. – Nous n’a­vons jamais été le groupe ultra-poli­ti­sé pour lequel on veut nous faire pas­ser. Notre seule acti­vi­té sub­ver­sive a été de cri­ti­quer sans pitié les aspects les plus déplo­rables de la vie de nos conci­toyens, et de faire rire. Nous pre­nons au mot le nou­veau pou­voir : il nous engage à cri­ti­quer publi­que­ment, alors cri­ti­quons ! De toute façon la poli­tique d’ou­ver­ture a déjà ren­du obso­lète une grande par­tie des canaux usuels de la clan­des­ti­ni­té, de sorte que toute la socié­té mar­gi­nale est désor­ga­ni­sée. Nous vou­lons conti­nuer à faire connaître notre musique. J’a­joute que nos textes les plus vio­lents s’en prennent à un pou­voir aujourd’­hui tom­bé, celui de Bre­j­nev, que nos diri­geants eux-mêmes qua­li­fient d’«époque de stagnation ».

– Il me semble tout de même que vous vous atta­quez par­fois aux pères fon­da­teurs du régime et que vous mal­me­nez un peu les amis de Lénine.

– Nous en vou­lons sur­tout à ceux qui les invoquent à tout bout de champ au lieu de pen­ser par eux-mêmes. Ceux qui s’a­britent der­rière des cita­tions figées et riva­lisent de fidé­li­té affi­chée à la pen­sée de Lénine sont pré­ci­sé­ment ceux qui détruisent les monu­ments du pas­sé et nous privent de notre culture natio­nale. Aujourd’­hui, le peuple prend conscience de la néces­si­té de défendre tette culture mil­lé­naire, l’am­pleur des mani­fes­ta­tions orga­ni­sées début mai par Pamyat en témoigne. Les gens s’a­per­çoivent que la culture sovié­tique n’est pas la seule, que la Rus­sie a exis­té avant. Aujourd’­hui ils peuvent s’or­ga­ni­ser alors que c’é­tait impos­sible il y a quatre ans.

– D.K. ne chante pas pour invi­ter d res­tau­rer les monu­ments his­to­riques, il me semble ?

– D’une cer­taine façon, si. Notre pro­pos est de retrou­ver le lien avec la tra­di­tion cultu­relle aristocratique.

– Quand vous sor­tez un album comme « Démo­bi­li­sa­tion », exclu­si­ve­ment com­po­sé de chan­sons de voyous, s’a­git-il vrai­ment de culture aristocratique ?

– Nous chan­tons, employons les mots les plus com­muns, les gros­siè­re­tés de la rue D.K. ne fait pas de roman­tisme à la Vis­sots­ky. Nous ne vou­lons pas idéa­li­ser la socié­té paral­lèle des blat­noïs. Nous chan­tons le quo­ti­dien du citoyen moyen et lais­sons à d’autres le soin de chan­ter le désar­roi d’une mino­ri­té de jeunes désa­bu­sés et dés­œu­vrés. Notre objec­tif est de don­ner une forme à la mytho­lo­gie que cette époque secrète sur elle-même sans y penser.

– Croyez-vous que le rock ait de l’a­ve­nir dans ce pays ?

– Non, je suis per­sua­dé que nous assis­tons à une explo­sion sans len­de­main. Le rock est un pro­blème mineur. Fort peu de gens s’y inté­ressent, d’im­menses régions l’i­gnorent comme elles ignorent tout ce qui est euro­péen. Aujourd’­hui, c’est le pou­voir qui nous demande de faire des concerts. Une majo­ri­té de citoyens sou­tien­drait plu­tôt l’at­ti­tude des « Liou­bé­ri ». Les disques d’Aqua­rium et de Machine du temps res­tent dans les bacs. La revue Jeu­nesse qui fait une large place au rock n’a pas gagné beau­coup de lec­teurs. Le rock aura bien­tôt fait le plein de son public. Ces der­niers mois, c’est tou­jours le scan­dale ou le jamais-vu qui fait se dépla­cer les foules. Pen­dant ce temps, les ins­tances offi­cielles sont inon­dées de lettres deman­dant qu’on cesse de mon­trer des sau­vages che­ve­lus à la télé­vi­sion, que l’on freine l’a­mé­ri­ca­ni­sa­tion de la socié­té. Le Russe est res­té natio­na­liste : les gens s’ar­rachent les œuvres des « écri­vains pay­sans » : Belov, Asta­fiev, Raspoutine.

  • 1
    En russe : « Glas­ny ili soglas­ny », jeu de mots sur les termes de glas­nost et consen­te­ment. Com­prendre ici : avec ceux qui sont pour la glas­nost ou bien avec ceux qui ont tou­jours été par­ti­sans du régime.
  • 2
    « Mésange » ren­voie en russe à la fois à la notion de can­deur et de grand nombre. Ici, on peut lire « la mul­ti­tude des innocents ».
  • 3
    Allu­sion à la contes­ta­tion littéraire.
  • 4
    Svia­to­slav est un roi légen­daire du haut Moyen-âge.
  • 5
    « Soyouz pet­chat » : en fran­çais, « Édi­tion de la presse sovié­tique ». C’est le nom de l’ins­ti­tu­tion qui englobe à la fois l’é­di­tion et la dis­tri­bu­tion de tous les quo­ti­diens et pério­diques parais­sant en URSS.
  • 6
    Cou­leur fraîche : la per­es­troï­ka dans la presse semble être envi­sa­gée ici comme un rava­le­ment de façade.
  • 7
    Bouilloire : réfé­rence au sup­plice pra­ti­qué par l’ar­mée anglaise en Afrique noire : l’en­fer­me­ment dans une cuve métal­lique pla­cée en plein soleil.
  • 8
    Le cin­quante-deuxième lun­di est celui qui ouvre la der­nière semaine de l’an­née, celle des fêtes tra­di­tion­nelles de Noël et de la Saint-Syl­vestre. Cette chan­son est des­ti­née aux Russes qui choi­sissent d’é­mi­grer aux États-Unis ou en Europe occidentale.
  • 9
    Lenin­grad, qui fut Saint-Péters­bourg, puis Petrograd.
  • 10
    Les purges sta­li­niennes dans l’administration.
  • 11
    Allu­sion trans­pa­rente au trai­te­ment psy­chia­trique des déviants.
  • 12
    Capi­tale de la Koly­ma, Sibé­rie orien­tale où étaient situés les bagnes les plus sévères.
  • 13
    Les Tatars de Kazan, les Bach­kirs et, sur­tout, les Mordves furent mas­si­ve­ment employés dans l’ad­mi­nis­tra­tion péni­ten­tiaire. Ces mal­heu­reuses nations virent s’é­ta­blir sur leurs ter­ri­toires déshé­ri­tés un nombre par­ti­cu­liè­re­ment éle­vé de camps, dont la plu­part sont encore en activité.
  • 14
    Gué Bé est l’a­bré­via­tion des sigles M.G.B. et K.G.B.
  • 15
    Vor­kou­ta : ville du Grand Nord située près de l’embouchure de l’Ob, lieu d’exil, empla­ce­ment de nom­breux bagnes sous Staline.
  • 16
    Belo­mor, T.U.: marques de ciga­rettes populaires.
  • 17
    Il faut être trois pour par­ta­ger une bou­teille de vod­ka, vu son prix élevé.
  • 18
    Allu­sion à la célèbre nou­velle de Tchékhov.

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