Sur les terrains de la coopérative agricole Veresti, du district Suceava, au nord de la Moldavie, descendent du ciel un jour de dimanche 1988 deux hélicoptères. La localité n’était pas prévue dans l’itinéraire de la visite, mais, comme partout, dans ce district les gens ont été tous mobilisés à leur poste de travail, et ceux qui se trouvaient en congé rappelés d’urgence. Le président Nicolae Ceausescu veut inspecter les champs de pommes de terre. Habillé en costume de sport, sans cravate et portant ou non sa casquette prolétaire, il se distingue facilement des membres de la suite, tenus strictement au costume-cravate ou, pour les officiers, à l’uniforme de parade. Si je peux m’imaginer facilement la scène, sans y avoir participé, c’est parce qu’elle a toutes les chances de ressembler à d’autres, retransmises à la télé ou reproduites sur les tableaux de l’iconographie officielle : le président dans les champs en train de parler aux paysans et d’indiquer de la main le sens des travaux à suivre ; derrière lui, des collaborateurs attentifs parmi lesquels on peut distinguer le profil de sa femme ou de son fils ; à côté, un tracteur prêt à reprendre le labourage. Dans sa suite, le ministre ou le vice-ministre de l’Agriculture, le premier secrétaire du district, un officier qui porte une balance : on déterre des pieds de pommes de terre et on les pèse pour estimer la production à l’hectare. Dans les champs de maïs tout autour, les gardes du corps cachés surveillent les lieux.
L’ingénieur agronome qui me raconte la scène dit que l’estimation de la production a été plutôt correcte et que l’indice établi aurait pu être plus élevé, mais que les autres coopératives du district les avaient déjà accusés de faire monter les chiffres du plan. C’est vrai, ils ont eu peur, mais finalement tout c’est bien passé par rapport à d’autres visites, dont celles du premier secrétaire du district : celui-là est un « dur », tous se cachent quand il vient, préférant rester trois heures enfermés dans les toilettes ou dans un grenier que parler avec lui.
La visite de travail à Veresti a été brève : Ceausescu devait passer pendant une dizaine de jours par huit districts, c’est-à-dire presque l’ensemble de la Moldavie. Le pays était devenu au cours des vingt-cinq dernières années ce qu’un des auteurs de son culte appelait « le cabinet de travail du président ». Le rôle de ces visites était autant politique qu’économique : tenir l’appareil jusqu’à la base sous contrôle direct et permanent et montrer à la population sa vigilance paternelle. C’est pour cette raison que l’on peut déduire du rituel strictement observé de ces visites des éléments essentiels pour la compréhension du fonctionnement du champ du pouvoir. Le fait que le chef de l’État veuille estimer personnellement la production d’une coopérative, d’un district ou d’une région prouve qu’il a de fortes raisons de se méfier des rapports qui lui sont présentés par voie administrative, qu’il se sent trompé ou volé, et que le principal but de ces visites était de contrôler les contrôleurs.
Les ruses du « petit bâtard de la vieille garde stalinienne »
Le caractère violent des rapports économiques dans la Roumanie des années 80 résultait pour une grande part de l’impossibilité de l’appareil central de maintenir sous contrôle l’ensemble des mécanismes de production. Pour ceux qui ont étudié le modèle économique du socialisme dans sa version communiste, la crise du système a été l’effet des contradictions entre, d’une part, un pouvoir central enclin à maximiser sa capacité de redistribution ou d’allocation des ressources, assurant ainsi une croissance permanente du volume des moyens économiques (pour les grands investissements dans l’industrie lourde ou encore les constructions « pharaoniques ») et, d’autre part, les « contre-rationalités » d’une partie de l’appareil bureaucratique, intéressé plutôt à une bonne gestion et au maintien, sinon à la croissance, du niveau de consommation. Cette contradiction a eu comme conséquence en Roumanie l’éviction progressive des « réformateurs » de l’équipe dirigeante sans provoquer en règle générale de leur part une opposition politique manifeste. Les choses sont, bien entendu, à nuancer. Les hauts responsables qui ont été éliminés à cause de leur opposition ouverte à Ceausescu (C. Pîrvulescu, par exemple, au XIe congrès du parti, puis les six signataires de la Lettre ouverte de 1989) ne sont pas à confondre avec ceux qui ont été simplement disgraciés (comme Ion lliescu). Aussi staliniennes et « byzantines » que puissent paraître les manœuvres tactiques de Ceausescu, il faut dire qu’elles n’ont jamais provoqué (au moins pour ce qu’on sache jusqu’à présent) l’élimination physique de ses adversaires. Il ne s’agit pas, bien sûr, de lui rendre hommage pour cela, mais de « dédiaboliser » un peu, si je puis dire, son portrait tyrannique. Pour neutraliser ces communistes convertis au réformisme, à la démocratie ou tout simplement « insolents », comme Pîrvulescu, qui ne supportaient plus le culte voué à celui qui leur apparaissait comme un « petit bâtard de la vieille garde stalinienne », Ceausescu n’avait qu’à faire allusion à la protection soviétique (plus ou moins vraie) dont disposaient ses contradicteurs, et les présenter ainsi en traîtres de la patrie. Cette stratégie était, à long terme, dangereuse, car l’antisoviétisme « officieux » de Ceausescu entretenait (y compris à l’intérieur du parti!) une version primaire de l’anticommunisme populaire hérité de l’ancien régime. C’est ce qui explique, à mon avis, le nombre si élevé des membres du Parti communiste roumain et l’anticommunisme très vif d’une partie importante d’entre eux. Quand on parle de « communisme national » en Roumanie on ignore les rapports de force à l’intérieur du système et on se représente le tout comme un monolithe qui en réalité n’a existé que dans les textes de propagande.
Face à la spoliation systématique des producteurs par l’État, les responsables locaux, placés en position intermédiaire, devaient négocier en permanence les limites des prélèvements opérés par le pouvoir central pour assurer la stabilité de leur propre poste, menacé aussi bien par les dénonciations des salariés mécontents que par les exigences des supérieurs hiérarchiques. Contraints de céder de plus en plus à ces derniers, ils voyaient leur capacité de gestion réduite et le contrôle des rapports de production prenait de plus en plus la forme d’une surveillance policière. Cette « rigidification » extrême de l’appareil, qui s’est traduite dans certaines situations par la militarisation de secteurs clés (du système énergétique ou de l’agriculture, par exemple), était parfois accompagnée de mesures destinées à soulager telle ou telle catégorie de la population ; des mesures qui ne manquaient de poser de sérieux problèmes à l’appareil. Ainsi, en janvier 1988, à l’occasion du 70e anniversaire de sa naissance, Ceausescu a décrété une large amnistie qui a, soudainement, à la fois bloqué la production des unités économiques du petit goulag roumain, effrayé la population (au point que l’on se demandait si cette amnistie n’était pas destinée, en réalité, à terroriser la population) et provoqué un certain désarroi dans les rangs de l’appareil de répression.
Pour mieux comprendre les mots stalinisation, déstalinisation et restalinisation il faudrait examiner, dans une perspective historique, le rapport entre le nombre des condamnations pour des délits de droit commun, d’une part, et pour des délits politiques, d’autre part. L’échec relatif de la restalinisation tentée sous Ceausescu est signifié, entre autres, par l’«embarras » des autorités lorsqu’elles s’efforçaient de dissimuler des « crimes » politiques en crimes économiques ou de moralité ; une tendance contraire à celle qui avait caractérisé l’époque du stalinisme « pur ».
En cas de conflit : l’administration « coupable », le parti médiateur…
La falsification des chiffres du plan illustre le mieux la position ambiguë de l’appareil. C’était, d’une part, un moyen de propagande dans la présentation des « résultats » du régime et, d’autre part, un instrument de contrainte qui pouvait se retourner à tout moment contre les cadres. Ainsi, pour pouvoir exporter davantage, à l’époque de l’accélération du remboursement de la dette extérieure, et donner, en même temps, à la population l’impression qu’elle disposait de ressources suffisantes, la production était doublement enregistrée, à travers le système de l’administration d’État (les départements du ministère de l’Agriculture) et le système équivalent de l’appareil du parti, dont le rôle était de contrôler le premier. Ce « dédoublement » se prolongeait jusqu’au niveau de la coopérative agricole (le kolkhoze roumain), où la production était enregistrée par deux registres distincts, ce qui conduisait au niveau national à des décalages considérables. En 1987, on a annoncé une production de céréales de 29 millions de tonnes pour une capacité d’ensilage de 22 millions, les 7 millions restant étant considérés officiellement comme correspondant au volume de la récolte que les paysans s’étaient approprié eux-mêmes. En 1989, les ingénieurs agronomes ont été obligés de signer des engagements pour réaliser des productions qui doublaient ou triplaient les estimations de la production réelle, faute de quoi ils risquaient d’être destitués sur le champ. Tenus personnellement pour responsables de la « non-réalisation du plan », ils pouvaient faire à tout instant l’objet de poursuites judiciaires. La production étant ensuite annoncée comme réalisée, personne n’aurait pu dénoncer le mensonge sans se dénoncer soi-même. En cas de conflit de travail, la responsabilité était attribuée aux cadres d’État, considérés comme coupables d’une mauvaise administration, tandis qu’aux cadres du parti revenait la position de médiateur et de juge. La spoliation, mais aussi le vol et la corruption prenaient ainsi des proportions gigantesques. Par crainte des dénonciations, chacun était amené à tolérer, sinon à couvrir, le vol des autres, à condition cependant qu’il ne soit pas découvert à son tour par quelqu’un d’extérieur au réseau des complicités, et qu’il ne provoque pas de conflits entre les partenaires.
Par exemple, pendant la période des moissons, toute une série de surveillants étaient envoyés à la campagne pour contrôler l’enregistrement et le transport des récoltes : des cadres du parti, des miliciens, parfois des militaires. Leur bienveillance était évidemment facile à obtenir en raison de l’étendue de leurs besoins. Par ailleurs, la faible rémunération du travail agricole provoquait un manque chronique d’ouvriers que les pressions économiques (surtout la confiscation des parcelles à usage familial) ne pouvaient pas résoudre. La liquidation accélérée de la paysannerie comme classe, par suite de sa prolétarisation (y compris à travers le projet de « systématisation rurale ») et la pratique d’une agriculture extensive imposaient le recours à d’autres forces de travail : les soldats, les élèves, les étudiants ou les fonctionnaires. Cette forme de travail dit « volontaire », en réalité forcé, s’était élargie les dernières années au bénéfice des administrations locales. Chaque citoyen, y compris les personnes très âgées, devait leur « accorder » une semaine de travail gratuit (ou payer l’équivalent). À l’occasion de l’exécution de ces travaux, les rapports hiérarchiques à l’intérieur de chaque « collectif de travail » étaient comprimés en quelque sorte, tandis que les responsables du parti ou les employeurs occasionnels devenaient les « vrais » chefs.
La grève non déclarée des paysans
Je me souviens de la mobilisation exceptionnelle qui eut lieu pendant l’été 1988 pour la moisson du maïs. Le bruit courait que pendant un mois tout le monde recevrait son salaire uniquement de la part des coopératives agricoles. En fait, il n’y eut pas de contrat, mais uniquement déplacement arbitraire de la force de travail d’un secteur de production à l’autre, à la suite d’une simple décision du parti. Les salariés étaient transportés le matin par bus aux champs, puis, le soir, ramenés chez eux. J’ai refusé d’y aller et j’ai été mis en garde par la secrétaire de parti : une tâche de plus allait s’ajouter à mon dossier, elle n’y était pour rien, mais d’autres allaient sans doute me dénoncer. Dans sa voix, il y avait de la compassion sincère. En fait, ce n’était pas la difficulté du travail au champ qui me repoussait, mais l’humiliation et l’idée de briser ainsi la grève non déclarée des paysans. Nombre de gens étaient persuadés que c’était à cause de « ces fainéants de paysans » que l’on nous obligeait à travailler. j’ai appris que, une fois dans les champs, mes collègues s’étaient mobilisés pour terminer leur travail plus vite ; mais, au retour, le bus fut empêché d’entrer en ville avant six heures du soir, sur disposition du premier secrétaire du district : même si les « normes » avaient été accomplies, la règle devait être respectée.
Une autre stratégie utilisée dans les années 80 pour maximiser l’accumulation centrale des ressources résidait dans un programme apparemment de décentralisation régionale, destiné à assurer l’«autofinancement » et l’«autogestion » de chaque unité de production, et décharger ainsi, tout au moins symboliquement, le pouvoir central. En fait, à un moment où l’ensemble de la vie sociale était marqué par une politique d’économies (réduction des budgets pour la culture et l’enseignement, alimentation « rationnelle » et médecine « naturelle »), cette stratégie du pouvoir central devait empêcher ou limiter la constitution de réseaux horizontaux d’échanges. La politique d’autarcie au niveau national était étendue ainsi au niveau de chaque district, ce que signifiait en gros que chaque district devait céder la moitié de sa production alimentaire à l’État sans pouvoir faire d’échanges directs avec d’autres districts. Ainsi, tout transport de biens alimentaires (et, parfois, tout déplacement, en voiture par exemple, à cause des économies de combustible) en dehors des frontières de son district était formellement interdit. La Roumanie des années 80 était en train de se doter de lourdeurs administratives similaires à celles de l’Union soviétique.
Si elle a permis au pouvoir central de conserver sa capacité d’accumulation, la politique consistant à répartir le poids de la crise sur chaque entreprise — et sur chaque salarié, à travers un système d’actions, de « parties sociales » dont l’achat était obligatoire, ce qui permettait à l’État de « rattraper » les augmentations des salaires accordées — a provoqué de nombreuses grèves économiques qui allaient secouer l’appareil politique (sans le briser pour autant).
Dans la « jungle » économique
Pour faire fonctionner leur usine, leur secteur ou leur atelier, les cadres devaient se livrer à un système complexe de troc et de corruption. C’était le seul moyen dont ils disposaient pour se procurer matières premières, pièces d’échange et autres éléments nécessaires à la production et honorer ainsi les contrats signés. D’autre part, avec une offre faible pour une demande forte, le marché du travail fonctionnait à travers tout un système de cadeaux (le plus souvent en nature, en produits alimentaires) offerts à la direction de l’entreprise convoitée par ceux qui sollicitaient un poste de travail. Le système était strictement hiérarchisé et masquait à peine la vente de la force de travail. On savait ainsi que tel poste ou tel service devait avoir son prix, mais on ne pouvait l’apprendre que par la rumeur ou grâce à la confidence d’un ami ou de quelqu’un de sa propre famille. Cette « liberté » des prix pour l’embauche ou pour un service accentuait le sentiment d’arbitraire. Parfois, si on te disait franchement dès le début combien coûte tel poste ou tel service, tu arrivais à préférer le cynisme au désarroi et aux louvoiements byzantins. C’est pour cette raison que, par exemple, un « bon » directeur pouvait très bien avoir la réputation d’être un « bandit », c’est-à-dire quelqu’un qui sait se débrouiller dans la « jungle » économique tout en prenant soin de ses hommes (en approvisionnant au mieux la cantine de l’usine, par exemple), qui sait quoi et où trouver, à qui et combien « donner » pour « satisfaire tout le monde ». Des directeurs pareils, démis de leur fonction dans la foulée révolutionnaire des jours de décembre, furent parfois remis en place par leur propres salariés par la suite.
Bien que le procédé était formellement interdit et sévèrement sanctionné en cas de défection (due le plus souvent aux dénonciations), une partie de la production était toujours détournée pour « acheter » des partenaires ou des supérieurs. Le paternalisme économique rejoignait ainsi le paternalisme politique. Le mot courant qui désigne en roumain ces cadeaux ou pots-de-vin est plocoane. Le verbe de la même famille, a (se) ploconi, signifiant « s’incliner », se courber devant un supérieur (à la manière orientale), a un sens péjoratif : manquer de respect pour soi-même. (On peut saisir ici le rapport contradictoire, qui s’est renforcé avec le temps, entre la dépendance économique croissante vis-à-vis de l’Occident et la méfiance, toujours forte, quant à ses effets politiques ; cette méfiance s’exprime dans le discours politique par la condamnation de l’«admiration servile », ploconirea, devant ce même Occident.)
Si la loi interdisait formellement l’attribution de cadeaux, Ceausescu fut le seul à avoir été en mesure d’institutionnaliser à son bénéfice ce système, en faisant exposer les cadeaux qu’il avait reçus dans une aile du Musée national. L’accumulation de biens de consommation et la transmission du patrimoine familial étant strictement limitées pour éviter l’«embourgeoisement » de la population (notamment par une loi concernant les « revenus illicites », qui exposait les nouveaux riches aux dénonciations en tous genres et à la confiscation d’une partie de leurs biens), ce n’est que la stabilité du statut social et politique qui pouvait assurer la possession d’un capital économique. Le régime communiste avait commencé par « nationaliser » une grande partie de la propriété immobilière de l’ancienne bourgeoisie et de l’aristocratie, les palais et les villas « restitués au peuple » (transformés en musées, maisons de vacances, sièges d’institutions), pour récupérer ensuite les plus importants d’entre eux à l’usage exclusif de la nomenklatura et surtout de son chef, et en construire d’autres à travers le pays. Au droit de propriété s’est substitué le droit d’usage à titre temporaire : la plupart de ces maisons de fonction s’appelaient d’ailleurs case de oaspeti (maisons d’hôtes). Le népotisme et la distribution des rôles politiques entre les membres d’une même famille devaient remplacer aussi bien l’absence de mécanismes juridiques assurant la transmission de biens patrimoniaux que l’impossibilité d’hériter des titres symboliques — c’est-à-dire les principales stratégies de reproduction de la classe dominante sous l’ancien régime. Dans l’absence de critères idéologiques et de références universelles permettant de se distinguer à l’intérieur du même corps politique, les liaisons de famille ou de région d’origine constituaient la base du clientélisme politique. Aux rapports « froids » de la hiérarchie à l’intérieur de l’appareil se substituaient ainsi des rapports « chauds » et « naturels ». Cette substitution n’était cependant, dans les faits, jamais complète, le principe de division et de rassemblement politiques restant l’adhésion au communisme. Pour imposer son propre pouvoir et celui de sa famille et empêcher la constitution d’autres familles politiques puissantes, Ceausescu devait s’exposer lui-même et sa propre famille, en exhibant publiquement l’existence d’une permanente « unanimité » autour de lui. Et il devait être toujours reçu « avec chaleur », par des manifestants « pleins d’émotion », pour faire valoir le caractère profondément intériorisé de rapports politiques qui étaient, en réalité, que récents et éphémères.
« Manipulateurs », « manipulés»…
Outre l’image du « peuple » suscitée à l’occasion de ces visites, c’était l’exposition de ses « réalisations » économiques qui donnait de la substance à la mise en scène politique : des maquettes, des graphiques et des produits sélectionnés étaient passés en revue, accompagnés d’explications fournies par les directeurs et autres responsables économiques. Dans les conditions de délabrement des unités de production, la préparation des visites jouait un rôle essentiel. Pour mobiliser l’appareil (mais peut-être aussi pour des raisons de sécurité), une visite était annoncée quelques semaines à l’avance et dans plusieurs endroits différents. Les cadres locaux du parti devaient aménager le tracé, nettoyer et pavoiser les lieux (ils allaient parfois jusqu’à peindre en vert les feuilles séchées des arbres plantés à ces occasions) et organiser des expositions. Manquant parfois de produits exposables, ils les empruntaient aux districts voisins. Une anecdote raconte comment Ceausescu aurait été étonné par les signes amicaux que lui faisait une vache au moment de la visite d’une ferme. Le secret lui fut confié par quelqu’un de son entourage : la vache l’avait reconnu, à force de le voir lors de ses multiples visites dans les divers villages de la région.
Jusqu’au début des années 80, les expositions de produits alimentaires étaient accessibles au public à la fin de la visite et la population en profitait pour acheter des produits rares. Mais, par la suite, la marchandise destinée à l’exposition allait disparaître dès la fin du spectacle. Par ces théâtralisations touchant au grotesque, le pouvoir exacerbait son côté quasi mythique : démontrer, par la seule présence du « grand chef », que l’économie fonctionne à merveille ou que les conditions de la vie quotidienne ne cessent de s’améliorer. De leur côté, les organisateurs pouvaient consolider leur position et obtenir des allocations supplémentaires de ressources de la part du pouvoir central. Si tout le monde était plus ou moins conscient des proportions du mensonge, une certaine complicité unissait « manipulateurs » et « manipulés » : les premiers pouvaient faire valoir qu’ils travaillaient pour l’intérêt de leur usine, de leur ville ou de leur région, en donnant une bonne et belle image de celles-ci, tandis que les seconds se considéraient eux-mêmes plutôt comme des spectateurs que des acteurs de ces mises en scène. C’est ainsi que l’illusion de l’unanimité, de l’amour, de la cohésion prenait corps. Le jour de sa chute, Ceausescu était probablement le seul à croire toujours à l’existence de cette illusion, continuant à survivre à sa propre mort politique : il cherchait refuge et protection au sein de la classe ouvrière, qui était, elle aussi, une « invention réelle » du régime communiste. Par contre, le jour de son « procès », il a réussi, pour une fois, à incarner le rôle d’un vrai personnage politique en s’opposant justement à la mise en scène dont il était victime.
Avec la dégradation générale des conditions de vie, la mobilisation de la population aux grands meetings devenait de plus en plus problématique pour les organisateurs. Le premier « avertissement » reçu par Ceausescu de la part des ouvriers date de 1977, année d’une grande grève des mineurs qui avaient immobilisé toute la vallée de Jiu, région située au sud-ouest des Carpates. Pour la première fois, et la dernière, il fut obligé d’intervenir personnellement pour régler un conflit de travail et empêcher sa politisation. Opération apparemment réussie, avec le « concours » de l’armée, qui encercla la région. Dans le meeting qui eut lieu, on remarqua la présence massive de figurants dans les premiers rangs, mais aussi d’une masse de mineurs plutôt joyeux, s’amusant du spectacle donné pour eux par celui qui avait reçu à l’occasion le titre de « premier mineur du pays ». Dix ans plus tard, en 1987, à Brasov, les ouvriers allaient manifester pour la première fois en dehors de leurs usines et investir le siège local du parti, en détruisant les symboles du pouvoir — portraits, slogans, drapeaux : une brève répétition des événements de décembre 1989 à Timisoara ou Bucarest. Si la révolte a pu être vite circonscrite à ce moment-là par les forces de l’ordre, la peur de la contamination était devenue grande et pendant un temps tous les rassemblements d’ouvriers (y compris les réunions du parti) furent supprimés dans le pays.
Ceausescu à Brasov, une revanche symbolique
Je tiens par un intermédiaire le récit d’une secrétaire du comité central de la Jeunesse communiste qui a été envoyée assister à une réunion dans l’usine d’où était partie la manifestation de Brasov. Tout au long de sa visite elle fut escortée par un militaire armé. Quand elle demanda le pourquoi de cette mesure (avait-on peur d’elle aussi?), on lui rétorqua qu’on la protégeait. À l’extérieur de la salle de réunions de l’usine, deux permanents du parti vérifiaient les papiers des délégués tandis qu’à l’intérieur deux militaires les fouillaient. Des soldats avec des armes en position de tir étaient disséminés dans la salle, « comme à l’aéroport ». Bien que toutes les prises de parole, écrites à l’avance, comportaient des passages condamnant les « actes des hooligans », sur les dix-sept délégués ayant pris la parole, trois seulement les mentionnèrent. Les autorités ont eu du mal à trouver des témoins à charge pour les 61 inculpés, arrêtés après la manifestation ; on dit qu’elles ont fait venir des « témoins » d’autres districts. Condamnés à des peines entre 6 mois et 4 ans, ils furent libérés deux mois plus tard, grâce à l’amnistie décrétée à l’occasion du 70e anniversaire de la naissance de Ceausescu, puis déplacés dans d’autres villes du pays.
Pour sa part, Ceausescu a dû attendre encore huit mois pour faire, au même endroit, une « visite de travail » et prendre en quelque sorte sa revanche symbolique sur les manifestants. La présence des « sécuristes » était très visible dans le reportage, mais il y avait aussi beaucoup d’ouvriers « authentiques » : on devait apprendre plus tard que les ouvriers présents avaient été triés et beaucoup d’entre eux provenaient d’autres usines. À l’entrée de l’usine, les cadres étaient alignés tel un corps diplomatique à l’aéroport. S’il salue d’un air distrait quelques-uns d’entre eux, avec les ouvriers il se montre beaucoup plus chaleureux : il leur serre longuement la main, les regarde droit dans les yeux. Les ouvriers s’inclinent respectueusement, une femme lui offre une fleur et semble lui faire une déclaration apprise par cœur, il a une brève discussion animée dans un petit groupe en tenue de travail. Le reportage est sans son, on n’entend que le commentaire pathétique du présentateur et une musique de marche. On voit aussi des images de la cour de l’usine où Nicolae et Elena Ceausescu, installés dans des fauteuils, assistent à un défilé de camions produits sur place. Derrière eux, certains restent courbés pour leur donner des explications ; en face, les « ouvriers » alignés avec des banderoles, des portraits et des drapeaux. Dans la salle de réunions de l’usine, c’est le couple seul qui est sur la scène, toujours assis dans des fauteuils, à la place de l’habituel présidium, tandis que les autres sont sur des bancs et le directeur, debout, « fait son rapport ». Les dernières séquences montrent la voiture présidentielle quittant l’usine sous des acclamations. On a appris plus tard que la visite n’avait pas été annoncée dans le reste de la ville, l’usine étant située en banlieue et que, pour une fois, il n’y a pas eu de meeting populaire.
Si le déficit chronique d’enthousiasme était comblé par une utilisation intensive de bandes magnétiques avec des applaudissements et des slogans à des fins médiatiques, il ne faut pas s’imaginer non plus que les foules étaient mobilisées uniquement par la terreur. Le « désaccord » face au spectacle auquel on était contraint de participer s’exprimait plutôt par la passivité, par l’air distrait, par la manière nonchalante de porter les « matériaux » (de propagande) et par la rapidité dont on s’en débarrassait à la fin en les jetant sur les routes. Pour limiter le plus possible ces manifestations d’«indiscipline », les organisateurs devaient personnaliser la participation : listes nominales avec signatures de présence (ceux dont la présence était considérée comme gênante étaient laissés de côté), emplacement à des endroits fixés d’avance pour être bien repérés par les services d’ordre — aussi bien sur le tracé du cortège présidentiel que sur la place du meeting, où des carrés étaient parfois dessinés et numérotés, attribués à un « collectif » (d’entreprise) ou à un autre. Pour la réussite des manifestations, on faisait des répétitions avec des « metteurs en scène » qui encourageaient la foule à crier plus fort, en improvisant par exemple des concours entre les « collectifs des travailleurs » des différentes institutions. L’espace des manifestations était encerclé par des forces de l’ordre qui empêchaient les participants de s’en aller, sans parvenir toujours à éviter les bousculades.
La sélection des participants et l’encadrement policier étaient devenus très stricts, surtout pour les meetings avec Ceausescu, et les répétitions très rigoureuses, montrant la sur-ritualisation du pouvoir. Avant le 70e anniversaire de Ceausescu, Emil Bobu, secrétaire du comité central, avait fait monter sur scène et passer devant deux fauteuils vides, avec des indications sur le rythme des pas et l’inclinaison des corps, tous les membres du comité central et d’autres délégués.
L’efficacité symbolique de ces rassemblements, qui constituaient un moyen de pression psychologique sur la population, tenait surtout à des explications simples, voire simplistes, et parfois fausses de la situation politique et économique générale : les meetings pour la paix, pendant lesquels les orateurs suppliaient l’Union soviétique et les États-Unis de s’entendre afin éviter une nouvelle guerre, laissaient croire à l’existence d’un véritable danger de guerre et on pouvait entendre ensuite des gens (en faisant la queue, par exemple, le lieu par excellence des commentaires informels) dire que l’important c’était d’éviter le pire (« Que Dieu nous préserve du pire » était l’expression couramment utilisée). L’idée d’une menace extérieure était d’ailleurs la principale arme de propagande du régime. L’endettement du pays et la rapacité des banques occidentales constituaient une explication pour les « difficultés » de l’économie nationale. Début 1989, on organisa à travers le pays des meetings d’enthousiasme pour la fin du paiement de la dette extérieure. En fait, le régime ne disposait plus d’autres arguments pour justifier la situation interne et les derniers espoirs d’une partie de la population que la dette une fois payée les conditions de vie s’amélioraient se sont vite dissipés.
La dernière apparition publique de Ceausescu
Le fait que la dernière apparition publique de Ceausescu ait eu lieu dans un meeting populaire où il a été conspué par une partie de la foule, montre bien que son pouvoir ne s’appuyait pas seulement sur un appareil, aussi étendu, centralisé et contrôlé qu’il fût, mais aussi sur cette « ventriloquie usurpatrice », pour reprendre les termes de Pierre Bourdieu, qui lui donnait le droit de parler au nom de ceux auxquels il s’adressait. Au moment où ce monologue dissimulé en dialogue a été rompu, dans des conditions exceptionnelles, il a perdu tout pouvoir symbolique sur la foule et l’appareil politique et policier s’est effrité derrière lui.
Transformé en spectre, traité d’«Antéchrist », mort le jour de Noël, Ceausescu a rendu un dernier service au système, en participant bien malgré lui à la reconstitution d’un nouveau pouvoir « populaire » autour d’une nomenklatura réformée. Tout s’est passé comme si le dédoublement de sa personnalité (entre « l’homme du peuple » et « l’homme d’appareil ») s’était accentué d’une manière encore plus hyperbolique après sa mort physique, faisant disparaître avec lui, comme par miracle, le Parti communiste roumain. Le secret de la longévité politique de Ceausescu c’est d’avoir maintenu longtemps en équilibre des forces contraires, à l’extérieur (se plaçant par exemple en position de médiateur entre les grandes puissances du monde communiste ou non, entre Arabes et Israéliens, etc.) comme à l’intérieur du pays, en sachant exploiter aussi bien des ressentiments nationalistes (antirusses ou antihongrois) qu’anticommunistes (contre la vieille génération stalinienne, dont il avait été lui-même l’héritier mi-rebelle, mi-conforme). Au moment de l’explosion populaire, l’appareil n’est pas allé jusqu’au bout de sa propre logique, ne s’est pas transformé d’appareil d’encadrement en appareil de pure répression, mais a profité d’une certaine marge d’autonomie pour lâcher Ceausescu (unanimement acclamé et, par conséquent, unanimement détesté). Une partie de l’appareil a endossé la responsabilité de ce meurtre pour se racheter au dernier instant et pour renverser l’identification entre « Ceausescu et le peuple » (c’était d’ailleurs l’un des slogans du régime) dans une opposition toute aussi radicale — le peuple uni contre Ceausescu, sans aucune autre distinction politique. La réussite, dans un premier moment (cette « unité » s’effritera par la suite), a été possible entre autres à cause de la perception fantasmatique du dictateur, effet secondaire de la mise en scène de son « culte ». Le grand spectacle de la dénonciation publique de l’ancien régime — visant surtout le couple Ceausescu et en particulier ses enfants, à travers les images de leur résidences, mobilier, vêtements, etc. — a réactivé, de manière encore plus efficace qu’auparavant, le populisme de la couche dominante et le misérabilisme du petit peuple dont les revendications étaient d’ordre social et économique plutôt que politique. Dans le nouveau « consensus » apparent qui s’est créé en Roumanie, cette fois contre le « communisme », on retrouve à la fois ce courant populiste-populaire majoritaire, focalisé autour de la personnalité du nouveau leader, Ion Iliescu, dont certains porte-parole vont jusqu’à contester le fait d’avoir été communistes sans nier pour autant le fait d’avoir été membres, parfois influents, du Parti communiste roumain, que des opposants dont l’ancienneté dans l’«anticommunisme » joue un rôle déterminant pour leur positionnement politique. Enjeu négatif, le communisme se décompose tout en s’ignorant.
Des manières de voir Ceausescu
Le 17 décembre 1987. Mon ami L.A. entre dans mon bureau. Il me raconte ce qu’il a ressenti en regardant la veille au soir à la télé un discours de Ceausescu : « J’ai même éprouvé de la pitié. Il y avait des moments où il était en délire et la salle le gavait avec des applaudissements. Surtout quand il s’est mis à parler des animaux à abattre (Ceausescu niait l’existence d’une crise alimentaire), en donnant les chiffres pour les bœufs, les moutons et les cochons, dans un crescendo lumineux et apocalyptique, en finissant par dire que les volailles des basses-cours seraient sacrifiées « en nombre illimité»… Et les autres explosant d’enthousiasme… Lui, il avait l’air très mal, mais la réaction de la salle a réussi à le chauffer et sa crispation initiale s’est transformée lentement en enthousiasme. Je me souviens, dans une autre occasion, avoir eu pitié de lui, en le voyant s’égarer dans un discours et parler de la disparition du parti et de l’État ; il a finit par remarquer les visages de plus en plus décomposés autour de lui ; aussi a‑t-il cherché à les rassurer en soulignant qu’il ne parlait que théoriquement… On pourrait dire qu’il est presque innocent, un pauvre fou manipulé. Tout ce qu’il disait n’avait plus de lien avec la réalité, il parlait sans cesse de la crise aux États-Unis et du capitalisme… Et ces salauds qui le manipulent, qui ont crié à la fin « Ceausescu, bon anniversaire ! » (car son anniversaire approchait) vont sans doute le transformer en bouc émissaire, ils lui attribueront tous les péchés, ils le louent maintenant pour mieux l’accuser plus tard. Moi, je me suis décidé, comme je ne le loue pas je ne l’accuserai pas [fin 1989, mon ami signera une pétition contre la réélection de Ceausescu]. Je crois qu’ils vont le laisser probablement (en poste) cet hiver encore, car de toute façon personne ne peut faire quoi que ce soit, pour le remplacer au printemps. On ne peut même pas les considérer comme classe politique, ils ne pensent qu’à leur voiture, à avoir une télé couleur et une vidéo — pour le reste « Vive Ceausescu ! », pour pouvoir mieux crier plus tard « À mort Ceausescu ! » Tout compte fait, notre seul homme d’État c’est toujours lui, le pauvre…»
La perception de la responsabilité politique diminuée de Ceausescu de la part d’un intellectuel qui se considérait en ce temps comme « apolitique », préférant se moquer de la « bêtise générale » tout en reconnaissant sa propre lâcheté couverte par la lâcheté collective (« Si Ceausescu est tellement gonflé et les dissidents tellement isolés, c’est à cause de notre lâcheté ! ») était l’effet de la perception écrasante de la responsabilité collective transformée en image dégradante de l’image nationale. Ce même ami était obsédé par la laideur physique de Ceausescu. Un jour, il m’avait dit que « nous avons le plus laid chef d’État du monde » et que « même les Noirs sont plus beaux ! ». Ceausescu était constamment diminué, par une sorte de revanche symbolique ; les anecdotes, où il apparaît comme un idiot, un rustre ou un voleur, signifient de manière éloquente cette revanche. Le « culte » était ainsi pris à l’envers et intériorisé : il n’était plus question de communisme, mais du fait d’être roumain. Des représentations nationalistes et racistes étaient diffusées à travers des anecdotes dans lesquelles Ceausescu n’était plus roumain, mais tsigane ou encore protecteur-complice des Tsiganes. L’égalisation de la société vers le bas, produite par ces quarante dernières années de l’histoire du pays, était perçue comme une « tsiganisation ». La mobilité sociale artificielle par laquelle le recrutement des cadres du parti s’opérait souvent dans les couches les plus défavorisées de la population, ainsi que la disparition de certains signes de distinction sociale accentuaient le racisme, y compris à l’intérieur de l’appareil.
Une autre explication de cette perception « douce » de Ceausescu se trouve dans la représentation de sa mort comme unique solution de changement politique : ceux qui avaient compris que cette haine « mortelle » n’était que l’effet de leur propre impuissance faisaient tout pour s’en dégager et refouler ainsi, peut-être, leur propre désir de tuer. Une anecdote racontait comment, au moment d’une visite dans son village natal, Ceausescu fut accueilli, à l’entrée du cimetière où étaient enterrés ses parents, par des manifestants brandissant une banderole sur laquelle on pouvait lire : « Soyez le bien-venu chez nous, camarade Nicolae Ceausescu ! » Les signes de défaillance physique du président avaient un public bien passionné : la vitrine de la compagnie soviétique d’aviation Aeroflot de Bucarest attirait par exemple la foule parce que l’on pouvait y voir des photos non retouchées de lui, prises à l’occasion de ses rencontres avec Gorbatchev ; certains disaient préférer regarder la télé couleur parce que l’on pouvait mieux y remarquer son visage décomposé. D’ailleurs, malgré la sur-intoxication par tous les moyens de propagande avec son image et ses discours, certains continuaient à regarder les programmes de la télévision avec lui ou sur lui pour distinguer des « détails » plus ou moins « amusants » (pour déceler ce qu’il y avait de nouveau dans le culte) ou « intéressants » (pour connaître les nouvelles initiatives politiques). On a remarqué ainsi qu’il avait dû quitter la salle pendant une conférence et était revenu avec un nouveau costume (il souffrait de la prostate), ce qui a été considéré comme un « signe encourageant ». Le goût très répandu pour des histoires morbides sur Ceausescu avait donné lieu à bien des anecdotes. « En fait, disait une de ces anecdotes, la rumeur selon laquelle il avait une maladie mortelle a été répandu par lui-même afin donner plus d’espoir au peuple et faire ainsi monter la productivité de travail. » Ou encore : « La plus terrible malédiction de ces dernières années… mourir deux jours avant Ceausescu afin que tu ne puisses pas t’en réjouir ! »
Les « mémorialistes » et les dissidents
Ceausescu avait malgré tout et jusqu’au dernier moment beaucoup de correspondants volontaires dans le pays, des gens qui lui écrivaient pour accélérer la machine de l’État et obtenir plus vite un appartement, un poste ou un passeport. Certains lui écrivaient pour lui « ouvrir les yeux », ce qui les transformaient en clients « à part » de la Securitate : peu d’entre eux sont devenus des dissidents connus, la plupart étant considérés comme « dérangés » mentaux (des graphomanes ou des « mémorialistes », car ils écrivaient de longs « mémoires ») et certains étaient hospitalisés dans des asiles psychiatriques. Franchir les cordons de policiers en civil et en uniforme pour remettre une lettre personnellement à Ceausescu à l’occasion de ses visites de travail signifiait à la fois avoir du courage (on était retenu et on procédait ensuite à une enquête pour connaître le contenu de la lettre puis, en règle générale, on était assez vite relâché) et se créer une opportunité nouvelle pour obtenir ce que l’on demandait. Cette situation renforçait l’hypostase de la toute-puissance de Ceausescu et la distance qu’il avait par rapport à l’appareil. Les sections locales de l’appareil essayaient de limiter autant que possible le nombre des lettres, pour des raisons de sécurité, mais aussi pour se sauver la face devant le « grand chef », toujours exigeant vis-à-vis de ses subordonnés et mécontent s’il y avait trop de « réclamations ». C’est ainsi que les « récalcitrants » étaient isolés à l’occasion des visites (Ceausescu procédant de la même manière au moment de la visite de Gorbatchev en mai 1987 à Bucarest avec ses opposants). Quand Ceausescu visita la ville de Iasi (300.000 habitants), en Moldavie, pour la rentrée scolaire de 1989, on a appris qu’il avait reçu 3.000 lettres et qu’il avait été fortement mécontent.
Considérons maintenant, à l’autre bout de l’échelle, les « lettres ouvertes » adressées à Ceausescu par ceux désignés couramment comme « dissidents » et qui s’efforçaient de faire sortir leurs lettres du pays et les faire diffuser par des médias étrangers, ce qui entraînait à la fois leur isolement policier et une certaine (haute) protection (Ceausescu ne voulait pas « fabriquer des héros »). On a appris, après le renversement de Ceausescu, qu’il existait un service spécialisé de la Securitate qui s’occupait des dissidents et dont les rapports étaient destinés à Ceausescu et à sa femme. Un ami, qui a pris part à l’occupation du siège du comité central et qui s’est retrouvé dans le bureau d’Elena Ceausescu, a découvert deux de ces rapports. L’un expliquait pourquoi on n’a pas arrêté un tel, opposant hongrois — pour ne pas gêner un membre du bureau politique qui le protégeait. Dans l’autre rapport on rendait compte des articles de la presse étrangère sur Ceausescu, mais son nom n’était pas mentionné, à sa place étant tirée une ligne. On peut dire donc que l’appareil se « censurait » en quelque sorte lui-même pour ne pas provoquer au sommet des perturbations incontrôlables. Dans ce type de gestion des rapports de force, les plus proches (les membres du bureau politique, par exemple) étaient considérés comme potentiellement plus « dangereux » que des dissidents inconnus. De la même façon, et sans doute pour la même raison, les dissidents « communistes » (ayant appartenu au parti et occupé, souvent, un poste de responsabilité dans l’appareil), considérés plus « légitimes » et ayant un statut social plus important (comme celui des intellectuels), faisaient figure d’ennemis plus redoutables.
Ceausescu pouvait rendre aussi des bons services dans le cas des règlements de comptes professionnels et des conflits entre générations. Tel professeur universitaire « jeune » (d’une quarantaine d’années) s’est défendu dans une réunion contre ses « vieux » adversaires en prétextant qu’il appartenait à une génération élevée « à l’époque Ceausescu et dans l’esprit de la vérité », tandis que les autres avaient reçu une éducation stalinienne. Mais l’utilisation d’un « argument » pareil gênait plutôt tout le monde, parce qu’il était conçu justement dans l’esprit qu’il prétendait combattre. Pourtant, on le retrouve dans le principe fondant la distinction entre le « bon » Ceausescu (le « libéral » des années 60) et le « mauvais » Ceausescu (le « dogmatique » d’après). Cette distinction servait de justification surtout à une partie des intellectuels (du « bon » camp) qui prétendaient, au départ, manipuler Ceausescu contre lui-même et, plus récemment, sauver au moins la culture nationale, c’est-à-dire eux-mêmes. L’enchaînement des nuances devenait ainsi infini : il avait été « bon » au début, mais l’influence de plus en plus grande de sa femme et les transformations de son entourage l’ont « altéré », donc il est préférable de soutenir sa famille à lui plutôt que sa famille à elle, etc.
Les « auteurs du culte », les « esthètes » et les « moralistes »
Et les écrivains qui, pour répondre aux exigences de la section de propagande ou du ministère de la Culture (le « conseil de la culture et de l’éducation socialiste ») sans pour autant souiller leur nom, cherchaient des prête-noms ou des velléitaires disposés à débuter avec de la littérature « patriotique » (surtout de la poésie) dans l’espoir d’arriver ensuite à la « vraie » littérature (sans comprendre qu’ils n’étaient que les manipulés de service), se faisaient ainsi des ennemis durables. Je pense surtout aux hiérarchies du monde littéraire qui, sans se constituer uniquement sur critère politique, donnaient l’occasion à une réflexion de ce type en distinguant entre « auteurs du culte » et « esthètes » ou « moralistes » maintenus à l’écart. Les personnages clés de l’institution littéraire roumaine étaient ceux qui arrivaient à maintenir une position en équilibre entre ces deux pôles, tempérant le zèle délateur des plus enragés tout en faisant semblant de protéger les non-conformistes.
Automne 1987. Je suis dans le bureau de C.S., écrivain connu et directeur de la bibliothèque de l’Université de Iasi. On bavarde en « professionnels » de la littérature (j’ai débuté comme critique littéraire en 1975 dans la revue dont il était rédacteur en chef). Il me parle des pertes que provoque pour les maisons d’édition la publication des volumes d’hommage à l’occasion des anniversaires de Ceausescu : pour la petite maison d’édition de Iasi, ce volume, publié en 1.000 exemplaires, mais en édition de luxe, entraînera une perte de 300.000 lei (le salaire moyen était à ce moment-là de 2.000 lei). Il me raconte comment il a réussi à éviter de figurer dans ces volumes : une fois il était à l’étranger, une autre fois il s’est déclaré malade… Seulement l’année dernière, dans un volume qu’ils ont intitulé « Hommage au Parti », on a introduit un fragment de sa prose à lui, mais il ne comprend pas pourquoi, car il n’avait rien à faire avec le parti… Il pourrait encore comprendre que certains acceptent de publier dans ces volumes lorsque les collaborations sont payantes, mais, en fait, elles ne sont pas ! Alors, on se vend pour rien…
Quand Ceausescu a fêté son 65e anniversaire, le secrétaire de la propagande du district lui a demandé conseil pour le choix du cadeau. C.S. lui avait suggéré une collection de livres. Le secrétaire n’a pas été d’accord, en lui disant : « Vous, les écrivains, vous voulez toujours être bien vus par lui » En réalité, C.S. ne pensait pas à ses propres livres mais à des livres rares, pris dans des bibliothèques ! Pour finir, le secrétaire a décidé qu’on lui offrirait un buste.
« Mais qu’allez-vous faire si les 40 districts du pays lui offrent tous des bustes ? », lui fit remarquer mon ami. « Quelque temps après, au moment de la cérémonie, poursuit C.S., je me trouvais par hasard à Bucarest, à Casa Scînteii (le siège du ministère de la Culture, du journal du parti, de la plupart des maisons d’édition et des publications du pays et d’une grande imprimerie) et on nous a appelés pour assister à la cérémonie de la remise des cadeaux dans la salle de marbre du palais. Il y avait là les premiers secrétaires des districts, leurs secrétaires de la propagande et, derrière chaque groupe, deux types avec un brancard sur lequel il y avait un buste ; il devait y en avoir une vingtaine ou une trentaine… J’ai essayé de m’imaginer ce que Ceausescu a dû ressentir en voyant sa tête multipliée à tel point…»
Mihai Dinu Gheorghiu