La Presse Anarchiste

Ceausescu et le peuple, une visite de travail

Sur les ter­rains de la coopé­ra­tive agri­cole Veres­ti, du dis­trict Sucea­va, au nord de la Mol­da­vie, des­cendent du ciel un jour de dimanche 1988 deux héli­co­ptères. La loca­li­té n’é­tait pas pré­vue dans l’i­ti­né­raire de la visite, mais, comme par­tout, dans ce dis­trict les gens ont été tous mobi­li­sés à leur poste de tra­vail, et ceux qui se trou­vaient en congé rap­pe­lés d’ur­gence. Le pré­sident Nico­lae Ceau­ses­cu veut ins­pec­ter les champs de pommes de terre. Habillé en cos­tume de sport, sans cra­vate et por­tant ou non sa cas­quette pro­lé­taire, il se dis­tingue faci­le­ment des membres de la suite, tenus stric­te­ment au cos­tume-cra­vate ou, pour les offi­ciers, à l’u­ni­forme de parade. Si je peux m’i­ma­gi­ner faci­le­ment la scène, sans y avoir par­ti­ci­pé, c’est parce qu’elle a toutes les chances de res­sem­bler à d’autres, retrans­mises à la télé ou repro­duites sur les tableaux de l’i­co­no­gra­phie offi­cielle : le pré­sident dans les champs en train de par­ler aux pay­sans et d’in­di­quer de la main le sens des tra­vaux à suivre ; der­rière lui, des col­la­bo­ra­teurs atten­tifs par­mi les­quels on peut dis­tin­guer le pro­fil de sa femme ou de son fils ; à côté, un trac­teur prêt à reprendre le labou­rage. Dans sa suite, le ministre ou le vice-ministre de l’A­gri­cul­ture, le pre­mier secré­taire du dis­trict, un offi­cier qui porte une balance : on déterre des pieds de pommes de terre et on les pèse pour esti­mer la pro­duc­tion à l’hec­tare. Dans les champs de maïs tout autour, les gardes du corps cachés sur­veillent les lieux.

L’in­gé­nieur agro­nome qui me raconte la scène dit que l’es­ti­ma­tion de la pro­duc­tion a été plu­tôt cor­recte et que l’in­dice éta­bli aurait pu être plus éle­vé, mais que les autres coopé­ra­tives du dis­trict les avaient déjà accu­sés de faire mon­ter les chiffres du plan. C’est vrai, ils ont eu peur, mais fina­le­ment tout c’est bien pas­sé par rap­port à d’autres visites, dont celles du pre­mier secré­taire du dis­trict : celui-là est un « dur », tous se cachent quand il vient, pré­fé­rant res­ter trois heures enfer­més dans les toi­lettes ou dans un gre­nier que par­ler avec lui.

La visite de tra­vail à Veres­ti a été brève : Ceau­ses­cu devait pas­ser pen­dant une dizaine de jours par huit dis­tricts, c’est-à-dire presque l’en­semble de la Mol­da­vie. Le pays était deve­nu au cours des vingt-cinq der­nières années ce qu’un des auteurs de son culte appe­lait « le cabi­net de tra­vail du pré­sident ». Le rôle de ces visites était autant poli­tique qu’é­co­no­mique : tenir l’ap­pa­reil jus­qu’à la base sous contrôle direct et per­ma­nent et mon­trer à la popu­la­tion sa vigi­lance pater­nelle. C’est pour cette rai­son que l’on peut déduire du rituel stric­te­ment obser­vé de ces visites des élé­ments essen­tiels pour la com­pré­hen­sion du fonc­tion­ne­ment du champ du pou­voir. Le fait que le chef de l’É­tat veuille esti­mer per­son­nel­le­ment la pro­duc­tion d’une coopé­ra­tive, d’un dis­trict ou d’une région prouve qu’il a de fortes rai­sons de se méfier des rap­ports qui lui sont pré­sen­tés par voie admi­nis­tra­tive, qu’il se sent trom­pé ou volé, et que le prin­ci­pal but de ces visites était de contrô­ler les contrôleurs.

Les ruses du « petit bâtard de la vieille garde stalinienne »

Le carac­tère violent des rap­ports éco­no­miques dans la Rou­ma­nie des années 80 résul­tait pour une grande part de l’im­pos­si­bi­li­té de l’ap­pa­reil cen­tral de main­te­nir sous contrôle l’en­semble des méca­nismes de pro­duc­tion. Pour ceux qui ont étu­dié le modèle éco­no­mique du socia­lisme dans sa ver­sion com­mu­niste, la crise du sys­tème a été l’ef­fet des contra­dic­tions entre, d’une part, un pou­voir cen­tral enclin à maxi­mi­ser sa capa­ci­té de redis­tri­bu­tion ou d’al­lo­ca­tion des res­sources, assu­rant ain­si une crois­sance per­ma­nente du volume des moyens éco­no­miques (pour les grands inves­tis­se­ments dans l’in­dus­trie lourde ou encore les construc­tions « pha­rao­niques ») et, d’autre part, les « contre-ratio­na­li­tés » d’une par­tie de l’ap­pa­reil bureau­cra­tique, inté­res­sé plu­tôt à une bonne ges­tion et au main­tien, sinon à la crois­sance, du niveau de consom­ma­tion. Cette contra­dic­tion a eu comme consé­quence en Rou­ma­nie l’é­vic­tion pro­gres­sive des « réfor­ma­teurs » de l’é­quipe diri­geante sans pro­vo­quer en règle géné­rale de leur part une oppo­si­tion poli­tique mani­feste. Les choses sont, bien enten­du, à nuan­cer. Les hauts res­pon­sables qui ont été éli­mi­nés à cause de leur oppo­si­tion ouverte à Ceau­ses­cu (C. Pîr­vu­les­cu, par exemple, au XIe congrès du par­ti, puis les six signa­taires de la Lettre ouverte de 1989) ne sont pas à confondre avec ceux qui ont été sim­ple­ment dis­gra­ciés (comme Ion llies­cu). Aus­si sta­li­niennes et « byzan­tines » que puissent paraître les manœuvres tac­tiques de Ceau­ses­cu, il faut dire qu’elles n’ont jamais pro­vo­qué (au moins pour ce qu’on sache jus­qu’à pré­sent) l’é­li­mi­na­tion phy­sique de ses adver­saires. Il ne s’a­git pas, bien sûr, de lui rendre hom­mage pour cela, mais de « dédia­bo­li­ser » un peu, si je puis dire, son por­trait tyran­nique. Pour neu­tra­li­ser ces com­mu­nistes conver­tis au réfor­misme, à la démo­cra­tie ou tout sim­ple­ment « inso­lents », comme Pîr­vu­les­cu, qui ne sup­por­taient plus le culte voué à celui qui leur appa­rais­sait comme un « petit bâtard de la vieille garde sta­li­nienne », Ceau­ses­cu n’a­vait qu’à faire allu­sion à la pro­tec­tion sovié­tique (plus ou moins vraie) dont dis­po­saient ses contra­dic­teurs, et les pré­sen­ter ain­si en traîtres de la patrie. Cette stra­té­gie était, à long terme, dan­ge­reuse, car l’an­ti­so­vié­tisme « offi­cieux » de Ceau­ses­cu entre­te­nait (y com­pris à l’in­té­rieur du par­ti!) une ver­sion pri­maire de l’an­ti­com­mu­nisme popu­laire héri­té de l’an­cien régime. C’est ce qui explique, à mon avis, le nombre si éle­vé des membres du Par­ti com­mu­niste rou­main et l’an­ti­com­mu­nisme très vif d’une par­tie impor­tante d’entre eux. Quand on parle de « com­mu­nisme natio­nal » en Rou­ma­nie on ignore les rap­ports de force à l’in­té­rieur du sys­tème et on se repré­sente le tout comme un mono­lithe qui en réa­li­té n’a exis­té que dans les textes de propagande.

Face à la spo­lia­tion sys­té­ma­tique des pro­duc­teurs par l’É­tat, les res­pon­sables locaux, pla­cés en posi­tion inter­mé­diaire, devaient négo­cier en per­ma­nence les limites des pré­lè­ve­ments opé­rés par le pou­voir cen­tral pour assu­rer la sta­bi­li­té de leur propre poste, mena­cé aus­si bien par les dénon­cia­tions des sala­riés mécon­tents que par les exi­gences des supé­rieurs hié­rar­chiques. Contraints de céder de plus en plus à ces der­niers, ils voyaient leur capa­ci­té de ges­tion réduite et le contrôle des rap­ports de pro­duc­tion pre­nait de plus en plus la forme d’une sur­veillance poli­cière. Cette « rigi­di­fi­ca­tion » extrême de l’ap­pa­reil, qui s’est tra­duite dans cer­taines situa­tions par la mili­ta­ri­sa­tion de sec­teurs clés (du sys­tème éner­gé­tique ou de l’a­gri­cul­ture, par exemple), était par­fois accom­pa­gnée de mesures des­ti­nées à sou­la­ger telle ou telle caté­go­rie de la popu­la­tion ; des mesures qui ne man­quaient de poser de sérieux pro­blèmes à l’ap­pa­reil. Ain­si, en jan­vier 1988, à l’oc­ca­sion du 70e anni­ver­saire de sa nais­sance, Ceau­ses­cu a décré­té une large amnis­tie qui a, sou­dai­ne­ment, à la fois blo­qué la pro­duc­tion des uni­tés éco­no­miques du petit gou­lag rou­main, effrayé la popu­la­tion (au point que l’on se deman­dait si cette amnis­tie n’é­tait pas des­ti­née, en réa­li­té, à ter­ro­ri­ser la popu­la­tion) et pro­vo­qué un cer­tain désar­roi dans les rangs de l’ap­pa­reil de répression.

Pour mieux com­prendre les mots sta­li­ni­sa­tion, désta­li­ni­sa­tion et res­ta­li­ni­sa­tion il fau­drait exa­mi­ner, dans une pers­pec­tive his­to­rique, le rap­port entre le nombre des condam­na­tions pour des délits de droit com­mun, d’une part, et pour des délits poli­tiques, d’autre part. L’é­chec rela­tif de la res­ta­li­ni­sa­tion ten­tée sous Ceau­ses­cu est signi­fié, entre autres, par l’«embarras » des auto­ri­tés lors­qu’elles s’ef­for­çaient de dis­si­mu­ler des « crimes » poli­tiques en crimes éco­no­miques ou de mora­li­té ; une ten­dance contraire à celle qui avait carac­té­ri­sé l’é­poque du sta­li­nisme « pur ».

En cas de conflit : l’administration « coupable », le parti médiateur…

La fal­si­fi­ca­tion des chiffres du plan illustre le mieux la posi­tion ambi­guë de l’ap­pa­reil. C’é­tait, d’une part, un moyen de pro­pa­gande dans la pré­sen­ta­tion des « résul­tats » du régime et, d’autre part, un ins­tru­ment de contrainte qui pou­vait se retour­ner à tout moment contre les cadres. Ain­si, pour pou­voir expor­ter davan­tage, à l’é­poque de l’ac­cé­lé­ra­tion du rem­bour­se­ment de la dette exté­rieure, et don­ner, en même temps, à la popu­la­tion l’im­pres­sion qu’elle dis­po­sait de res­sources suf­fi­santes, la pro­duc­tion était dou­ble­ment enre­gis­trée, à tra­vers le sys­tème de l’ad­mi­nis­tra­tion d’É­tat (les dépar­te­ments du minis­tère de l’A­gri­cul­ture) et le sys­tème équi­valent de l’ap­pa­reil du par­ti, dont le rôle était de contrô­ler le pre­mier. Ce « dédou­ble­ment » se pro­lon­geait jus­qu’au niveau de la coopé­ra­tive agri­cole (le kol­khoze rou­main), où la pro­duc­tion était enre­gis­trée par deux registres dis­tincts, ce qui condui­sait au niveau natio­nal à des déca­lages consi­dé­rables. En 1987, on a annon­cé une pro­duc­tion de céréales de 29 mil­lions de tonnes pour une capa­ci­té d’en­si­lage de 22 mil­lions, les 7 mil­lions res­tant étant consi­dé­rés offi­ciel­le­ment comme cor­res­pon­dant au volume de la récolte que les pay­sans s’é­taient appro­prié eux-mêmes. En 1989, les ingé­nieurs agro­nomes ont été obli­gés de signer des enga­ge­ments pour réa­li­ser des pro­duc­tions qui dou­blaient ou tri­plaient les esti­ma­tions de la pro­duc­tion réelle, faute de quoi ils ris­quaient d’être des­ti­tués sur le champ. Tenus per­son­nel­le­ment pour res­pon­sables de la « non-réa­li­sa­tion du plan », ils pou­vaient faire à tout ins­tant l’ob­jet de pour­suites judi­ciaires. La pro­duc­tion étant ensuite annon­cée comme réa­li­sée, per­sonne n’au­rait pu dénon­cer le men­songe sans se dénon­cer soi-même. En cas de conflit de tra­vail, la res­pon­sa­bi­li­té était attri­buée aux cadres d’É­tat, consi­dé­rés comme cou­pables d’une mau­vaise admi­nis­tra­tion, tan­dis qu’aux cadres du par­ti reve­nait la posi­tion de média­teur et de juge. La spo­lia­tion, mais aus­si le vol et la cor­rup­tion pre­naient ain­si des pro­por­tions gigan­tesques. Par crainte des dénon­cia­tions, cha­cun était ame­né à tolé­rer, sinon à cou­vrir, le vol des autres, à condi­tion cepen­dant qu’il ne soit pas décou­vert à son tour par quel­qu’un d’ex­té­rieur au réseau des com­pli­ci­tés, et qu’il ne pro­voque pas de conflits entre les partenaires.

Par exemple, pen­dant la période des mois­sons, toute une série de sur­veillants étaient envoyés à la cam­pagne pour contrô­ler l’en­re­gis­tre­ment et le trans­port des récoltes : des cadres du par­ti, des mili­ciens, par­fois des mili­taires. Leur bien­veillance était évi­dem­ment facile à obte­nir en rai­son de l’é­ten­due de leurs besoins. Par ailleurs, la faible rému­né­ra­tion du tra­vail agri­cole pro­vo­quait un manque chro­nique d’ou­vriers que les pres­sions éco­no­miques (sur­tout la confis­ca­tion des par­celles à usage fami­lial) ne pou­vaient pas résoudre. La liqui­da­tion accé­lé­rée de la pay­san­ne­rie comme classe, par suite de sa pro­lé­ta­ri­sa­tion (y com­pris à tra­vers le pro­jet de « sys­té­ma­ti­sa­tion rurale ») et la pra­tique d’une agri­cul­ture exten­sive impo­saient le recours à d’autres forces de tra­vail : les sol­dats, les élèves, les étu­diants ou les fonc­tion­naires. Cette forme de tra­vail dit « volon­taire », en réa­li­té for­cé, s’é­tait élar­gie les der­nières années au béné­fice des admi­nis­tra­tions locales. Chaque citoyen, y com­pris les per­sonnes très âgées, devait leur « accor­der » une semaine de tra­vail gra­tuit (ou payer l’é­qui­valent). À l’oc­ca­sion de l’exé­cu­tion de ces tra­vaux, les rap­ports hié­rar­chiques à l’in­té­rieur de chaque « col­lec­tif de tra­vail » étaient com­pri­més en quelque sorte, tan­dis que les res­pon­sables du par­ti ou les employeurs occa­sion­nels deve­naient les « vrais » chefs.

La grève non déclarée des paysans

Je me sou­viens de la mobi­li­sa­tion excep­tion­nelle qui eut lieu pen­dant l’é­té 1988 pour la mois­son du maïs. Le bruit cou­rait que pen­dant un mois tout le monde rece­vrait son salaire uni­que­ment de la part des coopé­ra­tives agri­coles. En fait, il n’y eut pas de contrat, mais uni­que­ment dépla­ce­ment arbi­traire de la force de tra­vail d’un sec­teur de pro­duc­tion à l’autre, à la suite d’une simple déci­sion du par­ti. Les sala­riés étaient trans­por­tés le matin par bus aux champs, puis, le soir, rame­nés chez eux. J’ai refu­sé d’y aller et j’ai été mis en garde par la secré­taire de par­ti : une tâche de plus allait s’a­jou­ter à mon dos­sier, elle n’y était pour rien, mais d’autres allaient sans doute me dénon­cer. Dans sa voix, il y avait de la com­pas­sion sin­cère. En fait, ce n’é­tait pas la dif­fi­cul­té du tra­vail au champ qui me repous­sait, mais l’hu­mi­lia­tion et l’i­dée de bri­ser ain­si la grève non décla­rée des pay­sans. Nombre de gens étaient per­sua­dés que c’é­tait à cause de « ces fai­néants de pay­sans » que l’on nous obli­geait à tra­vailler. j’ai appris que, une fois dans les champs, mes col­lègues s’é­taient mobi­li­sés pour ter­mi­ner leur tra­vail plus vite ; mais, au retour, le bus fut empê­ché d’en­trer en ville avant six heures du soir, sur dis­po­si­tion du pre­mier secré­taire du dis­trict : même si les « normes » avaient été accom­plies, la règle devait être respectée.

Une autre stra­té­gie uti­li­sée dans les années 80 pour maxi­mi­ser l’ac­cu­mu­la­tion cen­trale des res­sources rési­dait dans un pro­gramme appa­rem­ment de décen­tra­li­sa­tion régio­nale, des­ti­né à assu­rer l’«autofinancement » et l’«autogestion » de chaque uni­té de pro­duc­tion, et déchar­ger ain­si, tout au moins sym­bo­li­que­ment, le pou­voir cen­tral. En fait, à un moment où l’en­semble de la vie sociale était mar­qué par une poli­tique d’é­co­no­mies (réduc­tion des bud­gets pour la culture et l’en­sei­gne­ment, ali­men­ta­tion « ration­nelle » et méde­cine « natu­relle »), cette stra­té­gie du pou­voir cen­tral devait empê­cher ou limi­ter la consti­tu­tion de réseaux hori­zon­taux d’é­changes. La poli­tique d’au­tar­cie au niveau natio­nal était éten­due ain­si au niveau de chaque dis­trict, ce que signi­fiait en gros que chaque dis­trict devait céder la moi­tié de sa pro­duc­tion ali­men­taire à l’É­tat sans pou­voir faire d’é­changes directs avec d’autres dis­tricts. Ain­si, tout trans­port de biens ali­men­taires (et, par­fois, tout dépla­ce­ment, en voi­ture par exemple, à cause des éco­no­mies de com­bus­tible) en dehors des fron­tières de son dis­trict était for­mel­le­ment inter­dit. La Rou­ma­nie des années 80 était en train de se doter de lour­deurs admi­nis­tra­tives simi­laires à celles de l’U­nion soviétique.

Si elle a per­mis au pou­voir cen­tral de conser­ver sa capa­ci­té d’ac­cu­mu­la­tion, la poli­tique consis­tant à répar­tir le poids de la crise sur chaque entre­prise — et sur chaque sala­rié, à tra­vers un sys­tème d’ac­tions, de « par­ties sociales » dont l’a­chat était obli­ga­toire, ce qui per­met­tait à l’É­tat de « rat­tra­per » les aug­men­ta­tions des salaires accor­dées — a pro­vo­qué de nom­breuses grèves éco­no­miques qui allaient secouer l’ap­pa­reil poli­tique (sans le bri­ser pour autant).

Dans la « jungle » économique

Pour faire fonc­tion­ner leur usine, leur sec­teur ou leur ate­lier, les cadres devaient se livrer à un sys­tème com­plexe de troc et de cor­rup­tion. C’é­tait le seul moyen dont ils dis­po­saient pour se pro­cu­rer matières pre­mières, pièces d’é­change et autres élé­ments néces­saires à la pro­duc­tion et hono­rer ain­si les contrats signés. D’autre part, avec une offre faible pour une demande forte, le mar­ché du tra­vail fonc­tion­nait à tra­vers tout un sys­tème de cadeaux (le plus sou­vent en nature, en pro­duits ali­men­taires) offerts à la direc­tion de l’en­tre­prise convoi­tée par ceux qui sol­li­ci­taient un poste de tra­vail. Le sys­tème était stric­te­ment hié­rar­chi­sé et mas­quait à peine la vente de la force de tra­vail. On savait ain­si que tel poste ou tel ser­vice devait avoir son prix, mais on ne pou­vait l’ap­prendre que par la rumeur ou grâce à la confi­dence d’un ami ou de quel­qu’un de sa propre famille. Cette « liber­té » des prix pour l’embauche ou pour un ser­vice accen­tuait le sen­ti­ment d’ar­bi­traire. Par­fois, si on te disait fran­che­ment dès le début com­bien coûte tel poste ou tel ser­vice, tu arri­vais à pré­fé­rer le cynisme au désar­roi et aux lou­voie­ments byzan­tins. C’est pour cette rai­son que, par exemple, un « bon » direc­teur pou­vait très bien avoir la répu­ta­tion d’être un « ban­dit », c’est-à-dire quel­qu’un qui sait se débrouiller dans la « jungle » éco­no­mique tout en pre­nant soin de ses hommes (en appro­vi­sion­nant au mieux la can­tine de l’u­sine, par exemple), qui sait quoi et où trou­ver, à qui et com­bien « don­ner » pour « satis­faire tout le monde ». Des direc­teurs pareils, démis de leur fonc­tion dans la fou­lée révo­lu­tion­naire des jours de décembre, furent par­fois remis en place par leur propres sala­riés par la suite.

Bien que le pro­cé­dé était for­mel­le­ment inter­dit et sévè­re­ment sanc­tion­né en cas de défec­tion (due le plus sou­vent aux dénon­cia­tions), une par­tie de la pro­duc­tion était tou­jours détour­née pour « ache­ter » des par­te­naires ou des supé­rieurs. Le pater­na­lisme éco­no­mique rejoi­gnait ain­si le pater­na­lisme poli­tique. Le mot cou­rant qui désigne en rou­main ces cadeaux ou pots-de-vin est plo­coane. Le verbe de la même famille, a (se) plo­co­ni, signi­fiant « s’in­cli­ner », se cour­ber devant un supé­rieur (à la manière orien­tale), a un sens péjo­ra­tif : man­quer de res­pect pour soi-même. (On peut sai­sir ici le rap­port contra­dic­toire, qui s’est ren­for­cé avec le temps, entre la dépen­dance éco­no­mique crois­sante vis-à-vis de l’Oc­ci­dent et la méfiance, tou­jours forte, quant à ses effets poli­tiques ; cette méfiance s’ex­prime dans le dis­cours poli­tique par la condam­na­tion de l’«admiration ser­vile », plo­co­ni­rea, devant ce même Occident.)

Si la loi inter­di­sait for­mel­le­ment l’at­tri­bu­tion de cadeaux, Ceau­ses­cu fut le seul à avoir été en mesure d’ins­ti­tu­tion­na­li­ser à son béné­fice ce sys­tème, en fai­sant expo­ser les cadeaux qu’il avait reçus dans une aile du Musée natio­nal. L’ac­cu­mu­la­tion de biens de consom­ma­tion et la trans­mis­sion du patri­moine fami­lial étant stric­te­ment limi­tées pour évi­ter l’«embourgeoisement » de la popu­la­tion (notam­ment par une loi concer­nant les « reve­nus illi­cites », qui expo­sait les nou­veaux riches aux dénon­cia­tions en tous genres et à la confis­ca­tion d’une par­tie de leurs biens), ce n’est que la sta­bi­li­té du sta­tut social et poli­tique qui pou­vait assu­rer la pos­ses­sion d’un capi­tal éco­no­mique. Le régime com­mu­niste avait com­men­cé par « natio­na­li­ser » une grande par­tie de la pro­prié­té immo­bi­lière de l’an­cienne bour­geoi­sie et de l’a­ris­to­cra­tie, les palais et les vil­las « res­ti­tués au peuple » (trans­for­més en musées, mai­sons de vacances, sièges d’ins­ti­tu­tions), pour récu­pé­rer ensuite les plus impor­tants d’entre eux à l’u­sage exclu­sif de la nomenk­la­tu­ra et sur­tout de son chef, et en construire d’autres à tra­vers le pays. Au droit de pro­prié­té s’est sub­sti­tué le droit d’u­sage à titre tem­po­raire : la plu­part de ces mai­sons de fonc­tion s’ap­pe­laient d’ailleurs case de oas­pe­ti (mai­sons d’hôtes). Le népo­tisme et la dis­tri­bu­tion des rôles poli­tiques entre les membres d’une même famille devaient rem­pla­cer aus­si bien l’ab­sence de méca­nismes juri­diques assu­rant la trans­mis­sion de biens patri­mo­niaux que l’im­pos­si­bi­li­té d’hé­ri­ter des titres sym­bo­liques — c’est-à-dire les prin­ci­pales stra­té­gies de repro­duc­tion de la classe domi­nante sous l’an­cien régime. Dans l’ab­sence de cri­tères idéo­lo­giques et de réfé­rences uni­ver­selles per­met­tant de se dis­tin­guer à l’in­té­rieur du même corps poli­tique, les liai­sons de famille ou de région d’o­ri­gine consti­tuaient la base du clien­té­lisme poli­tique. Aux rap­ports « froids » de la hié­rar­chie à l’in­té­rieur de l’ap­pa­reil se sub­sti­tuaient ain­si des rap­ports « chauds » et « natu­rels ». Cette sub­sti­tu­tion n’é­tait cepen­dant, dans les faits, jamais com­plète, le prin­cipe de divi­sion et de ras­sem­ble­ment poli­tiques res­tant l’adhé­sion au com­mu­nisme. Pour impo­ser son propre pou­voir et celui de sa famille et empê­cher la consti­tu­tion d’autres familles poli­tiques puis­santes, Ceau­ses­cu devait s’ex­po­ser lui-même et sa propre famille, en exhi­bant publi­que­ment l’exis­tence d’une per­ma­nente « una­ni­mi­té » autour de lui. Et il devait être tou­jours reçu « avec cha­leur », par des mani­fes­tants « pleins d’é­mo­tion », pour faire valoir le carac­tère pro­fon­dé­ment inté­rio­ri­sé de rap­ports poli­tiques qui étaient, en réa­li­té, que récents et éphémères.

« Manipulateurs », « manipulés»…

Outre l’i­mage du « peuple » sus­ci­tée à l’oc­ca­sion de ces visites, c’é­tait l’ex­po­si­tion de ses « réa­li­sa­tions » éco­no­miques qui don­nait de la sub­stance à la mise en scène poli­tique : des maquettes, des gra­phiques et des pro­duits sélec­tion­nés étaient pas­sés en revue, accom­pa­gnés d’ex­pli­ca­tions four­nies par les direc­teurs et autres res­pon­sables éco­no­miques. Dans les condi­tions de déla­bre­ment des uni­tés de pro­duc­tion, la pré­pa­ra­tion des visites jouait un rôle essen­tiel. Pour mobi­li­ser l’ap­pa­reil (mais peut-être aus­si pour des rai­sons de sécu­ri­té), une visite était annon­cée quelques semaines à l’a­vance et dans plu­sieurs endroits dif­fé­rents. Les cadres locaux du par­ti devaient amé­na­ger le tra­cé, net­toyer et pavoi­ser les lieux (ils allaient par­fois jus­qu’à peindre en vert les feuilles séchées des arbres plan­tés à ces occa­sions) et orga­ni­ser des expo­si­tions. Man­quant par­fois de pro­duits expo­sables, ils les emprun­taient aux dis­tricts voi­sins. Une anec­dote raconte com­ment Ceau­ses­cu aurait été éton­né par les signes ami­caux que lui fai­sait une vache au moment de la visite d’une ferme. Le secret lui fut confié par quel­qu’un de son entou­rage : la vache l’a­vait recon­nu, à force de le voir lors de ses mul­tiples visites dans les divers vil­lages de la région.

Jus­qu’au début des années 80, les expo­si­tions de pro­duits ali­men­taires étaient acces­sibles au public à la fin de la visite et la popu­la­tion en pro­fi­tait pour ache­ter des pro­duits rares. Mais, par la suite, la mar­chan­dise des­ti­née à l’ex­po­si­tion allait dis­pa­raître dès la fin du spec­tacle. Par ces théâ­tra­li­sa­tions tou­chant au gro­tesque, le pou­voir exa­cer­bait son côté qua­si mythique : démon­trer, par la seule pré­sence du « grand chef », que l’é­co­no­mie fonc­tionne à mer­veille ou que les condi­tions de la vie quo­ti­dienne ne cessent de s’a­mé­lio­rer. De leur côté, les orga­ni­sa­teurs pou­vaient conso­li­der leur posi­tion et obte­nir des allo­ca­tions sup­plé­men­taires de res­sources de la part du pou­voir cen­tral. Si tout le monde était plus ou moins conscient des pro­por­tions du men­songe, une cer­taine com­pli­ci­té unis­sait « mani­pu­la­teurs » et « mani­pu­lés » : les pre­miers pou­vaient faire valoir qu’ils tra­vaillaient pour l’in­té­rêt de leur usine, de leur ville ou de leur région, en don­nant une bonne et belle image de celles-ci, tan­dis que les seconds se consi­dé­raient eux-mêmes plu­tôt comme des spec­ta­teurs que des acteurs de ces mises en scène. C’est ain­si que l’illu­sion de l’u­na­ni­mi­té, de l’a­mour, de la cohé­sion pre­nait corps. Le jour de sa chute, Ceau­ses­cu était pro­ba­ble­ment le seul à croire tou­jours à l’exis­tence de cette illu­sion, conti­nuant à sur­vivre à sa propre mort poli­tique : il cher­chait refuge et pro­tec­tion au sein de la classe ouvrière, qui était, elle aus­si, une « inven­tion réelle » du régime com­mu­niste. Par contre, le jour de son « pro­cès », il a réus­si, pour une fois, à incar­ner le rôle d’un vrai per­son­nage poli­tique en s’op­po­sant jus­te­ment à la mise en scène dont il était victime.

Avec la dégra­da­tion géné­rale des condi­tions de vie, la mobi­li­sa­tion de la popu­la­tion aux grands mee­tings deve­nait de plus en plus pro­blé­ma­tique pour les orga­ni­sa­teurs. Le pre­mier « aver­tis­se­ment » reçu par Ceau­ses­cu de la part des ouvriers date de 1977, année d’une grande grève des mineurs qui avaient immo­bi­li­sé toute la val­lée de Jiu, région située au sud-ouest des Car­pates. Pour la pre­mière fois, et la der­nière, il fut obli­gé d’in­ter­ve­nir per­son­nel­le­ment pour régler un conflit de tra­vail et empê­cher sa poli­ti­sa­tion. Opé­ra­tion appa­rem­ment réus­sie, avec le « concours » de l’ar­mée, qui encer­cla la région. Dans le mee­ting qui eut lieu, on remar­qua la pré­sence mas­sive de figu­rants dans les pre­miers rangs, mais aus­si d’une masse de mineurs plu­tôt joyeux, s’a­mu­sant du spec­tacle don­né pour eux par celui qui avait reçu à l’oc­ca­sion le titre de « pre­mier mineur du pays ». Dix ans plus tard, en 1987, à Bra­sov, les ouvriers allaient mani­fes­ter pour la pre­mière fois en dehors de leurs usines et inves­tir le siège local du par­ti, en détrui­sant les sym­boles du pou­voir — por­traits, slo­gans, dra­peaux : une brève répé­ti­tion des évé­ne­ments de décembre 1989 à Timi­soa­ra ou Buca­rest. Si la révolte a pu être vite cir­cons­crite à ce moment-là par les forces de l’ordre, la peur de la conta­mi­na­tion était deve­nue grande et pen­dant un temps tous les ras­sem­ble­ments d’ou­vriers (y com­pris les réunions du par­ti) furent sup­pri­més dans le pays.

Ceausescu à Brasov, une revanche symbolique

Je tiens par un inter­mé­diaire le récit d’une secré­taire du comi­té cen­tral de la Jeu­nesse com­mu­niste qui a été envoyée assis­ter à une réunion dans l’u­sine d’où était par­tie la mani­fes­ta­tion de Bra­sov. Tout au long de sa visite elle fut escor­tée par un mili­taire armé. Quand elle deman­da le pour­quoi de cette mesure (avait-on peur d’elle aus­si?), on lui rétor­qua qu’on la pro­té­geait. À l’ex­té­rieur de la salle de réunions de l’u­sine, deux per­ma­nents du par­ti véri­fiaient les papiers des délé­gués tan­dis qu’à l’in­té­rieur deux mili­taires les fouillaient. Des sol­dats avec des armes en posi­tion de tir étaient dis­sé­mi­nés dans la salle, « comme à l’aé­ro­port ». Bien que toutes les prises de parole, écrites à l’a­vance, com­por­taient des pas­sages condam­nant les « actes des hoo­li­gans », sur les dix-sept délé­gués ayant pris la parole, trois seule­ment les men­tion­nèrent. Les auto­ri­tés ont eu du mal à trou­ver des témoins à charge pour les 61 incul­pés, arrê­tés après la mani­fes­ta­tion ; on dit qu’elles ont fait venir des « témoins » d’autres dis­tricts. Condam­nés à des peines entre 6 mois et 4 ans, ils furent libé­rés deux mois plus tard, grâce à l’am­nis­tie décré­tée à l’oc­ca­sion du 70e anni­ver­saire de la nais­sance de Ceau­ses­cu, puis dépla­cés dans d’autres villes du pays.

Pour sa part, Ceau­ses­cu a dû attendre encore huit mois pour faire, au même endroit, une « visite de tra­vail » et prendre en quelque sorte sa revanche sym­bo­lique sur les mani­fes­tants. La pré­sence des « sécu­ristes » était très visible dans le repor­tage, mais il y avait aus­si beau­coup d’ou­vriers « authen­tiques » : on devait apprendre plus tard que les ouvriers pré­sents avaient été triés et beau­coup d’entre eux pro­ve­naient d’autres usines. À l’en­trée de l’u­sine, les cadres étaient ali­gnés tel un corps diplo­ma­tique à l’aé­ro­port. S’il salue d’un air dis­trait quelques-uns d’entre eux, avec les ouvriers il se montre beau­coup plus cha­leu­reux : il leur serre lon­gue­ment la main, les regarde droit dans les yeux. Les ouvriers s’in­clinent res­pec­tueu­se­ment, une femme lui offre une fleur et semble lui faire une décla­ra­tion apprise par cœur, il a une brève dis­cus­sion ani­mée dans un petit groupe en tenue de tra­vail. Le repor­tage est sans son, on n’en­tend que le com­men­taire pathé­tique du pré­sen­ta­teur et une musique de marche. On voit aus­si des images de la cour de l’u­sine où Nico­lae et Ele­na Ceau­ses­cu, ins­tal­lés dans des fau­teuils, assistent à un défi­lé de camions pro­duits sur place. Der­rière eux, cer­tains res­tent cour­bés pour leur don­ner des expli­ca­tions ; en face, les « ouvriers » ali­gnés avec des ban­de­roles, des por­traits et des dra­peaux. Dans la salle de réunions de l’u­sine, c’est le couple seul qui est sur la scène, tou­jours assis dans des fau­teuils, à la place de l’ha­bi­tuel pré­si­dium, tan­dis que les autres sont sur des bancs et le direc­teur, debout, « fait son rap­port ». Les der­nières séquences montrent la voi­ture pré­si­den­tielle quit­tant l’u­sine sous des accla­ma­tions. On a appris plus tard que la visite n’a­vait pas été annon­cée dans le reste de la ville, l’u­sine étant située en ban­lieue et que, pour une fois, il n’y a pas eu de mee­ting populaire.

Si le défi­cit chro­nique d’en­thou­siasme était com­blé par une uti­li­sa­tion inten­sive de bandes magné­tiques avec des applau­dis­se­ments et des slo­gans à des fins média­tiques, il ne faut pas s’i­ma­gi­ner non plus que les foules étaient mobi­li­sées uni­que­ment par la ter­reur. Le « désac­cord » face au spec­tacle auquel on était contraint de par­ti­ci­per s’ex­pri­mait plu­tôt par la pas­si­vi­té, par l’air dis­trait, par la manière non­cha­lante de por­ter les « maté­riaux » (de pro­pa­gande) et par la rapi­di­té dont on s’en débar­ras­sait à la fin en les jetant sur les routes. Pour limi­ter le plus pos­sible ces mani­fes­ta­tions d’«indiscipline », les orga­ni­sa­teurs devaient per­son­na­li­ser la par­ti­ci­pa­tion : listes nomi­nales avec signa­tures de pré­sence (ceux dont la pré­sence était consi­dé­rée comme gênante étaient lais­sés de côté), empla­ce­ment à des endroits fixés d’a­vance pour être bien repé­rés par les ser­vices d’ordre — aus­si bien sur le tra­cé du cor­tège pré­si­den­tiel que sur la place du mee­ting, où des car­rés étaient par­fois des­si­nés et numé­ro­tés, attri­bués à un « col­lec­tif » (d’en­tre­prise) ou à un autre. Pour la réus­site des mani­fes­ta­tions, on fai­sait des répé­ti­tions avec des « met­teurs en scène » qui encou­ra­geaient la foule à crier plus fort, en impro­vi­sant par exemple des concours entre les « col­lec­tifs des tra­vailleurs » des dif­fé­rentes ins­ti­tu­tions. L’es­pace des mani­fes­ta­tions était encer­clé par des forces de l’ordre qui empê­chaient les par­ti­ci­pants de s’en aller, sans par­ve­nir tou­jours à évi­ter les bousculades.

La sélec­tion des par­ti­ci­pants et l’en­ca­dre­ment poli­cier étaient deve­nus très stricts, sur­tout pour les mee­tings avec Ceau­ses­cu, et les répé­ti­tions très rigou­reuses, mon­trant la sur-ritua­li­sa­tion du pou­voir. Avant le 70e anni­ver­saire de Ceau­ses­cu, Emil Bobu, secré­taire du comi­té cen­tral, avait fait mon­ter sur scène et pas­ser devant deux fau­teuils vides, avec des indi­ca­tions sur le rythme des pas et l’in­cli­nai­son des corps, tous les membres du comi­té cen­tral et d’autres délégués.

L’ef­fi­ca­ci­té sym­bo­lique de ces ras­sem­ble­ments, qui consti­tuaient un moyen de pres­sion psy­cho­lo­gique sur la popu­la­tion, tenait sur­tout à des expli­ca­tions simples, voire sim­plistes, et par­fois fausses de la situa­tion poli­tique et éco­no­mique géné­rale : les mee­tings pour la paix, pen­dant les­quels les ora­teurs sup­pliaient l’U­nion sovié­tique et les États-Unis de s’en­tendre afin évi­ter une nou­velle guerre, lais­saient croire à l’exis­tence d’un véri­table dan­ger de guerre et on pou­vait entendre ensuite des gens (en fai­sant la queue, par exemple, le lieu par excel­lence des com­men­taires infor­mels) dire que l’im­por­tant c’é­tait d’é­vi­ter le pire (« Que Dieu nous pré­serve du pire » était l’ex­pres­sion cou­ram­ment uti­li­sée). L’i­dée d’une menace exté­rieure était d’ailleurs la prin­ci­pale arme de pro­pa­gande du régime. L’en­det­te­ment du pays et la rapa­ci­té des banques occi­den­tales consti­tuaient une expli­ca­tion pour les « dif­fi­cul­tés » de l’é­co­no­mie natio­nale. Début 1989, on orga­ni­sa à tra­vers le pays des mee­tings d’en­thou­siasme pour la fin du paie­ment de la dette exté­rieure. En fait, le régime ne dis­po­sait plus d’autres argu­ments pour jus­ti­fier la situa­tion interne et les der­niers espoirs d’une par­tie de la popu­la­tion que la dette une fois payée les condi­tions de vie s’a­mé­lio­raient se sont vite dissipés.

La dernière apparition publique de Ceausescu

Le fait que la der­nière appa­ri­tion publique de Ceau­ses­cu ait eu lieu dans un mee­ting popu­laire où il a été conspué par une par­tie de la foule, montre bien que son pou­voir ne s’ap­puyait pas seule­ment sur un appa­reil, aus­si éten­du, cen­tra­li­sé et contrô­lé qu’il fût, mais aus­si sur cette « ven­tri­lo­quie usur­pa­trice », pour reprendre les termes de Pierre Bour­dieu, qui lui don­nait le droit de par­ler au nom de ceux aux­quels il s’a­dres­sait. Au moment où ce mono­logue dis­si­mu­lé en dia­logue a été rom­pu, dans des condi­tions excep­tion­nelles, il a per­du tout pou­voir sym­bo­lique sur la foule et l’ap­pa­reil poli­tique et poli­cier s’est effri­té der­rière lui.

Trans­for­mé en spectre, trai­té d’«Antéchrist », mort le jour de Noël, Ceau­ses­cu a ren­du un der­nier ser­vice au sys­tème, en par­ti­ci­pant bien mal­gré lui à la recons­ti­tu­tion d’un nou­veau pou­voir « popu­laire » autour d’une nomenk­la­tu­ra réfor­mée. Tout s’est pas­sé comme si le dédou­ble­ment de sa per­son­na­li­té (entre « l’homme du peuple » et « l’homme d’ap­pa­reil ») s’é­tait accen­tué d’une manière encore plus hyper­bo­lique après sa mort phy­sique, fai­sant dis­pa­raître avec lui, comme par miracle, le Par­ti com­mu­niste rou­main. Le secret de la lon­gé­vi­té poli­tique de Ceau­ses­cu c’est d’a­voir main­te­nu long­temps en équi­libre des forces contraires, à l’ex­té­rieur (se pla­çant par exemple en posi­tion de média­teur entre les grandes puis­sances du monde com­mu­niste ou non, entre Arabes et Israé­liens, etc.) comme à l’in­té­rieur du pays, en sachant exploi­ter aus­si bien des res­sen­ti­ments natio­na­listes (anti­russes ou anti­hon­grois) qu’an­ti­com­mu­nistes (contre la vieille géné­ra­tion sta­li­nienne, dont il avait été lui-même l’hé­ri­tier mi-rebelle, mi-conforme). Au moment de l’ex­plo­sion popu­laire, l’ap­pa­reil n’est pas allé jus­qu’au bout de sa propre logique, ne s’est pas trans­for­mé d’ap­pa­reil d’en­ca­dre­ment en appa­reil de pure répres­sion, mais a pro­fi­té d’une cer­taine marge d’au­to­no­mie pour lâcher Ceau­ses­cu (una­ni­me­ment accla­mé et, par consé­quent, una­ni­me­ment détes­té). Une par­tie de l’ap­pa­reil a endos­sé la res­pon­sa­bi­li­té de ce meurtre pour se rache­ter au der­nier ins­tant et pour ren­ver­ser l’i­den­ti­fi­ca­tion entre « Ceau­ses­cu et le peuple » (c’é­tait d’ailleurs l’un des slo­gans du régime) dans une oppo­si­tion toute aus­si radi­cale — le peuple uni contre Ceau­ses­cu, sans aucune autre dis­tinc­tion poli­tique. La réus­site, dans un pre­mier moment (cette « uni­té » s’ef­fri­te­ra par la suite), a été pos­sible entre autres à cause de la per­cep­tion fan­tas­ma­tique du dic­ta­teur, effet secon­daire de la mise en scène de son « culte ». Le grand spec­tacle de la dénon­cia­tion publique de l’an­cien régime — visant sur­tout le couple Ceau­ses­cu et en par­ti­cu­lier ses enfants, à tra­vers les images de leur rési­dences, mobi­lier, vête­ments, etc. — a réac­ti­vé, de manière encore plus effi­cace qu’au­pa­ra­vant, le popu­lisme de la couche domi­nante et le misé­ra­bi­lisme du petit peuple dont les reven­di­ca­tions étaient d’ordre social et éco­no­mique plu­tôt que poli­tique. Dans le nou­veau « consen­sus » appa­rent qui s’est créé en Rou­ma­nie, cette fois contre le « com­mu­nisme », on retrouve à la fois ce cou­rant popu­liste-popu­laire majo­ri­taire, foca­li­sé autour de la per­son­na­li­té du nou­veau lea­der, Ion Ilies­cu, dont cer­tains porte-parole vont jus­qu’à contes­ter le fait d’a­voir été com­mu­nistes sans nier pour autant le fait d’a­voir été membres, par­fois influents, du Par­ti com­mu­niste rou­main, que des oppo­sants dont l’an­cien­ne­té dans l’«anticommunisme » joue un rôle déter­mi­nant pour leur posi­tion­ne­ment poli­tique. Enjeu néga­tif, le com­mu­nisme se décom­pose tout en s’ignorant.

Des manières de voir Ceausescu

Le 17 décembre 1987. Mon ami L.A. entre dans mon bureau. Il me raconte ce qu’il a res­sen­ti en regar­dant la veille au soir à la télé un dis­cours de Ceau­ses­cu : « J’ai même éprou­vé de la pitié. Il y avait des moments où il était en délire et la salle le gavait avec des applau­dis­se­ments. Sur­tout quand il s’est mis à par­ler des ani­maux à abattre (Ceau­ses­cu niait l’exis­tence d’une crise ali­men­taire), en don­nant les chiffres pour les bœufs, les mou­tons et les cochons, dans un cres­cen­do lumi­neux et apo­ca­lyp­tique, en finis­sant par dire que les volailles des basses-cours seraient sacri­fiées « en nombre illi­mi­té»… Et les autres explo­sant d’en­thou­siasme… Lui, il avait l’air très mal, mais la réac­tion de la salle a réus­si à le chauf­fer et sa cris­pa­tion ini­tiale s’est trans­for­mée len­te­ment en enthou­siasme. Je me sou­viens, dans une autre occa­sion, avoir eu pitié de lui, en le voyant s’é­ga­rer dans un dis­cours et par­ler de la dis­pa­ri­tion du par­ti et de l’É­tat ; il a finit par remar­quer les visages de plus en plus décom­po­sés autour de lui ; aus­si a‑t-il cher­ché à les ras­su­rer en sou­li­gnant qu’il ne par­lait que théo­ri­que­ment… On pour­rait dire qu’il est presque inno­cent, un pauvre fou mani­pu­lé. Tout ce qu’il disait n’a­vait plus de lien avec la réa­li­té, il par­lait sans cesse de la crise aux États-Unis et du capi­ta­lisme… Et ces salauds qui le mani­pulent, qui ont crié à la fin « Ceau­ses­cu, bon anni­ver­saire ! » (car son anni­ver­saire appro­chait) vont sans doute le trans­for­mer en bouc émis­saire, ils lui attri­bue­ront tous les péchés, ils le louent main­te­nant pour mieux l’ac­cu­ser plus tard. Moi, je me suis déci­dé, comme je ne le loue pas je ne l’ac­cu­se­rai pas [fin 1989, mon ami signe­ra une péti­tion contre la réélec­tion de Ceau­ses­cu]. Je crois qu’ils vont le lais­ser pro­ba­ble­ment (en poste) cet hiver encore, car de toute façon per­sonne ne peut faire quoi que ce soit, pour le rem­pla­cer au prin­temps. On ne peut même pas les consi­dé­rer comme classe poli­tique, ils ne pensent qu’à leur voi­ture, à avoir une télé cou­leur et une vidéo — pour le reste « Vive Ceau­ses­cu ! », pour pou­voir mieux crier plus tard « À mort Ceau­ses­cu ! » Tout compte fait, notre seul homme d’É­tat c’est tou­jours lui, le pauvre…»

La per­cep­tion de la res­pon­sa­bi­li­té poli­tique dimi­nuée de Ceau­ses­cu de la part d’un intel­lec­tuel qui se consi­dé­rait en ce temps comme « apo­li­tique », pré­fé­rant se moquer de la « bêtise géné­rale » tout en recon­nais­sant sa propre lâche­té cou­verte par la lâche­té col­lec­tive (« Si Ceau­ses­cu est tel­le­ment gon­flé et les dis­si­dents tel­le­ment iso­lés, c’est à cause de notre lâche­té ! ») était l’ef­fet de la per­cep­tion écra­sante de la res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive trans­for­mée en image dégra­dante de l’i­mage natio­nale. Ce même ami était obsé­dé par la lai­deur phy­sique de Ceau­ses­cu. Un jour, il m’a­vait dit que « nous avons le plus laid chef d’É­tat du monde » et que « même les Noirs sont plus beaux ! ». Ceau­ses­cu était constam­ment dimi­nué, par une sorte de revanche sym­bo­lique ; les anec­dotes, où il appa­raît comme un idiot, un rustre ou un voleur, signi­fient de manière élo­quente cette revanche. Le « culte » était ain­si pris à l’en­vers et inté­rio­ri­sé : il n’é­tait plus ques­tion de com­mu­nisme, mais du fait d’être rou­main. Des repré­sen­ta­tions natio­na­listes et racistes étaient dif­fu­sées à tra­vers des anec­dotes dans les­quelles Ceau­ses­cu n’é­tait plus rou­main, mais tsi­gane ou encore pro­tec­teur-com­plice des Tsi­ganes. L’é­ga­li­sa­tion de la socié­té vers le bas, pro­duite par ces qua­rante der­nières années de l’his­toire du pays, était per­çue comme une « tsi­ga­ni­sa­tion ». La mobi­li­té sociale arti­fi­cielle par laquelle le recru­te­ment des cadres du par­ti s’o­pé­rait sou­vent dans les couches les plus défa­vo­ri­sées de la popu­la­tion, ain­si que la dis­pa­ri­tion de cer­tains signes de dis­tinc­tion sociale accen­tuaient le racisme, y com­pris à l’in­té­rieur de l’appareil.

Une autre expli­ca­tion de cette per­cep­tion « douce » de Ceau­ses­cu se trouve dans la repré­sen­ta­tion de sa mort comme unique solu­tion de chan­ge­ment poli­tique : ceux qui avaient com­pris que cette haine « mor­telle » n’é­tait que l’ef­fet de leur propre impuis­sance fai­saient tout pour s’en déga­ger et refou­ler ain­si, peut-être, leur propre désir de tuer. Une anec­dote racon­tait com­ment, au moment d’une visite dans son vil­lage natal, Ceau­ses­cu fut accueilli, à l’en­trée du cime­tière où étaient enter­rés ses parents, par des mani­fes­tants bran­dis­sant une ban­de­role sur laquelle on pou­vait lire : « Soyez le bien-venu chez nous, cama­rade Nico­lae Ceau­ses­cu ! » Les signes de défaillance phy­sique du pré­sident avaient un public bien pas­sion­né : la vitrine de la com­pa­gnie sovié­tique d’a­via­tion Aero­flot de Buca­rest atti­rait par exemple la foule parce que l’on pou­vait y voir des pho­tos non retou­chées de lui, prises à l’oc­ca­sion de ses ren­contres avec Gor­bat­chev ; cer­tains disaient pré­fé­rer regar­der la télé cou­leur parce que l’on pou­vait mieux y remar­quer son visage décom­po­sé. D’ailleurs, mal­gré la sur-intoxi­ca­tion par tous les moyens de pro­pa­gande avec son image et ses dis­cours, cer­tains conti­nuaient à regar­der les pro­grammes de la télé­vi­sion avec lui ou sur lui pour dis­tin­guer des « détails » plus ou moins « amu­sants » (pour déce­ler ce qu’il y avait de nou­veau dans le culte) ou « inté­res­sants » (pour connaître les nou­velles ini­tia­tives poli­tiques). On a remar­qué ain­si qu’il avait dû quit­ter la salle pen­dant une confé­rence et était reve­nu avec un nou­veau cos­tume (il souf­frait de la pros­tate), ce qui a été consi­dé­ré comme un « signe encou­ra­geant ». Le goût très répan­du pour des his­toires mor­bides sur Ceau­ses­cu avait don­né lieu à bien des anec­dotes. « En fait, disait une de ces anec­dotes, la rumeur selon laquelle il avait une mala­die mor­telle a été répan­du par lui-même afin don­ner plus d’es­poir au peuple et faire ain­si mon­ter la pro­duc­ti­vi­té de tra­vail. » Ou encore : « La plus ter­rible malé­dic­tion de ces der­nières années… mou­rir deux jours avant Ceau­ses­cu afin que tu ne puisses pas t’en réjouir ! »

Les « mémorialistes » et les dissidents

Ceau­ses­cu avait mal­gré tout et jus­qu’au der­nier moment beau­coup de cor­res­pon­dants volon­taires dans le pays, des gens qui lui écri­vaient pour accé­lé­rer la machine de l’É­tat et obte­nir plus vite un appar­te­ment, un poste ou un pas­se­port. Cer­tains lui écri­vaient pour lui « ouvrir les yeux », ce qui les trans­for­maient en clients « à part » de la Secu­ri­tate : peu d’entre eux sont deve­nus des dis­si­dents connus, la plu­part étant consi­dé­rés comme « déran­gés » men­taux (des gra­pho­manes ou des « mémo­ria­listes », car ils écri­vaient de longs « mémoires ») et cer­tains étaient hos­pi­ta­li­sés dans des asiles psy­chia­triques. Fran­chir les cor­dons de poli­ciers en civil et en uni­forme pour remettre une lettre per­son­nel­le­ment à Ceau­ses­cu à l’oc­ca­sion de ses visites de tra­vail signi­fiait à la fois avoir du cou­rage (on était rete­nu et on pro­cé­dait ensuite à une enquête pour connaître le conte­nu de la lettre puis, en règle géné­rale, on était assez vite relâ­ché) et se créer une oppor­tu­ni­té nou­velle pour obte­nir ce que l’on deman­dait. Cette situa­tion ren­for­çait l’hy­po­stase de la toute-puis­sance de Ceau­ses­cu et la dis­tance qu’il avait par rap­port à l’ap­pa­reil. Les sec­tions locales de l’ap­pa­reil essayaient de limi­ter autant que pos­sible le nombre des lettres, pour des rai­sons de sécu­ri­té, mais aus­si pour se sau­ver la face devant le « grand chef », tou­jours exi­geant vis-à-vis de ses subor­don­nés et mécon­tent s’il y avait trop de « récla­ma­tions ». C’est ain­si que les « récal­ci­trants » étaient iso­lés à l’oc­ca­sion des visites (Ceau­ses­cu pro­cé­dant de la même manière au moment de la visite de Gor­bat­chev en mai 1987 à Buca­rest avec ses oppo­sants). Quand Ceau­ses­cu visi­ta la ville de Iasi (300.000 habi­tants), en Mol­da­vie, pour la ren­trée sco­laire de 1989, on a appris qu’il avait reçu 3.000 lettres et qu’il avait été for­te­ment mécontent.

Consi­dé­rons main­te­nant, à l’autre bout de l’é­chelle, les « lettres ouvertes » adres­sées à Ceau­ses­cu par ceux dési­gnés cou­ram­ment comme « dis­si­dents » et qui s’ef­for­çaient de faire sor­tir leurs lettres du pays et les faire dif­fu­ser par des médias étran­gers, ce qui entraî­nait à la fois leur iso­le­ment poli­cier et une cer­taine (haute) pro­tec­tion (Ceau­ses­cu ne vou­lait pas « fabri­quer des héros »). On a appris, après le ren­ver­se­ment de Ceau­ses­cu, qu’il exis­tait un ser­vice spé­cia­li­sé de la Secu­ri­tate qui s’oc­cu­pait des dis­si­dents et dont les rap­ports étaient des­ti­nés à Ceau­ses­cu et à sa femme. Un ami, qui a pris part à l’oc­cu­pa­tion du siège du comi­té cen­tral et qui s’est retrou­vé dans le bureau d’E­le­na Ceau­ses­cu, a décou­vert deux de ces rap­ports. L’un expli­quait pour­quoi on n’a pas arrê­té un tel, oppo­sant hon­grois — pour ne pas gêner un membre du bureau poli­tique qui le pro­té­geait. Dans l’autre rap­port on ren­dait compte des articles de la presse étran­gère sur Ceau­ses­cu, mais son nom n’é­tait pas men­tion­né, à sa place étant tirée une ligne. On peut dire donc que l’ap­pa­reil se « cen­su­rait » en quelque sorte lui-même pour ne pas pro­vo­quer au som­met des per­tur­ba­tions incon­trô­lables. Dans ce type de ges­tion des rap­ports de force, les plus proches (les membres du bureau poli­tique, par exemple) étaient consi­dé­rés comme poten­tiel­le­ment plus « dan­ge­reux » que des dis­si­dents incon­nus. De la même façon, et sans doute pour la même rai­son, les dis­si­dents « com­mu­nistes » (ayant appar­te­nu au par­ti et occu­pé, sou­vent, un poste de res­pon­sa­bi­li­té dans l’ap­pa­reil), consi­dé­rés plus « légi­times » et ayant un sta­tut social plus impor­tant (comme celui des intel­lec­tuels), fai­saient figure d’en­ne­mis plus redoutables.

Ceau­ses­cu pou­vait rendre aus­si des bons ser­vices dans le cas des règle­ments de comptes pro­fes­sion­nels et des conflits entre géné­ra­tions. Tel pro­fes­seur uni­ver­si­taire « jeune » (d’une qua­ran­taine d’an­nées) s’est défen­du dans une réunion contre ses « vieux » adver­saires en pré­tex­tant qu’il appar­te­nait à une géné­ra­tion éle­vée « à l’é­poque Ceau­ses­cu et dans l’es­prit de la véri­té », tan­dis que les autres avaient reçu une édu­ca­tion sta­li­nienne. Mais l’u­ti­li­sa­tion d’un « argu­ment » pareil gênait plu­tôt tout le monde, parce qu’il était conçu jus­te­ment dans l’es­prit qu’il pré­ten­dait com­battre. Pour­tant, on le retrouve dans le prin­cipe fon­dant la dis­tinc­tion entre le « bon » Ceau­ses­cu (le « libé­ral » des années 60) et le « mau­vais » Ceau­ses­cu (le « dog­ma­tique » d’a­près). Cette dis­tinc­tion ser­vait de jus­ti­fi­ca­tion sur­tout à une par­tie des intel­lec­tuels (du « bon » camp) qui pré­ten­daient, au départ, mani­pu­ler Ceau­ses­cu contre lui-même et, plus récem­ment, sau­ver au moins la culture natio­nale, c’est-à-dire eux-mêmes. L’en­chaî­ne­ment des nuances deve­nait ain­si infi­ni : il avait été « bon » au début, mais l’in­fluence de plus en plus grande de sa femme et les trans­for­ma­tions de son entou­rage l’ont « alté­ré », donc il est pré­fé­rable de sou­te­nir sa famille à lui plu­tôt que sa famille à elle, etc.

Les « auteurs du culte », les « esthètes » et les « moralistes »

Et les écri­vains qui, pour répondre aux exi­gences de la sec­tion de pro­pa­gande ou du minis­tère de la Culture (le « conseil de la culture et de l’é­du­ca­tion socia­liste ») sans pour autant souiller leur nom, cher­chaient des prête-noms ou des vel­léi­taires dis­po­sés à débu­ter avec de la lit­té­ra­ture « patrio­tique » (sur­tout de la poé­sie) dans l’es­poir d’ar­ri­ver ensuite à la « vraie » lit­té­ra­ture (sans com­prendre qu’ils n’é­taient que les mani­pu­lés de ser­vice), se fai­saient ain­si des enne­mis durables. Je pense sur­tout aux hié­rar­chies du monde lit­té­raire qui, sans se consti­tuer uni­que­ment sur cri­tère poli­tique, don­naient l’oc­ca­sion à une réflexion de ce type en dis­tin­guant entre « auteurs du culte » et « esthètes » ou « mora­listes » main­te­nus à l’é­cart. Les per­son­nages clés de l’ins­ti­tu­tion lit­té­raire rou­maine étaient ceux qui arri­vaient à main­te­nir une posi­tion en équi­libre entre ces deux pôles, tem­pé­rant le zèle déla­teur des plus enra­gés tout en fai­sant sem­blant de pro­té­ger les non-conformistes.

Automne 1987. Je suis dans le bureau de C.S., écri­vain connu et direc­teur de la biblio­thèque de l’U­ni­ver­si­té de Iasi. On bavarde en « pro­fes­sion­nels » de la lit­té­ra­ture (j’ai débu­té comme cri­tique lit­té­raire en 1975 dans la revue dont il était rédac­teur en chef). Il me parle des pertes que pro­voque pour les mai­sons d’é­di­tion la publi­ca­tion des volumes d’hom­mage à l’oc­ca­sion des anni­ver­saires de Ceau­ses­cu : pour la petite mai­son d’é­di­tion de Iasi, ce volume, publié en 1.000 exem­plaires, mais en édi­tion de luxe, entraî­ne­ra une perte de 300.000 lei (le salaire moyen était à ce moment-là de 2.000 lei). Il me raconte com­ment il a réus­si à évi­ter de figu­rer dans ces volumes : une fois il était à l’é­tran­ger, une autre fois il s’est décla­ré malade… Seule­ment l’an­née der­nière, dans un volume qu’ils ont inti­tu­lé « Hom­mage au Par­ti », on a intro­duit un frag­ment de sa prose à lui, mais il ne com­prend pas pour­quoi, car il n’a­vait rien à faire avec le par­ti… Il pour­rait encore com­prendre que cer­tains acceptent de publier dans ces volumes lorsque les col­la­bo­ra­tions sont payantes, mais, en fait, elles ne sont pas ! Alors, on se vend pour rien…

Quand Ceau­ses­cu a fêté son 65e anni­ver­saire, le secré­taire de la pro­pa­gande du dis­trict lui a deman­dé conseil pour le choix du cadeau. C.S. lui avait sug­gé­ré une col­lec­tion de livres. Le secré­taire n’a pas été d’ac­cord, en lui disant : « Vous, les écri­vains, vous vou­lez tou­jours être bien vus par lui » En réa­li­té, C.S. ne pen­sait pas à ses propres livres mais à des livres rares, pris dans des biblio­thèques ! Pour finir, le secré­taire a déci­dé qu’on lui offri­rait un buste.

« Mais qu’al­lez-vous faire si les 40 dis­tricts du pays lui offrent tous des bustes ? », lui fit remar­quer mon ami. « Quelque temps après, au moment de la céré­mo­nie, pour­suit C.S., je me trou­vais par hasard à Buca­rest, à Casa Scîn­teii (le siège du minis­tère de la Culture, du jour­nal du par­ti, de la plu­part des mai­sons d’é­di­tion et des publi­ca­tions du pays et d’une grande impri­me­rie) et on nous a appe­lés pour assis­ter à la céré­mo­nie de la remise des cadeaux dans la salle de marbre du palais. Il y avait là les pre­miers secré­taires des dis­tricts, leurs secré­taires de la pro­pa­gande et, der­rière chaque groupe, deux types avec un bran­card sur lequel il y avait un buste ; il devait y en avoir une ving­taine ou une tren­taine… J’ai essayé de m’i­ma­gi­ner ce que Ceau­ses­cu a dû res­sen­tir en voyant sa tête mul­ti­pliée à tel point…»

Mihai Dinu Gheorghiu


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