La Presse Anarchiste

Vers la gestion ouvrière

Le rap­port de nos cama­rades mineurs et métal­lur­gistes du syn­di­ca­lisme liber­taire sué­dois avait le mérite de poser cer­tains pro­blèmes sociaux d’un point de vue pra­tique, et, sans que nous approu­vions néces­sai­re­ment leurs solu­tions, d’une façon plus révo­lu­tion­naire que bien des décla­ra­tions doctrinales.

Le pro­blème était de chan­ger le sta­tut d’une de ces grosses socié­tés, d’é­co­no­mie mixte (par­ta­gée entre l’É­tat et le Capi­tal pri­vé) comme il en existe tel­le­ment en France et dans les pays capi­ta­lites modernes. Étant don­né l’in­té­rêt de l’en­tre­prise pour l’é­co­no­mie natio­nale il n’é­tait pas ques­tion de la trans­fé­rer au capi­tal pri­vé mais à l’état.

À cela nos cama­rades, allant à l’en­contre de tout le mou­ve­ment socia­liste et com­mu­niste ont répon­du : non ― et par cela même ils étaient libertaires.

En effet, dans le monde contem­po­rain la poli­tique de tous les par­tis réac­tion­naires ou pro­gres­sistes, sociaux démo­crates ou fas­cistes, tra­vaillistes ou sta­li­niens, n’a ten­du qu’à une chose : ren­for­cer l’ap­pa­reil éco­no­mique de l’état.

Dans tous les pays les natio­na­li­sa­tions ont été le mot d’ordre des par­tis de gauche comme la réa­li­sa­tion des gou­ver­ne­ments de droite. Chaque fois que l’é­tat, en Rus­sie comme en Angle­terre comme en France, met­tait la main sur un sec­teur de l’é­co­no­mie cela était pré­sen­té comme une vic­toire du seul État, c’est à dire de la bureau­cra­tie diri­geante quels que soient les saints aux­quels elle se voue.

La natio­na­li­sa­tion peut être une vic­toire du grand Capi­tal pri­vé car il a tou­jours été enten­du que les entre­prises non ren­tables (néces­si­tant de trop gros inves­tis­se­ments pour de trop petits pro­fits) doivent être gérées par l’é­tat. Ceci est à l’o­ri­gine de la notion de Ser­vice Public qui sert à légi­ti­mer l’exis­tence de l’É­tat. Alors qu’en réa­li­té l’o­pé­ra­tion consiste à les por­ter aux frais géné­raux de la grande masse de la popu­la­tion et non plus du grand capital.

Mais ce n’é­tait pas le cas pour les mines de fer de Lapo­nie entre­prise fruc­tueuse. Le risque était sim­ple­ment d’ac­croître le Capi­tal d’é­tat aux dépens du. Capi­tal pri­vé. Soit : rem­pla­cer la peste par le cho­lé­ra. Nous n’é­pi­lo­gue­rons pas sur les mérites et démé­rites de cha­cun d’eux.

Quand un par­ti poli­tique assiste à une natio­na­li­sa­tion, au fond il se réjouit même s’il est dans l’op­po­si­tion car il espère bien un jour gérer le tout avec l’État[[Il a fal­lu attendre 10 ans après la guerre pour que le Par­ti Com­mu­niste Fran­çais, per­dant espoir de remon­ter en selle constate par la plume de Tho­rez dans le bul­le­tin des­ti­né aux ouvriers de Renault, que la natio­na­li­sa­tion de ces usines n’a­vaient abou­tie au fond qu’a quelques « modi­fi­ca­tions dans la répar­ti­tion du capital ».]].

Telle n’est pas l’at­ti­tude des liber­taires qui n’ont aucune envie d’hé­ri­ter de tout cela. Ils savent seule­ment que le plus puis­sant de tous les mono­poles c’est le mono­pole d’é­tat et le plus impu­ni car le seul qui se fasse pas­ser pour l’in­té­rêt général. 

Or l’in­té­rêt géné­ral tel que nous l’en­ten­dons n’est pas d’é­tendre le pou­voir d’une bureau­cra­tie diri­geante, mais de per­mettre à cha­cun d’a­voir un pou­voir direct sur les choses et de diri­ger effec­ti­ve­ment sa vie.

Et l’« entre­prise coopé­ra­tive popu­laire » pré­co­ni­sée par nos cama­rades est la plus sûre étape sur le che­min d’une socié­té libre étant consi­dé­ré qu’en l’oc­ca­sion il s’a­git évi­dem­ment d’une réforme au sein du sys­tème capi­ta­liste et éta­tiste, limi­tée pour l’ins­tant à ce cadre.

Nous n’a­vons pas l’illu­sion de venir à bout du Capi­tal ni de l’É­tat en espé­rant géné­ra­li­ser cette réforme. Nous savons qu’il faut plus : la révo­lu­tion. Mais en atten­dant, cette réforme est un moindre mal et sur­tout rap­proche beau­coup plus de la révo­lu­tion que toutes les natio­na­li­sa­tions d’U.R.S.S. ou d’ailleurs.

En effet le socia­lisme ne consiste pas à remettre les usines à un État qui se dit pro­lé­ta­rien ou popu­laire, mais aux tra­vailleurs de cette usine. Le pro­grès social ne se situe pas sim­ple­ment dans l’ex­pan­sion du reve­nu natio­nal glo­bal, dans l’ac­crois­se­ment de la pro­duc­tion et le per­fec­tion­ne­ment tech­nique (cela l’É­tat l’ob­tient sou­vent mais par des mesures coer­ci­tives infi­ni­ment coû­teuses et donc avec un moindre ren­de­ment que s’il n’é­tait pas là.) Le socia­lisme ce n’est pas cela contrai­re­ment à ce que croient les tech­no­crates des deux côtés du rideau de fer, le socia­lisme c’est avant tout la ges­tion ouvrière. Dans le cadre des socié­tés actuelles la part est faible, mais cette véri­table réforme vaut d’être obte­nue car c’est le meilleur anti­dote à une bureau­cra­ti­sa­tion post-révo­lu­tion­naire. On ne peut tout arra­cher à l’É­tat et notam­ment la pro­prié­té. Mais en fin de compte la pro­prié­té compte moins que la ges­tion : elle peut être trans­fé­rée du jour au len­de­main alors que la ges­tion ne s’im­pro­vise pas tou­jours. Et puis, la pro­prié­té est de plus en plus un droit théo­rique, mas­quant la véri­table pos­ses­sion. Qu’im­porte-t-il qu’une usine appar­tienne à l’É­tat, à une Régie natio­nale ou à une Socié­té ano­nyme, qu’est-ce que cela change que cet État soit pro­lé­ta­rien ou cette socié­té sovié­to-étran­gère ? Ce qui compte c’est que les ouvriers soient maîtres de sa ges­tion et qu’ils gardent l’emploi du plus pos­sible des bénéfices.

Or nos cama­rades sué­dois enten­daient sous­traire le maxi­mum à l’É­tat, puisque la direc­tion qu’ils pré­voyaient à l’en­tre­prise com­pre­nait une repré­sen­ta­tion des tra­vailleurs supé­rieure à celle de l’Ad­mi­nis­tra­tion publique, cette der­nière étant elle même répar­tie entre l’É­tat à pro­pre­ment par­ler, et les com­munes, cer­tai­ne­ment moins para­si­taires et plus contrô­lables que l’État.

L’é­cueil dans cette direc­tion est d’a­bou­tir à « un groupe de capi­ta­listes au sein de la classe ouvrière ». C’est le dan­ger des coopé­ra­tives consi­dé­rées comme une fin en elles-même et menant à un « capi­ta­lisme col­lec­tif » fon­dé lui aus­si sur le pro­fit et fina­le­ment aus­si désor­don­né, aus­si contra­dic­toire que l’autre[[Solution à peine moins illu­soire que la pré­ten­due démo­cra­tie éco­no­mique des vastes socié­tés ano­nymes où chaque por­teur d’ac­tion a théo­ri­que­ment voix au cha­pitre ; et où comme dans les démo­cra­ties le pou­voir effec­tif appar­tient a quelques gros politiques.]].

Cepen­dant qu’on y prenne garde, le capi­ta­lisme du milieu du XXe siècle est de moins en moins contra­dic­toire en ce sens, car étant de moins en moins libé­ral et de plus en plus mono­po­li­sé il est à l’é­che­lon de l’é­co­no­mie natio­nale pro­gres­si­ve­ment fer­mée de plus en plus coor­don­né. L’É­co­no­mie pla­ni­fiée pou­vait paraître révo­lu­tion­naire à Lénine mour­rant, il est peu d’É­tat capi­ta­liste qui aujourd’­hui ne dis­pose d’un Plan d’É­tat aus­si détaillé que celui ins­tau­ré par Trotsky.

Nous ne contes­tons pas la néces­si­té d’une pla­ni­fi­ca­tion cen­trale, nous déplo­rons seule­ment qu’elle s’o­père à l’Ouest comme à l’Est au béné­fice de ceux qui en décident, aux béné­fices de la classe dirigeante.

Et dans le cadre actuel tout ce qui pour­ra être sous­trait au centre sera autant de gagné pour les ouvriers.

Demeu­rant bien enten­du que la révo­lu­tion n’est pas plus le mor­cel­le­ment de l’é­co­no­mie en coopé­ra­tives rivales qu’en la sub­sti­tu­tion de bureau­crates d’o­ri­gine ouvrière à la bureau­cra­tie exis­tante. Mais au contraire dans l’ex­ten­sion de bas en haut, de la ges­tion ouvrière mise en place par les conseils ouvriers jus­qu’à l’é­che­lon coor­di­na­teur de l’é­co­no­mie. Solu­tion oppo­sée à celle adop­tée défi­ni­ti­ve­ment par les bol­che­vistes russes à l’is­sue de la dis­cus­sion sur les syn­di­cats de 1921.

Un autre incon­vé­nient de toute exten­sion par­tielle du sys­tème coopé­ra­tif dans le cadre du capi­ta­lisme est celui de tous les « amé­na­ge­ments » à l’é­chelle de l’en­tre­prise qui ont pour but d’in­té­res­ser le tra­vailleur à son tra­vail, de le faire par­ti­ci­per à la vie de l’en­tre­prise, C’est à dire d’en faire non plus un pro­duc­teur mal­gré lui mais un esclave volon­tai­re­ment docile et conscien­cieu­se­ment intel­li­gent. C’est le but de toutes les recherches de pro­duc­ti­vi­té, dépas­sant la simple élé­va­tion des normes. Il faut évi­de­ment évi­ter d’al­ler dans le sens de cette créa­tion d’une hyp­nose sociale a l’a­mé­ri­caine ou à la russe et qui tend à faire de l’ou­vrier, atta­ché à son tra­vail, un ani­mal plus pro­duc­tif donc sur lequel il y a plus à gagner.

Ce dan­ger existe encore dans une socié­té coopé­ra­tive où l’É­tat par­ti­cipe à la direc­tion et aux béné­fices, mais il est limi­té parce que les ouvriers. res­tent seuls juges et seuls maîtres de leur capa­ci­té de travail.

Il fau­drait aus­si reve­nir sur les dif­fé­rences de salaires qu’a­vait abo­li un moment la révo­lu­tion russe et défi­ni­ti­ve­ment la révo­lu­tion espa­gnole, et que nos cama­rades sué­dois pensent réduire mais non sup­pri­mer dans l’im­mé­diat, conces­sion de l’es­prit liber­taires aux cou­tumes d’une socié­té de classes. Il fau­drait aus­si exa­mi­ner les détails de nomi­na­tion, de contrôle et d’u­ti­li­té réelle des postes directeurs.

Mais dans l’en­semble la solu­tion pré­co­ni­sée reste une des meilleures immé­dia­te­ment réa­li­sable et meilleure que toutes celles en ce moment réalisées.

Car les tra­vailleurs sont maîtres de l’u­sine ce qu’ils ne sont nulle part dans le monde.

Car ils sont à l’a­bri des fluc­tua­tions du capi­ta­lisme pri­vé : ce qu’ils ignorent à l’Ouest, tout en étant libre de quit­ter l’en­tre­prise, ce qu’ils ignorent à l’Est.

Ils res­tent aux prises avec le grand fléau mon­dial : le Capi­ta­lisme d’État.

Savi­gny

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