Pendant la campagne électorale, l’extrême gauche s’est débattue avec des fortunes diverses dans une mauvaise conscience grandissante. Il fallait expliquer comment d’« élection — piège à cons », on en était arrivé à prôner l’élection comme une possibilité de radicalisation. Daniel
Cohn Bendit, dans
le Monde du 21 mai 1974, expliquait après la défaite de la gauche qu’il y avait une revanche à prendre, que là était l’objectif des luttes à venir : « un rêve vieux de six ans réapparaît à l’horizon », car, expliquait-il, « si la révolution peut devenir majoritaire en temps de guerre, en d’autres temps, il faut saisir au vol les alternatives que le système capitaliste nous offre ». « Il y a toujours à l’intérieur des systèmes capitalistes des alternatives ; les révolutionnaires traditionnels le nient depuis cinquante ans mais cela n’empêche. C’est vrai que le capitalisme devient de plus en plus ingouvernable. C’est vrai aussi que l’union de la gauche est la roue de secours du capitalisme. Mais c’est tout aussi vrai que cette roue de secours affaiblit un ennemi … la droite. À ce niveau intervient l’élection présidentielle (21 mai 1974). »
L’union de la gauche pour conjurer le fascisme de la droite !, comme si l’extension des libertés « démocratiques » pouvait nous épargner ces rechutes dans la barbarie, ces séquelles de féodalisme qu’on a pu appeler fascisme. Sans prôner une politique du pire, et sans érigé l’histoire en référence universelle, je ferai une série de remarques qui s’en prennent directement au noyau de cette conviction frontiste à mon sens proprement défensive (quoi qu’en dise Cohn Bendit). Tout d’abord, il faut se figurer le désarroi profond dans lequel se trouve cette extrême gauche (héritière de mai 68) plus ou moins rejetée par la masse ouvrière qui depuis 6 ans tente d’articulé ses aspirations de changement avec les luttes en cours ; et puis, il y a eu Pennaroya …, le Joint Français … et puis il y a eu Lip … autant de mots magiques qui ont reconduit l’espoir. Une lutte comme celle des Lips en dépit de leur position touchant la hiérarchie des salaires et d’un rapport moins autonome qu’on voulait le croire à l’appareil syndical suscita un énorme mouvement de sympathie parce qu’elle proposait un modèle organisationnel embryonnaire, une cellule sociale viable où les rapports à la production étaient posés dans leur ensemble. Des ouvriers en grève qui maîtrisaient leur production et leur flux d’argent étaient l’envers du gréviste misérable pour qui il faut faire la quête Renversement triomphal et combien excitant qui pervertit un moment la machine capitaliste au profit de ceux qui sont de l’autre côté de la barrière. Pour nous la question est de savoir comment de cet enthousiasme qu’on a pu éprouvé à l’égard des Lips (quelles que soient les réserves que nous y faisons) comment cet enthousiasme s’est rabattu dans cette proposition dérisoire : Piaget candidat ! Nous touchons là le cœur de cette opération bizarre qu’est le phénomène électoral.
Les signes politiques clignotent d’un air entendu : Lip… Lutte… Piaget.. Lip… Lutte… Piaget… Élection… Lutte .… D’un symbole l’autre d’un nom l’autre .… reconduction infinie du même espoir en creux : la Révolution.
Levy Leblond dans un grand élan d’indignation (Libération 13 — 14 avril) souligne ce rétrécissement du champ social qu’opère la candidature Piaget : « Ne voyez-vous pas que toutes ces forces qui se rebellent tour à tour même si c’est encore sans cohérence ni coordination, représentent un courant autrement puissant même en termes purement numériques que le million d’électeurs potentiels de Piaget ? Pourquoi donc accepter de donner une image réduite et dérisoire de notre force ? »
La délégation des pouvoirs, ne serait-ce qu’au niveau d’une image, d’une voix qui parle à la place de… pose ni plus ni moins le problème de l’assujettissement d’un groupe à une loi qui lui est extérieure en dépit de ce que pourraient dire tous les candidats « non électoralistes » du monde : nous sommes candidats pour pouvoir jouir du temps de parole garanti sur les antennes et diffuser nos idées, nous ne sommes que le véhicule des luttes en cours. Ce type de « détournement des mass-media du capital » à des fins « subversives » ne fait que poser à nouveau le problème de la direction politique des luttes en cours. D’ailleurs, Krivine, dans une interview (Libération, 1er mai 1974) le dit fort clairement : « La progression qualitative du mouvement de masse dépend dans une large mesure de nos capacités à nous acquitter de ces fonctions nouvelles : capacité d’élaboration programmatique et tactique, capacité d’implantation en profondeur dans les entreprises, capacité d’animation des nouvelles organisations de masse ». Thèse léniniste bien connue qui règle selon sa loi le rapport qui doit exister entre « les masses qui se réveillent » et le parti. Car enfin l’important est effectivement le rapport à la loi qu’instaure les élections (sans parlé des groupes pour qui ce rapport est institutionnalisé dans toute une tactique de prise de pouvoir). Ce rabattement que l’on a pu constater, ce phénomène de réduction expulse tout désir. — Pour rendre docile toute pulsion de changement, au nom de ma loi je t’impose de choisir entre Mitterand ou Giscard, ou… ou… — Ce procédé fondamental à l’état démocratique fait appel à un sujet construit qui doit se prononcer sur tel ou tel problème. Cette interpellation au citoyen responsable dont l’effet le plus voyant est la désaffectation et le désintérêt mécanique de tout investissement politique se situe dans la logique du « cogito ». Je vote, donc je suis. Comme le maître donne sa réalité à l’esclave, l’identité du législateur donne son identité au sujet. — Les élections, un problème de reconnaissance au sens très large du thème pour celui qui vote sans participé directement aux intérêts matériels de la classe dirigeante du moment. Quant aux arguments tacticiens de Daniel Cohn Bendit comme quoi il faut faire éclater les contradictions du capitalisme (preuves historiques à l’appui) pour conjuré un « durcissement » de situation, que peut-on en dire si ce n’est faire des rappels historiques éloquents qui n’ont pas pour but d’opposé telle conception de l’histoire à telle autre, mais simplement dire que les contradictions jusqu’à maintenant n’ont pas éclaté dans le sens qu’il indique.
Cette tactique révolutionnaire fut lourde d’antécédents. Qu’on se rappelle simplement qu’en Italie la répression des mouvements populaires des années 19 — 20 (occupation d’usines) fut l’œuvre de la démocratie parlementaire. Cette liquidation fut accomplie par l’ultra démocrate Giolitti qui utilisa pour ce faire, la direction réformiste de la Confédération Générale du Travail inspirée par le maximalisme verbeux du parti socialiste italien. Rappelons encore que ce sont les sociaux démocrates Noske et Scheidemann qui ont été appelés à réprimé dans le sang le mouvement spartakiste de janvier et mars 1918. Les tentatives d’alliance entre le Parti Communiste allemand et la Social-Démocratie masquèrent mal la passivité fondamentale de leur démarche. Les prolétaires étaient désarmés, le nationalisme latent était encouragé par une démagogie patriotarde, et la sagesse voulait qu’on attende que la petite bourgeoisie en voie de paupérisation rentre dans les rangs. On sait ce que cet attentisme leur a coûté.
La mise en veilleuse des luttes pendant la campagne électorale sous le nom de trêve électorale nous donne un avant-goût de ce qu’aurait pu être l’année de paix sociale garantie par Seguy à l’union de la gauche.
Musellement de la base au nom des intérêts supérieurs d’un nouveau front populaire ; je ne vois pas alors comment un rajeunissement des structures (politique sociale), la mise en place d’une nouvelle couche dominante qui, évidemment, se gardera de toucher « au profit » affaiblit la droite. Ce jeu subtil au sein de l’hétérogenéité du capital ne tient pas compte de la structure despotique de l’état qui, dans son archaïsme, donne les mêmes moyens de répression à la gauche comme à la droite.
Gilberte