La Presse Anarchiste

Au sujet des groupes « spécifiques »

[(Il s’a­git dans les pages qui suivent d’une amorce de cri­tique des groupes spé­ci­fiques, c’est-à-dire des groupes qui se sont for­més sur la base de l’ap­par­te­nance à une caté­go­rie d’âge ou de sexe. 

La cri­tique porte, non pas sur la néces­si­té ou non du sur­gis­se­ment de ces groupes à un moment don­né, ni sur la réa­li­té des pro­blèmes qu’ils sou­lèvent, mais sur le mode d’exis­tence et de fonc­tion­ne­ment de ces groupes.

)]

Après 68, on a vu fleu­rir une plé­thore de groupes spé­ci­fiques « auto­nomes » (FLJ, MLF, FHAR), situés au départ en dehors des grou­pus­cules, et dont la carac­té­ris­tique est la sur­en­chère à la radi­ca­li­té, cha­cun cher­chant à s’at­tri­buer le bre­vet du meilleur révo­lu­tion­naire. Le rai­son­ne­ment sous-jacent et com­mun à ces groupes est le sui­vant : le pro­lé­ta­riat a failli à sa mis­sion de fos­soyeur de la bour­geoi­sie et de libé­ra­teur uni­ver­sel de l’hu­ma­ni­té ; les couches sociales les plus oppri­mées actuel­le­ment par le capi­ta­lisme sont par consé­quent appe­lées à rem­plir cette « mission ». 

Ain­si les jeunes, les femmes, les homo­sexuels deviennent à tour de rôle ou concur­rem­ment les « sujets » révo­lu­tion­naires de rem­pla­ce­ment, le carac­tère révo­lu­tion­naire de ces groupes se mesu­rant au taux de « mar­gi­na­li­sa­tion » ; le modèle le plus adé­quat serait d’être femme, immi­grée, tra­vailleuse manuelle, et homosexuelle !… 

Or que remarque-t-on ? D’une part le racket ou les ten­ta­tives de racket des grou­pus­cules sur les caté­go­ries pré­ci­tées, opé­ra­tion déjà réa­li­sée (pour le FCR ex-Ligue Com­mu­niste) ou en cours ; récu­pé­ra­tion des élé­ments de contes­ta­tion qui peuvent être orga­ni­sés ; on donne un stra­pon­tin, plus ou moins avan­cé sui­vant la conjonc­ture, aux luttes « spé­ci­fiques » : ce phé­no­mène culmi­nant au moment des cam­pagnes élec­to­rales où la défense de ces inté­rêts spé­ci­fiques se mon­naye en voix. Bref, il s’a­git pour les grou­pus­cules, d’u­ni­fier les luttes, de réunir tout ce beau monde sous la direc­tion du pro­lé­ta­riat (lire : des intel­lec­tuels révolutionnaires). 

Par ailleurs, l’exis­tence et le fonc­tion­ne­ment de ces groupes appellent un cer­tain nombre de remarques : 

  • Il ne suf­fit pas qu’une caté­go­rie don­née subisse une oppres­sion spé­ci­fique (tout à fait réelle du reste) pour qu’elle s’é­rige en « classe » révo­lu­tion­naire ; on retrouve le même pro­ces­sus de féti­chi­sa­tion de la « classe » que dans le mar­xisme ; rôle reli­gieux et mythique assu­ré par une classe libératrice — … 
  • La créa­tion de ces groupes a été le fait de mili­tants qui, après 68, n’ar­ri­vaient plus à se situer sur la scène poli­tique de l’ex­trême-gauche ; refu­sant la poli­tique « spé­cia­li­sée », ils ont vou­lu l’é­tendre à des champs plus larges et moins tra­di­tion­nels que celui de la « classe ouvrière », intro­dui­sant la notion de « vie quo­ti­dienne » (ce qui en soi est posi­tif). Mais pour cela, ils ont créé des orga­ni­sa­tions (FLJ, MLF, FHAR) qui, au lieu de nié et de dépas­ser les rap­ports tra­di­tion­nels diri­geants-diri­gés, repro­duisent le plus sou­vent les mêmes struc­tures de pou­voir : « lea­ders » au MLF, féti­chi­sa­tion de la per­son­na­li­té au FLJ ; cf. R. Deshayes. 
  • Sur­tout, déter­mi­nant leur vision poli­tique glo­bale à par­tir de leurs inté­rêts « caté­go­riels » spé­ci­fiques, ils oscil­lent entre un réfor­misme déma­go­gique (reven­di­ca­tions accep­tables pour s’at­ti­ré les masses), et un ter­ro­risme fas­ci­sant : « les vieux nous briment, il faut les abattre » FLJ, « il faut cou­per les couilles aux mecs » SCUM … ou, sans allé si loin ils pensent qu’une socié­té « libé­rée » ne pour­ra se construire que sur la base des valeurs et des inté­rêts des jeunes, des femmes, ou des homo­sexuels, ceci étant incom­pa­tible avec l’exis­tence d’autres catégories… 

Pour ce qui est des ten­dances réfor­mistes de ces groupes, elles s’ex­pliquent par leur pré­ten­tion a repré­sen­té la tota­li­té de la caté­go­rie consi­dé­rée, et bien sûr à la diri­ger. Par­mi ces actions réfor­mistes, il faut dis­tin­guer celles se situant, si ce n’est dans un axe révo­lu­tion­naire, du moins dans une optique de « libé­ra­tion » mini­mum (inter­ven­tions du MLAC), et d’autres qui tombent dans le léga­lisme, le « n’im­porte quoi », la régres­sion, (en contra­dic­tion com­plète le plus sou­vent avec la radi­ca­li­té du dis­cours qui les accom­pagne) ; par­ti­cipent de ces soi-disant « amé­lio­ra­tions » (qui, per­mettent aus­si de se créer au pas­sage une clien­tèle) : la demande de créa­tion d’une loi anti-sexiste, la reven­di­ca­tion du salaire et de la retraite pour la femme au foyer ; … et dans un style un peu dif­fé­rent, le FHAR et cer­tains groupes du MLF appe­lant à voter Mitterand… 

Il est cer­tain que des indi­vi­dus par­ti­ci­pant de près ou de loin à ces mou­ve­ments ne se recon­naî­tront pas dans cette ana­lyse ; que des luttes contre les ten­dances décrites plus haut existent au sein de ces mou­ve­ments. Il n’en reste pas moins que c’est ain­si qu’ils appa­raissent et qu’ils fonc­tionnent en tant que groupe ; la base de leur regrou­pe­ment étant l’ho­mo­gé­néi­sa­tion des inté­rêts de tous ceux qui appar­tiennent à une caté­go­rie d’âge ou de sexe. 

Si l’on pri­vi­lé­gie un aspect de la lutte (jeune, femme, homo­sexuel) pour en faire un front uni­fié, déga­gé de toute ana­lyse de l’in­ser­tion éco­no­mi­co-sociale, et que cela déter­mine les pra­tiques et la vision d’une socié­té future, on tombe soit dans le cor­po­ra­tisme des reven­di­ca­tions, soit dans une ana­lyse poli­tique réduc­trice et totalitaire. 

Que ces groupes jouent un rôle de « révé­la­teur » à un moment don­né, certes ; mais qu’ils s’at­tri­buent la « direc­tion poli­tique » d’une caté­go­rie don­née (en sup­po­sant ses inté­rêts homo­gènes) et le rôle de « la classe révo­lu­tion­naire » nous paraît devoir être cri­ti­qué de la même façon que nous cri­ti­quons les orga­ni­sa­tions d’ex­trême gauche.

Agathe

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