La Presse Anarchiste

Communiqué

Onze per­sonnes sont actuel­le­ment empri­son­nées sous divers chefs d’in­cul­pa­tion liés à l’af­faire Sua­rez : les hommes à Fresnes et à la San­té, les femmes à Fleu­ry-Méro­gis. Après la publi­ci­té ini­tiale don­née à l’en­lè­ve­ment et aux arres­ta­tions, le silence s’est fait dans la presse sur le déve­lop­pe­ment de cette affaire. En fait, ce silence semble rejoindre l’embarras de la police qui, un mois après les arres­ta­tions, n’a tou­jours ver­sé au dos­sier de l’ins­truc­tion aucune preuve maté­rielle de la culpa­bi­li­té des onze dans l’en­lè­ve­ment de Suarez.

Une fois de plus, le pou­voir semble avoir été avant tout sou­cieux de trou­ver des cou­pables à jeter en pâture à une « opi­nion publique » soi­gneu­se­ment mise en condi­tion. Ces cou­pables une fois trou­vés — c’est facile, on suit pen­dant quelques semaines des réfu­giés poli­tiques espa­gnols connus, et on les arrête avec ceux qu’ils fré­quentent, on est sûr de ne pas tom­ber trop loin du but — il reste à la police à trou­ver une expli­ca­tion plau­sible à ces arres­ta­tions. Au besoin, on fera appel à des méthodes « effi­caces » et éprou­vées pour ame­ner cer­tains d’entre eux à avouer ce qu’on vou­dra. Après, le tis­su des pré­somp­tions suf­fi­ra à empor­ter la convic­tion des juges. Ce méca­nisme est clas­sique, l’exa­men des faits ne montre que trop clai­re­ment com­ment il a fonc­tion­né cette fois.

– O –

« Un épais mys­tère ». Ce titre de l’Aurore du 24 mai résume bien l’af­faire de l’en­lè­ve­ment de Bal­ta­zar Sua­rez, le mois der­nier, et les arres­ta­tions qui ont sui­vi sa libé­ra­tion, tels que ces évé­ne­ments paraissent au tra­vers des com­men­taires de la presse et des ser­vices de police.

Pour­tant, le 22 mai, tout semble clair : la police et la presse una­nimes nous affirment que les neuf per­sonnes arrê­tées sont « les ravis­seurs de Bal­ta­zar Sua­rez ». Il ne manque pas un détail ; d’ailleurs « ils étaient sui­vis pas à pas par les poli­ciers » (l’Hu­ma­ni­té 24 mai). Ce qui vaut à la police de rece­voir l’hom­mage de l’o­pi­nion publique sou­la­gée : « Un beau coup de filet » (Le Pari­sien Libé­ré 23 mai). Le direc­teur de la P.J. pari­sienne explique avec suf­fi­sance que « Les ravis­seurs de M. Sua­rez étaient connus de la police avant même qu’ils agissent » (France-Soir 24 mai). Et les com­men­ta­teurs de conclure : « Noyau­tés par la police les groupes anar­chistes espa­gnols risquent d’é­cla­ter » (France-Soir 25 mai).

Mais deux jours suf­fisent pour voir « le com­man­do des ravis­seurs » (France-Soir 25 mai) se trans­mu­ter en « de piètres com­parses » (l’Au­rore 25 – 26 mai). Une opé­ra­tion de police qui a cou­vert la moi­tié de la France et qui, nous assure-ton, a com­men­cé dès le mois d’a­vril, sous la direc­tion du com­mis­saire Otta­vio­li, à la tête de la Bri­gade Cri­mi­nelle, aura ser­vi à fabri­quer des titres à la « une » plus qu’à éta­blir des preuves. Et, comme le fait remar­quer l’Au­rore dès le 24 mai : « si des poli­ciers avaient effec­ti­ve­ment iden­ti­fé et situé les ravis­seurs, auraient-ils lais­sé (…) C.-M. Vadrot ren­con­trer le ban­quier avant eux ? »

Que reproche-t-on aux incul­pés ? Pour cinq d’entre eux (Octa­vio Albe­ro­la, Ariane Gran­sac-Sado­ri, Jean-Helen Weir arrê­tés à Avi­gnon ; Georges Rivière et Annie Pla­zen, arrê­tés à Tou­louse), le recel de sommes d’argent impor­tantes : 2.500.000 F en devises retrou­vées à Avi­gnon, 680.000 F à Pey­riac (Aude) chez des amis de Rivière. Les cinq pre­miers déclarent qu’ils ne savaient pas ce que conte­naient les sacs que d’autres leur avaient confiés. Quant aux amis de Rivière, Pierre Gui­bert et Danièle Haas, ils sont appa­rem­ment cou­pables d’a­voir lais­sé des amis entrer chez eux.

Mais sur­tout, ces trois mil­lions, « la ran­çon récu­pé­rée » (l’Hu­ma­ni­té 23 mai), d’où viennent-ils ? « Per­sonne ne veut admettre les avoir débour­sés » (l’Au­rore 24 mai). Et voi­là sept per­sonnes incul­pées du recel de sommes dont on n’ap­porte pas un début de preuve qu’elles aient été volées ou extor­quées à qui que ce soit. Mais les enquê­teurs et les magis­trats n’ont pas froid aux yeux, puisque ce même chef d’in­cul­pa­tion sert contre Anne et Lucio Urtu­bia, arrê­tés à Paris, chez qui ont n’a tou­jours rien trou­vé de sus­pect — sinon qu’ils « semblent être au centre de cette affaire » (France-Soir 24 mai).

Toutes ces contra­dic­tions ne sont que le reflet d’une contra­dic­tion plus pro­fonde : pour mieux répri­mer et étouf­fer une action poli­tique, on veut insis­ter sur le côté « sor­dide », de « pur gans­té­risme » (France-Soir 6 mai) de l’af­faire. La famille et les col­la­bo­ra­teurs de Sua­rez insistent sur son « apo­li­tisme », les auto­ri­tés font croire que les ravis­seurs n’ont pas fait connaître leurs reven­di­ca­tions — poli­tiques « Néan­moins, remarque l’Hu­ma­ni­té du 6 mai, la pré­sence de poli­ciers espa­gnols, spé­cia­listes des affaires poli­tiques, aux côtés des enquê­teurs fran­çais sem­ble­rait démen­tir cette ver­sion du crime crapuleux. »

Avant que l’AFP n’ait reçu le pre­mier com­mu­ni­qué des Groupes d’Ac­tion Révo­lu­tion­naires inter­na­tio­na­listes (GARI) reven­di­quant l’en­lè­ve­ment, nous savons en effet, par les soins de la Direc­tion Géné­rale de la Sûre­té de Madrid, qu’il s’a­git là d’un coup du groupe anar­chiste « Pri­me­ro de Mayo » (Jour­nal du Dimanche 5 mai). Et la presse donne la chasse à Octa­vio Albe­ro­la, « un dan­ge­reux des­pe­ra­do » (France-Soir 25 mai), « un homme que les gou­ver­ne­ments pré­fèrent voir de l’autre côté de leurs fron­tières, parce qu’on peut tou­jours le soup­çon­ner d’a­voir un mau­vais coup en tête » (l’Au­rore 6 mai).

Arrê­té en France et expul­sé le 19 avril, Albe­ro­la était reve­nu – sans deman­der la per­mis­sion des auto­ri­tés qui ont vu l’oc­ca­sion d’of­frir au gou­ver­ne­ment fran­quiste un gage de bonne volon­té. Albe­ro­la avait eu par le pas­sé l’oc­ca­sion de ren­con­trer Lucio Urtu­bia, un réfu­gié poli­tique espa­gnol comme lui : on fait des Urtu­bia ses « agents de liai­son » et des rece­leurs. De même, Chan­tal et Arnaud Chas­tel ont eu le tort de connaître les Urtu­bia, ce qui per­met de les accu­ser d’a­voir prê­té leur appar­te­ment pour la séques­tra­tion de Sua­rez, sur la foi d’un numé­ro de télé­phone et d’un témoi­gnage rocam­bo­lesque du ban­quier, qui recon­naît la rampe « au tou­cher » et … les bruits de la rue !

Preuves contra­dic­toires pour les sept pre­miers accu­sés, inexis­tantes pour les quatre autres — tels sont les faits saillants de l’af­faire Sua­rez. Quant à la volon­té sys­té­ma­tique de don­ner à une affaire poli­tique des allures de fait divers, elle ne sau­rait sur­prendre. D’a­bord parce qu’une telle poli­tique mini­mise les risques de voir la gauche fran­çaise — éter­nelle et sen­ti­men­tale anti­fran­quiste — prendre la défense des accu­sés, et dénon­cer ain­si la col­la­bo­ra­tion de plus en plus étroite entre les auto­ri­tés fran­çaises et espagnoles.

Ensuite, parce qu’il est bien natu­rel qu’un régime fon­dé tout entier sur le culte de l’Argent et de ses fidèles défen­seurs, la Loi et l’Ordre, réprime avec la même vigueur le ban­di­tisme, le ter­ro­risme et la sub­ver­sion dans tous les domaines. Il est signi­fi­ca­tif que M. Leca­nuet, sym­bole de la « nou­velle majo­ri­té pré­si­den­tielle élar­gie » ait cru bon d’i­nau­gu­rer ses fonc­tions de Garde des Sceaux en décla­rant qu’il sou­hai­tait « une jus­tice ferme mais humaine. En par­ti­cu­lier, je serai sans fai­blesse pour tout ce qui touche à la drogue, à la vio­lence, à la séques­tra­tion et aux prises d’o­tages. » (Le Monde 12 juin).

Des mili­tants liber­taires fran­çais, ou espa­gnols réfu­giés en France, ont dû à cette seule qua­li­té d’être arrê­tés dans le cadre de cette affaire. D’autres ont reçu de curieuses « visites » qui s’ap­pa­rentent en fait à de véri­tables per­qui­si­tions clan­des­tines : la Sûre­té espa­gnole n’a pas seule­ment visi­té le « somp­tueux appar­te­ment » des Suarez.

Il est temps de dénon­cer la répres­sion que les polices fran­çaise et espa­gnole font peser sur les milieux liber­taires fran­çais, de dénon­cer la manœuvre poli­tique qui veut offrir Albe­ro­la et les autres cama­rades empri­son­nés en vic­times de l’en­tente cor­diale avec le régime des assas­sins de Puig Antich et de tant de mili­tants ouvriers, d’exi­ger enfin que cesse la mas­ca­rade d’une ins­truc­tion judi­ciaire tru­quée et que la liber­té soit ren­due à nos onze camarades.

Comi­té de Défense des Inculpés
de l’Af­faire Suarez
La Presse Anarchiste