Une fois de plus, le pouvoir semble avoir été avant tout soucieux de trouver des coupables à jeter en pâture à une « opinion publique » soigneusement mise en condition. Ces coupables une fois trouvés — c’est facile, on suit pendant quelques semaines des réfugiés politiques espagnols connus, et on les arrête avec ceux qu’ils fréquentent, on est sûr de ne pas tomber trop loin du but — il reste à la police à trouver une explication plausible à ces arrestations. Au besoin, on fera appel à des méthodes « efficaces » et éprouvées pour amener certains d’entre eux à avouer ce qu’on voudra. Après, le tissu des présomptions suffira à emporter la conviction des juges. Ce mécanisme est classique, l’examen des faits ne montre que trop clairement comment il a fonctionné cette fois.
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« Un épais mystère ». Ce titre de l’Aurore du 24 mai résume bien l’affaire de l’enlèvement de Baltazar Suarez, le mois dernier, et les arrestations qui ont suivi sa libération, tels que ces événements paraissent au travers des commentaires de la presse et des services de police.
Pourtant, le 22 mai, tout semble clair : la police et la presse unanimes nous affirment que les neuf personnes arrêtées sont « les ravisseurs de Baltazar Suarez ». Il ne manque pas un détail ; d’ailleurs « ils étaient suivis pas à pas par les policiers » (l’Humanité 24 mai). Ce qui vaut à la police de recevoir l’hommage de l’opinion publique soulagée : « Un beau coup de filet » (Le Parisien Libéré 23 mai). Le directeur de la P.J. parisienne explique avec suffisance que « Les ravisseurs de M. Suarez étaient connus de la police avant même qu’ils agissent » (France-Soir 24 mai). Et les commentateurs de conclure : « Noyautés par la police les groupes anarchistes espagnols risquent d’éclater » (France-Soir 25 mai).
Mais deux jours suffisent pour voir « le commando des ravisseurs » (France-Soir 25 mai) se transmuter en « de piètres comparses » (l’Aurore 25 – 26 mai). Une opération de police qui a couvert la moitié de la France et qui, nous assure-ton, a commencé dès le mois d’avril, sous la direction du commissaire Ottavioli, à la tête de la Brigade Criminelle, aura servi à fabriquer des titres à la « une » plus qu’à établir des preuves. Et, comme le fait remarquer l’Aurore dès le 24 mai : « si des policiers avaient effectivement identifé et situé les ravisseurs, auraient-ils laissé (…) C.-M. Vadrot rencontrer le banquier avant eux ? »
Que reproche-t-on aux inculpés ? Pour cinq d’entre eux (Octavio Alberola, Ariane Gransac-Sadori, Jean-Helen Weir arrêtés à Avignon ; Georges Rivière et Annie Plazen, arrêtés à Toulouse), le recel de sommes d’argent importantes : 2.500.000 F en devises retrouvées à Avignon, 680.000 F à Peyriac (Aude) chez des amis de Rivière. Les cinq premiers déclarent qu’ils ne savaient pas ce que contenaient les sacs que d’autres leur avaient confiés. Quant aux amis de Rivière, Pierre Guibert et Danièle Haas, ils sont apparemment coupables d’avoir laissé des amis entrer chez eux.
Mais surtout, ces trois millions, « la rançon récupérée » (l’Humanité 23 mai), d’où viennent-ils ? « Personne ne veut admettre les avoir déboursés » (l’Aurore 24 mai). Et voilà sept personnes inculpées du recel de sommes dont on n’apporte pas un début de preuve qu’elles aient été volées ou extorquées à qui que ce soit. Mais les enquêteurs et les magistrats n’ont pas froid aux yeux, puisque ce même chef d’inculpation sert contre Anne et Lucio Urtubia, arrêtés à Paris, chez qui ont n’a toujours rien trouvé de suspect — sinon qu’ils « semblent être au centre de cette affaire » (France-Soir 24 mai).
Toutes ces contradictions ne sont que le reflet d’une contradiction plus profonde : pour mieux réprimer et étouffer une action politique, on veut insister sur le côté « sordide », de « pur ganstérisme » (France-Soir 6 mai) de l’affaire. La famille et les collaborateurs de Suarez insistent sur son « apolitisme », les autorités font croire que les ravisseurs n’ont pas fait connaître leurs revendications — politiques « Néanmoins, remarque l’Humanité du 6 mai, la présence de policiers espagnols, spécialistes des affaires politiques, aux côtés des enquêteurs français semblerait démentir cette version du crime crapuleux. »
Avant que l’AFP n’ait reçu le premier communiqué des Groupes d’Action Révolutionnaires internationalistes (GARI) revendiquant l’enlèvement, nous savons en effet, par les soins de la Direction Générale de la Sûreté de Madrid, qu’il s’agit là d’un coup du groupe anarchiste « Primero de Mayo » (Journal du Dimanche 5 mai). Et la presse donne la chasse à Octavio Alberola, « un dangereux desperado » (France-Soir 25 mai), « un homme que les gouvernements préfèrent voir de l’autre côté de leurs frontières, parce qu’on peut toujours le soupçonner d’avoir un mauvais coup en tête » (l’Aurore 6 mai).
Arrêté en France et expulsé le 19 avril, Alberola était revenu – sans demander la permission des autorités qui ont vu l’occasion d’offrir au gouvernement franquiste un gage de bonne volonté. Alberola avait eu par le passé l’occasion de rencontrer Lucio Urtubia, un réfugié politique espagnol comme lui : on fait des Urtubia ses « agents de liaison » et des receleurs. De même, Chantal et Arnaud Chastel ont eu le tort de connaître les Urtubia, ce qui permet de les accuser d’avoir prêté leur appartement pour la séquestration de Suarez, sur la foi d’un numéro de téléphone et d’un témoignage rocambolesque du banquier, qui reconnaît la rampe « au toucher » et … les bruits de la rue !
Preuves contradictoires pour les sept premiers accusés, inexistantes pour les quatre autres — tels sont les faits saillants de l’affaire Suarez. Quant à la volonté systématique de donner à une affaire politique des allures de fait divers, elle ne saurait surprendre. D’abord parce qu’une telle politique minimise les risques de voir la gauche française — éternelle et sentimentale antifranquiste — prendre la défense des accusés, et dénoncer ainsi la collaboration de plus en plus étroite entre les autorités françaises et espagnoles.
Ensuite, parce qu’il est bien naturel qu’un régime fondé tout entier sur le culte de l’Argent et de ses fidèles défenseurs, la Loi et l’Ordre, réprime avec la même vigueur le banditisme, le terrorisme et la subversion dans tous les domaines. Il est significatif que M. Lecanuet, symbole de la « nouvelle majorité présidentielle élargie » ait cru bon d’inaugurer ses fonctions de Garde des Sceaux en déclarant qu’il souhaitait « une justice ferme mais humaine. En particulier, je serai sans faiblesse pour tout ce qui touche à la drogue, à la violence, à la séquestration et aux prises d’otages. » (Le Monde 12 juin).
Des militants libertaires français, ou espagnols réfugiés en France, ont dû à cette seule qualité d’être arrêtés dans le cadre de cette affaire. D’autres ont reçu de curieuses « visites » qui s’apparentent en fait à de véritables perquisitions clandestines : la Sûreté espagnole n’a pas seulement visité le « somptueux appartement » des Suarez.
Il est temps de dénoncer la répression que les polices française et espagnole font peser sur les milieux libertaires français, de dénoncer la manœuvre politique qui veut offrir Alberola et les autres camarades emprisonnés en victimes de l’entente cordiale avec le régime des assassins de Puig Antich et de tant de militants ouvriers, d’exiger enfin que cesse la mascarade d’une instruction judiciaire truquée et que la liberté soit rendue à nos onze camarades.
de l’Affaire Suarez