La Presse Anarchiste

Portugal : les travailleurs portugais sont-ils trop impatients ?

Le régime fas­ciste est tom­bé, mais le capi­ta­lisme demeure ! Ce chan­ge­ment de régime poli­tique a fait naître un sen­ti­ment de libé­ra­tion, de sup­pres­sion des entraves sociales et poli­cières, qui est prin­ci­pa­le­ment res­sen­ti par la classe qui porte. plus que toute autre, le poids de l’ex­ploi­ta­tion : la classe ouvrière.

Mais la chute du régime ancien s’est fait hors des voies légales ; elle a déclan­ché un pro­ces­sus nou­veau, trans­fé­rant dans la rue la poli­tique et l’ac­tion. Les mani­fes­ta­tions et la fra­ter­ni­sa­tion entre sol­dats et ouvriers, les actions directes et vio­lentes contre l’an­cien appa­reil d’E­tat qui a ces­sé momen­ta­né­ment de contrô­ler la vie sociale, tout cela libère des éner­gies col­lec­tives nou­velles et ren­force la volon­té d’a­gir et d’al­ler plus loin. Rapi­de­ment, le foyer de cette agi­ta­tion col­lec­tive quitte la rue où patrons et ouvriers saluaient côte-à-côte la fin du fas­cisme, pour les lieux de tra­vail, où ils se retrouvent face-à-face.

La force col­lec­tive s’im­pose et impose des chan­ge­ments dans l’ap­pa­reil de pro­duc­tion, où la répres­sion fas­ciste ser­vait à garan­tir le main­tien des rap­ports sociaux. C’est pour­quoi, dans le mou­ve­ment de grève actuel, la ques­tion de l’é­pu­ra­tion est l’un des points essen­tiels. Mais les atti­tudes des direc­teurs du per­son­nel, sur­veillants et contre­maîtres, que les ouvriers dénoncent comme des atti­tudes fas­cistes, exis­te­ront tou­jours tant qu’il y aura du tra­vail sala­rié. C’est pour­quoi les capi­ta­listes résistent à ces mesures d’épuration.

Ce qu’ils ne peuvent pas mettre en jeu, c’est la « dis­ci­pline » qui est la base de la pro­duc­tion, et il est dan­ge­reux que les ouvriers s’ha­bi­tuent à vou­loir impo­ser leur volon­té sur ce terrain.

Mais der­rière la chute du fas­cisme se pro­filent déjà d’autres formes du pou­voir capi­ta­liste. Les actions ouvrières, les mani­fes­ta­tions de force col­lec­tive ren­contrent chaque fois une plus grande résis­tance. En un sens, la Junte appa­raît comme l’in­ter­mé­diaire ayant pour fonc­tion de faire accep­ter aux tra­vailleurs les inté­rêts des capi­ta­listes. Récla­mer l’in­ter­ven­tion de la Junte, lui faire confiance cela revient à refu­ser de déci­der et d’a­gir direc­te­ment face aux patrons, c’est abdi­quer sa force col­lec­tive. C’est ce qui s’est pas­sé par ex, à la TIMEX, où les ouvriers unis et déci­dés ont été deman­der l’in­ter­ven­tion de la Junte, celle-ci leur fai­sant fina­le­ment accep­ter une pro­po­si­tion que ne sert que la Direc­tion. Ailleurs, c’est le sou­ci de léga­li­té qui a blo­qué toute action. Avant même de savoir ce qui sera légal ou non, les gens prennent d’a­vance posi­tion contre l’illé­ga­li­té. C’est ce qu’on peut lire dans la décla­ra­tion du per­son­nel de l’Ins­ti­tut de Phy­sique-Mathé­ma­tique adres­sée à la Junte, où il est dit que l’on « condamne toutes les ini­tia­tives prises en dehors de la léga­li­té démo­cra­tique qui est en cours d’é­la­bo­ra­tion ». D’autres, comme cer­taines direc­tions des syn­di­cats et des par­tis, ne cessent d’a­gi­ter la menace du chaos éco­no­mique. Cela revient à adop­ter la posi­tion des capi­ta­listes, selon qui on ne peut accor­der quoi que ce soit aux ouvriers que si la pro­duc­ti­vi­té et les béné­fices (donc l’ex­ploi­ta­tion) s’é­lèvent eux aus­si. À consi­dé­rer la for­ma­tion du gou­ver­ne­ment pro­vi­soire, la ten­dance est très net­te­ment dans ce sens. Il s’a­git de convaincre les tra­vailleurs que « l’heure est venue de sacri­fices pour tous les Por­tu­gais » (tra­vailleurs des assu­rances « La Sociale »). On a déjà enten­du ça quelque part ! Comme si tous les Por­tu­gais avaient des inté­rêts iden­tiques ! Si les capi­ta­listes ont un sou­ci du salut de la socié­té, pour­quoi serait-ce tou­jours aux tra­vailleurs de faire des sacrifices ?

Des com­mu­ni­qués de ce genre, il en appa­raît de tous côtés, expri­mant sou­vent l’o­pi­nion des tra­vailleurs eux-mêmes : J. Pimen­ta, Fires­tone, etc. D’ores et déjà, cette atti­tude a pour résul­tat de faire renaître la peur qui avait dis­pa­ru, détrui­sant ain­si la déter­mi­na­tion de lut­ter. En affir­mant qu’il « est impos­sible de céder à ces reven­di­ca­tions », on oublie que cette réponse a tou­jours été celle des patrons, même avant le 25 avril. Tout dépend fina­le­ment de la force de la classe ouvrière. Ce qui est pos­sible, c’est ce qu’elle aura la force d’im­po­ser.

Tout cela ne suf­fi­sant pas, on com­mence à par­ler aus­si de « pro­vo­ca­teurs », des « impa­tients », des « aven­tu­ristes ». La Junte a publié un com­mu­ni­qué met­tant en garde contre l’exis­tence de pro­vo­ca­teurs dans le bâti­ment ; le même jour, 14 mai, les patrons de J. Pimen­ta dis­tri­buent ce même com­mu­ni­qué en réponse aux reven­di­ca­tions des tra­vailleurs ! Comme disait l’autre, « dis mois qui sera la Junte, je te dirai qui la Junte sert ». Aux chan­tiers de la Lis­nave, la com­mis­sion des tra­vailleurs déclare « défendre les siens de l’en­tre­prise et de l’ad­mi­nis­tra­tion », pen­dant qu’à la TAP, les syn­di­cats s’en prennent aux ouvriers qui se com­portent avec « la liber­té qui leur a été offerte comme des enfants à qui on donne un jouet et qui n’ont pas de répit avant de l’a­voir cas­sé ». Chose inté­res­sante, les par­tis et les orga­ni­sa­tions poli­tiques qui, sous le fas­cisme, étaient tout exci­tés par les grèves ouvrières, se mettent tout d’un coup à recom­man­der le calme et font tout pour mettre fin aux conflits. A. Cun­hal dit aux jour­na­listes que « l’im­pa­tience pose des pro­blèmes », comme on peut le lire à côté du com­mu­ni­qué des Forces Armées don­nant le nom des jeunes morts à la guerre. Beau résul­tat de la patience ! Le PCP n’hé­site pas du reste à dire que seuls les réac­tion­naires « ont inté­rêt à ce que la ten­sion se déve­loppe ». Bien­tôt, les tra­vailleurs qui veulent faire grève se ver­ront accu­sés d’être des agents de l’ex-PIDE ! Aux mines de Panas­que­tra, les mes­sieurs du Comi­té d’En­tre­prise de Covil­ha s’ef­forcent inlas­sa­ble­ment d’é­touf­fer le conflit, mais les ouvriers rejettent leurs pro­po­si­tions. Au point que les luttes ouvrières appa­raissent main­te­nant comme une menace pour les sièges qu’ils occupent ou pensent occu­per bientôt…

Une fois le fas­cisme abat­tu, les tra­vailleurs ne doivent pas désar­mer. Ce qui a été obte­nu par la force est la meilleure garan­tie pour le futur. C’est main­te­nant qu’il faut avan­cer des reven­di­ca­tions, au moment où les anciennes ins­ti­tu­tions sont à terre et où les nou­velles ne sont pas encore conso­li­dées. C’est main­te­nant que nous sommes forts ! La menace de retour du fas­cisme ne sert qu’à entra­ver la lutte ouvrière et le déve­lop­pe­ment de la conscience de classe des travailleurs.

Tout le pro­blème actuel du capi­ta­lisme, c’est de pas­ser d’une forme arrié­rée et rigide de domi­na­tion — le fas­cisme — à un enca­dre­ment démo­cra­tique, avec coges­tion et par­ti­ci­pa­tion des tra­vailleurs à leur propre exploi­ta­tion. En leur don­nant l’illu­sion d’être maîtres de leur propre destin.

Tant qu’existent le capi­ta­lisme et l’É­tat, fon­dés sur le sala­riat, les tra­vailleurs ne peuvent rien contrô­ler du tout. Il n’y a pas d’é­tapes de pou­voir inter­mé­diaire. Ou bien le pou­voir est entre nos mains, repo­sant sur des orga­ni­sa­tions démo­cra­tiques de base qui gèrent l’en­semble de la vie sociale, ou bien il est dans celle de l’É­tat capi­ta­liste. Et en atten­dant, la seule chose que nous puis­sions contrô­ler et gérer, ce sont nos propres luttes : en pré­ser­vant le pou­voir de déci­sion des assem­blées géné­rales, en uti­li­sant comme moyen de pres­sion l’ac­tion directe, en récu­sant les délé­ga­tions per­ma­nentes de pou­voir, qui font sur­gir des « sau­veurs pro­fes­sion­nels », aux­quels nous devrons, une fois de plus, faire confiance. De même, le ralen­tis­se­ment des cadences (Convex), la réduc­tion de l’é­chelle des salaires (Com­pa­gnie Aérienne, Bâti­ments), les aug­men­ta­tions égales pour tous, le refus de per­ce­voir les titres de trans­ports (Soc. Esto­ril, Belos), enfin le refus des com­pro­mis et des négo­cia­tions en fixant des dates limites de réponse aux direc­tions voi­là des exemples de déve­lop­pe­ment des luttes ouvrières. Ce n’est qu’ain­si que nous pour­rons faire face aux groupes poli­tiques, grands ou petits, qui ne voient dans la lutte de classe qu’un moyen pour ren­for­cer leurs organisations.

C’est de la capa­ci­té de contrô­ler les luttes d’au­jourd’­hui, en réflé­chis­sant sur nos actions col­lec­tives et sur leurs consé­quences, que naî­tra la force et la volon­té qui nous per­met­tra d’en finir une bonne fois avec l’ex­ploi­ta­tion du tra­vail (le sala­riat), avec cette socié­té de merde et toutes ses ins­ti­tu­tions, ses postes, ses bonzes, ses sau­veurs pro­fe­sion­nels, etc.

Tra­vailleurs, soyons impa­tients ! Comp­tons sur nos propres forces !

Groupe lutte de classe (Tract dis­tri­bué à Lisbonne) 

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