Mais la chute du régime ancien s’est fait hors des voies légales ; elle a déclanché un processus nouveau, transférant dans la rue la politique et l’action. Les manifestations et la fraternisation entre soldats et ouvriers, les actions directes et violentes contre l’ancien appareil d’Etat qui a cessé momentanément de contrôler la vie sociale, tout cela libère des énergies collectives nouvelles et renforce la volonté d’agir et d’aller plus loin. Rapidement, le foyer de cette agitation collective quitte la rue où patrons et ouvriers saluaient côte-à-côte la fin du fascisme, pour les lieux de travail, où ils se retrouvent face-à-face.
La force collective s’impose et impose des changements dans l’appareil de production, où la répression fasciste servait à garantir le maintien des rapports sociaux. C’est pourquoi, dans le mouvement de grève actuel, la question de l’épuration est l’un des points essentiels. Mais les attitudes des directeurs du personnel, surveillants et contremaîtres, que les ouvriers dénoncent comme des attitudes fascistes, existeront toujours tant qu’il y aura du travail salarié. C’est pourquoi les capitalistes résistent à ces mesures d’épuration.
Ce qu’ils ne peuvent pas mettre en jeu, c’est la « discipline » qui est la base de la production, et il est dangereux que les ouvriers s’habituent à vouloir imposer leur volonté sur ce terrain.
Mais derrière la chute du fascisme se profilent déjà d’autres formes du pouvoir capitaliste. Les actions ouvrières, les manifestations de force collective rencontrent chaque fois une plus grande résistance. En un sens, la Junte apparaît comme l’intermédiaire ayant pour fonction de faire accepter aux travailleurs les intérêts des capitalistes. Réclamer l’intervention de la Junte, lui faire confiance cela revient à refuser de décider et d’agir directement face aux patrons, c’est abdiquer sa force collective. C’est ce qui s’est passé par ex, à la TIMEX, où les ouvriers unis et décidés ont été demander l’intervention de la Junte, celle-ci leur faisant finalement accepter une proposition que ne sert que la Direction. Ailleurs, c’est le souci de légalité qui a bloqué toute action. Avant même de savoir ce qui sera légal ou non, les gens prennent d’avance position contre l’illégalité. C’est ce qu’on peut lire dans la déclaration du personnel de l’Institut de Physique-Mathématique adressée à la Junte, où il est dit que l’on « condamne toutes les initiatives prises en dehors de la légalité démocratique qui est en cours d’élaboration ». D’autres, comme certaines directions des syndicats et des partis, ne cessent d’agiter la menace du chaos économique. Cela revient à adopter la position des capitalistes, selon qui on ne peut accorder quoi que ce soit aux ouvriers que si la productivité et les bénéfices (donc l’exploitation) s’élèvent eux aussi. À considérer la formation du gouvernement provisoire, la tendance est très nettement dans ce sens. Il s’agit de convaincre les travailleurs que « l’heure est venue de sacrifices pour tous les Portugais » (travailleurs des assurances « La Sociale »). On a déjà entendu ça quelque part ! Comme si tous les Portugais avaient des intérêts identiques ! Si les capitalistes ont un souci du salut de la société, pourquoi serait-ce toujours aux travailleurs de faire des sacrifices ?
Des communiqués de ce genre, il en apparaît de tous côtés, exprimant souvent l’opinion des travailleurs eux-mêmes : J. Pimenta, Firestone, etc. D’ores et déjà, cette attitude a pour résultat de faire renaître la peur qui avait disparu, détruisant ainsi la détermination de lutter. En affirmant qu’il « est impossible de céder à ces revendications », on oublie que cette réponse a toujours été celle des patrons, même avant le 25 avril. Tout dépend finalement de la force de la classe ouvrière. Ce qui est possible, c’est ce qu’elle aura la force d’imposer.
Tout cela ne suffisant pas, on commence à parler aussi de « provocateurs », des « impatients », des « aventuristes ». La Junte a publié un communiqué mettant en garde contre l’existence de provocateurs dans le bâtiment ; le même jour, 14 mai, les patrons de J. Pimenta distribuent ce même communiqué en réponse aux revendications des travailleurs ! Comme disait l’autre, « dis mois qui sera la Junte, je te dirai qui la Junte sert ». Aux chantiers de la Lisnave, la commission des travailleurs déclare « défendre les siens de l’entreprise et de l’administration », pendant qu’à la TAP, les syndicats s’en prennent aux ouvriers qui se comportent avec « la liberté qui leur a été offerte comme des enfants à qui on donne un jouet et qui n’ont pas de répit avant de l’avoir cassé ». Chose intéressante, les partis et les organisations politiques qui, sous le fascisme, étaient tout excités par les grèves ouvrières, se mettent tout d’un coup à recommander le calme et font tout pour mettre fin aux conflits. A. Cunhal dit aux journalistes que « l’impatience pose des problèmes », comme on peut le lire à côté du communiqué des Forces Armées donnant le nom des jeunes morts à la guerre. Beau résultat de la patience ! Le PCP n’hésite pas du reste à dire que seuls les réactionnaires « ont intérêt à ce que la tension se développe ». Bientôt, les travailleurs qui veulent faire grève se verront accusés d’être des agents de l’ex-PIDE ! Aux mines de Panasquetra, les messieurs du Comité d’Entreprise de Covilha s’efforcent inlassablement d’étouffer le conflit, mais les ouvriers rejettent leurs propositions. Au point que les luttes ouvrières apparaissent maintenant comme une menace pour les sièges qu’ils occupent ou pensent occuper bientôt…
Une fois le fascisme abattu, les travailleurs ne doivent pas désarmer. Ce qui a été obtenu par la force est la meilleure garantie pour le futur. C’est maintenant qu’il faut avancer des revendications, au moment où les anciennes institutions sont à terre et où les nouvelles ne sont pas encore consolidées. C’est maintenant que nous sommes forts ! La menace de retour du fascisme ne sert qu’à entraver la lutte ouvrière et le développement de la conscience de classe des travailleurs.
Tout le problème actuel du capitalisme, c’est de passer d’une forme arriérée et rigide de domination — le fascisme — à un encadrement démocratique, avec cogestion et participation des travailleurs à leur propre exploitation. En leur donnant l’illusion d’être maîtres de leur propre destin.
Tant qu’existent le capitalisme et l’État, fondés sur le salariat, les travailleurs ne peuvent rien contrôler du tout. Il n’y a pas d’étapes de pouvoir intermédiaire. Ou bien le pouvoir est entre nos mains, reposant sur des organisations démocratiques de base qui gèrent l’ensemble de la vie sociale, ou bien il est dans celle de l’État capitaliste. Et en attendant, la seule chose que nous puissions contrôler et gérer, ce sont nos propres luttes : en préservant le pouvoir de décision des assemblées générales, en utilisant comme moyen de pression l’action directe, en récusant les délégations permanentes de pouvoir, qui font surgir des « sauveurs professionnels », auxquels nous devrons, une fois de plus, faire confiance. De même, le ralentissement des cadences (Convex), la réduction de l’échelle des salaires (Compagnie Aérienne, Bâtiments), les augmentations égales pour tous, le refus de percevoir les titres de transports (Soc. Estoril, Belos), enfin le refus des compromis et des négociations en fixant des dates limites de réponse aux directions voilà des exemples de développement des luttes ouvrières. Ce n’est qu’ainsi que nous pourrons faire face aux groupes politiques, grands ou petits, qui ne voient dans la lutte de classe qu’un moyen pour renforcer leurs organisations.
C’est de la capacité de contrôler les luttes d’aujourd’hui, en réfléchissant sur nos actions collectives et sur leurs conséquences, que naîtra la force et la volonté qui nous permettra d’en finir une bonne fois avec l’exploitation du travail (le salariat), avec cette société de merde et toutes ses institutions, ses postes, ses bonzes, ses sauveurs profesionnels, etc.
Groupe lutte de classe (Tract distribué à Lisbonne)