Introduction
« Le Premier Mai des ouvriers, l’aurore de la Sociale ».
[/ J.-B. Clément/]
Quel est le groupe révolutionnaire qui, depuis la moitié du siècle dernier, n’a pas basé son action et son espoir dans la « classe ouvrière » ? « Seule la classe ouvrière sera capable de transformer la société actuelle ». « La fin de l’exploitation de l’homme par l’homme, de la domination, des classes, sera l’œuvre du prolétariat ».
Les ouvriers, comme à l’époque de la Grande Révolution le « peuple » ou la sans-culotterie, incarnent la force, l’acte et le désir mis en route sur la scène sociale où l’imagination construit les voies de changement révolutionnaire.
Les grandes images dynamiques du prolétariat en action nous séduisent et nous mobilisent nous aussi, révolutionnaires à la recherche d’une révolution. C’est la Commune, les Premiers Mai rouges, les matins noirs du syndicalisme, l’occupation des usines (Italie 1920), les marins de Kronstadt. les mineurs asturiens, les collectivisations dans l’Espagne révolutionnaire, l’action directe, la lutte ouverte contre une société d’exploitation, pour un monde nouveau.
Ce type d’action mis en avant par le désir révolutionnaire qui resurgit périodiquement, et qui éclate à échelle restreinte (grèves sauvages, séquestration de patrons, sabotages) tranche avec l’aspect événementiel, « spectaculaire marchand » et uniforme de la vie quotidienne dans les sociétés industrielles où le capitalisme (voire les sociétés multinationales), l’État, ont atteint un niveau élevé de développement [[La situation n’est pas différente dans les sociétés où la bureaucratie de l’État et le Parti ont pris la relève des commandes pour maintenir les conditions de travail salarié qui fondent la division de classes.]].
C’est ainsi que l’action ouvrière « contrôlée » par les syndicats se déroule autour du pôle réformiste, aussi bien au niveau strictement syndical que « politique » (partis, parlement, élections) ; les exemples à ce niveau, si on les puise dans le développement historique du mouvement ouvrier, montrent la distance qui sépare l’action directe de la concertation, la définition révolutionnaire propre à l’époque de l’anarcho-syndicalisme des accords de Grenelle. Nous vivons aujourd’hui l’aboutissement de cette évolution, exprimé par exemple, par le changement apporté par la C.G.T. en 1969, dans ses statuts, à la définition de la finalité syndicale : « la suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme » d’autrefois est devenue maintenant : « la suppression de l’exploitation capitaliste » ; « l’abolition du patronat et du salariat », fait place à « la socialisation des moyens de production et d’échange » ; ceci réaffirmé par F.O. à travers son « attachement à la politique contractuelle qui a permis de mettre en place des mécanismes de garantie du pouvoir d’achat dans la fonction publique, les entreprises nationalisées et de nombreuses branches du secteur privé » et par son refus de toute action « politique » [[Le refus du contenu ou de la finalité « politique » d’une action revendicative ou d’une grève est la plus flagrante acceptation de la politique régnante. Dans l’action ouvrière il y a — écrivait Bakounine à propos de la Première Internationale — « les germes d’une politique toute nouvelle, ceux de la politique internationale du prolétariat ; et cette politique, à l’inverse du radicalisme bourgeois qui ne songe qu’à reconstituer de nouveaux États, c’est-à-dire de nouvelles prisons et de nouveaux établissements de correction et de travail forcé pour le peuple, tend à l’abolition des frontières, des patries politiques, des États, en même temps qu’à celle de la différence des classes, de l’existence même de classes différentes, de tous les privilèges juridiques, économiques et sociaux. » M. Bakounine. « Article Français ». Œuvres complètes. Ed. Champ Libre, Paris, 1974. Vol. 2, p. 117.]] ; et si le doute subsiste, nous verrons la C.G.T. et la C.F.D.T. grossir les files de l’union de la gauche.
Dans notre propre mouvement, surtout dans les pays à forte tradition ouvrière anarchiste comme l’Italie, l’Espagne et l’Amérique Latine, toutes les feuilles militantes de l’anarchisme invoquent l’action révolutionnaire du prolétariat. Les « militants » ne peuvent pas, cependant. ne pas ressentir un certain malaise en percevant l’écart entre le désir et la réalité, écart non théorisé. Nous trouvons la même attitude de fond, quoique sans « l’appel au peuple », dans un certain gauchisme qui se refuse la possibilité d’intervenir en attendant du mouvement « réel », voire de l’action du prolétariat urbain, l’affranchissement général.
Cependant, il arrive que nous rencontrions l’affirmation opposée, par exemple dans le dernier bulletin du CIRA : « Cerrito (auteur de Il ruolo della organizzazione anarchica) croit par exemple encore à une lutte de classes désormais dépassée par la technologie et les nouveaux rapports créés par le néo-capitalisme qui, dans les pays industrialisés du moins, a modifié l’équilibre des forces. Son affirmation (p. 13) : « par le fait que l’ouvrier est potentiellement plus intéressé que tout autre au triomphe de la société libertaire, c’est dans la classe ouvrière que les anarchistes trouvent le plus d’accords et les adhésions les plus nombreuses » semble exagérée et dépassée, même pour l’Italie, en tout cas en U.R.S.S. où les tendances libertaires se font jour surtout chez les intellectuels, et aux U.S.A. où la classe ouvrière est devenue plutôt réactionnaire et le meilleur soutien du système ». [[Pietro Ferrua. CIRA. Bulletin n° 28, p. 6.]]
Ce point de vue est lié à certaines opinions sur la composition de classe du mouvement anarchiste, selon lesquelles la majorité ouvrière des débuts du siècle a fait place aujourd’hui à une majorité d’étudiants et d’intellectuels [[Voir Communauté de Travail du CIRA. Composition sociale du mouvement anarchiste (pas en vente en librairie).]]. Opinions qui ne tiennent compte ni du problème de fond de la relation du « mouvement » à la position structurale de la classe, ni des changements survenus dans la composition des classes dans le capitalisme avancé.
Nous nous trouvons ainsi face à deux propositions opposées : l’une affirme la prééminence du prolétariat en tant que classe révolutionnaire (position traditionnelle dans tout le mouvement socialiste), l’autre met l’accent sur « l’intégration » du prolétariat au système, met en relief les aspects adaptatifs et unificateurs de la société post-industrielle et cherche dans d’autres groupes ou couches sociales « marginales » le levier pour le changement désiré.
De toute façon, je pense que le problème est extrêmement complexe, aussi bien au niveau de la théorie sociologique que de la théorie révolutionnaire, mais qu’il est possible de soutenir la thèse suivante : les deux propositions — celle qui soutient la position fondamentale du prolétariat et celle qui défend l’intégration du prolétariat au système établi — sont correctes mais à deux niveaux différents de signification : la première proposition étant construite au niveau socio-structurel, la deuxième au niveau de l’imaginaire social.
Certes, ni l’un ni l’autre de ces niveaux n’a une relation unidirectionnelle de cause à effet de l’un par rapport à l’autre — c’est-à-dire que l’imaginaire n’est pas un reflet plus ou moins illusoire d’une base réelle ni que la structure est déterminée par une instance symbolique autonome qui impose ses lois aux rapports de production — malgré cela, dans la situation historique présente du développement du système capitaliste le poids fondamental en fonction du changement social revient à la première : le prolétariat en tant que classe est, en dernière instance, le facteur déterminant dans (ou de la) révolution.
L’opposition bourgeoisie-prolétariat et la théorie révolutionnaire
« Cette critique sociale du capitalisme justifie, pour Proudhon comme pour Marx, la théorie révolutionnaire fondée sur la pratique des classes ouvrières puisque l’exploitation dont est victime le prolétariat, la contradiction entre sa pratique de production et son exclusion de la consommation, constituent les présupposés de son action révolutionnaire.
[/Pierre Arisart [[Marx et l’anarchisme. P.U.F., Paris 1969, p. 391.]]/]
Le conflit de base du mode capitaliste de production est représenté par l’opposition du capital et du travail : l’ouvrier se voit dépossédé de ses instruments de travail et obligé de vendre sa force de travail ; la bourgeoisie contrôle le capital, impose les conditions du marché, détient le pouvoir.
Cette situation d’affrontement entre bourgeoisie et prolétariat, constitués l’un et l’autre en tant que classe par rapport au processus de production, détermine une opposition de conflit qui ne peut persister que dans la mesure où l’exploitation se double de domination, c’est-à-dire qu’il y a une situation de violence (force) qui maintient les limites du système capitaliste sous la forme politico-institutionnelle de la démocratie bourgeoise. Mais la lutte (lutte de classes) n’apparaît pas dans le système établi comme une situation de force ouverte, mais comme une lutte, menée dans le cadre de règles acceptées — la légitimité — entre différents groupes, pour le contrôle du pouvoir (de l’État).
De même que dans toute stratégie du conflit [[« Le terme “stratégie” est emprunté ici à la théorie des jeux, qui distingue entre jeux d’habileté, jeux de hasard et jeux de stratégie. Ces derniers sont ceux où la modalité optimale d’actuation dépend pour chaque joueur de ce que fait l’autre. Ce terme se propose de mettre en valeur l’interdépendance des décisions des adversaires et leurs attentes respectives du comportement de l’autre. » […] « Le conflit pur, où les intérêts des antagonistes sont complètement opposés, est un cas particulier » (la révolution), « En conséquence, la stratégie — dans le sens que je donne ici au mot — ne se réfère pas à l’application effective de la force, mais à l’exploitation d’une force potentielle ». Thomas C. Shelling. La estrategia dei conflicto. Ed. Tecnos. Madrid 1964, p. 15 et 17.]] dans laquelle une des parties a besoin de L’autre pour la continuité du processus dans lequel cette partie se définit en tant que telle — c’est-à-dire pour continuer à jouer — la bourgeoisie ne se constitue comme bourgeoisie qu’au sein de ce processus de production dont l’autre partie est le prolétariat.
Si la bourgeoisie maintient le pouvoir — et pour autant qu’elle le maintient elle est la partie gagnante — elle ne peut cependant pas anéantir le prolétariat, elle doit compter sur lui ; dans ce sens le prolétariat est le moteur du processus capitaliste de production.
C’est-à-dire que, au niveau politique, — idéologique et institutionnel — au niveau de la structure de l’État, les formes de la lutte de classes vont apparaître comme un niveau de compromis atteint par cette même lutte de classes à l’intérieur du système.
Dans une forme sociale historique spécifique, la totalité de chaque moment de la vie sociale contient la contradiction et l’incohérence. Tout n’est pas bien rangé dans le système établi, quoique celui-ci dispose d’une grande capacité de récupération ; le projet révolutionnaire par exemple, lui échappe dans les moments où il s’actualise en s’appuyant sur le conflit sous-jacent le conflit structurant du système [[À mon avis, parler de structures implique le refus du point de vue empirique selon lequel les faits sont une donnée de la réalité directement accessible à l’observateur. Au contraire, dans ce qu’on appelle les « faits », il n’y a que des rapports de signification qui doivent être construits au niveau de la théorie et au-delà des apparences. C’est-à-dire que la « structure » est définie comme cachée, comme interne à un système. Parler ainsi ne présuppose pas que les relations apparentes soient illusoires et que les relations cachées soient « réelles », mais qu’il y a différentes dimensions de la réalité qui s’impliquent mutuellement.]] (lui échappent aussi les pratiques d’innovation, la rébellion, la grève sauvage, la mutinerie, le pillage, la folie, etc.)
Cette stratégie de conflit propre à la démocratie bourgeoise, avec ses institutions représentatives et ses modalités « légitimes » de stabilisation et de changement à l’intérieur du système, repose sur un conflit de base masqué, le « conflit réel », et dérive l’attention des groupes sociaux sur une quantité de conflits subsidiaires.
Dans ce sens la démocratie bourgeoise n’est pas un système pire qu’un autre pour maintenir au pouvoir une classe dominante. Mais à condition d’un certain degré de complicité, « d’occultation » et de mystification qui y ont leur place. L’idéologie dominante est un aspect important de ce contexte [[L’idéologie dominante n’est pas l’idéologie de la classe dominante exclusivement mais le produit d’un compromis déterminé par le niveau atteint par la lutte de classes.]]. Elle a pour fonction de réduire le conflit fondamental du mode capitaliste de production à des limites acceptables pour le système établi en prêchant la collaboration de classes, la concertation, la négociation et le compromis, la cogestion. voire la coexistence pacifique entre la bourgeoise et le prolétariat, même dans les idéologies dites révolutionnaires qui invoquent « l’Union nationale » contre l’impérialisme.
Le conflit subsiste entier — et pas seulement dans les pays classiquement appelés capitalistes, mais aussi dans les pays soi-disant socialistes — en tant qu’opposition entre capital et travail et en tant que contrôle de la production et de la distribution entre les mains d’une minorité bureaucratique. Ce conflit détermine la structure d’une société divisée en classes antagonistes d’exploiteurs et d’exploités, de dominateurs et de dominés. Riches et pauvres, puissants et opprimés défendent des intérêts contraires depuis la société esclavagiste, agraire, jusqu’à notre époque de haut développement industriel (chemin parcouru dans le temps, mais encore présent dans l’espace, la géographie).
Sous l’absolutisme, la séparation et l’exclusion de l’exercice légal du pouvoir des classes dépossédées. était explicite et sans nuances. La révolution bourgeoise s’est appuyée sur l’universalité de droits, sur l’égalité : elle substitua à la souveraineté de droit divin la souveraineté populaire. Mais ce fut la bourgeoisie et non pas le peuple qui s’empara du pouvoir ; pour conserver à la fois le soutien populaire et son pouvoir de classe. elle a dû affirmer la différence entre l’égalité des droits et l’inégalité de fait, et imposer l’idée de la représentativité et de la délégation de pouvoir (ou de la souveraineté). Guérin le montre en parlant de la Révolution Française : « en théorie, tout pouvoir émanait du peuple ; mais en pratique, on lui déniait le droit de l’exercer lui-même : il avait seulement la permission de le « déléguer » ; la souveraineté passait à une assemblée qui, en son nom, prétendait faire les lois et gouvernait. » [[Daniel Guérin. Bourgeois et bras nus. 1793 – 1795, Gallimard, Paris 1973, p. 17. « La démocratie est un état où le peuple souverain fait par lui-même tout ce qu’il peut bien faire, et par des délégués tout ce qu’il ne peut pas faire lui-même. ». (Robespierre, p. 20.)]]
Malgré l’effort unificateur au niveau idéologique, les classes dépossédées ont senti dès le premier moment de l’instauration du nouveau pouvoir révolutionnaire qu’elles contribuèrent à créer, qu’une nouvelle division et une nouvelle exclusion était en train de se développer. Au sein des sans-culottes, dans les quartiers populaires, les fauteurs de troubles, les agitateurs, les anarchistes de l’époque, tentaient de continuer la révolution, de montrer la contradiction de la nouvelle situation.
L’idée force de la révolution, le pouvoir mobilisateur de l’image a sa source dans la perception du conflit et dans le désir de supprimer la division, l’exclusion et leurs conséquences, les relations d’exploitation et de domination. C’est ainsi que l’idée, le désir de Révolution est en même temps, aussi bien en projet qu’en acte, l’expression et la confirmation de la division de la société en classes, de la lutte de classes. C’est un désir et une réalité, c’est l’image d’une opposition irréductible à l’intérieur du système établi.
Dans les premiers temps de la formation du prolétariat moderne et, quand la bourgeoisie industrielle prend vraiment le pouvoir (1830), la séparation des classes se fait de plus en plus nette. L’ouvrier se voit traqué par la misère, l’insécurité, le travail épuisant, la sous-consommation, le pouvoir absolu du chef d’entreprise. Mais en même temps la condition ouvrière est vue comme opposée à la société et dangereuse en elle-même. Buret écrit dans son enquête sur La misère des classes laborieuses en France et en Angleterre : « Les ouvriers sont aussi libres de devoirs envers leurs maîtres que ceux-ci le sont envers eux ; ils les considèrent comme des hommes d’une classe différente, opposée et même ennemie. Isolés de la nation, mis en dehors de la communauté sociale et politique, seuls avec leurs besoins et leurs misères, ils s’agitent pour sortir de cette effrayante solitude, et comme les barbares auxquels on les a comparés, ils méditent peut-être une invasion. » [[Parue en 1840. Citée par Louis Chevalier. Classes laborieuses et classes dangereuses. Plon, Paris 1958.]]
Cette polarisation entre bourgeois et prolétaires va s’exprimer avec force dans les situations insurrectionnelles. Par exemple, dans les Journées de Juin, à propos desquelles Marx écrit : « La république bourgeoise l’emporta. Elle avait pour elle l’aristocratie financière, la bourgeoisie industrielle, les classes moyennes, la petite bourgeoisie, l’armée, le sous prolétariat organisé en garde mobile, les intellectuels, les prêtres et toute la population rurale. Aux côtés du prolétariat il n’y avait personne d’autre que lui-même. » [[K. Marx. Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Ed. Sociales, Paris.]]
L’affrontement va se poursuivre par le développement croissant des grèves. Les deux années antérieures à l’insurrection de Paris de 1871 connaissent une vague de grèves dans toute la France, sans précédents. [[Voir Michelle Perrot, Les ouvriers en grève. France 1871 – 1890. Mouton, Paris, 1974.
« 1869 : 72 grèves, 40600 grévistes ; 1870 : 116 grèves, 85232 grévistes, chiffres jamais vus. Il faudra attendre 1880 pour que ce nombre de grévistes soit à nouveau atteint (et dépassé). C’est d’ailleurs moins le nombre de conflits que leur ampleur qui est remarquable ; 1870 a la plus forte ampleur moyenne du siècle : 760 grévistes/grève. »]] Malgré les défaites, l’affrontement continue ; le syndicalisme révolutionnaire naît et la condition particulière de la classe ouvrière — opposée à la bourgeoisie, économiquement misérable et dépourvue de canaux d’intégration au système, à part le suffrage universel qui ne la concerne qu’en partie [[Exclusion du système ne veut pas dire exclusion de la société.]] — va donner une tonalité révolutionnaire au mouvement ouvrier naissant (ne pas confondre mouvement et classe) et permettre la formulation de la théorie moderne du socialisme dans ses différents aspects. À l’époque, le différend Marx-Bakounine définira deux modèles du changement révolutionnaire. Par la suite, le modèle marxien deviendra de plus en plus intégré au système par un conditionnement réciproque. Même, nous pouvons dire que le marxisme, avec sa caractéristique de monopole de la théorie révolutionnaire, fait partie de l’idéologie dominante, (en tout cas le marxisme officiel ; pour l’instant je ne prends pas en considération le problème de la relation de ce marxisme avec ses sectes hérétiques).
En résumant, ce que je souhaite mettre en évidence c’est qu’au début de l’industrialisme, le prolétariat joue le rôle de la classe révolutionnaire pour deux raisons : d’une part, la position qu’il occupe en tant que classe dans le processus de production et qui le définit en tant que tel ; d’autre part, la perception théorisée de son exclusion.
La bourgeoisie imprime sa domination et garde fermement le pouvoir en gardant le contrôle de la production, de la propriété et de l’État national. La bourgeoisie représente l’ordre régnant, le maintien de la division en classes, de l’inégalité sociale, des privilèges ; le prolétariat se présente comme le champion d’un nouvel ordre universaliste, de l’abolition des classes, de l’égalité réelle.
Dans les grandes lignes de ce processus, en prenant seulement les deux classes polaires : bourgeoisie et prolétariat (laissons de côté le problème de l’aristocratie, de la paysannerie et les différentes couches sociales) nous pouvons voir, pour l’époque considérée, un rapport direct entre la position de la classe dans le système, ses intérêts, sa pratique et son action politique. Ansart dit : « lorsque une classe sociale joue sur la scène politique le rôle qui est conforme à ses intérêts, on décèle un rapport d’adéquation entre la structure sociale et le jeu politique. [[Pierre Ansart, Marx et la théorie de l’imaginaire social. Cahiers Int. de Sociologie. Vol. XLV ; 1968, p. 116.]] »
Dans les situations révolutionnaires cette adéquation entre la position de classe et l’action politique s’exprime avec toute sa force : c’est l’essence même de la révolution.
En France la situation commença à changer avec l’échec de l’internationalisme à la guerre de 14. En Russie, l’antagonisme se concrétisa dans l’action de la paysannerie et du prolétariat urbain d’abord en 1905, ensuite de 1917 à 1923 ; en Allemagne et en Italie en 1919 – 20 et en Espagne de 1932 à 1937. Ces périodes d’affrontement résolu vont être nuancées par des moments qui montrent non seulement d’autres formes moins spectaculaires de la lutte de classes, mais aussi par un type d’adéquation au système institutionnel bourgeois qui va réduire l’expression du conflit à des formes et dans des aires (zones) limitées et contrôlables.
Si les mouvements révolutionnaires et les actions insurrectionnelles déjà citées ont bien produit des modifications importantes et même fondamentales dans le système régnant, du point de vue de « prolétariat » (tel du moins que le définit la théorie révolutionnaire) l’échec est notoire, sans parler de situation extrême du fascisme et du nazisme.
Arrivés à ce point « il faut expliquer comment une classe peut jouer un autre rôle que le sien, accomplir une tâche qui est précisément la tâche d’une autre classe et mener ainsi ou tolérer une action objectivement en contradiction avec sa réalité. [[Ibid. p. 116.]] »
L’imaginaire social
« Pulsion et frustration font partie importante du mouvement ouvrier : son histoire est aussi celle du désir. »
[/M. Perrot [[Les ouvriers en grève. Mouton, Paris-La Haye, 1974, p. 64.]]/]
À certains moments de l’histoire, les conditions sociales et politiques paraissent frapper directement les hommes pour leur faire voir ce qui crève les yeux. Le nazisme fut l’un de ces moments et Reich écrivit : « Le problème fondamental est donc de savoir (.…) ce qui empêche l’harmonie entre la situation économique et l’idéologie. » [[La psychologie de masse du fascisme. Payot, 1972, p. 37.]]
Ce qui ressort de cette façon de poser le problème c’est que la relation aussi bien positive que négative entre 1) la structure socio-économique définie au niveau du processus de production et 2) l’institutionnalisation politique et idéologique — sans laquelle serait impossible la reproduction des conditions de la production — reste sans explication si l’on maintient un écart radical entre « infrastructure » et « idéologie », la première en tant que développement de forces productives — mouvement réel — et la deuxième en tant que sous-produit mystificateur.
Les « relations sociales réelles », les rapports de production, sont toujours des relations instituées, c’est-à-dire qu’elles se développent, se perpétuent, se reproduisent en fonction d’un cadre institutionnel qui est leur expression et qui en même temps les contient. Toutes les relations sociales réelles ont une signification, sont significatives, s’inscrivent à un niveau symbolique. Ceci vaut aussi bien pour le processus de production que pour l’objet produit. « C’est seulement un rapport social déterminé des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fantasmagorique d’un rapport des choses entre elles. » [[Marx. Capital. Ed. Sociales, T.I., p. 85.]] Mais Marx ajoute qu’en échangeant les divers produits du travail, les hommes comparent leurs divers travaux en tant que modalités du travail humain. « Ils le font sans le savoir. La valeur ne porte donc pas écrit sur le front ce qu’elle est. Elle fait bien plutôt de chaque produit du travail un hiéroglyphe. » [[Ibid. p. 86.]]]
C’est-à-dire que dans le travail et dans la relation, dans l’action sociale au sens large, s’entremêlent inextricablement la pratique et la théorie, la production et « l’idéologie ». Le processus réel est constitué par cette totalité.
Mais « l’idée que le symbolique est parfaitement neutre » ou bien — ce qui revient au même — totalement « adéquat » au fonctionnement du processus réel, est inacceptable et à vrai dire, privée de sens. » [[Cardan. Marxisme et théorie révolutionnaire. S ou B. n° 39, p. 47.]]
Ce qui veut dire que dans une totalité sociale concrète (historique) il est possible de distinguer différents niveaux analytiques qui rendent compte d’une partie du processus ; nous pouvons donc parler de niveaux ou instances [[D. Vidal. Notes sur l’idéologie. « Alors que par l’instance économique et l’instance politique — considérées comme topiques — les contradictions spécifiques sont traitées en termes de valeurs ou de pouvoir, elles sont traitées en termes de discours par l’instance idéologique ». L’Homme et la Société. n° 17, p. 45.]] où s’expriment les contradictions ou conflits des formations sociales et des rapports sociaux. L’un de ces niveaux est le niveau du discours social ou niveau symbolique.
Revenons à la citation de Cardan : le discours social touche par un pôle à la « réalité matérielle », par l’autre à « l’abstraction », à « l’illusion », à l’imagination. Mais le processus social réel contient la totalité du discours (plus ce qui lui échappe et qui apparaît comme marginal ou folie) ce qui nous autoriserait aussi à parler de niveaux de réalité.
Quand Marx dit (en critiquant Hegel) : « l’État est une abstraction. Le peuple seul est la réalité », il dit à la fois vrai et faux. « La transposition des forces sociales productives du travail en propriétés réifiées du capital est si profondément ancrée dans l’imagination que les avantages du machinisme, de l’application de la science, de l’invention, etc., sont présentées comme nécessaires dans leur forme aliénée, et apparaissent donc tous comme formes du capital. » [[Marx. Résultats du processus immédiat de production. Cité par D. Howard. Fétichisme, aliénation et théorie critique. L’Homme et la société. N°17, p. 103.]] ce qui détermine dans le processus réel des conséquences également réelles. Dans la mesure où l’État apparaît opposé à la société. en tant qu’expression d’un type de relation sociale aliénée, la réalité de son existence se matérialise à travers des appareils concrets de domination qui imposent une direction à la totalité du processus social.
Ce qui est profondément ancré dans « l’imagination » des hommes (qui est un aspect du comportement humain lié à des niveaux plus profonds, inconscients, où le désir règne tout puissant), apparaît, prend corps dans la réalité sociale sous deux formes : la soumission à ses apparences — conscientes — ou sa négation critique. Pour le dire avec les mots de Marx « la tradition de toutes les générations mortes pèse d’un poids très lourd sur le cerveau des vivants. » Et dans la révolution, « la résurrection des morts (…) servit par conséquent à magnifier les nouvelles luttes, non à parodier les anciennes, à exagérer dans l’imagination la tâche à accomplir, non à se soustraire à leur soutien en se réfugiant dans la réalité, à retrouver l’esprit de la révolution et non à évoquer de nouveau son spectre. » [[Marx. Le 18 brumaire. p. 17.]]
De même, dans la réalité quotidienne non révolutionnaire l’imaginaire collectif est le lieu d’une réalité pesante et opaque qui conditionne le type d’action revendicative ainsi que la perception des possibilités « réalistes » du changement social.
L’imaginaire social en tant qu’organisation des représentations collectives d’une époque n’est pas neutre, ni inoffensif, il fait partie de la définition sociale de la situation et constitue ainsi un facteur important du développement historique de cette même situation !
C’est le lieu (ou le niveau) du fantasme, il est lié aux rejetons de l’inconscient et en conséquence il permet l’articulation de l’organisation institutionnelle sur l’inconscient individuel [[Voir : le symbolique et l’imaginaire, et l’aliénation et l’imaginaire. Cardan, Marxisme et théorie révolutionnaire, S ou B. N° 39. Et Eugène Enriquez : Imaginaire social, refoulement et répression dans les organisations, Connexions, n° 3.]].
Il serait nécessaire de différencier théoriquement au sein du discours social, ce qui est de l’ordre de la théorie, de l’idéologie ou de l’imaginaire, mais nous ne le ferons pas ici et dans les limites du présent travail nous nous contenterons de préciser de quoi il s’agit.
Pour évoquer ce pouvoir de l’imaginaire dans ses formes de conditionnement social, pensons par exemple à l’effondrement de l’Internationale face à « l’Union sacrée » et au comportement tantôt passif, tantôt patriotique et chauvin de la « classe ouvrière » conduite à la guerre. Le gouvernement n’a même pas eu besoin de l’application du Carnet B. Bien auparavant on aurait pu voir combien le peuple, du fait même de son dénuement et de sa dépendance, était soumis à ses propres mythes. Paraphrasant Proudhon, Ansart dit : « en particulier le 10 décembre 1848 et le 20 décembre 1851, où le peuple, se berçant des souvenirs de l’Empire, se donnera un gouvernement contraire à ses intérêts. » [[Pierre Ansart, Marx et l’anarchisme. P.U.F. Paris, 1969, p. 217.]]
Essayons maintenant de montrer comment et par quelles voies ce niveau de l’imaginaire social peut être le lieu d’une intégration de la classe ouvrière au système établi.
Les canaux de l’intégration imaginaire
« La figure de l’Hercule, produite sous la monarchie, se transmit au corps imaginaire qui effrayait tant Louis XV ; ce corps imaginaire en expansion devint le lieu idéologique où prit place la représentation nationale, en conséquence de laquelle s’inscrivit la nation territoriale. Ce dernier mouvement étant inéluctablement accompli, la figure se contracta de nouveau dans les images de pierre, — moment de réification contemporain de la réinstauration du pouvoir personnel qui dès la Révolution Française fit le lit de ce que sera le fascisme. »
[/Jean-Yves Guiomar [[« Peuple français, voilà ton image (…). Tu es, parmi les nations ce que l’Hercule fut parmi les héros ». (Robespierre (le 5 février 1793) « … sera élevé une statue colossale en l’honneur du peuple français ». Convention Nationale, 27 Brumaire 1793. (Jean-Yves Guiomar. L’idéologie nationale. Ed. Champ libre. Paris, 1974.)]]/]
Dans le cours de l’histoire, dans le flux de ce processus social qui va constituer la bourgeoisie et le prolétariat en tant que classes antagoniques, la Révolution Française transfère le pouvoir politico-social de la noblesse à la bourgeoisie, en constituant un État National basé sur une idée de la représentativité et de la souveraineté du peuple, sur une abolition des privilèges de caste et sur une idéologie de l’égalité en même temps que de la propriété.
Les classes populaires participent, s’engageant de plus en plus dans le processus révolutionnaire jusqu’à se rendre compte qu’elles n’ont pas une place institutionnelle dans le nouveau système, jusqu’à sentir la dépossession et l’exclusion dans laquelle les place le « système établi » qui vient de se constituer : la démocratie bourgeoise.
Les pauvres des villes sentent d’emblée l’exclusion sur le plan de la consommation, et sur l’action des sans-culottes commence à se construire la théorie socialiste. « Le Manifeste des Enragés » (1793) dit : « N’est-ce donc pas assez que vos prédécesseurs, pour la plupart d’infâme mémoire, nous aient légué la monarchie, l’agiotage et la guerre, sans que vous nous léguiez la nudité, la famine et le désespoir ? [[« Au manifeste des enragés » qui inaugure la longue série des manifestes jalonnant l’histoire théorique du socialisme français au XIXe siècle succédera seulement deux ans et demi plus tard le Manifeste des Plébéiens (9 frimaire an IV — 30 novembre 1795) de Babeuf et près de trois ans plus tard (mi-germinal an IV — début avril 1796) le célèbre Manifeste des Égaux de Sylvain Maréchal. » Maurice Dommaget : Jacques Roux, Le curé rouge. Ed. Spartacus, Paris, 1948.]]
Ce que la révolution avait uni dans un même élan, dans un même espace-temps mythique (la fête) se dissocie encore, une fois affirmé le nouvel État : d’un côté la bourgeoisie « représentée » par les mandataires du peuple qui parlent au nom de la totalité de la « nation », de l’autre les classes populaires.
À partir de cette première polarisation qui se manifeste rapidement au sein même du processus révolutionnaire, on arrive à l’exclusion plus formelle et plus nette du prolétariat quand celui-ci s’avance avec toutes ses caractéristiques dans la production industrielle. Ce grand mouvement historique au cours duquel la grande masse des producteurs se voit expropriée des moyens de production et réduite au salaire, crée les conditions de la lutte ouvrière pour la survie en même temps que les possibilités d’une action, révolutionnaire radicale contre le système [[Les écrits les plus importants (Duret, Villermé, etc.) qui décrivent la condition ouvrière (la misère, le paupérisme) prennent place entre 1830 et 1840. Le mouvement ouvrier moderne naît avec la Première Internationale en 1864 et le mouvement anarchiste avec la scission en 1870 – 71.]]. Le prolétariat rependra l’héritage de la sans-culotterie.
Si nous considérons encore une fois les caractéristiques de la situation générale des classes ouvrières au siècle passé, c’est pour montrer l’apparition simultanée du prolétariat et de la théorie de cette situation : le socialisme révolutionnaire.
Mais, comme je l’avais déjà remarqué plus haut (III. p. 5), l’affrontement ouvert et la base de violence oppressive que suppose le système d’exploitation et de domination sont incompatibles avec l’existence du système lui-même. Il devient nécessaire de procéder à une nouvelle unification de l’espace social, mais une unification basée sur l’aliénation d’une partie de la réalité totale. Et cette partie aliénée est précisément le conflit structurel constitutif de la condition ouvrière, de l’exploitation, du salariat et des conditions de reproduction de cette situation : la domination politique.
La bourgeoisie va réussir [[Quand je parle de « réussite de la bourgeoisie » je n’entends pas une réification de celle-ci qui la mette en situation de manipuler consciemment le processus, mais je dis simplement que la bourgeoisie en tant que classe se situe en un lieu du processus social qui lui permet de l’emporter dans la lutte de classes.]] cette unification grâce à de multiples facteurs qui s’inscrivent dans le registre de l’imaginaire collectif mais qui prennent leur force, plongent leurs racines à différents niveaux de la réalité.
Le corps imaginaire du peuple-souverain-faisant-sa-propre-histoire se replie, comme une rivière gonflée qui a recouvert la plaine se replie dans son lit, n’étant plus qu’un filet d’eau dans l’étendue asséchée, et se réfugie réifié et ritualisé, dans la lettre de la Constitution, dans les traités d’Histoire, dans le catéchisme républicain pour esprit obtus. Les grandes images révolutionnaires font place aux conditions limitées d’une réalité acceptée en tant que telle, c’est-à-dire « inaltérable » et réduite au jeu interne du système établi (au « jeu des institutions »).
L’imaginaire social s’adapte à la perpétuation du système. La négation et la contradiction n’ont pas de place dans la rationalité régnante (rationalité instrumentale qui ne conteste ni les présupposés ni la finalité du système), et se réfugient dans l’utopie, qui reprend les voies d’un millénarisme « sécularisé ».
La réunification de l’espace social, qui laisse indemnes les contradictions du mode de production capitaliste, et qui se maintient au travers d’une récupération constante de la contestation et de l’innovation, s’inscrit dans la logique du symbolique, passe par la consolidation idéologique (l’idéologie dominante) et par la représentation imaginaire, et prend sa force dans les aspects divers de la réalité sociale.
Cette réunification, au niveau imaginaire et idéologique, de l’espace social, basée sur l’unité nationale et représentée par l’État, est, je le répète, le résultat (ou l’expression) d’une nouvelle dissociation [[Cette intégration. représente exactement le mouvement opposé à celui que je viens de décrire, quoique tous les deux participent de l’imaginaire, ce qui est le cas de toute réalité sociale. L’intégration qui va dans le sens de la totalité est désaliénante : l’intégration exclusivement imaginaire qui laisse de côté des éléments dissociés de la réalité — et dont la fonction est précisément celle de les laisser de côté — va dans le sens de l’aliénation.]].
Durant les préambules de la Révolution, une « unification » différente se dessinait, quelque chose qu’on pourrait appeler intégration. Dans le sens de la totalité sociale. Par exemple : les émeutes de 1788 déclenchées par le prix du pain introduisent un fait qualitativement différent par rapport à l’agitation précédente ; elles contestent la viabilité du régime. « Un nouveau facteur venait d’apparaître sur la scène : le pain et la politique cessaient d’être regardés comme des éléments dissociés. » [[Jeffry Kaplow : les noms des rois, les pauvres de Paris à la veille de la Révolution. Maspero, Paris, 1974, p. 266.]]
Mais la faille n’est jamais entièrement colmatée. Même aux moments culminants de l’action populaire, la Révolution Française dissocie constamment le pouvoir politique et le surimpose à la société : le peuple règne mais il ne gouverne pas, il a l’égalité de droit mais pas de fait. Les nouvelles formes institutionnelles dans lesquelles va se structurer le pouvoir politique de la bourgeoisie consolident, à travers le suffrage universel, ce double mouvement de participation imaginaire du peuple au pouvoir et d’exclusion du contrôle et de la décision, participation imaginaire qui bascule vers le pôle de l’illusion. [[La Révolution Russe de 1917 est un autre exemple où nous pouvons voir le même phénomène sous une autre forme institutionnelle. La dépossession et l’exclusion du prolétariat et de la paysannerie par un pouvoir politique naissant sont évidentes : les décisions fondamentales sont prises « ailleurs », de « l’extérieur », c’est-à-dire par l’État, le Parti, ou n’importe quel organisme sans véritables liens avec le processus de production lui-même. Voir : M. Brinton, les Bolcheviks et le contrôle ouvrier, 1917 – 1921. Autogestion et socialisme. N° 24 – 25, 1973.]]
Le système politique représentatif, parlementaire, survole cette dissociation de la pratique sociale en politique d’une part et économique de l’autre, et s’appuie sur une légalité qui compte sur l’illusion et le leurre dans le partage du pouvoir.
Proudhon disait : « Vous parlez de Suffrage Universel ! Il est tout fait. Les élus sont désignés d’avance. L’ouvrier nommera son patron, le domestique son maître, le fermier son propriétaire, le boutiquier son banquier, le soldat son général, le paroissien son curé. » [[De la justice, 8e étude.]]
Ceci parce que le suffrage universel (dénomination abusive : il y a toujours des minorités, voire des majorités, exclues : pendant longtemps les femmes, aujourd’hui les travailleurs immigrés, etc.) recouvre une inégalité fondamentale non seulement au niveau économique mais aussi au niveau de l’influence réelle des différents groupes sociaux à travers les appareils d’État. La classe qui a le pouvoir contrôle ces appareils, et non seulement le gouvernement et la justice, ou la police ou l’armée, mais aussi l’école et l’organisation de la famille, et elle impose un type de « socialisation politique » basée sur la différence dirigeant-dirigé, intellectuel-manuel.
Les partis politiques, bourgeois ou « prolétaires », perpétuent le système, jouent le jeu. Voter, acte pour lequel existe bien une égalité formelle, contribue à masquer l’inégalité inhérente au système et « constitue une fonction de légitimation extrêmement importante » [[Ralph Miliband. L’État dans la société capitaliste. Maspero, Paris, 1973, p. 213.]].
La responsabilité historique de la social-démocratie dans cette légitimation du système est accablante, mais son origine est donc la politique de Marx lui-même qui n’a pas su ou n’a pas pu se débarrasser du schéma autoritaire bourgeois et qui imposa à la Première Internationale — même au prix de sa destruction — la participation « politique » au sein des institutions bourgeoises : à travers les partis politiques et la lutte électorale.
Là se constitue un des premiers canaux qui rendent possible l’intégration imaginaire au système, et probablement l’un des plus illusoires.
D’autres « canaux » pèsent plus lourd, ont un ancrage plus fort dans la réalité sociale, quoique leur fonction au niveau imaginaire soit la même, comme par exemple l’action historique du syndicalisme et les lois de la sécurité sociale.
Ce prolétariat internationaliste qui commençait à s’organiser de façon autonome, avec la finalité explicite de renverser totalement l’ordre existant, fut obligé par les conditions même du marché capitaliste de négocier la vente de sa force de travail. Les premières organisations, les bourses du travail et les organisations de résistance, furent « légalisées » [[La loi du 21 mars 1884 légalise les organisations syndicales et Waldeck-Rousseau recommande le 25 août aux préfets de prêter leur concours à l’organisation des associations professionnelles. Le 8 lévrier 1894, proposition de loi de Jules Guesde tendant à réglementer le droit de grève. Projet de loi Millerand/Waldeck-Rousseau (1906) sur le contrat de travail. Toute cette période est marquée par la forte opposition anarcho-syndicaliste à ces mesures de légalisation qui sont vues comme un moyen d’intégration au système et opposées à la finalité syndicale d’en finir avec le salariat et le patronat. Voir Éléments historiques, p. 40 de la brochure Capitalisme-Syndicalisme, même combat, Corale, Spartacus, Paris, 1974.]]. Le syndicalisme revendiqua de plus en plus des améliorations immédiates et prisonnier de la contradiction entre l’abolition du salariat d’une part et l’augmentation du pouvoir d’achat et le maintien du plein emploi de l’autre, se transforma en une institution nécessaire au système capitaliste, devint une organisation réformiste, bureaucratisée pour gérer, au profit du système, la lutte de classes. Aujourd’hui il est un médiateur entre les travailleurs et l’État.
Parallèlement à l’évolution réformiste du syndicalisme se développe une autre grande institution de contrôle social, nécessaire au capitalisme, base de la stabilisation des classes populaires dans le système établi : l’institution qu’on connaît sous le nom de sécurité sociale.
De nouveau la situation originelle du prolétariat, son exclusion du système, va trouver des voies d’approche basées sur l’amélioration indubitable de la condition ouvrière. mais aussi sur le contrôle constant qui est le prix de « l’intégration ».
Liée à la misère, l’insécurité pour l’avenir était un des fléaux du travailleur et de sa famille au siècle passé. Sous la pression ouvrière, le capitalisme doit trouver une solution et il est vite secouru dans ce domaine par le socialisme réformiste. En 1883, Bismarck élabore le premier de ces grands systèmes d’assurances obligatoires. « Les Pays Bas, la Roumanie, l’Autriche, les pays scandinaves suivront le mouvement dès les dernières années du XIXe siècle ou dès le début du XXe siècle. L’Angleterre, qui précède la France de peu pour les accidents du travail (1897), se donne en 1908 et 1911 deux lois capitales concernant l’une la vieillesse, l’autre la maladie, l’invalidité et le chômage. » [[Henri Hatzfeld. Du paupérisme à la Sécurité Sociale, 185, 1940. Armand Colin, Paris, 1971.]] Suivent en France la loi de 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes, la loi de 1932 sur les allocations familiales, etc.
Aujourd’hui la Sécurité Sociale s’est transformée en un des rouages qui assurent le fonctionnement d’ensemble du système capitaliste.
Le mouvement ouvrier, prisonnier dans le filet d’un dilemme de fer, condamna en principe, à l’époque de la prépondérance du courant révolutionnaire, la prise en charge par l’État de la condition ouvrière, voyant les dangers que cela signifiait pour la combativité du prolétariat, mais il n’échappa pas à l’acceptation inévitable des lois de sécurité sociale que la vie quotidienne, réformiste par excellence, imposait à chaque ouvrier.
En signalant ces faits de notre réalité sociale, et prenant comme exemples le suffrage, le syndicalisme et la sécurité sociale. je voulais seulement montrer quelques-uns des « canaux » grâce auxquels fut atténuée l’exclusion originelle du prolétariat par rapport au système établi, permettant une nouvelle unification de l’espace social, une « intégration » du prolétariat au système.
Ce que je veux dire, ce n’est pas que ces canaux d’intégration soient « imaginaires » dans le sens d’illusoires, mais que les conditions qui résultent de différentes formes de participation politique, syndicale et de consommation dans le système établi — basé sur la forme capitaliste traditionnelle ou de capitalisme d’État — permettent la construction au niveau de l’imaginaire collectif, de représentations de la réalité sociale qui facilitent l’acceptation de l’idéologie dominante. Mais en même temps ces représentations collectives s’articulent profondément avec la réalité du désir, bloquant l’expression du contenu opposé, de signe révolutionnaire.
De ce point de vue, l’imaginaire collectif cache « l’autre réalité » structurale de la domination et de l’exploitation, ce qui empêche le prolétariat, en tant que classe, de percevoir sa propre situation.
Comme je le disais en commençant : dans cette relation dialectique entre forces qui prennent leur poids à différents niveaux de la réalité, le prolétariat urbain, dans l’actualité, maintient sa position centrale dans toute théorie révolutionnaire, non pas par sa position structurale mais par l’imbrication de forces en jeu dans la société de capitalisme avancé.
Nicolas