La Presse Anarchiste

L’intégration imaginaire du prolétariat

Introduction

« Le Pre­mier Mai des ouvriers, l’au­rore de la Sociale ».

[/​ J.-B. Clément/]

Quel est le groupe révo­lu­tion­naire qui, depuis la moi­tié du siècle der­nier, n’a pas basé son action et son espoir dans la « classe ouvrière » ? « Seule la classe ouvrière sera capable de trans­for­mer la socié­té actuelle ». « La fin de l’ex­ploi­ta­tion de l’homme par l’homme, de la domi­na­tion, des classes, sera l’œuvre du prolétariat ».

Les ouvriers, comme à l’é­poque de la Grande Révo­lu­tion le « peuple » ou la sans-culot­te­rie, incarnent la force, l’acte et le désir mis en route sur la scène sociale où l’i­ma­gi­na­tion construit les voies de chan­ge­ment révolutionnaire.

Les grandes images dyna­miques du pro­lé­ta­riat en action nous séduisent et nous mobi­lisent nous aus­si, révo­lu­tion­naires à la recherche d’une révo­lu­tion. C’est la Com­mune, les Pre­miers Mai rouges, les matins noirs du syn­di­ca­lisme, l’oc­cu­pa­tion des usines (Ita­lie 1920), les marins de Krons­tadt. les mineurs astu­riens, les col­lec­ti­vi­sa­tions dans l’Es­pagne révo­lu­tion­naire, l’ac­tion directe, la lutte ouverte contre une socié­té d’ex­ploi­ta­tion, pour un monde nouveau.

Ce type d’ac­tion mis en avant par le désir révo­lu­tion­naire qui resur­git pério­di­que­ment, et qui éclate à échelle res­treinte (grèves sau­vages, séques­tra­tion de patrons, sabo­tages) tranche avec l’as­pect évé­ne­men­tiel, « spec­ta­cu­laire mar­chand » et uni­forme de la vie quo­ti­dienne dans les socié­tés indus­trielles où le capi­ta­lisme (voire les socié­tés mul­ti­na­tio­nales), l’É­tat, ont atteint un niveau éle­vé de déve­lop­pe­ment [[La situa­tion n’est pas dif­fé­rente dans les socié­tés où la bureau­cra­tie de l’É­tat et le Par­ti ont pris la relève des com­mandes pour main­te­nir les condi­tions de tra­vail sala­rié qui fondent la divi­sion de classes.]].

C’est ain­si que l’ac­tion ouvrière « contrô­lée » par les syn­di­cats se déroule autour du pôle réfor­miste, aus­si bien au niveau stric­te­ment syn­di­cal que « poli­tique » (par­tis, par­le­ment, élec­tions) ; les exemples à ce niveau, si on les puise dans le déve­lop­pe­ment his­to­rique du mou­ve­ment ouvrier, montrent la dis­tance qui sépare l’ac­tion directe de la concer­ta­tion, la défi­ni­tion révo­lu­tion­naire propre à l’é­poque de l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme des accords de Gre­nelle. Nous vivons aujourd’­hui l’a­bou­tis­se­ment de cette évo­lu­tion, expri­mé par exemple, par le chan­ge­ment appor­té par la C.G.T. en 1969, dans ses sta­tuts, à la défi­ni­tion de la fina­li­té syn­di­cale : « la sup­pres­sion de l’ex­ploi­ta­tion de l’homme par l’homme » d’au­tre­fois est deve­nue main­te­nant : « la sup­pres­sion de l’ex­ploi­ta­tion capi­ta­liste » ; « l’a­bo­li­tion du patro­nat et du sala­riat », fait place à « la socia­li­sa­tion des moyens de pro­duc­tion et d’é­change » ; ceci réaf­fir­mé par F.O. à tra­vers son « atta­che­ment à la poli­tique contrac­tuelle qui a per­mis de mettre en place des méca­nismes de garan­tie du pou­voir d’a­chat dans la fonc­tion publique, les entre­prises natio­na­li­sées et de nom­breuses branches du sec­teur pri­vé » et par son refus de toute action « poli­tique » [[Le refus du conte­nu ou de la fina­li­té « poli­tique » d’une action reven­di­ca­tive ou d’une grève est la plus fla­grante accep­ta­tion de la poli­tique régnante. Dans l’ac­tion ouvrière il y a — écri­vait Bakou­nine à pro­pos de la Pre­mière Inter­na­tio­nale — « les germes d’une poli­tique toute nou­velle, ceux de la poli­tique inter­na­tio­nale du pro­lé­ta­riat ; et cette poli­tique, à l’in­verse du radi­ca­lisme bour­geois qui ne songe qu’à recons­ti­tuer de nou­veaux États, c’est-à-dire de nou­velles pri­sons et de nou­veaux éta­blis­se­ments de cor­rec­tion et de tra­vail for­cé pour le peuple, tend à l’a­bo­li­tion des fron­tières, des patries poli­tiques, des États, en même temps qu’à celle de la dif­fé­rence des classes, de l’exis­tence même de classes dif­fé­rentes, de tous les pri­vi­lèges juri­diques, éco­no­miques et sociaux. » M. Bakou­nine. « Article Fran­çais ». Œuvres com­plètes. Ed. Champ Libre, Paris, 1974. Vol. 2, p. 117.]] ; et si le doute sub­siste, nous ver­rons la C.G.T. et la C.F.D.T. gros­sir les files de l’u­nion de la gauche.

Dans notre propre mou­ve­ment, sur­tout dans les pays à forte tra­di­tion ouvrière anar­chiste comme l’I­ta­lie, l’Es­pagne et l’A­mé­rique Latine, toutes les feuilles mili­tantes de l’a­nar­chisme invoquent l’ac­tion révo­lu­tion­naire du pro­lé­ta­riat. Les « mili­tants » ne peuvent pas, cepen­dant. ne pas res­sen­tir un cer­tain malaise en per­ce­vant l’é­cart entre le désir et la réa­li­té, écart non théo­ri­sé. Nous trou­vons la même atti­tude de fond, quoique sans « l’ap­pel au peuple », dans un cer­tain gau­chisme qui se refuse la pos­si­bi­li­té d’in­ter­ve­nir en atten­dant du mou­ve­ment « réel », voire de l’ac­tion du pro­lé­ta­riat urbain, l’af­fran­chis­se­ment général.

Cepen­dant, il arrive que nous ren­con­trions l’af­fir­ma­tion oppo­sée, par exemple dans le der­nier bul­le­tin du CIRA : « Cer­ri­to (auteur de Il ruo­lo del­la orga­niz­za­zione anar­chi­ca) croit par exemple encore à une lutte de classes désor­mais dépas­sée par la tech­no­lo­gie et les nou­veaux rap­ports créés par le néo-capi­ta­lisme qui, dans les pays indus­tria­li­sés du moins, a modi­fié l’é­qui­libre des forces. Son affir­ma­tion (p. 13) : « par le fait que l’ou­vrier est poten­tiel­le­ment plus inté­res­sé que tout autre au triomphe de la socié­té liber­taire, c’est dans la classe ouvrière que les anar­chistes trouvent le plus d’ac­cords et les adhé­sions les plus nom­breuses » semble exa­gé­rée et dépas­sée, même pour l’I­ta­lie, en tout cas en U.R.S.S. où les ten­dances liber­taires se font jour sur­tout chez les intel­lec­tuels, et aux U.S.A. où la classe ouvrière est deve­nue plu­tôt réac­tion­naire et le meilleur sou­tien du sys­tème ». [[Pie­tro Fer­rua. CIRA. Bul­le­tin n° 28, p. 6.]]

Ce point de vue est lié à cer­taines opi­nions sur la com­po­si­tion de classe du mou­ve­ment anar­chiste, selon les­quelles la majo­ri­té ouvrière des débuts du siècle a fait place aujourd’­hui à une majo­ri­té d’é­tu­diants et d’in­tel­lec­tuels [[Voir Com­mu­nau­té de Tra­vail du CIRA. Com­po­si­tion sociale du mou­ve­ment anar­chiste (pas en vente en librai­rie).]]. Opi­nions qui ne tiennent compte ni du pro­blème de fond de la rela­tion du « mou­ve­ment » à la posi­tion struc­tu­rale de la classe, ni des chan­ge­ments sur­ve­nus dans la com­po­si­tion des classes dans le capi­ta­lisme avancé.

Nous nous trou­vons ain­si face à deux pro­po­si­tions oppo­sées : l’une affirme la pré­émi­nence du pro­lé­ta­riat en tant que classe révo­lu­tion­naire (posi­tion tra­di­tion­nelle dans tout le mou­ve­ment socia­liste), l’autre met l’ac­cent sur « l’in­té­gra­tion » du pro­lé­ta­riat au sys­tème, met en relief les aspects adap­ta­tifs et uni­fi­ca­teurs de la socié­té post-indus­trielle et cherche dans d’autres groupes ou couches sociales « mar­gi­nales » le levier pour le chan­ge­ment désiré.

De toute façon, je pense que le pro­blème est extrê­me­ment com­plexe, aus­si bien au niveau de la théo­rie socio­lo­gique que de la théo­rie révo­lu­tion­naire, mais qu’il est pos­sible de sou­te­nir la thèse sui­vante : les deux pro­po­si­tions — celle qui sou­tient la posi­tion fon­da­men­tale du pro­lé­ta­riat et celle qui défend l’in­té­gra­tion du pro­lé­ta­riat au sys­tème éta­bli — sont cor­rectes mais à deux niveaux dif­fé­rents de signi­fi­ca­tion : la pre­mière pro­po­si­tion étant construite au niveau socio-struc­tu­rel, la deuxième au niveau de l’ima­gi­naire social.

Certes, ni l’un ni l’autre de ces niveaux n’a une rela­tion uni­di­rec­tion­nelle de cause à effet de l’un par rap­port à l’autre — c’est-à-dire que l’i­ma­gi­naire n’est pas un reflet plus ou moins illu­soire d’une base réelle ni que la struc­ture est déter­mi­née par une ins­tance sym­bo­lique auto­nome qui impose ses lois aux rap­ports de pro­duc­tion — mal­gré cela, dans la situa­tion his­to­rique pré­sente du déve­lop­pe­ment du sys­tème capi­ta­liste le poids fon­da­men­tal en fonc­tion du chan­ge­ment social revient à la pre­mière : le pro­lé­ta­riat en tant que classe est, en der­nière ins­tance, le fac­teur déter­mi­nant dans (ou de la) révolution.

L’opposition bourgeoisie-prolétariat et la théorie révolutionnaire

« Cette cri­tique sociale du capi­ta­lisme jus­ti­fie, pour Prou­dhon comme pour Marx, la théo­rie révo­lu­tion­naire fon­dée sur la pra­tique des classes ouvrières puisque l’ex­ploi­ta­tion dont est vic­time le pro­lé­ta­riat, la contra­dic­tion entre sa pra­tique de pro­duc­tion et son exclu­sion de la consom­ma­tion, consti­tuent les pré­sup­po­sés de son action révo­lu­tion­naire.

[/​Pierre Ari­sart [[Marx et l’a­nar­chisme. P.U.F., Paris 1969, p. 391.]]/]

Le conflit de base du mode capi­ta­liste de pro­duc­tion est repré­sen­té par l’op­po­si­tion du capi­tal et du tra­vail : l’ou­vrier se voit dépos­sé­dé de ses ins­tru­ments de tra­vail et obli­gé de vendre sa force de tra­vail ; la bour­geoi­sie contrôle le capi­tal, impose les condi­tions du mar­ché, détient le pouvoir.

Cette situa­tion d’af­fron­te­ment entre bour­geoi­sie et pro­lé­ta­riat, consti­tués l’un et l’autre en tant que classe par rap­port au pro­ces­sus de pro­duc­tion, déter­mine une oppo­si­tion de conflit qui ne peut per­sis­ter que dans la mesure où l’ex­ploi­ta­tion se double de domi­na­tion, c’est-à-dire qu’il y a une situa­tion de vio­lence (force) qui main­tient les limites du sys­tème capi­ta­liste sous la forme poli­ti­co-ins­ti­tu­tion­nelle de la démo­cra­tie bour­geoise. Mais la lutte (lutte de classes) n’ap­pa­raît pas dans le sys­tème éta­bli comme une situa­tion de force ouverte, mais comme une lutte, menée dans le cadre de règles accep­tées — la légi­ti­mi­té — entre dif­fé­rents groupes, pour le contrôle du pou­voir (de l’État).

De même que dans toute stra­té­gie du conflit [[« Le terme “stra­té­gie” est emprun­té ici à la théo­rie des jeux, qui dis­tingue entre jeux d’ha­bi­le­té, jeux de hasard et jeux de stra­té­gie. Ces der­niers sont ceux où la moda­li­té opti­male d’ac­tua­tion dépend pour chaque joueur de ce que fait l’autre. Ce terme se pro­pose de mettre en valeur l’in­ter­dé­pen­dance des déci­sions des adver­saires et leurs attentes res­pec­tives du com­por­te­ment de l’autre. » […] « Le conflit pur, où les inté­rêts des anta­go­nistes sont com­plè­te­ment oppo­sés, est un cas par­ti­cu­lier » (la révo­lu­tion), « En consé­quence, la stra­té­gie — dans le sens que je donne ici au mot — ne se réfère pas à l’ap­pli­ca­tion effec­tive de la force, mais à l’ex­ploi­ta­tion d’une force poten­tielle ». Tho­mas C. Shel­ling. La estra­te­gia dei conflic­to. Ed. Tec­nos. Madrid 1964, p. 15 et 17.]] dans laquelle une des par­ties a besoin de L’autre pour la conti­nui­té du pro­ces­sus dans lequel cette par­tie se défi­nit en tant que telle — c’est-à-dire pour conti­nuer à jouer — la bour­geoi­sie ne se consti­tue comme bour­geoi­sie qu’au sein de ce pro­ces­sus de pro­duc­tion dont l’autre par­tie est le prolétariat.

Si la bour­geoi­sie main­tient le pou­voir — et pour autant qu’elle le main­tient elle est la par­tie gagnante — elle ne peut cepen­dant pas anéan­tir le pro­lé­ta­riat, elle doit comp­ter sur lui ; dans ce sens le pro­lé­ta­riat est le moteur du pro­ces­sus capi­ta­liste de production.

C’est-à-dire que, au niveau poli­tique, — idéo­lo­gique et ins­ti­tu­tion­nel — au niveau de la struc­ture de l’É­tat, les formes de la lutte de classes vont appa­raître comme un niveau de com­pro­mis atteint par cette même lutte de classes à l’in­té­rieur du système.

Dans une forme sociale his­to­rique spé­ci­fique, la tota­li­té de chaque moment de la vie sociale contient la contra­dic­tion et l’in­co­hé­rence. Tout n’est pas bien ran­gé dans le sys­tème éta­bli, quoique celui-ci dis­pose d’une grande capa­ci­té de récu­pé­ra­tion ; le pro­jet révo­lu­tion­naire par exemple, lui échappe dans les moments où il s’ac­tua­lise en s’ap­puyant sur le conflit sous-jacent le conflit struc­tu­rant du sys­tème [[À mon avis, par­ler de struc­tures implique le refus du point de vue empi­rique selon lequel les faits sont une don­née de la réa­li­té direc­te­ment acces­sible à l’ob­ser­va­teur. Au contraire, dans ce qu’on appelle les « faits », il n’y a que des rap­ports de signi­fi­ca­tion qui doivent être construits au niveau de la théo­rie et au-delà des appa­rences. C’est-à-dire que la « struc­ture » est défi­nie comme cachée, comme interne à un sys­tème. Par­ler ain­si ne pré­sup­pose pas que les rela­tions appa­rentes soient illu­soires et que les rela­tions cachées soient « réelles », mais qu’il y a dif­fé­rentes dimen­sions de la réa­li­té qui s’im­pliquent mutuel­le­ment.]] (lui échappent aus­si les pra­tiques d’in­no­va­tion, la rébel­lion, la grève sau­vage, la muti­ne­rie, le pillage, la folie, etc.)

Cette stra­té­gie de conflit propre à la démo­cra­tie bour­geoise, avec ses ins­ti­tu­tions repré­sen­ta­tives et ses moda­li­tés « légi­times » de sta­bi­li­sa­tion et de chan­ge­ment à l’in­té­rieur du sys­tème, repose sur un conflit de base mas­qué, le « conflit réel », et dérive l’at­ten­tion des groupes sociaux sur une quan­ti­té de conflits subsidiaires.

Dans ce sens la démo­cra­tie bour­geoise n’est pas un sys­tème pire qu’un autre pour main­te­nir au pou­voir une classe domi­nante. Mais à condi­tion d’un cer­tain degré de com­pli­ci­té, « d’oc­cul­ta­tion » et de mys­ti­fi­ca­tion qui y ont leur place. L’i­déo­lo­gie domi­nante est un aspect impor­tant de ce contexte [[L’i­déo­lo­gie domi­nante n’est pas l’i­déo­lo­gie de la classe domi­nante exclu­si­ve­ment mais le pro­duit d’un com­pro­mis déter­mi­né par le niveau atteint par la lutte de classes.]]. Elle a pour fonc­tion de réduire le conflit fon­da­men­tal du mode capi­ta­liste de pro­duc­tion à des limites accep­tables pour le sys­tème éta­bli en prê­chant la col­la­bo­ra­tion de classes, la concer­ta­tion, la négo­cia­tion et le com­pro­mis, la coges­tion. voire la coexis­tence paci­fique entre la bour­geoise et le pro­lé­ta­riat, même dans les idéo­lo­gies dites révo­lu­tion­naires qui invoquent « l’U­nion natio­nale » contre l’impérialisme.

Le conflit sub­siste entier — et pas seule­ment dans les pays clas­si­que­ment appe­lés capi­ta­listes, mais aus­si dans les pays soi-disant socia­listes — en tant qu’op­po­si­tion entre capi­tal et tra­vail et en tant que contrôle de la pro­duc­tion et de la dis­tri­bu­tion entre les mains d’une mino­ri­té bureau­cra­tique. Ce conflit déter­mine la struc­ture d’une socié­té divi­sée en classes anta­go­nistes d’ex­ploi­teurs et d’ex­ploi­tés, de domi­na­teurs et de domi­nés. Riches et pauvres, puis­sants et oppri­més défendent des inté­rêts contraires depuis la socié­té escla­va­giste, agraire, jus­qu’à notre époque de haut déve­lop­pe­ment indus­triel (che­min par­cou­ru dans le temps, mais encore pré­sent dans l’es­pace, la géographie).

Sous l’ab­so­lu­tisme, la sépa­ra­tion et l’ex­clu­sion de l’exer­cice légal du pou­voir des classes dépos­sé­dées. était expli­cite et sans nuances. La révo­lu­tion bour­geoise s’est appuyée sur l’u­ni­ver­sa­li­té de droits, sur l’é­ga­li­té : elle sub­sti­tua à la sou­ve­rai­ne­té de droit divin la sou­ve­rai­ne­té popu­laire. Mais ce fut la bour­geoi­sie et non pas le peuple qui s’empara du pou­voir ; pour conser­ver à la fois le sou­tien popu­laire et son pou­voir de classe. elle a dû affir­mer la dif­fé­rence entre l’é­ga­li­té des droits et l’i­né­ga­li­té de fait, et impo­ser l’i­dée de la repré­sen­ta­ti­vi­té et de la délé­ga­tion de pou­voir (ou de la sou­ve­rai­ne­té). Gué­rin le montre en par­lant de la Révo­lu­tion Fran­çaise : « en théo­rie, tout pou­voir éma­nait du peuple ; mais en pra­tique, on lui déniait le droit de l’exer­cer lui-même : il avait seule­ment la per­mis­sion de le « délé­guer » ; la sou­ve­rai­ne­té pas­sait à une assem­blée qui, en son nom, pré­ten­dait faire les lois et gou­ver­nait. » [[Daniel Gué­rin. Bour­geois et bras nus. 1793 – 1795, Gal­li­mard, Paris 1973, p. 17. « La démo­cra­tie est un état où le peuple sou­ve­rain fait par lui-même tout ce qu’il peut bien faire, et par des délé­gués tout ce qu’il ne peut pas faire lui-même. ». (Robes­pierre, p. 20.)]]

Mal­gré l’ef­fort uni­fi­ca­teur au niveau idéo­lo­gique, les classes dépos­sé­dées ont sen­ti dès le pre­mier moment de l’ins­tau­ra­tion du nou­veau pou­voir révo­lu­tion­naire qu’elles contri­buèrent à créer, qu’une nou­velle divi­sion et une nou­velle exclu­sion était en train de se déve­lop­per. Au sein des sans-culottes, dans les quar­tiers popu­laires, les fau­teurs de troubles, les agi­ta­teurs, les anar­chistes de l’é­poque, ten­taient de conti­nuer la révo­lu­tion, de mon­trer la contra­dic­tion de la nou­velle situation.

L’i­dée force de la révo­lu­tion, le pou­voir mobi­li­sa­teur de l’i­mage a sa source dans la per­cep­tion du conflit et dans le désir de sup­pri­mer la divi­sion, l’ex­clu­sion et leurs consé­quences, les rela­tions d’ex­ploi­ta­tion et de domi­na­tion. C’est ain­si que l’i­dée, le désir de Révo­lu­tion est en même temps, aus­si bien en pro­jet qu’en acte, l’ex­pres­sion et la confir­ma­tion de la divi­sion de la socié­té en classes, de la lutte de classes. C’est un désir et une réa­li­té, c’est l’i­mage d’une oppo­si­tion irré­duc­tible à l’in­té­rieur du sys­tème établi.

Dans les pre­miers temps de la for­ma­tion du pro­lé­ta­riat moderne et, quand la bour­geoi­sie indus­trielle prend vrai­ment le pou­voir (1830), la sépa­ra­tion des classes se fait de plus en plus nette. L’ou­vrier se voit tra­qué par la misère, l’in­sé­cu­ri­té, le tra­vail épui­sant, la sous-consom­ma­tion, le pou­voir abso­lu du chef d’en­tre­prise. Mais en même temps la condi­tion ouvrière est vue comme oppo­sée à la socié­té et dan­ge­reuse en elle-même. Buret écrit dans son enquête sur La misère des classes labo­rieuses en France et en Angle­terre : « Les ouvriers sont aus­si libres de devoirs envers leurs maîtres que ceux-ci le sont envers eux ; ils les consi­dèrent comme des hommes d’une classe dif­fé­rente, oppo­sée et même enne­mie. Iso­lés de la nation, mis en dehors de la com­mu­nau­té sociale et poli­tique, seuls avec leurs besoins et leurs misères, ils s’a­gitent pour sor­tir de cette effrayante soli­tude, et comme les bar­bares aux­quels on les a com­pa­rés, ils méditent peut-être une inva­sion. » [[Parue en 1840. Citée par Louis Che­va­lier. Classes labo­rieuses et classes dan­ge­reuses. Plon, Paris 1958.]]

Cette pola­ri­sa­tion entre bour­geois et pro­lé­taires va s’ex­pri­mer avec force dans les situa­tions insur­rec­tion­nelles. Par exemple, dans les Jour­nées de Juin, à pro­pos des­quelles Marx écrit : « La répu­blique bour­geoise l’emporta. Elle avait pour elle l’a­ris­to­cra­tie finan­cière, la bour­geoi­sie indus­trielle, les classes moyennes, la petite bour­geoi­sie, l’ar­mée, le sous pro­lé­ta­riat orga­ni­sé en garde mobile, les intel­lec­tuels, les prêtres et toute la popu­la­tion rurale. Aux côtés du pro­lé­ta­riat il n’y avait per­sonne d’autre que lui-même. » [[K. Marx. Le 18 Bru­maire de Louis Bona­parte, Ed. Sociales, Paris.]]

L’af­fron­te­ment va se pour­suivre par le déve­lop­pe­ment crois­sant des grèves. Les deux années anté­rieures à l’in­sur­rec­tion de Paris de 1871 connaissent une vague de grèves dans toute la France, sans pré­cé­dents. [[Voir Michelle Per­rot, Les ouvriers en grève. France 1871 – 1890. Mou­ton, Paris, 1974.

« 1869 : 72 grèves, 40600 gré­vistes ; 1870 : 116 grèves, 85232 gré­vistes, chiffres jamais vus. Il fau­dra attendre 1880 pour que ce nombre de gré­vistes soit à nou­veau atteint (et dépas­sé). C’est d’ailleurs moins le nombre de conflits que leur ampleur qui est remar­quable ; 1870 a la plus forte ampleur moyenne du siècle : 760 grévistes/​grève. »]] Mal­gré les défaites, l’af­fron­te­ment conti­nue ; le syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire naît et la condi­tion par­ti­cu­lière de la classe ouvrière — oppo­sée à la bour­geoi­sie, éco­no­mi­que­ment misé­rable et dépour­vue de canaux d’in­té­gra­tion au sys­tème, à part le suf­frage uni­ver­sel qui ne la concerne qu’en par­tie [[Exclu­sion du sys­tème ne veut pas dire exclu­sion de la socié­té.]] — va don­ner une tona­li­té révo­lu­tion­naire au mou­ve­ment ouvrier nais­sant (ne pas confondre mou­ve­ment et classe) et per­mettre la for­mu­la­tion de la théo­rie moderne du socia­lisme dans ses dif­fé­rents aspects. À l’é­poque, le dif­fé­rend Marx-Bakou­nine défi­ni­ra deux modèles du chan­ge­ment révo­lu­tion­naire. Par la suite, le modèle mar­xien devien­dra de plus en plus inté­gré au sys­tème par un condi­tion­ne­ment réci­proque. Même, nous pou­vons dire que le mar­xisme, avec sa carac­té­ris­tique de mono­pole de la théo­rie révo­lu­tion­naire, fait par­tie de l’i­déo­lo­gie domi­nante, (en tout cas le mar­xisme offi­ciel ; pour l’ins­tant je ne prends pas en consi­dé­ra­tion le pro­blème de la rela­tion de ce mar­xisme avec ses sectes hérétiques).

En résu­mant, ce que je sou­haite mettre en évi­dence c’est qu’au début de l’in­dus­tria­lisme, le pro­lé­ta­riat joue le rôle de la classe révo­lu­tion­naire pour deux rai­sons : d’une part, la posi­tion qu’il occupe en tant que classe dans le pro­ces­sus de pro­duc­tion et qui le défi­nit en tant que tel ; d’autre part, la per­cep­tion théo­ri­sée de son exclusion.

La bour­geoi­sie imprime sa domi­na­tion et garde fer­me­ment le pou­voir en gar­dant le contrôle de la pro­duc­tion, de la pro­prié­té et de l’É­tat natio­nal. La bour­geoi­sie repré­sente l’ordre régnant, le main­tien de la divi­sion en classes, de l’i­né­ga­li­té sociale, des pri­vi­lèges ; le pro­lé­ta­riat se pré­sente comme le cham­pion d’un nou­vel ordre uni­ver­sa­liste, de l’a­bo­li­tion des classes, de l’é­ga­li­té réelle.

Dans les grandes lignes de ce pro­ces­sus, en pre­nant seule­ment les deux classes polaires : bour­geoi­sie et pro­lé­ta­riat (lais­sons de côté le pro­blème de l’a­ris­to­cra­tie, de la pay­san­ne­rie et les dif­fé­rentes couches sociales) nous pou­vons voir, pour l’é­poque consi­dé­rée, un rap­port direct entre la posi­tion de la classe dans le sys­tème, ses inté­rêts, sa pra­tique et son action poli­tique. Ansart dit : « lorsque une classe sociale joue sur la scène poli­tique le rôle qui est conforme à ses inté­rêts, on décèle un rap­port d’a­dé­qua­tion entre la struc­ture sociale et le jeu poli­tique. [[Pierre Ansart, Marx et la théo­rie de l’i­ma­gi­naire social. Cahiers Int. de Socio­lo­gie. Vol. XLV ; 1968, p. 116.]] »

Dans les situa­tions révo­lu­tion­naires cette adé­qua­tion entre la posi­tion de classe et l’ac­tion poli­tique s’ex­prime avec toute sa force : c’est l’es­sence même de la révolution.

En France la situa­tion com­men­ça à chan­ger avec l’é­chec de l’in­ter­na­tio­na­lisme à la guerre de 14. En Rus­sie, l’an­ta­go­nisme se concré­ti­sa dans l’ac­tion de la pay­san­ne­rie et du pro­lé­ta­riat urbain d’a­bord en 1905, ensuite de 1917 à 1923 ; en Alle­magne et en Ita­lie en 1919 – 20 et en Espagne de 1932 à 1937. Ces périodes d’af­fron­te­ment réso­lu vont être nuan­cées par des moments qui montrent non seule­ment d’autres formes moins spec­ta­cu­laires de la lutte de classes, mais aus­si par un type d’a­dé­qua­tion au sys­tème ins­ti­tu­tion­nel bour­geois qui va réduire l’ex­pres­sion du conflit à des formes et dans des aires (zones) limi­tées et contrôlables.

Si les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires et les actions insur­rec­tion­nelles déjà citées ont bien pro­duit des modi­fi­ca­tions impor­tantes et même fon­da­men­tales dans le sys­tème régnant, du point de vue de « pro­lé­ta­riat » (tel du moins que le défi­nit la théo­rie révo­lu­tion­naire) l’é­chec est notoire, sans par­ler de situa­tion extrême du fas­cisme et du nazisme.

Arri­vés à ce point « il faut expli­quer com­ment une classe peut jouer un autre rôle que le sien, accom­plir une tâche qui est pré­ci­sé­ment la tâche d’une autre classe et mener ain­si ou tolé­rer une action objec­ti­ve­ment en contra­dic­tion avec sa réa­li­té. [[Ibid. p. 116.]] »

L’imaginaire social

« Pul­sion et frus­tra­tion font par­tie impor­tante du mou­ve­ment ouvrier : son his­toire est aus­si celle du désir. »

[/​M. Per­rot [[Les ouvriers en grève. Mou­ton, Paris-La Haye, 1974, p. 64.]]/]

À cer­tains moments de l’his­toire, les condi­tions sociales et poli­tiques paraissent frap­per direc­te­ment les hommes pour leur faire voir ce qui crève les yeux. Le nazisme fut l’un de ces moments et Reich écri­vit : « Le pro­blème fon­da­men­tal est donc de savoir (.…) ce qui empêche l’har­mo­nie entre la situa­tion éco­no­mique et l’i­déo­lo­gie. » [[La psy­cho­lo­gie de masse du fas­cisme. Payot, 1972, p. 37.]]

Ce qui res­sort de cette façon de poser le pro­blème c’est que la rela­tion aus­si bien posi­tive que néga­tive entre 1) la struc­ture socio-éco­no­mique défi­nie au niveau du pro­ces­sus de pro­duc­tion et 2) l’ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion poli­tique et idéo­lo­gique — sans laquelle serait impos­sible la repro­duc­tion des condi­tions de la pro­duc­tion — reste sans expli­ca­tion si l’on main­tient un écart radi­cal entre « infra­struc­ture » et « idéo­lo­gie », la pre­mière en tant que déve­lop­pe­ment de forces pro­duc­tives — mou­ve­ment réel — et la deuxième en tant que sous-pro­duit mystificateur.

Les « rela­tions sociales réelles », les rap­ports de pro­duc­tion, sont tou­jours des rela­tions ins­ti­tuées, c’est-à-dire qu’elles se déve­loppent, se per­pé­tuent, se repro­duisent en fonc­tion d’un cadre ins­ti­tu­tion­nel qui est leur expres­sion et qui en même temps les contient. Toutes les rela­tions sociales réelles ont une signi­fi­ca­tion, sont signi­fi­ca­tives, s’ins­crivent à un niveau sym­bo­lique. Ceci vaut aus­si bien pour le pro­ces­sus de pro­duc­tion que pour l’ob­jet pro­duit. « C’est seule­ment un rap­port social déter­mi­né des hommes entre eux qui revêt ici pour eux la forme fan­tas­ma­go­rique d’un rap­port des choses entre elles. » [[Marx. Capi­tal. Ed. Sociales, T.I., p. 85.]] Mais Marx ajoute qu’en échan­geant les divers pro­duits du tra­vail, les hommes com­parent leurs divers tra­vaux en tant que moda­li­tés du tra­vail humain. « Ils le font sans le savoir. La valeur ne porte donc pas écrit sur le front ce qu’elle est. Elle fait bien plu­tôt de chaque pro­duit du tra­vail un hié­ro­glyphe. » [[Ibid. p. 86.]]]

C’est-à-dire que dans le tra­vail et dans la rela­tion, dans l’ac­tion sociale au sens large, s’en­tre­mêlent inex­tri­ca­ble­ment la pra­tique et la théo­rie, la pro­duc­tion et « l’i­déo­lo­gie ». Le pro­ces­sus réel est consti­tué par cette totalité.

Mais « l’i­dée que le sym­bo­lique est par­fai­te­ment neutre » ou bien — ce qui revient au même — tota­le­ment « adé­quat » au fonc­tion­ne­ment du pro­ces­sus réel, est inac­cep­table et à vrai dire, pri­vée de sens. » [[Car­dan. Mar­xisme et théo­rie révo­lu­tion­naire. S ou B. n° 39, p. 47.]]

Ce qui veut dire que dans une tota­li­té sociale concrète (his­to­rique) il est pos­sible de dis­tin­guer dif­fé­rents niveaux ana­ly­tiques qui rendent compte d’une par­tie du pro­ces­sus ; nous pou­vons donc par­ler de niveaux ou ins­tances [[D. Vidal. Notes sur l’i­déo­lo­gie. « Alors que par l’ins­tance éco­no­mique et l’ins­tance poli­tique — consi­dé­rées comme topiques — les contra­dic­tions spé­ci­fiques sont trai­tées en termes de valeurs ou de pou­voir, elles sont trai­tées en termes de dis­cours par l’ins­tance idéo­lo­gique ». L’Homme et la Socié­té. n° 17, p. 45.]] où s’ex­priment les contra­dic­tions ou conflits des for­ma­tions sociales et des rap­ports sociaux. L’un de ces niveaux est le niveau du dis­cours social ou niveau symbolique.

Reve­nons à la cita­tion de Car­dan : le dis­cours social touche par un pôle à la « réa­li­té maté­rielle », par l’autre à « l’abs­trac­tion », à « l’illu­sion », à l’i­ma­gi­na­tion. Mais le pro­ces­sus social réel contient la tota­li­té du dis­cours (plus ce qui lui échappe et qui appa­raît comme mar­gi­nal ou folie) ce qui nous auto­ri­se­rait aus­si à par­ler de niveaux de réalité.

Quand Marx dit (en cri­ti­quant Hegel) : « l’É­tat est une abs­trac­tion. Le peuple seul est la réa­li­té », il dit à la fois vrai et faux. « La trans­po­si­tion des forces sociales pro­duc­tives du tra­vail en pro­prié­tés réi­fiées du capi­tal est si pro­fon­dé­ment ancrée dans l’i­ma­gi­na­tion que les avan­tages du machi­nisme, de l’ap­pli­ca­tion de la science, de l’in­ven­tion, etc., sont pré­sen­tées comme néces­saires dans leur forme alié­née, et appa­raissent donc tous comme formes du capi­tal. » [[Marx. Résul­tats du pro­ces­sus immé­diat de pro­duc­tion. Cité par D. Howard. Féti­chisme, alié­na­tion et théo­rie cri­tique. L’Homme et la socié­té. N°17, p. 103.]] ce qui déter­mine dans le pro­ces­sus réel des consé­quences éga­le­ment réelles. Dans la mesure où l’É­tat appa­raît oppo­sé à la socié­té. en tant qu’ex­pres­sion d’un type de rela­tion sociale alié­née, la réa­li­té de son exis­tence se maté­ria­lise à tra­vers des appa­reils concrets de domi­na­tion qui imposent une direc­tion à la tota­li­té du pro­ces­sus social.

Ce qui est pro­fon­dé­ment ancré dans « l’i­ma­gi­na­tion » des hommes (qui est un aspect du com­por­te­ment humain lié à des niveaux plus pro­fonds, incons­cients, où le désir règne tout puis­sant), appa­raît, prend corps dans la réa­li­té sociale sous deux formes : la sou­mis­sion à ses appa­rences — conscientes — ou sa néga­tion cri­tique. Pour le dire avec les mots de Marx « la tra­di­tion de toutes les géné­ra­tions mortes pèse d’un poids très lourd sur le cer­veau des vivants. » Et dans la révo­lu­tion, « la résur­rec­tion des morts (…) ser­vit par consé­quent à magni­fier les nou­velles luttes, non à paro­dier les anciennes, à exa­gé­rer dans l’i­ma­gi­na­tion la tâche à accom­plir, non à se sous­traire à leur sou­tien en se réfu­giant dans la réa­li­té, à retrou­ver l’es­prit de la révo­lu­tion et non à évo­quer de nou­veau son spectre. » [[Marx. Le 18 bru­maire. p. 17.]]

De même, dans la réa­li­té quo­ti­dienne non révo­lu­tion­naire l’i­ma­gi­naire col­lec­tif est le lieu d’une réa­li­té pesante et opaque qui condi­tionne le type d’ac­tion reven­di­ca­tive ain­si que la per­cep­tion des pos­si­bi­li­tés « réa­listes » du chan­ge­ment social.

L’i­ma­gi­naire social en tant qu’or­ga­ni­sa­tion des repré­sen­ta­tions col­lec­tives d’une époque n’est pas neutre, ni inof­fen­sif, il fait par­tie de la défi­ni­tion sociale de la situa­tion et consti­tue ain­si un fac­teur impor­tant du déve­lop­pe­ment his­to­rique de cette même situation !

C’est le lieu (ou le niveau) du fan­tasme, il est lié aux reje­tons de l’in­cons­cient et en consé­quence il per­met l’ar­ti­cu­la­tion de l’or­ga­ni­sa­tion ins­ti­tu­tion­nelle sur l’in­cons­cient indi­vi­duel [[Voir : le sym­bo­lique et l’i­ma­gi­naire, et l’a­lié­na­tion et l’i­ma­gi­naire. Car­dan, Mar­xisme et théo­rie révo­lu­tion­naire, S ou B. N° 39. Et Eugène Enri­quez : Ima­gi­naire social, refou­le­ment et répres­sion dans les orga­ni­sa­tions, Connexions, n° 3.]].

Il serait néces­saire de dif­fé­ren­cier théo­ri­que­ment au sein du dis­cours social, ce qui est de l’ordre de la théo­rie, de l’i­déo­lo­gie ou de l’i­ma­gi­naire, mais nous ne le ferons pas ici et dans les limites du pré­sent tra­vail nous nous conten­te­rons de pré­ci­ser de quoi il s’agit.

Pour évo­quer ce pou­voir de l’i­ma­gi­naire dans ses formes de condi­tion­ne­ment social, pen­sons par exemple à l’ef­fon­dre­ment de l’In­ter­na­tio­nale face à « l’U­nion sacrée » et au com­por­te­ment tan­tôt pas­sif, tan­tôt patrio­tique et chau­vin de la « classe ouvrière » conduite à la guerre. Le gou­ver­ne­ment n’a même pas eu besoin de l’ap­pli­ca­tion du Car­net B. Bien aupa­ra­vant on aurait pu voir com­bien le peuple, du fait même de son dénue­ment et de sa dépen­dance, était sou­mis à ses propres mythes. Para­phra­sant Prou­dhon, Ansart dit : « en par­ti­cu­lier le 10 décembre 1848 et le 20 décembre 1851, où le peuple, se ber­çant des sou­ve­nirs de l’Em­pire, se don­ne­ra un gou­ver­ne­ment contraire à ses inté­rêts. » [[Pierre Ansart, Marx et l’a­nar­chisme. P.U.F. Paris, 1969, p. 217.]]

Essayons main­te­nant de mon­trer com­ment et par quelles voies ce niveau de l’i­ma­gi­naire social peut être le lieu d’une inté­gra­tion de la classe ouvrière au sys­tème établi.

Les canaux de l’intégration imaginaire

« La figure de l’Her­cule, pro­duite sous la monar­chie, se trans­mit au corps ima­gi­naire qui effrayait tant Louis XV ; ce corps ima­gi­naire en expan­sion devint le lieu idéo­lo­gique où prit place la repré­sen­ta­tion natio­nale, en consé­quence de laquelle s’ins­cri­vit la nation ter­ri­to­riale. Ce der­nier mou­ve­ment étant iné­luc­ta­ble­ment accom­pli, la figure se contrac­ta de nou­veau dans les images de pierre, — moment de réi­fi­ca­tion contem­po­rain de la réins­tau­ra­tion du pou­voir per­son­nel qui dès la Révo­lu­tion Fran­çaise fit le lit de ce que sera le fas­cisme. »

[/Jean-Yves Guio­mar [[« Peuple fran­çais, voi­là ton image (…). Tu es, par­mi les nations ce que l’Her­cule fut par­mi les héros ». (Robes­pierre (le 5 février 1793) « … sera éle­vé une sta­tue colos­sale en l’hon­neur du peuple fran­çais ». Conven­tion Natio­nale, 27 Bru­maire 1793. (Jean-Yves Guio­mar. L’i­déo­lo­gie natio­nale. Ed. Champ libre. Paris, 1974.)]]/]

Dans le cours de l’his­toire, dans le flux de ce pro­ces­sus social qui va consti­tuer la bour­geoi­sie et le pro­lé­ta­riat en tant que classes anta­go­niques, la Révo­lu­tion Fran­çaise trans­fère le pou­voir poli­ti­co-social de la noblesse à la bour­geoi­sie, en consti­tuant un État Natio­nal basé sur une idée de la repré­sen­ta­ti­vi­té et de la sou­ve­rai­ne­té du peuple, sur une abo­li­tion des pri­vi­lèges de caste et sur une idéo­lo­gie de l’é­ga­li­té en même temps que de la propriété.

Les classes popu­laires par­ti­cipent, s’en­ga­geant de plus en plus dans le pro­ces­sus révo­lu­tion­naire jus­qu’à se rendre compte qu’elles n’ont pas une place ins­ti­tu­tion­nelle dans le nou­veau sys­tème, jus­qu’à sen­tir la dépos­ses­sion et l’ex­clu­sion dans laquelle les place le « sys­tème éta­bli » qui vient de se consti­tuer : la démo­cra­tie bourgeoise.

Les pauvres des villes sentent d’emblée l’ex­clu­sion sur le plan de la consom­ma­tion, et sur l’ac­tion des sans-culottes com­mence à se construire la théo­rie socia­liste. « Le Mani­feste des Enra­gés » (1793) dit : « N’est-ce donc pas assez que vos pré­dé­ces­seurs, pour la plu­part d’in­fâme mémoire, nous aient légué la monar­chie, l’a­gio­tage et la guerre, sans que vous nous léguiez la nudi­té, la famine et le déses­poir ?   [[« Au mani­feste des enra­gés » qui inau­gure la longue série des mani­festes jalon­nant l’his­toire théo­rique du socia­lisme fran­çais au XIXe siècle suc­cé­de­ra seule­ment deux ans et demi plus tard le Mani­feste des Plé­béiens (9 fri­maire an IV — 30 novembre 1795) de Babeuf et près de trois ans plus tard (mi-ger­mi­nal an IV — début avril 1796) le célèbre Mani­feste des Égaux de Syl­vain Maré­chal. » Mau­rice Dom­ma­get : Jacques Roux, Le curé rouge. Ed. Spar­ta­cus, Paris, 1948.]]

Ce que la révo­lu­tion avait uni dans un même élan, dans un même espace-temps mythique (la fête) se dis­so­cie encore, une fois affir­mé le nou­vel État : d’un côté la bour­geoi­sie « repré­sen­tée » par les man­da­taires du peuple qui parlent au nom de la tota­li­té de la « nation », de l’autre les classes populaires.

À par­tir de cette pre­mière pola­ri­sa­tion qui se mani­feste rapi­de­ment au sein même du pro­ces­sus révo­lu­tion­naire, on arrive à l’ex­clu­sion plus for­melle et plus nette du pro­lé­ta­riat quand celui-ci s’a­vance avec toutes ses carac­té­ris­tiques dans la pro­duc­tion indus­trielle. Ce grand mou­ve­ment his­to­rique au cours duquel la grande masse des pro­duc­teurs se voit expro­priée des moyens de pro­duc­tion et réduite au salaire, crée les condi­tions de la lutte ouvrière pour la sur­vie en même temps que les pos­si­bi­li­tés d’une action, révo­lu­tion­naire radi­cale contre le sys­tème [[Les écrits les plus impor­tants (Duret, Vil­ler­mé, etc.) qui décrivent la condi­tion ouvrière (la misère, le pau­pé­risme) prennent place entre 1830 et 1840. Le mou­ve­ment ouvrier moderne naît avec la Pre­mière Inter­na­tio­nale en 1864 et le mou­ve­ment anar­chiste avec la scis­sion en 1870 – 71.]]. Le pro­lé­ta­riat repen­dra l’hé­ri­tage de la sans-culotterie.

Si nous consi­dé­rons encore une fois les carac­té­ris­tiques de la situa­tion géné­rale des classes ouvrières au siècle pas­sé, c’est pour mon­trer l’ap­pa­ri­tion simul­ta­née du pro­lé­ta­riat et de la théo­rie de cette situa­tion : le socia­lisme révolutionnaire.

Mais, comme je l’a­vais déjà remar­qué plus haut (III. p. 5), l’af­fron­te­ment ouvert et la base de vio­lence oppres­sive que sup­pose le sys­tème d’ex­ploi­ta­tion et de domi­na­tion sont incom­pa­tibles avec l’exis­tence du sys­tème lui-même. Il devient néces­saire de pro­cé­der à une nou­velle uni­fi­ca­tion de l’es­pace social, mais une uni­fi­ca­tion basée sur l’a­lié­na­tion d’une par­tie de la réa­li­té totale. Et cette par­tie alié­née est pré­ci­sé­ment le conflit struc­tu­rel consti­tu­tif de la condi­tion ouvrière, de l’ex­ploi­ta­tion, du sala­riat et des condi­tions de repro­duc­tion de cette situa­tion : la domi­na­tion poli­tique.

La bour­geoi­sie va réus­sir [[Quand je parle de « réus­site de la bour­geoi­sie » je n’en­tends pas une réi­fi­ca­tion de celle-ci qui la mette en situa­tion de mani­pu­ler consciem­ment le pro­ces­sus, mais je dis sim­ple­ment que la bour­geoi­sie en tant que classe se situe en un lieu du pro­ces­sus social qui lui per­met de l’emporter dans la lutte de classes.]] cette uni­fi­ca­tion grâce à de mul­tiples fac­teurs qui s’ins­crivent dans le registre de l’i­ma­gi­naire col­lec­tif mais qui prennent leur force, plongent leurs racines à dif­fé­rents niveaux de la réalité.

Le corps ima­gi­naire du peuple-sou­ve­rain-fai­sant-sa-propre-his­toire se replie, comme une rivière gon­flée qui a recou­vert la plaine se replie dans son lit, n’é­tant plus qu’un filet d’eau dans l’é­ten­due assé­chée, et se réfu­gie réi­fié et ritua­li­sé, dans la lettre de la Consti­tu­tion, dans les trai­tés d’His­toire, dans le caté­chisme répu­bli­cain pour esprit obtus. Les grandes images révo­lu­tion­naires font place aux condi­tions limi­tées d’une réa­li­té accep­tée en tant que telle, c’est-à-dire « inal­té­rable » et réduite au jeu interne du sys­tème éta­bli (au « jeu des institutions »).

L’i­ma­gi­naire social s’a­dapte à la per­pé­tua­tion du sys­tème. La néga­tion et la contra­dic­tion n’ont pas de place dans la ratio­na­li­té régnante (ratio­na­li­té ins­tru­men­tale qui ne conteste ni les pré­sup­po­sés ni la fina­li­té du sys­tème), et se réfu­gient dans l’u­to­pie, qui reprend les voies d’un mil­lé­na­risme « sécularisé ».

La réuni­fi­ca­tion de l’es­pace social, qui laisse indemnes les contra­dic­tions du mode de pro­duc­tion capi­ta­liste, et qui se main­tient au tra­vers d’une récu­pé­ra­tion constante de la contes­ta­tion et de l’in­no­va­tion, s’ins­crit dans la logique du sym­bo­lique, passe par la conso­li­da­tion idéo­lo­gique (l’i­déo­lo­gie domi­nante) et par la repré­sen­ta­tion ima­gi­naire, et prend sa force dans les aspects divers de la réa­li­té sociale.

Cette réuni­fi­ca­tion, au niveau ima­gi­naire et idéo­lo­gique, de l’es­pace social, basée sur l’u­ni­té natio­nale et repré­sen­tée par l’É­tat, est, je le répète, le résul­tat (ou l’ex­pres­sion) d’une nou­velle dis­so­cia­tion [[Cette inté­gra­tion. repré­sente exac­te­ment le mou­ve­ment oppo­sé à celui que je viens de décrire, quoique tous les deux par­ti­cipent de l’i­ma­gi­naire, ce qui est le cas de toute réa­li­té sociale. L’in­té­gra­tion qui va dans le sens de la tota­li­té est désa­lié­nante : l’in­té­gra­tion exclu­si­ve­ment ima­gi­naire qui laisse de côté des élé­ments dis­so­ciés de la réa­li­té — et dont la fonc­tion est pré­ci­sé­ment celle de les lais­ser de côté — va dans le sens de l’aliénation.]].

Durant les pré­am­bules de la Révo­lu­tion, une « uni­fi­ca­tion » dif­fé­rente se des­si­nait, quelque chose qu’on pour­rait appe­ler inté­gra­tion. Dans le sens de la tota­li­té sociale. Par exemple : les émeutes de 1788 déclen­chées par le prix du pain intro­duisent un fait qua­li­ta­ti­ve­ment dif­fé­rent par rap­port à l’a­gi­ta­tion pré­cé­dente ; elles contestent la via­bi­li­té du régime. « Un nou­veau fac­teur venait d’ap­pa­raître sur la scène : le pain et la poli­tique ces­saient d’être regar­dés comme des élé­ments dis­so­ciés. » [[Jef­fry Kaplow : les noms des rois, les pauvres de Paris à la veille de la Révo­lu­tion. Mas­pe­ro, Paris, 1974, p. 266.]]

Mais la faille n’est jamais entiè­re­ment col­ma­tée. Même aux moments culmi­nants de l’ac­tion popu­laire, la Révo­lu­tion Fran­çaise dis­so­cie constam­ment le pou­voir poli­tique et le sur­im­pose à la socié­té : le peuple règne mais il ne gou­verne pas, il a l’é­ga­li­té de droit mais pas de fait. Les nou­velles formes ins­ti­tu­tion­nelles dans les­quelles va se struc­tu­rer le pou­voir poli­tique de la bour­geoi­sie conso­lident, à tra­vers le suf­frage uni­ver­sel, ce double mou­ve­ment de par­ti­ci­pa­tion ima­gi­naire du peuple au pou­voir et d’ex­clu­sion du contrôle et de la déci­sion, par­ti­ci­pa­tion ima­gi­naire qui bas­cule vers le pôle de l’illu­sion. [[La Révo­lu­tion Russe de 1917 est un autre exemple où nous pou­vons voir le même phé­no­mène sous une autre forme ins­ti­tu­tion­nelle. La dépos­ses­sion et l’ex­clu­sion du pro­lé­ta­riat et de la pay­san­ne­rie par un pou­voir poli­tique nais­sant sont évi­dentes : les déci­sions fon­da­men­tales sont prises « ailleurs », de « l’ex­té­rieur », c’est-à-dire par l’É­tat, le Par­ti, ou n’im­porte quel orga­nisme sans véri­tables liens avec le pro­ces­sus de pro­duc­tion lui-même. Voir : M. Brin­ton, les Bol­che­viks et le contrôle ouvrier, 1917 – 1921. Auto­ges­tion et socia­lisme. N° 24 – 25, 1973.]]

Le sys­tème poli­tique repré­sen­ta­tif, par­le­men­taire, sur­vole cette dis­so­cia­tion de la pra­tique sociale en poli­tique d’une part et éco­no­mique de l’autre, et s’ap­puie sur une léga­li­té qui compte sur l’illu­sion et le leurre dans le par­tage du pouvoir.

Prou­dhon disait : « Vous par­lez de Suf­frage Uni­ver­sel ! Il est tout fait. Les élus sont dési­gnés d’a­vance. L’ou­vrier nom­me­ra son patron, le domes­tique son maître, le fer­mier son pro­prié­taire, le bou­ti­quier son ban­quier, le sol­dat son géné­ral, le parois­sien son curé. » [[De la jus­tice, 8e étude.]]

Ceci parce que le suf­frage uni­ver­sel (déno­mi­na­tion abu­sive : il y a tou­jours des mino­ri­tés, voire des majo­ri­tés, exclues : pen­dant long­temps les femmes, aujourd’­hui les tra­vailleurs immi­grés, etc.) recouvre une inéga­li­té fon­da­men­tale non seule­ment au niveau éco­no­mique mais aus­si au niveau de l’in­fluence réelle des dif­fé­rents groupes sociaux à tra­vers les appa­reils d’É­tat. La classe qui a le pou­voir contrôle ces appa­reils, et non seule­ment le gou­ver­ne­ment et la jus­tice, ou la police ou l’ar­mée, mais aus­si l’é­cole et l’or­ga­ni­sa­tion de la famille, et elle impose un type de « socia­li­sa­tion poli­tique » basée sur la dif­fé­rence diri­geant-diri­gé, intellectuel-manuel.

Les par­tis poli­tiques, bour­geois ou « pro­lé­taires », per­pé­tuent le sys­tème, jouent le jeu. Voter, acte pour lequel existe bien une éga­li­té for­melle, contri­bue à mas­quer l’i­né­ga­li­té inhé­rente au sys­tème et « consti­tue une fonc­tion de légi­ti­ma­tion extrê­me­ment impor­tante » [[Ralph Mili­band. L’É­tat dans la socié­té capi­ta­liste. Mas­pe­ro, Paris, 1973, p. 213.]].

La res­pon­sa­bi­li­té his­to­rique de la social-démo­cra­tie dans cette légi­ti­ma­tion du sys­tème est acca­blante, mais son ori­gine est donc la poli­tique de Marx lui-même qui n’a pas su ou n’a pas pu se débar­ras­ser du sché­ma auto­ri­taire bour­geois et qui impo­sa à la Pre­mière Inter­na­tio­nale — même au prix de sa des­truc­tion — la par­ti­ci­pa­tion « poli­tique » au sein des ins­ti­tu­tions bour­geoises : à tra­vers les par­tis poli­tiques et la lutte électorale.

Là se consti­tue un des pre­miers canaux qui rendent pos­sible l’in­té­gra­tion ima­gi­naire au sys­tème, et pro­ba­ble­ment l’un des plus illusoires.

D’autres « canaux » pèsent plus lourd, ont un ancrage plus fort dans la réa­li­té sociale, quoique leur fonc­tion au niveau ima­gi­naire soit la même, comme par exemple l’ac­tion his­to­rique du syn­di­ca­lisme et les lois de la sécu­ri­té sociale.

Ce pro­lé­ta­riat inter­na­tio­na­liste qui com­men­çait à s’or­ga­ni­ser de façon auto­nome, avec la fina­li­té expli­cite de ren­ver­ser tota­le­ment l’ordre exis­tant, fut obli­gé par les condi­tions même du mar­ché capi­ta­liste de négo­cier la vente de sa force de tra­vail. Les pre­mières orga­ni­sa­tions, les bourses du tra­vail et les orga­ni­sa­tions de résis­tance, furent « léga­li­sées » [[La loi du 21 mars 1884 léga­lise les orga­ni­sa­tions syn­di­cales et Wal­deck-Rous­seau recom­mande le 25 août aux pré­fets de prê­ter leur concours à l’or­ga­ni­sa­tion des asso­cia­tions pro­fes­sion­nelles. Le 8 lévrier 1894, pro­po­si­tion de loi de Jules Guesde ten­dant à régle­men­ter le droit de grève. Pro­jet de loi Mil­le­rand/­Wal­deck-Rous­seau (1906) sur le contrat de tra­vail. Toute cette période est mar­quée par la forte oppo­si­tion anar­cho-syn­di­ca­liste à ces mesures de léga­li­sa­tion qui sont vues comme un moyen d’in­té­gra­tion au sys­tème et oppo­sées à la fina­li­té syn­di­cale d’en finir avec le sala­riat et le patro­nat. Voir Élé­ments his­to­riques, p. 40 de la bro­chure Capi­ta­lisme-Syn­di­ca­lisme, même com­bat, Corale, Spar­ta­cus, Paris, 1974.]]. Le syn­di­ca­lisme reven­di­qua de plus en plus des amé­lio­ra­tions immé­diates et pri­son­nier de la contra­dic­tion entre l’a­bo­li­tion du sala­riat d’une part et l’aug­men­ta­tion du pou­voir d’a­chat et le main­tien du plein emploi de l’autre, se trans­for­ma en une ins­ti­tu­tion néces­saire au sys­tème capi­ta­liste, devint une orga­ni­sa­tion réfor­miste, bureau­cra­ti­sée pour gérer, au pro­fit du sys­tème, la lutte de classes. Aujourd’­hui il est un média­teur entre les tra­vailleurs et l’État.

Paral­lè­le­ment à l’é­vo­lu­tion réfor­miste du syn­di­ca­lisme se déve­loppe une autre grande ins­ti­tu­tion de contrôle social, néces­saire au capi­ta­lisme, base de la sta­bi­li­sa­tion des classes popu­laires dans le sys­tème éta­bli : l’ins­ti­tu­tion qu’on connaît sous le nom de sécu­ri­té sociale.

De nou­veau la situa­tion ori­gi­nelle du pro­lé­ta­riat, son exclu­sion du sys­tème, va trou­ver des voies d’ap­proche basées sur l’a­mé­lio­ra­tion indu­bi­table de la condi­tion ouvrière. mais aus­si sur le contrôle constant qui est le prix de « l’intégration ».

Liée à la misère, l’in­sé­cu­ri­té pour l’a­ve­nir était un des fléaux du tra­vailleur et de sa famille au siècle pas­sé. Sous la pres­sion ouvrière, le capi­ta­lisme doit trou­ver une solu­tion et il est vite secou­ru dans ce domaine par le socia­lisme réfor­miste. En 1883, Bis­marck éla­bore le pre­mier de ces grands sys­tèmes d’as­su­rances obli­ga­toires. « Les Pays Bas, la Rou­ma­nie, l’Au­triche, les pays scan­di­naves sui­vront le mou­ve­ment dès les der­nières années du XIXe siècle ou dès le début du XXe siècle. L’An­gle­terre, qui pré­cède la France de peu pour les acci­dents du tra­vail (1897), se donne en 1908 et 1911 deux lois capi­tales concer­nant l’une la vieillesse, l’autre la mala­die, l’in­va­li­di­té et le chô­mage. » [[Hen­ri Hatz­feld. Du pau­pé­risme à la Sécu­ri­té Sociale, 185, 1940. Armand Colin, Paris, 1971.]] Suivent en France la loi de 1910 sur les retraites ouvrières et pay­sannes, la loi de 1932 sur les allo­ca­tions fami­liales, etc.

Aujourd’­hui la Sécu­ri­té Sociale s’est trans­for­mée en un des rouages qui assurent le fonc­tion­ne­ment d’en­semble du sys­tème capitaliste.

Le mou­ve­ment ouvrier, pri­son­nier dans le filet d’un dilemme de fer, condam­na en prin­cipe, à l’é­poque de la pré­pon­dé­rance du cou­rant révo­lu­tion­naire, la prise en charge par l’É­tat de la condi­tion ouvrière, voyant les dan­gers que cela signi­fiait pour la com­ba­ti­vi­té du pro­lé­ta­riat, mais il n’é­chap­pa pas à l’ac­cep­ta­tion inévi­table des lois de sécu­ri­té sociale que la vie quo­ti­dienne, réfor­miste par excel­lence, impo­sait à chaque ouvrier.

En signa­lant ces faits de notre réa­li­té sociale, et pre­nant comme exemples le suf­frage, le syn­di­ca­lisme et la sécu­ri­té sociale. je vou­lais seule­ment mon­trer quelques-uns des « canaux » grâce aux­quels fut atté­nuée l’ex­clu­sion ori­gi­nelle du pro­lé­ta­riat par rap­port au sys­tème éta­bli, per­met­tant une nou­velle uni­fi­ca­tion de l’es­pace social, une « inté­gra­tion » du pro­lé­ta­riat au système.

Ce que je veux dire, ce n’est pas que ces canaux d’in­té­gra­tion soient « ima­gi­naires » dans le sens d’illu­soires, mais que les condi­tions qui résultent de dif­fé­rentes formes de par­ti­ci­pa­tion poli­tique, syn­di­cale et de consom­ma­tion dans le sys­tème éta­bli — basé sur la forme capi­ta­liste tra­di­tion­nelle ou de capi­ta­lisme d’É­tat — per­mettent la construc­tion au niveau de l’i­ma­gi­naire col­lec­tif, de repré­sen­ta­tions de la réa­li­té sociale qui faci­litent l’ac­cep­ta­tion de l’i­déo­lo­gie domi­nante. Mais en même temps ces repré­sen­ta­tions col­lec­tives s’ar­ti­culent pro­fon­dé­ment avec la réa­li­té du désir, blo­quant l’ex­pres­sion du conte­nu oppo­sé, de signe révolutionnaire.

De ce point de vue, l’i­ma­gi­naire col­lec­tif cache « l’autre réa­li­té » struc­tu­rale de la domi­na­tion et de l’ex­ploi­ta­tion, ce qui empêche le pro­lé­ta­riat, en tant que classe, de per­ce­voir sa propre situation.

Comme je le disais en com­men­çant : dans cette rela­tion dia­lec­tique entre forces qui prennent leur poids à dif­fé­rents niveaux de la réa­li­té, le pro­lé­ta­riat urbain, dans l’ac­tua­li­té, main­tient sa posi­tion cen­trale dans toute théo­rie révo­lu­tion­naire, non pas par sa posi­tion struc­tu­rale mais par l’im­bri­ca­tion de forces en jeu dans la socié­té de capi­ta­lisme avancé.

Nico­las

La Presse Anarchiste