C’est entendu : il ne s’agissait, dans ces « points communs », que d’énoncer les idées que fondamentalement nous partageons — au-delà, ou en-deça, des inévitables divergences dont s’alimentent nos si vivantes discussions… De nous présenter comme « ce que nous sommes », (et que les autres ne sont pas ?) : des anars, à ce qu’il parait. D’où le caractère forcément général, et condensé, même si parfois assez net, de nos « points communs ».
Et tout au moins pour l’idée, pour l’intention qui est contenue dans la plupart d’entre eux, je n’exprimerai pas de désaccord pour le moment. La question qui se pose est ailleurs : est-ce bien cela, ces idées, ces positions, qui nous sont « communes », est-ce principalement cela qui nous rapproche, qui nous anime, et nous permet de nous (faire) reconnaître ? Est-ce cela qui permettra à d’autres, comme nous le souhaitons, de se joindre à nous, et à cette entreprise ? Voilà une croyance tellement familière, qu’elle pourrait recouvrir un certain aveuglement.
L’idée finalement retenue comme base du groupe et de la revue, exprimée dans les discussions et dans les premiers textes du n° 1, est celle-là même qu’indique le sous-titre : « revue de critique anarchiste ». C’est l’idée que la période actuelle est spécialement favorable à la diffusion des idées anarchistes, qu’elle les appelle en quelque sorte : la revue aurait pour objet, principalement et sans en exclure d’autres, de reformuler ces idées anars, anti-autoritaires, d’en rappeler l’essentiel : de propager cette idéologie constituée (ou si on préfère, ce système d’idées), mieux et autrement que ne le font les publications anarchistes dans lesquelles le groupe « ne se reconnaît pas ». Groupe qui se caractérise donc, autour de cette entreprise, par son projet « anti-autoritaire, ante-étatique », autrement dit comme groupe idéologique.
Il y aurait (eu) avantage, à mon sens, à s’affranchir de cette référence, de cette révérence à l’anarchisme.
1) Première question : de quelle idéologie, ou système, ou projet, s’agit-il ? Tel qu’il se présente dans les « Points communs », il ne se désigne pas comme « anarchiste » : on y trouve pourtant les grands thèmes de l’opposition à l’État, au centralisme, à la représentation, à la dictature de classe, etc. À côté de ces positions « anarchistes », on trouve aussi d’autres idées, reliées aux problèmes de l’intégration, à l’ordre établi, de la division du travail, du rôle des groupes dans les luttes, à d’autres encore. Je veux seulement souligner qu’à tous ces problèmes, que l’anarchisme a contribué à formuler mais qui prennent à chaque époque historique un sens particulier, le fait de se déclarer, dans ses positions, « anti-autoritaire », « anti-étatique », ou « anarchiste », n’apporte pas en soi de réponse précise, et ne permet pas de prendre à leur égard une position déterminée — encore moins, de les reformuler si besoin est.
À moins de supposer que la tradition, les textes, le mouvement anarchistes contiennent des réponses, les réponses à tous les problèmes…
2) Une version même modernisée, cohérente et précise sur les problèmes essentiels, de l’anarchisme, ne permettra finalement de s’adresser qu’aux autres anars, aux autres idéologues et propagandistes, aux autres chapelles… C’est d’un intérêt limité : sans nourrir d’illusion quant aux possibilités actuelles de tenir un discours qui rencontre un large écho, on peut néanmoins se proposer la rencontre d’interrogations, de questions qui s’énoncent dans les lieux idéologigues et sociaux les plus différents — et non pas la confrontation, en miroir, de positions toutes faites et toutes répertoriées. Il faudrait se demander à qui on veut parler et pourquoi.
3) Quand un groupe se définit lui-même avant tout par son projet, idéologiquement, ses autres caractéristiques, même quand on les mentionne, se trouvent par le fait reléguées au second plan. Or, il suffit de voir les thèmes, le mode d’expression, la forme même de la publication (forme de « revue », dont on peut se demander de toutes façons si c’est celle qui convient pour influencer une période ou un milieu politique en y diffusant des idées constituées) : rien de tout cela ne découle en soi du projet anti-autoritaire, des positions anarchistes, cela dérive de la composition sociale du groupe, du mode d’insertion, des expériences de ses membres [[Pour le dire plus nettement, et plus discrètement, en note, par manque d’assurance dans la forme « revue », avec son abjecte exigence de périodicité, de régularité (« alors ce prochain numéro, ça vient ? » nous renvoie le lecteur/consommateur nécessairement déçu, comme tout consommateur il en veut toujours plus, même si c’est la même chose) — dans cette forme s’inscrit l’impératif inverse de ce qu’il faudrait faire : l’impératif de dire-ce-qui-est-à-dire, de produire de la parole, des paroles théoriques, analytiques, critiques, mais surtout assurées, résolues, s’engendrant les unes des autres, s’étendant sur le champ des doutes et le couvrant tout entier, sans lacunes, sans déchirures — impératif d’énoncer sous l’oeil impersonnel du lecteur, sous son contrôle et d’un trait aussi sûr que possible, des contours de discours : ils seront notre (leur) ration théorique de la journée, la gamelle du militant libertaire, avec ses portions consistantes (les « données » économiques, le rappel des faits, Marx ou Bakounine, même sans le nommer) et ses miettes plus choisies (le code et le décodage, le territoire, Deleuze vous me suivez ?)… L’impératif d’assurance, d’apporter avec assurance le recours, les secours de l’arme théorique — se dédouanant ainsi, camarades intellectuels, d’occuper une position d’où on peut lorgner sur la théorie, sans oser vraiment s’asseoir dessus mais presque (quant à la place qu’occupe la théorie elle-même, où elle fonctionne, et d’où elle exerce et irradie tous ses effets, eh bien c’est à la théorie elle-même de la définir, ce qu’elle ne manque pas de faire, comme ça on peut le critiquer, et ça continue, chacun sachant au moins où il est, et où il restera…) Alors que ce qui importe, pour ceux qui n’ont pas (encore) décidé de se taire, pour ceux qui ne se croient pas non plus réduits au silence par le vacarme, ou au bégaiement illettré, ce qui importe pour eux c’est aussi d’apprendre le manque d’assurance, d’en arriver à sentir combien pèse, dans chaque phrase, la tendance à rester inachevée, dans chaque mot (prolétariat, révolution, anti-autoritaire…) la difficulté croissante a l’articuler, à l’expectorer avec toute la conviction, la force de conviction de rigueur dans une revue, attendue chez le militant. Est-ce que ce n’est pas ce manque d’assurance, et sa pénétration, qui transpire, transparaît dans ces multiples bulletins bricolés, paraissant et disparaissant du jour au lendemain, partant dans tous les sens, porteurs de questions jusque dans leurs rodomontades, éclatant en d’innombrables scissions, en d’interminables polémiques, pour se figer parfois, immobiles, dans l’attitude de la théorie proférée, définitive (comme Négation ou R.I.). Voilà ce qu’il s’agirait d’affronter, et ce n’est pas au rythme du « chant des points communs » qu’on en prendra le chemin.]].
4) Question plus générale : qu’est-ce qu’on a à foutre d’une idéologie (même anar, anti-autoritaire, anti-étatique ou tout ce qu’on veut) ? Ou bien on se propose de diffuser des idées déjà présentes, formées, formulées, et qu’on reprend avec ou sans rajeunissement extérieur — et cela conduira à faire principalement de l’histoire, propagande nostalgique. Ou bien on veut la réflexion publique, ouverte, contradictoire, sur les problèmes d’aujourd’hui qui, comme ceux d’hier, ne peuvent avancer que si les pratiques imposent la remise en cause de toutes les idéologies, de toutes les idées constituées une fois pour toutes : une réflexion qui s’interroge au lieu d’apporter des solutions nées ailleurs.
Je reproche aux « Points communs » d’être ce qu’ils sont : une série de propositions, d’idées (que nous partageons pour l’essentiel, le problème n’est pas là) fermées sur elles-mêmes ; à partir desquelles l’interrogation aura du mal à se développer, car elles contribuera à refermer les questions dès qu’elles sont posées.
Par exemple celle de l’État. « L’exploitation et la domination d’une classe sociale sur une autre sont basées (…) aussi sur la reproduction des conditions de la production. l’État garantit et légitime la perpétuation du système établi. Par l’intermédiaire de l’école, de la police, de la justice, de l’armée, il détient le monopole de la force, de la violence, avec ou sans la complicité de leurs victimes ».
Mais la seule chose intéressante, ici, et difficile, c’est de comprendre comment la reproduction des conditions de la production (et de l’ordre social tout entier) est en même temps transformation de ces conditions, comment elle met en place des forces susceptibles d’apporter un changement radical et non pas une simple rénovation du système. Autrement dit, de voir ce qui, dans une action collective, dans le fonctionnement quotidien d’une institution dans les attitudes des individus, annonce la destruction tout en contribuant à la reproduction. C’est plus difficile que d’imputer à l’État la perpétuation du système établi (stéréotype anarchiste), c’est aussi plus important.
Même remarque à propos du texte « Abats l’État ». Il décrit l’exploitation, l’aliénation, la révolte, il nous les présente et c’est en cela qu’il dit quelque chose. Et puis cet appel : Abats l’État ! Mais où est l’État ? Et où n’est-il pas ? Par quoi commencer ? Où peut-on se saisir de cette abstraction pour l’abattre, de cette idée qui est en même temps réalité omniprésente : argent, métro, gendarme, travail, patron, bureau, maison,… Que peut-on faire de cette exhortation, sinon la manier comme une marque idéologique, déclenchant probablement un discours strictement codé ?
Ou encore : « La Révolution (majuscule) est la seule possibilité de changement. C’est le projet et l’action, la théorie et la pratique des classes exploitées… etc. » Elle ne sera ni représentation ou délégation, ni dictature d’une classe quelconque, mais bien disparition de la division du travail, des séparations… Abstraction négative ; il y a bien eu des tentatives pour lui donner un contenu positif (pour énoncer les « principes de la production et de la distribution communistes » par ex.) sans qu’il soit sûr qu’on ait fait autre chose jusqu’à présent que de construire la représentation inversée, dépendante, de notre monde aliéné. Mais surtout : pourquoi mettre en avant, de nouveau, précisément cette idée : la Révolution ? Les révolutions du passé, quel que soit leur destin, se sont-elles faites sous l’influence d’une idée précise et propagée de la révolution ? ou bien plutôt en fonction de la conscience d’une force collective, et du pouvoir qui en se dressant devant elle lui indique en même temps, plus ou moins clairement, ce qu’elle veut vouloir, où frapper ? L’idée de révolution a‑t-elle jamais été, comme telle, et par elle-même, un facteur révolutionnaire ? Revendiquée par tant d’assasins, intégrée dans le discours de tant de contre-révolutionnaires, peut-on croire encore à sa valeur stimulatrice, ou même simplement indicatrice ?
Mais l’anarchisme, c’est une doctrine de la Révolution…
Pourquoi placer en premier lieu et considérer comme le plus important les idées communes, sinon parce qu’on croit qu’elle constituent la base de la communauté, du groupe, et définissent sa volonté et ses tâches ? Et c’est cela qui est faux. « Tout le monde » le sait, et chacun aurait pu le voir plus clairement si on avait réussi à en dire davantage sur ce qui a été notre expérience commune, et sur ses conditions (ICO, Noir et Rouge) lesquelles, expédiées en un langage « objectif », ne font l’objet d’aucune analyse (deux optiques qui ont divergé…) Il faudrait à mon sens y revenir (et les analyser pour ne pas les répéter).
Il me parait plus important d’avoir et d’énoncer des vues communes sur ce qui est à faire, sur ce qu’il est possible de faire : mettre au jour les failles qui courent à tous les niveaux de notre expérience et de notre société et qui, reliées, comparées, peuvent signifier l’ébranlement continu du sol capitaliste qui la supporte. Et aussi les points de blocage, les idées (radicales) reçues, les stéréotypes où la réflexion s’arrête pour souffler, et qui ne permettent ni de penser ni d’agir, tout au plus de parler ; points de reconstitution des idéologies de tous ordres.
Projet commun, positions communes doivent être davantage définis dans les questions que nous voulons énoncer (sur la base de notre position, de notre pratique, de nos expériences, bien sûr inséparables de ce nous pouvons en penser) — qu’au niveau de nos convictions, de ce que nous croyons, ou croyons croire…
Claude