La Presse Anarchiste

Lip revu et corrigé

L’Analyseur Lip (René Lourau, Ed. 10 – 18, 1974)

Par­tant de Lip, le livre de Lou­rau entraîne le lec­teur dans tous les hori­zons, à tra­vers le pano­ra­ma des grou­pus­cules, l’exa­men des contrats de recherche du CORDES, la socio­lo­gie des centres urbains et de la par­ti­ci­pa­tion urbaine, la stra­té­gie pla­né­taire de Marx, le drop-out, etc. Bien que par moment on soit un peu per­du, ce qui compte ce n’est pas de res­pec­ter un quel­conque modèle de com­po­si­tion ni même de clar­té, c’est de faire voir et de faire comprendre.

R. Lou­rau tente bien de mon­trer les signi­fi­ca­tions ambi­guës du mou­ve­ment des Lip et d’en éclai­rer les condi­tions. Ain­si se trouvent men­tion­nés et décrits les contextes poli­tiques, juri­diques, idéo­lo­giques, de l’af­faire Lip, par exemple les dif­fi­cul­tés de la notion juri­dique d’en­tre­prise, les ten­ta­tives pour vaincre la résis­tance des tra­vailleurs à l’ex­ploi­ta­tion par l’en­ri­chis­se­ment, l’é­lar­gis­se­ment et la rota­tion des tâches, les ambi­guï­tés du concept d’au­to­ges­tion mis à toutes les sauces, etc.

Le résul­tat ain­si obte­nu n’est pour­tant pas de jeter une lumière nou­velle et plus forte sur les évé­ne­ments de Besan­çon ; ils paraissent plu­tôt noyés dans une masse de réfé­rences, la plu­part du temps concep­tuelles, auprès de laquelle ils finissent par pas­ser à l’ar­rière-plan et faire figure de pré­texte. Plus utile est le tra­vail effec­tué en com­pa­rant les diverses décla­ra­tions des patrons, fonc­tion­naires, syn­di­ca­listes, jour­na­listes, etc., sou­mises à une ana­lyse qui per­met en un sens de mesu­rer la dimen­sion spec­ta­cu­laire de l’af­faire Lip, et de rele­ver cer­tains élé­ments de la « mise en scène », comme dit Lou­rau après Uto­pie. Mise en scène à laquelle il est, somme toute, dif­fi­cile de ne pas contribuer…

Car n’est-ce pas une façon d’y par­ti­ci­per que de rap­por­ter l’a­na­lyse des évé­ne­ments de Besan­çon à un pro­blème qui ne s’est pas posé là-bas mais ailleurs, dans les dis­cours et com­men­taires des obser­va­teurs, mili­tants, cri­tiques : le pro­blème du tra­vail et du refus du tra­vail ? Les uns (Lip-uni­té détour­né, Lip-uni­té Bilan, Néga­tion…) dénon­çant le carac­tère arrié­ré, incons­cient, voire contre-révo­lu­tion­naire d’un mou­ve­ment qui n’a pas su remettre en cause le tra­vail et l’i­déo­lo­gie pro­duc­ti­viste, les autres (Uto­pie, Lou­rau) cré­di­tant au contraire les tra­vailleurs d’une « orien­ta­tion vers le non-tra­vail » qui, si, « elle a du mal à per­cer », contien­drait cepen­dant l’in­té­rêt essen­tiel de toute l’af­faire, à relier aux autres symp­tômes de déser­tion sociale, l’ab­sen­téisme ou « l’ad­mi­rable reven­di­ca­tion de la grève pour la grève, la grève sans fin, sans fina­li­té. » (Lou­rau, p. 83) La grève pour la grève n’est pas une reven­di­ca­tion, c’est l’in­ter­pré­ta­tion que pro­posent des com­men­ta­teurs des grèves qui se ter­minent sans aucun acquis, avec un cas limite, sur­ve­nu une fois paraît-il, de grève déclen­chée sans aucune reven­di­ca­tion à l’ap­pui. De là à conclure que la grève tend à être une fin en soi dans la période actuelle, le pas est sou­vent fran­chi, à l’en­contre des nom­breux signes qui indiquent une réa­li­té dif­fé­rente. D’au­tant plus sou­vent que l’in­ter­pré­ta­tion ne s’ap­puie sur aucune ana­lyse pré­cise et convain­cante, et se déve­loppe elle aus­si, semble-t-il, pour son propre plai­sir. Rien n’a­li­mente, de toute évi­dence, dans le cas de Lip, une sem­blable inter­pré­ta­tion. De même, men­tion­nant la polé­mique que le pro­blème de l’i­déo­lo­gie du tra­vail avait sus­ci­tée dans ICO en 73 (no 121) et qui avait tour­né court, Lou­rau n’y ajoute aucun élé­ment, concluant seule­ment que les ana­ly­seurs peuvent être, eux aus­si, frap­pés d’ob­so­les­cence, ou récu­pé­rés comme ana­ly­seurs de régulation.

En effet, l’un de ses prin­ci­paux sou­cis est de repla­cer l’af­faire Lip dans le cadre de l’A­na­lyse Ins­ti­tu­tion­nelle, et de l’ex­pri­mer dans les caté­go­ries que celle-ci uti­lise : ana­ly­seur, ins­ti­tu­tion, mode d’ac­tion contre-ins­ti­tu­tion­nel, non-ins­ti­tu­tion­nel, centre, péri­phé­rie, etc. D’ap­pli­quer au cas de Lip les apports d’une « socio­lo­gie active des mou­ve­ments sociaux », avec ses variables : orien­ta­tion, ampli­tude, masse, vitesse, induc­tion de fusion, induc­tion de seg­men­ta­ri­té… Tous ces ins­tru­ments concep­tuels sont peut-être de grande valeur « théo­rique » ; c’est à voir. Mais autre chose appa­raît. À la limite, et cette limite est atteinte, il ne s’a­git plus sim­ple­ment de se ser­vir de l’a­na­lyse ins­ti­tu­tion­nelle pour mettre à jour les aspects com­plexes du mou­ve­ment social en géné­ral et dans le cas de Lip. C’est plu­tôt l’in­verse : le mou­ve­ment social prend son sens d’être « ana­lyse ins­ti­tu­tion­nelle géné­ra­li­sée », dont la défi­ni­tion ouvre le volume : effon­dre­ment des repré­sen­ta­tions qui sou­tiennent les ins­ti­tu­tions, refus du secret bureau­cra­tique, rup­ture des rap­ports sociaux habi­tuels, etc., résul­tant de l’ac­tion des ana­ly­seurs (« groupes, caté­go­ries, évé­ne­ments, struc­tures maté­rielles, qui pro­duisent par leur action même, et non par l’ap­pli­ca­tion d’une science quel­conque, une ana­lyse de la situa­tion », p. 14). Lip agis­sant comme ana­ly­seur (p. 43) des contra­dic­tions inso­lubles des méthodes de ges­tion et de l’i­déo­lo­gie ges­tion­naire, des rap­ports conflic­tuels entre le mou­ve­ment social et les formes de la poli­tique instituée.

Pour Marx, les concep­tions des com­mu­nistes étaient l’ex­pres­sion du mou­ve­ment réel ; les socio­logues de tout temps se deman­daient, de leur côté, com­ment relier leurs tra­vaux théo­riques et le mou­ve­ment social (en orien­tant celui-ci dans le sens le plus sou­hai­table à leurs yeux). Chez Lou­rau (pour qui le « mar­xisme », avec son « dua­lisme méta­phy­sique », consti­tue un objet connu de tous, sans qu’il soit besoin d’en­trer dans le détail !) ce pro­blème est réso­lu très sim­ple­ment : le mou­ve­ment social tout entier devient ana­lyse ins­ti­tu­tion­nelle géné­ra­li­sée, mais qui s’i­gnore. L’a­na­lyse ins­ti­tu­tion­nelle tout court va per­mettre de le lui faire savoir, tout en fai­sant mieux, en le légi­ti­mant : le savoir (des ultra-gau­chistes et anar­chistes) reste « par­cel­laire, sou­vent hon­teux, peu ou mal légi­ti­mé, parce que les élé­ments ana­ly­seurs qui per­met­traient de le révé­ler à tous 

Ain­si, l’a­na­lyse ins­ti­tu­tion­nelle, après avoir contri­bué, en son temps, à mettre en ques­tion la science, la théo­rie, la sépa­ra­tion du théo­rique et du pra­tique, l’au­to­ri­té du savant, se voit conduite à réta­blir à son tour l’au­to­ri­té de la théo­rie (socio­lo­gique) sur la « sin­gu­la­ri­té » du mou­ve­ment ouvrier.

Utopie, nº 8, février 1974.

Pour UTOPIE, toute l’af­faire Lip, telle qu’elle nous était pré­sen­tée, lutte de classe, ouvriers réso­lus, unis et astu­cieux, prise en main de la pro­duc­tion et de la vente, l’au­to­ges­tion à l’ho­ri­zon, tout cela est trop clair pour être honnête.

« Quand la struc­ture secrète du sys­tème se dévoile avec cette lim­pi­di­té, quand les ouvriers prennent le pou­voir (sic) et que le patro­nat fait son mea culpa sans que rien soit ébran­lé dans l’ordre glo­bal de la pro­duc­tion, c’est qu’un nou­veau détour dis­si­mule la clef de l’é­di­fice. Si on peut affir­mer ain­si l’exis­tence des classes et démas­quer leur affron­te­ment c’est que désor­mais la lutte de classe n’est plus le res­sort secret, elle n’est plus que le mythe effi­cace qui cache la coopé­ra­tion struc­tu­relle des deux par­te­naires sociaux patro­nat salariat… »

Com­ment et aux yeux de qui les choses pou­vaient-elles appa­raître si simples et si lim­pides ? Même de loin, où nous étions presque tous, y com­pris ceux qui croyaient par un voyage à Besan­çon annu­ler magi­que­ment la dis­tance (en par­ti­cu­lier sociale) qui les sépa­rait de Lip, même de loin rien n’é­tait clair. Sauf que dans le brouillard c’é­tait à qui don­ne­rait, mieux que les autres, la clef de toute l’af­faire, pré­sente et à venir, en don­ne­rait le sens en la sim­pli­fiant jus­qu’à la trans­pa­rence. C’est là qu’on enten­dait : soli­da­ri­té, auto­ges­tion, tous unis, Lip pour tous, pro­lé­ta­riat, digni­té… une grande cla­meur huma­niste, mon­tant de toutes parts, de Libé, de Com­bat, des Cahiers de Mai, Rouge ou Poli­tique Heb­do, sans par­ler du Monde, du centre et des extrêmes. Dès qu’on y regar­dait d’un peu près, incer­ti­tude et confu­sion : les deux syn­di­cats se bat­taient-ils vrai­ment entre eux ou fai­saient-ils sem­blant ? Les ouvriers avaient-ils ren­con­tré la « démo­cra­tie », ou sim­ple­ment une plus habile mani­pu­la­tion ? Avaient-ils confiance en eux-mêmes et en leurs propres forces, ou bien en celles des syn­di­cats ? Lip-uni­té était-il fait par les gens de Lip eux-mêmes ou par des per­ma­nents exté­rieurs qui les avaient colo­ni­sés et racket­tés en se met­tant « à leur ser­vice » ? Qui par­lait dans les assem­blées, et que fai­saient les autres, pen­dant ce temps ?

Ce qu’on voyait bien, néan­moins, c’est que les ouvriers étaient bien loin d’a­voir « pris le pou­voir » : on les voyait trou­ver des trucs qui, l’un après l’autre, met­taient en dif­fi­cul­té les pro­jets patro­naux (et syn­di­caux) : sai­sie et dis­si­mu­la­tion du stock, ventes sau­vages à la barbe des flics, sub­ti­li­sa­tion des paies, « sau­vages » au moment où la police allait s’en empa­rer, démon­tage du toit de l’u­sine où la réins­tal­la­tion était pré­vue…, le bri­co­lage hor­lo­ger au ser­vice de la lutte de classe. Le « sérieux » n’en sub­sis­tait pas moins, à côté, tout près : les négo­cia­tions et leur céré­mo­nial, même per­tur­bé, les dis­cours des délé­gués gal­va­ni­sant les masses, les rap­pels à l’ordre des cen­trales syn­di­cales à ces mêmes délé­gués, les savants tra­vaux, les études de ren­ta­bi­li­té « au ser­vice des tra­vailleurs » ; où était le pou­voir des ouvriers dans tout cela ? Et le mea culpa du patro­nat ? Où était la lutte de classe ? Il y avait bien « coopé­ra­tion struc­tu­relle », mais c’é­tait entre patro­nat et syn­di­cat, et elle n’é­tait pas cachée, puisque les ouvriers de Lip l’é­non­çaient par­fois eux-mêmes (cf Lip, Inter­view avec les membres du C.A., J. Lopez.)

Uto­pie voit dans les slo­gans des Lip (« on tra­vaille, on vend, on se paie », etc.) une reva­lo­ri­sa­tion du tra­vail comme moyen d’ap­pro­pria­tion de soi, par­ti­ci­pant ain­si de la « mise en scène » de la pro­duc­tion, de l’homme pro­duc­ti­viste, à l’oeuvre dans le cas de Lip.

Qu’il y eût mise en scène, c’est cer­tain, mais son sens reste ambi­gu. Il faut noter que les Lip anti­ci­paient, dans leur mou­ve­ment, sur l’ar­rêt de tra­vail qu’on avait pré­pa­ré pour eux : le licen­cie­ment, le « dégrais­sage des struc­tures ». Quand des gens mena­cés de perdre leur emploi, leur reve­nu, leur moyen et leur lieu d’exis­tence, s’as­semblent pour lut­ter, il est inévi­table que cela conduise d’a­bord à une reva­lo­ri­sa­tion de ce qu’ils défendent : leur tra­vail, et le tra­vail, en regard du chô­mage. D’où l’ac­cueil gla­cial qu’ils ont réser­vé à ceux qui étaient venus leur prê­cher le « non-travail » 

On ne peut pas non plus oppo­ser sim­ple­ment cette col­lu­sion idéo­lo­gique (inévi­table et rela­tive) des Lip avec la « logique » du sys­tème et l’hu­ma­nisme occi­den­tal, à la trans­gres­sion véri­table que consti­tue­rait « la paren­thèse irré­cu­pé­rable dans leur car­rière de pro­duc­teur, le gas­pillage épui­sant de toutes les éner­gies dans l’a­ven­ture unique consu­mant une vie entière de tra­vailleur en quelques mois… » (p. 55). On ne peut pas les oppo­ser parce que tout cela est vécu et réflé­chi ensemble, dans l’ac­tion et la réflexion col­lec­tives : c’est en même temps, chez les mêmes hommes et femmes, que sont nés la peur et le refus devant les mani­gances de la direc­tion, le sen­ti­ment d’une limite atteinte et dépas­sée, into­lé­rable, l’i­dée d’une force et d’un droit col­lec­tif et illé­gal, la joie de faire autre chose, de faire quelque chose ensemble, ou même de ne rien faire (encore que les plus tristes semblent avoir été ceux qui res­tèrent chez eux sans rien faire et ne tar­dèrent pas à cher­cher un autre tra­vail…), le plai­sir de ruser avec le pou­voir, avec la police, avec les direc­tions patro­nales et syn­di­cales, loin­taines ou proches, de faire mar­cher une can­tine et même de faire des montres… La paren­thèse, c’est aus­si cela, dans son conte­nu, tel qu’il était dit dans divers inter­views et décla­ra­tions des Lip.

Et de l’ex­té­rieur, on récuse, on dénonce : idéo­lo­gie auto­ges­tion­naire puante, récu­pé­ra­tion, mise en scène de l’é­co­no­mie et du tra­vail, seule compte la rup­ture, la paren­thèse, « l’a­ven­ture » de ne plus rien faire… Mais quand on va le leur dire, il faut voir la tête qu’ils font !

Lip : une brèche dans le mouvement ouvrier traditionnel (Mise au point, nº 2)

Sans her­mé­tisme, sans rodo­mon­tade, sans exhi­bi­tion d’un arse­nal de « concepts théo­riques », cette bro­chure ana­lyse la lutte des Lip sans ten­ter de l’en­fer­mer ni de la réduire ; rap­pe­lant sim­ple­ment les faits connus et don­nant davan­tage de pré­ci­sions et d’in­for­ma­tions quand c’est utile, elle sou­ligne ce qui est clair, et aus­si ce qui l’est moins. À l’en­contre de ceux qui y voient un com­bat d’ar­rière-garde, ou encore une lutte entiè­re­ment ins­crite dans l’i­déo­lo­gie capi­ta­liste « ges­tion­naire », Mise au point s’ef­force d’y mettre à jour ce qui, dépas­sant Lip, « marque une étape dans le mou­ve­ment social ». Et ce tra­vail d’é­lu­ci­da­tion se veut, lui-même, un acte de soli­da­ri­té concrète avec les tra­vailleurs de Lip. Car il met en relief, à tra­vers cette lutte, com­ment l’ac­tion auto­nome des tra­vailleurs agit aus­si sur eux-mêmes pour les trans­for­mer, et contri­bue ain­si à bri­ser les méthodes et les entraves du mou­ve­ment ouvrier traditionnel.

Mise au point insiste sur un carac­tère peu évo­qué de la lutte des Lip (mais qui ne lui est pas réser­vé, comme le rap­pe­lait un ouvrier de Péchi­ney-Noguères au mee­ting Mutua­li­té du 12 – 12-73) : l’i­so­le­ment. Celui-ci a conduit les Lip à jouer un rôle de vedette, les autres ouvriers ne se sen­tant pas en mesure de réa­li­ser ce qu’ils admi­raient chez les Lip, l’u­ni­té, l’in­ven­tion, la déter­mi­na­tion. Iso­le­ment et vedet­ti­sa­tion qui ont pesé sur l’é­vo­lu­tion de la conscience des gens de Lip ; celle-ci aurait sans doute été bien dif­fé­rente si leur lutte avait été prise dans un mou­ve­ment plus vaste. Ajou­tons ici : iso­lée, cette lutte l’a été d’a­bord par les condi­tions par­ti­cu­lières à l’en­tre­prise Lip ; elle l’a été éga­le­ment par ses carac­té­ris­tiques propres, par les modes d’ac­tion déployés ; ensuite, par l’ab­sence de luttes nom­breuses et coor­don­nées entre elles sur le même type de pro­blèmes (les choses ont un peu chan­gé depuis lors tout au moins pour le nombre) ; enfin, par l’ab­sence d’une soli­da­ri­té concrète et géné­ra­li­sée en France, mal­gré des appa­rences contraires.

Pour com­pen­ser et com­battre cet iso­le­ment, sou­ligne Mise au Point, les ouvriers, sur­tout ceux qui étaient grou­pés dans le CA, ont impo­sé l’ouver­ture vers l’ex­té­rieur ; expli­quant et décri­vant les condi­tions et formes de leur lutte dans des mee­tings publics ou d’en­tre­prises, en France et à l’é­tran­ger : la « popu­la­ri­sa­tion », disait-on alors d’un terme un peu inquié­tant, a paru à cer­tains moments consti­tuer l’es­sen­tiel de l’ac­tion rete­nue, paral­lè­le­ment aux efforts de négo­cia­tions. Cette lutte sus­ci­tait réel­le­ment inté­rêt et sym­pa­thie, en France et à l’é­tran­ger ; cela ne fai­sait pour­tant pas encore une soli­da­ri­té active et concrète, mais seule­ment spec­ta­cu­laire et « poli­tique ». Dans cette divul­ga­tion, com­ment dis­cer­ner ce qui revient aux efforts des Lip eux-mêmes, à ceux de la presse ou des médias, aux orga­ni­sa­teurs syn­di­caux et autres. Sur­tout, l’ex­té­rieur auquel les Lip vou­lurent s’a­dres­ser, qu’est-ce que c’est ? Il y a eu des contacts, plus ou moins fruc­tueux ou faciles avec les sec­tions syn­di­cales d’autres entre­prises. Mais, dit Mise au Point, le public « était plus sou­vent celui des masses 

Ce pro­blème de l’i­so­le­ment est donc celui de la soli­da­ri­té, tant évo­quée, comme si elle allait de soi, et comme s’il suf­fi­sait d’en pro­non­cer le nom pour que cela soit chose faite. Mise au Point montre bien que la seule phase où s’est mani­fes­tée une soli­da­ri­té active et concrète, dans une rela­tion réci­proque, se place au moment où l’u­sine a été occu­pée par les C.R.S. — et com­ment les ouvriers des­cen­dus dans la rue pour les affron­ter se sont lais­sés rame­ner au calme par les deux syn­di­cats. « Plus faible que l’o­béis­sance aux syn­di­cats », cette soli­da­ri­té concrète a néan­moins exis­té et se dif­fé­ren­cie dès lors de toutes les décla­ra­tions, prises de posi­tions, de toutes les formes d’ac­tion qui se sont pré­sen­tées comme actes de soli­da­ri­té sans par­ve­nir à dis­si­per la confu­sion. soit parce que cette forme d’ac­tion était spec­ta­cu­laire (comme la marche sur Besan­çon), soit parce que les condi­tions de mise en place res­taient obs­cures et peu ana­ly­sées (le mee­ting Mutua­li­té du 12 décembre).

L’in­ten­tion de Mise au Point est avant tout de mon­trer, sur le cas de Lip, com­ment une action, non seule­ment col­lec­tive mais aus­si auto­nome, dans la déter­mi­na­tion des buts et des moyens, une action directe par consé­quent, trans­forme la men­ta­li­té des tra­vailleurs qui s’y engagent. Et com­ment elle peut être aus­si l’in­dice des trans­for­ma­tions déjà accom­plies. On rap­pelle ain­si les atteintes col­lec­tives à la léga­li­té, à la pro­prié­té bour­geoises, pro­té­gées d’or­di­naire ne serait-ce que par la peur de la trans­gres­sion entre­te­nue par les syn­di­cats ; ceux-ci ne pou­vant sans se détruire eux-mêmes assu­mer ouver­te­ment l’illé­ga­li­té d’ac­tions comme sai­sie de stocks, ventes sau­vages, paies sau­vages, etc. Mise au point ana­lyse aus­si lon­gue­ment la nature et le rôle du Comi­té d’Ac­tion, forme qui au départ, ne résulte pas de magouilles syn­di­cales ni de quelques ini­tia­tives indi­vi­duelles, mais bien, comme les AG, les com­mis­sions, etc., de la par­ti­ci­pa­tion mas­sive des tra­vailleurs à cette lutte (sans expri­mer entiè­re­ment celle-ci, d’ailleurs). À pro­pos du pro­blème cen­tral des négo­cia­tions — face à l’ac­tion auto­nome directe des tra­vailleurs — on met en lumière le rôle conser­va­teur et répres­sif des deux syn­di­cats, oppo­sé au rôle radi­cal du CA. Quant à cette oppo­si­tion, il fau­drait sans doute voir, ou savoir, ce qu’il en est adve­nu, et en quels accords, trac­ta­tions, etc., elle s’est réso­lue au pro­fit de la C.F.D.T.

Mise au point ne dis­si­mule certes pas que l’ac­tion auto­nome des tra­vailleurs, leur par­ti­ci­pa­tion mas­sive, leur réunion dans le CA, etc., n’ont pas réus­si à dépos­sé­der les syn­di­cats ni de la direc­tion des luttes ni de leur emprise sur les tra­vailleurs — y com­pris les plus radi­caux des membres du CA, qui renon­cèrent en cer­tains cas à expri­mer leur posi­tion face à celles des syndicats.

Elles n’ont pas non plus réus­si à faire pré­va­loir les objec­tifs liés à l’ac­tion auto­nome (déve­lop­pe­ment de la force des tra­vailleurs dans une lutte irré­con­ci­liable avec le sys­tème capi­ta­liste) sur les objec­tifs syn­di­caux — et patro­naux — de la négo­cia­tion. Le main­tien de la domi­na­tion syn­di­cale, et donc capi­ta­liste, sur la men­ta­li­té des tra­vailleurs, Mise au Point en donne une rai­son der­nière : c’est le refus de la réflexion théo­rique sur l’ac­tion col­lec­tive et ses condi­tions, qui empêche la consti­tu­tion d’une ligne d’ac­tion plus cohé­rente et plus mobi­li­sa­trice. Ce refus laisse, une fois de plus, aux pré­ten­dus spé­cia­listes, bonzes et experts syn­di­caux, le soin d’é­la­bo­rer les don­nées et de for­mu­ler les conclu­sions théo­riques — et pra­tiques. Dans la lutte des Lip, la remise en cause de la divi­sion du tra­vail, contes­table ailleurs, n’est pas par­ve­nue jus­qu’à ce point : les tra­vailleurs ayant renon­cé à pen­ser ensemble et par eux-mêmes.

Une fois cela dit, on se retrouve au même point, pour l’es­sen­tiel : pour­quoi ici non plus ne va-t-on pas plus loin dans l’au­to­no­mie ? La ques­tion s’est seule­ment dépla­cée du niveau de l’ac­tion col­lec­tive à celui de la réflexion ; ques­tion ancienne de l’emprise idéo­lo­gique du sys­tème dans l’es­prit des tra­vailleurs, jus­qu’au sein des luttes. Sur ce point, il n’est pas plus éclai­rant d’in­vo­quer le refus de la réflexion théo­rique de la part des tra­vailleurs que le pré­ten­du « embour­geoi­se­ment » de la men­ta­li­té ouvrière. Voi­là un pro­blème qui reste encore à énon­cer cor­rec­te­ment. En tout cas il n’est pas sans incon­vé­nient d’at­tri­buer à la réflexion théo­rique, ou à son refus — en d’autres termes, à la conscience — un tel pou­voir, et de tels effets. Ce que montrent les luttes ouvrières, c’est que l’adhé­sion pro­fonde, irré­flé­chie, incons­ciente à l’ordre capi­ta­liste, peut être ébran­lée et remise en cause dans le cours des pra­tiques et mou­ve­ments col­lec­tifs de résis­tance, et que ceux-ci s’ac­com­plissent en même temps au niveau incons­cient, affec­tif (pas for­cé­ment indi­vi­duel pour autant) et au niveau de la réflexion consciente. Il faut admettre que la réflexion théo­rique n’est pas la seule chose sus­cep­tible de « pré­pa­rer », d’an­ti­ci­per sur cette remise en cause : trans­gres­sions, pra­tiques de rup­ture de tous ordres pour­raient n’être pas moins effi­caces, à leur niveau, pour autant qu’elles ne res­tent pas cir­cons­crites dans le champ indi­vi­duel ou pré­ten­du « mar­gi­nal », et qu’elles puissent faire écho aux failles, aux contra­dic­tions, à l’an­goisse insé­pa­rables du « mode de vie » capi­ta­liste et de la men­ta­li­té qui le cimente.

C’est un peu ce qu’in­dique Mise au Point en consta­tant que la men­ta­li­té des tra­vailleurs peut évo­luer en rap­port avec les luttes qu’ils mènent, cette évo­lu­tion ayant dans chaque cas des limites repé­rables. Quant à ce qui déclenche ces luttes nou­velles et cette évo­lu­tion, Mise au Point a tort de craindre le reproche de sub­jec­ti­visme : il explique en effet que les Lip sont entrés dans l’ac­tion illé­gale, non par choix poli­tique ou par mar­gi­na­lisme, mais bien « par néces­si­té de trou­ver les moyens de lutte dans un com­bat où ils défen­daient fina­le­ment les condi­tions de vie d’ou­vriers qua­li­fiés » (p. 18).

Voi­là qui évoque net­te­ment la concep­tion selon laquelle les ouvriers se battent quand ils y sont contraints, inventent des solu­tions nou­velles quand les anciennes ont mon­tré leur inef­fi­ca­ci­té, et n’af­frontent le sys­tème tout entier, face à face, classe contre classe, que quand ils sont le dos au mur, pour la lutte finale. Pers­pec­tive déter­mi­niste et non sub­jec­ti­viste, qui conduit à attendre, en scru­tant l’ho­ri­zon, les pré­mices de la crise géné­rale. Car

  1. si c’est ain­si que cela doit se pas­ser, alors patience : les tra­vailleurs trou­ve­ront les solu­tions, les moyens dont ils auront besoin, quand ils y seront obli­gés ; et le capi­ta­lisme s’ef­fon­dre­ra quand les exploi­tés n’au­ront plus aucun moyen de sur­vivre que de le détruire ensemble. Ce que contre­disent entre autres deux guerres mon­diales, où les exploi­tés ont péri, et où le capi­ta­lisme a sur­vé­cu ; et
  2. pour­quoi évo­quer le rôle de la réflexion et le poids des men­ta­li­tés si c’est pour oublier que ce der­nier peut empê­cher les tra­vailleurs en lutte de trou­ver les moyens et les formes dont ils ont besoin ?

Décri­vant cette lutte avec ses har­diesses, ses hési­ta­tions et ses confu­sions, Mise au point y voit une « étape dans le long pro­ces­sus de liqui­da­tion de ce pas­sé de défaite qui pèse sur l’ac­tion de la classe ouvrière. Mais comme chaque étape d’un nou­veau mou­ve­ment ouvrier, elle consti­tue aus­si une brèche dans le vieux monde ». Optique qui se veut encou­ra­geante, et qui risque pour­tant de faire l’ef­fet inverse : une étape, une de plus, rien de plus, sur un long che­min condui­sant on ne sait où, on ne sait quand… Ce n’est sûre­ment pas ain­si que l’on vécu ceux qui l’ont fait ; et il res­te­rait à com­prendre pour­quoi cette simple « étape » a sus­ci­té en tous lieux tant de réac­tions, de pas­sions, d’illu­sions, pour­quoi le nom de Lip est si évocateur.

« Lip et la contre-révolution autogestionnaire » — Négation nº 3 (ou : la contre-révolution partout…)

La bro­chure de Néga­tion a le mérite d’être cohé­rente et métho­dique : tra­vers une grille théo­rique d’a­na­lyse énon­cée dès le début, elle exa­mine le conflit Lip sous tous ses aspects essen­tiels, sou­lève tous les pro­blèmes qui ont été posés à son sujet, et pro­pose une vue d’en­semble, en même temps qu’un juge­ment catégorique.

Elle sou­ligne en outre, comme le font d’autres ana­lyses, des traits qui appa­raissent fina­le­ment, on en est bien d’ac­cord, comme les plus impor­tants, comme déter­mi­nants dans toute cette affaire : la posi­tion excep­tion­nelle de l’en­tre­prise Lip, manu­fac­ture d’un autre âge, dans l’in­dus­trie moderne ; l’i­so­le­ment des ouvriers de Lip dans l’en­semble du pro­lé­ta­riat, les ambi­guï­tés de l’o­pé­ra­tion « popu­la­ri­sa­tion », les ten­ta­tives sou­vent réus­sies d’ex­ploi­ta­tion et de récu­pé­ra­tion sons cou­vert de « soli­da­ri­té », les che­mi­ne­ments qui ont fina­le­ment impo­sés la solu­tion Neu­sch­wan­der, les pra­tiques syn­di­cales, le rôle et la nature du CA, etc.

Quant au sché­ma d’a­na­lyse, il repose sur la dis­tinc­tion entre d’une part, le mou­ve­ment des ouvriers, lut­tant contre l’ex­trac­tion de la plus-value abso­lue à l’é­poque de la domi­na­tion seule­ment for­melle du capi­tal, oppo­sant au capi­ta­liste para­si­taire la « conscience de pro­duc­teur », la lutte pour la réduc­tion du temps de tra­vail et l’i­dée des coopé­ra­tives ; d’autre part, à l’é­poque de la domi­na­tion réelle du capi­tal et de la force de tra­vail non spé­cia­li­sée, inter­chan­geable, dont l’im­por­tance rela­tive dimi­nue dans la pro­duc­tion, la lutte du pro­lé­ta­riat visant main­te­nant à la des­truc­tion radi­cale de la forme capi­ta­liste (l’en­tre­prise), du tra­vail, etc. ; c’est aus­si l’é­poque où les syn­di­cats s’af­firment comme ges­tion­naires de la force de tra­vail, au niveau de l’en­tre­prise dans l’im­mé­diat, et poten­tiel­le­ment au niveau de la socié­té tout entière.

Mais les contra­dic­tions propres à cette seconde phase entre forces pro­duc­tives et rap­ports de pro­duc­tion doivent « ame­ner la prise en charge de la contra­dic­tion par la force de tra­vail elle-même, c’est-à-dire sa propre prise en charge. Cette auto­ges­tion est la consé­quence de l’a­to­mi­sa­tion du pro­lé­ta­riat ins­crite dans l’au­to­no­mie de l’en­tre­prise (…) elle recouvre la néces­si­té d’un tel contrôle sur les pro­lé­taires qu’il ne puisse plus s’exer­cer au pre­mier chef que par eux-mêmes » (p. 16).

Dans ce cadre, le conflit. Lip est d’a­bord pré­sen­té comme celui d’une forme archaïque de pro­duc­tion, la manu­fac­ture hor­lo­gère, dont les dif­fi­cul­tés éco­no­miques n’ex­priment que la résis­tance du capi­tal ancien au capi­tal moderne (cf II, 1 : « une manu­fac­ture à l’é­poque de la domi­na­tion réelle du capi­tal ») ; il ren­voie d’une part au « mou­ve­ment ouvrier » carac­té­ris­tique d’une entre­prise archaïque, d’autre part à la trans­for­ma­tion de la force de tra­vail en « capi­ta­liste col­lec­tif », se pre­nant elle-même en charge, dans la ten­dance auto­ges­tion­naire du capi­ta­lisme moderne, forme la plus avan­cée de la contre-révo­lu­tion. Que cela plaise ou non, la lutte des tra­vailleurs de Lip appar­tient, pour Néga­tion, soit à une époque dépas­sée, soit au mou­ve­ment contre-révolutionnaire.

Néga­tion, en effet, recon­nais­sait bien à cette lutte un carac­tère à l’o­ri­gine pro­lé­ta­rien (« la réac­tion pro­lé­ta­rienne ini­tiale de défense du salaire » p. 28 et 24) ; mais, (dans une démarche en quelque sorte inverse de celle de Mise au Point), il voit s’y super­po­ser pro­gres­si­ve­ment, « aux dif­fé­rents stades de déve­lop­pe­ment de l’ac­tion », soit « des carac­tères ouvriers archaïques » (remise en marche de la pro­duc­tion vou­lant mon­trer « l’es­sen­tia­li­té de l’acte pro­duc­tif des ouvriers », archaïsme évident puisque cet acte pro­duc­tif n’au­rait aujourd’­hui plus rien d’es­sen­tiel éco­no­mi­que­ment, comme l’a éta­bli depuis quelque temps Néga­tion…) — soit encore des « carac­tères ges­tion­naires modernes » (mise en vente des montres au prix et dans les formes (cata­logues) qui sont celles du capi­tal, attes­tant la « capa­ci­té ges­tion­naire des ouvriers »).

Et c’est qua­si­ment mal­gré soi que Néga­tion recon­naît que ces objec­tifs ouvriers et ges­tion­naires res­tent super­fi­ciels par rap­port à l’ob­jec­tif pro­lé­ta­rien (« la remise en route de la pro­duc­tion a pour objec­tif super­fi­ciel — l’ob­jec­tif pro­fond étant la défense du salaire… » p. 28).

Il est vrai que même cet objec­tif « pro­lé­ta­rien » de défense du salaire peut lui-même être sus­pec­té, aux yeux de Néga­tion, d’in­ten­tion contre-révo­lu­tion­naire : les ouvriers de Lip « vou­laient que tout conti­nue comme avant : le main­tien du salaire néces­site le main­tien du capi­tal. « Le « non au déman­tè­le­ment ; non aux licen­cie­ments » signi­fie la sau­ve­garde de l’en­tre­prise, c’est-à-dire du capi­tal » (p. 27) !

Quant au pro­blème du C.A. (éma­na­tion de la C.F.D.T. pour Néga­tion, p. 32), ce conte­nu de l’ac­tion (sau­ve­garde de l’en­tre­prise) excluait que l’au­to­no­mie rela­tive du C.A. expri­mant, elle aus­si, la prise en charge de la force de tra­vail par elle-même, puisse aller jus­qu’à la rup­ture avec le syn­di­cat ; et la défaite était « ins­crite dès le début ».

Tout voile dis­si­pé par l’a­na­lyse de Néga­tion, on a donc dans le conflit Lip un mou­ve­ment ouvrier d’un autre âge, et dans les orga­ni­sa­tions « auto­nomes » où en réa­li­té la force de tra­vail se prend elle-même en charge pour le pro­fit du capi­tal, la contre-révo­lu­tion pro­lé­ta­rienne sous cou­vert de mou­ve­ment pro­lé­ta­rien. Face à cela, Néga­tion oppose le mou­ve­ment pro­lé­ta­rien réel et « domi­nant » (le sabo­tage, l’ab­sen­téisme) pro­mis à culmi­ner dans la des­truc­tion de la valeur, du sala­riat, du tra­vail, de l’en­tre­prise, du mar­ché, etc. (p. 40, 41).

On se bor­ne­ra à quelques remarques critiques.

1. Adop­ter le prin­cipe selon lequel le déve­lop­pe­ment du capi­tal conduit la force de tra­vail à se prendre en charge elle-même pour s’ex­ploi­ter dans un rap­port capi­ta­liste per­met de l’ap­pli­quer à toutes les expé­riences, ten­ta­tives ou formes d’or­ga­ni­sa­tion auto­nomes des tra­vailleurs, et de les récu­ser comme contre-révo­lu­tion­naires puisque visant à main­te­nir consciem­ment ou non le rap­port capi­ta­liste ; il ne peut donc y avoir aucune action auto­nome des tra­vailleurs comme tels ; res­tent seuls le Capi­tal, abs­trac­tion machia­vé­lique, et des tra­vailleurs qui s’ex­ploitent eux-mêmes, comme des zom­bies. Comi­tés d’ac­tion, de grève, etc., à la pou­belle de l’histoire !

De la même façon toute lutte pour les salaires, ain­si que pour les condi­tions du tra­vail, pour­ra être inter­pré­tée comme potentiellement, 

Cette pers­pec­tive de Néga­tion pousse le déter­mi­nisme éco­no­mique à l’ab­so­lu, en ce qui concerne les atti­tudes des tra­vailleurs : « ils l’ont fait sans choix préa­lable, et il est faux de pré­tendre qu’ils auraient pu opter pour des moyens plus radi­caux » (p. 25), « la contrainte de remettre cet ensemble en mou­ve­ment par eux-mêmes » (p. 35), et même l’au­to­no­mie de l’ac­tion col­lec­tive est entiè­re­ment déter­mi­née : (…) « chaque fois qu’est contrainte une cer­taine auto­no­mie de l’ac­tion ouvrière vis-à-vis des syn­di­cats » (p. 33). Der­rière ce déter­mi­nisme abso­lu, une force omni­pré­sente : le Capi­tal. Et c’est tout à fait par mégarde, en pas­sant, que Néga­tion men­tionne le fait que les gens de Lip sont pour quelque chose, quand même, dans ce qui s’est pas­sé (« le carac­tère excep­tion­nel de la situa­tion qu’ils avaient eux-mêmes créée » p. 31).

2. Comme on le sait, Néga­tion s’est don­né pour tache de pour­chas­ser et dénon­cer la contre-révo­lu­tion par­tout, soit dans le pas­sé (pour mai 68, « il reste à mon­trer qu’à ce niveau le mou­ve­ment était aus­si l’an­ti­ci­pa­tion de cer­taines exi­gences contre-révo­lu­tion­naires de notre époque » p. 13) soit dans le pré­sent ou dans l’a­ve­nir qu’il contient « poten­tiel­le­ment » — tâche d’au­tant plus impor­tante que la crise finale, pour Néga­tion, approche. Et le der­nier cha­pitre de la bro­chure donne tout le détail de cette contre-révo­lu­tion, comme si nous y étions.

Cette repré­sen­ta­tion de la contre-révo­lu­tion uni­ver­selle s’ar­ti­cule comme on l’a vu sur la contre-image d’un mou­ve­ment pro­lé­ta­rien domi­nant, essen­tiel­le­ment défi­ni par le sabo­tage, par l’ab­sen­téisme et par etc., (et si on pre­nait au sérieux ce lieu com­mun idéo­lo­gique qu’on trouve main­te­nant un peu par­tout, on se deman­de­rait par quel tour de force l’en­tre­prise capi­ta­liste existe encore ! Ce « pro­blème » était déjà dis­cu­té dans ICO, nº 121, 1973) ; elle s’ap­puie aus­si sur l’é­vo­ca­tion encore plus fumeuse, elle, de la des­truc­tion de l’en­tre­prise du tra­vail et de la valeur — sans que soit jamais évo­qué, même vague­ment, dans cet autre lieu com­mun des néo-bor­di­ghistes, où, quand, com­ment, sous quelle forme, par quelle action col­lec­tive anti­ci­pa­trice, ou par quelle déser­tion mas­sive, cette des­truc­tion va s’ac­com­plir et don­ner nais­sance à une autre société.

C’est pour­tant gui­dé par cette contre-image, et par cette idée, que Néga­tion, dans son ana­lyse du conflit Lip, en ramène tous les aspects dis­tinc­tifs (illé­ga­li­té des actions, C.A., dyna­misme, enthou­siasme, par­ti­ci­pa­tion, etc.) à ce qu’on pour­rait y dis­cer­ner d’ar­chaïque, d’in­té­gré, de contraint par les exi­gences du capi­tal, et d’in­cons­ciem­ment contre-révo­lu­tion­naire. (C’est en effet un des passe-temps des grou­pus­cules que de pro­non­cer des juge­ments sans appel dési­gnant le contre-révo­lu­tion­naire le plus dan­ge­reux, géné­ra­le­ment au sein même des grou­pus­cules les plus proches). Comme si ce qui impor­tait avant tout dans une lutte ouvrière qui contient néces­sai­re­ment des « ambi­va­lences », ce n’é­tait pas de mettre au jour ce qu’elle mani­feste éven­tuel­le­ment de nou­veau, de libé­ra­teur, de moteur, de trans­gres­sif, à l’é­gard de l’ordre éta­bli et des entraves exté­rieures et inté­rio­ri­sées ; comme s’il était infi­ni­ment urgent de sou­li­gner trois fois en quoi les contraintes du Capi­tal (ou de l’In­cons­cient…) sont encore agis­santes dans les actes et les paroles de ceux qu’il asser­vit quo­ti­dien­ne­ment : le type même du dis­cours pré­ten­du­ment cri­tique, avan­cé, intran­si­geant, « radi­cal  » — mais n’ou­vrant en fait aucune pers­pec­tive pour personne.

Et pour reve­nir à l’in­tro­duc­tion de la bro­chure, quand ses auteurs déclarent : « dès que la lutte des ouvriers de Lip a adop­té sa forme pour d’autres attrac­tive, il nous parais­sait clair que cette lutte, dans son conte­nu, n’é­tait pas la nôtre » — sans que jamais dans le cours du texte, ce nous qui parle, prend ses dis­tances, pro­nonce un juge­ment, jamais dise qui il est, qui ils sont, d’où ils parlent, quelle inser­tion et quelles pra­tiques sociales leur donne cette capa­ci­té mer­veilleuse de démas­quer le contre-révo­lu­tion­naire par­tout où il se cache — alors on a com­pris : c’est le pro­lé­ta­riat qui parle, soi-même !

Claude

Deux critiques radicales : « Critique du conflit Lip et tentative de dépassement » (Mouvement Communiste) — « Lip et la contre-révolution autogestionnaire » (Négation).

Par­tant du prin­cipe « qu’en dehors d’une période révo­lu­tion­naire, la classe ouvrière est sur­tout une frac­tion du capi­tal dons les syn­di­cats sont la repré­sen­ta­tion », le M.C. ne voit dans la grève de Lip qu’un conflit bien ordi­naire (celui de toute entre­prise qui dépose son bilan) pour la sau­ve­garde de l’emploi. C’est ce que Néga­tion appelle la lutte pour le main­tien du capi­tal car vou­loir sau­ve­gar­der l’emploi et le salaire, c’est vou­loir le main­tien du capi­tal (à ce compte, il ne serait pas dif­fi­cile d’as­si­gner à toutes les luttes pour le salaire, depuis qu’il en existe, une signi­fi­ca­tion contre-révolutionnaire).

Car Néga­tion, lui, n’hé­site pas, au contraire du M.C. qui se fait plus nuan­cé, à dire que c’est bien à un mou­ve­ment contre-révo­lu­tion­naire que nous avons à faire avec Lip. C’est pour­tant bien Néga­tion qui fai­sait l’a­po­lo­gie des pilleurs du Quar­tier Latin, ne voyant dans ces actions que l’as­pect trans­gres­sif (sans employer le mot) de la lutte contre la « valeur ». Pas un mot alors sur l’as­pect « contre-révo­lu­tion­naire », l’as­pect inté­gra­teur du « désir de consom­ma­tion » ni de pos­sibles pro­vo­ca­tions policières.

Tout est ici ren­ver­sé dans le but de nous pré­sen­ter un tout cohé­rent, sans faille, qui ne se dis­cute pas.

Plus nuan­cé, le Mou­ve­ment Com­mu­niste recon­naît que la révo­lu­tion com­mu­niste ne sera que le pro­lon­ge­ment, le dépas­se­ment des mou­ve­ments sociaux actuels : « le com­mu­nisme doit être relié à ce qui se passe actuel­le­ment ». Fort bien, mais Lip n’a pas l’air d’a­voir été ce qui « se passe actuel­le­ment », en tout cas semble ne pas com­por­ter d’élé­ments sus­cep­tibles de dépas­ser les mou­ve­ments sociaux actuels,
puisque Pia­get n’est que le relayeur de Fred Lip et le C.A. le relayeur, qui n’a rien com­pris, de Piaget.

Encore une fois les tra­vailleurs sont pris pour des auto­mates, vic­times du Kapi­tal, qui ne com­prennent rien, et qui sur­tout ne se trans­forment pas ni au cours d’un conflit, ni jamais.

On pour­rait ajou­ter que c’est la rai­son pour laquelle il leur faut un par­ti qui syn­thé­tise les expé­riences de la classe ouvrière…

Bien sûr, ce n’est pas dit comme cela, mais c’est ce qu’on peut en conclure.

À force d’os­cil­ler entre une classe ouvrière qui, « spon­ta­né­ment », si on la laisse faire, détrui­ra le capi­tal, et une classe ouvrière qui n’est que le relais de ce même capi­tal, on se demande où donc peut bien se situer l’ac­tion révo­lu­tion­naire ou l’ac­tion tout court.

Après une discussion

Ce texte a été écrit par un membre du groupe, après l’au­di­tion d’un enre­gis­tre­ment d’une dis­cus­sion entre l’en­semble des cama­rades de La Lan­terne Noire sur Lip et sur les dif­fé­rents com­men­taires parus à ce sujet (dont on peut lire cer­taines cri­tiques dans ce numé­ro). Sans être un texte repré­sen­tant l’en­semble du groupe (l’au­teur y a plus insis­té pro­ba­ble­ment sur ce qui lui semble impor­tant), il tient cepen­dant très lar­ge­ment compte des dif­fé­rentes inter­ven­tions qui ont eu lieu lors de cette discussion.

Nous avons remar­qué que bien peu de textes, par­mi ceux qui font une « cri­tique radi­cale », se posent le pro­blème de ce qu’au­raient pu faire leurs auteurs s’ils avaient dans là même situa­tion à LIP… ou ailleurs. Non pas qu’il s’a­gisse de poser le pro­blème avec des « il aurait fal­lu faire ceci ou cela », mais plu­tôt de savoir si la situa­tion des LIP est unique, ou bien si elle peut aus­si per­mettre de com­prendre ou d’a­bor­der cer­taines dif­fi­cul­tés dans les­quelles nous nous trou­vons NOUS AUSSI.

Alors le pro­blème de la soli­da­ri­té peut s’é­clai­rer d’une manière dif­fé­rente et se poser en des termes autres que de « sou­tien aux luttes du peuple » ou de simple « mise à la dis­po­si­tion de ceux qui luttent » comme ce fut plus ou moins notre cas à tous.

Le pro­blème est de taille.

Qu’a­vons-nous de com­muns, nous, révo­lu­tion­naires par idéo­lo­gie et par choix, mais aus­si membres de ces couches moyennes dont on ne sait pas très bien quels sont leurs inté­rêts et leur but, avec des ouvriers qua­li­fiés qui vivent encore à l’é­poque de la manu­fac­ture, et pour qui les gestes quo­ti­diens du tra­vail semblent encore avoir un sens ? Ces ouvriers, qui déclenchent un mou­ve­ment « qua­ran­tui­tard » à l’ère des ordi­na­teurs, pour décou­vrir qu’ils valent bien un patron pour faire tour­ner la boîte et qu’il est scan­da­leux qu’a­lors ce patron soit omni­po­tent, se mettent à « auto­gé­rer » sans qu’on leur demande rien. Quand de « vrais ouvriers » du temps pré­sent se veulent effi­caces quel que soit leur but, ils ont plu­tôt ten­dance à « endom­ma­ger » sinon à détruire l’ins­tru­ment de tra­vail comme à Noguères, comme à l’ORTF quand il s’a­git de vrais tech­ni­ciens modernes, ou du moins ils ne se posent pas le pro­blème de conti­nuer seuls la pro­duc­tion quand il s’a­git de la sidé­rur­gie, de la pétro­chi­mie, ou même de l’au­to­mo­bile. L’ou­vrier moderne ne peut pas envi­sa­ger de faire repar­tir seul la pro­duc­tion sans qu’il s’a­gisse d’un mou­ve­ment plus large, sans que la fina­li­té de la pro­duc­tion et de ses moyens d’é­changes soient remis en ques­tion, CELA EST IMPOSSIBLE.

Qu’a­vons-nous de com­mun avec eux ? pas grand-chose à pre­mière vue, et pourtant…

Quand cer­tains ouvriers de LIP, membres du comi­té d’ac­tion, nous disaient à pro­pos de la par­tie arme­ment mili­taire de l’u­sine : « cela repré­sente un pro­blème, mais on n’a pas le temps d’y réflé­chir, il y a plus urgent », cela veut dire clai­re­ment que tout en étant contre l’ar­mée (sinon alors pour­quoi ces liai­sons avec les pay­sans du Lar­zac), on est encore plus pour le main­tien de l’emploi, c’est-à-dire pour la sécu­ri­té, pour être sûr de sur­vivre maté­riel­le­ment ; si plus d’ar­mée, plus de salaire ; alors mieux vaut ne pas se poser trop clai­re­ment un pro­blème qui risque de ne pou­voir être réso­lu dans le cadre de ce conflit, et sur­tout seul !

Quand cer­tains membres du C.A., les mêmes qui avaient ten­té de poser le pro­blème de la paye unique pour tous, ont déci­dé de s’é­cra­ser de peur d’être mino­ri­taires, de perdre leur audience par­mi les autres ouvriers, ils ont tout sim­ple­ment renon­cé face à la for­mi­dable pres­sion de la réa­li­té exté­rieure (le cré­dit avec ses traites, les habi­tudes…). Et pour­tant ils étaient théo­ri­que­ment tout autant que des révo­lu­tion­naires CONTRE LA HIÉRARCHIE DES SALAIRES.

Tout au plus, sur ces deux pro­blèmes aurions-nous insis­té un peu plus et un peu plus long­temps. Nous aurions aus­si sûre­ment ajou­té encore une ou deux petites choses : que fabri­quer des montres, c’é­tait fabri­quer des ins­tru­ments du capi­tal pour décou­per la vie en tranches, pour contrô­ler le tra­vail… qu’il était peut-être pos­sible de fabri­quer autre chose en trans­for­mant un peu les machines, etc. Nous aurions rajou­té toutes ces choses et d’autres encore, impor­tantes… comme l’ont cer­tai­ne­ment fait sans que le sachions réel­le­ment cer­tains des LIP entre eux dans des dis­cus­sions en groupes plus ou moins grands.

Mais voi­là ! il y a la « réa­li­té » de la lutte, le main­tien de l’emploi. Et qu’on le veuille ou non il y a là un niveau de contra­dic­tion. Je pense que c’est pré­ci­sé­ment à ce niveau de contra­dic­tion que nous avons des points com­muns, que nous pou­vons être réel­le­ment soli­daires plus que lors des innom­brables mee­tings où les LIP se sont ren­dus et où il n’a été en fait ques­tion que d’une pseu­do-soli­da­ri­té des­ti­née à mas­quer l’ab­sence d’une soli­da­ri­té véri­table (par ex. grève ou mani­fes­ta­tion, ou toute forme d’en­ga­ge­ment direct et non par procuration).

Quand nous sommes maîtres auxi­liaires, c’est-à-dire le plus sou­vent sans emploi, nous gueu­lons pour trou­ver un poste ; avec ou sans syn­di­cat, selon l’ef­fi­ca­ci­té pos­sible. Quand nous sommes pro­fes­seurs et que l’un d’entre nous est viré, on gueule pour sa sa réin­té­gra­tion. Quand nous sommes employés dans une petite boîte où il va y avoir de com­pres­sion de per­sonne, on fait grève, puis on va cher­cher du bou­lot ailleurs si cela n’a rien don­né. Où et quand sont posés alors les pro­blèmes de la fina­li­té de l’é­cole, du bureau d’as­su­rance ou de la boîte où on tra­vaille ? À côté, à d’autres moments jamais, ou presque, quand il y a un conflit sur le pro­blème de l’emploi.

Le fait est qu’on ne peut être radi­cal de l’ex­té­rieur, et que sans salaire, pas de vie, pas de contes­ta­tion, sinon stérile.

On a bien sou­vent l’im­pres­sion lors­qu’on est « anti-syn­di­ca­liste », de mener des luttes en-dehors des syn­di­cats ; et pour­tant on ne se rend pas compte que le syn­di­ca­lisme, même révo­lu­tion­naire, ce n’est pas seule­ment une affaire de struc­ture, d’en­ca­dre­ment, d’or­ga­ni­sa­tion, c’est aus­si un conte­nu, c’est autant ce que l’on demande que la façon de le deman­der, Le pro­blème est que les syn­di­cats ne sont plus effi­caces, alors on fait À CÔTÉ et contre eux ce qu’en d’autres temps ils auraient très bien pu faire : actions plus vio­lentes, plus mino­ri­taires, plus effi­caces, et plus auto­nomes aus­si, plus près de l’en­ga­ge­ment à la base et non bureaucratiques.

On est très sou­vent plus ana­chro­nique dans nos luttes que réel­le­ment anti-syndicaliste.

L’i­déo­lo­gie et la com­pré­hen­sion plus ou moins claire des élé­ments de répres­sion ne donne pas for­cé­ment de recettes quant à la pratique.

La mise à jour de cette contra­dic­tion, chez nous autant qu’à Lip, est le point de départ d’un dépas­se­ment de l’é­ter­nel conflit entre réfor­misme et révo­lu­tion. On a sou­vent répon­du à cette ques­tion en affir­mant que les périodes révo­lu­tion­naires, insur­rec­tion­nelles, étaient pré­ci­sé­ment ce dépas­se­ment en acte à un moment où le « réfor­misme » n’a­vait plus de sens puisque concrè­te­ment était envi­sa­geable un chan­ge­ment radi­cal des rap­ports sociaux. Mal­heu­reu­se­ment cela me semble peu pro­bable, car alors, encore et tou­jours, se posent de nou­veaux pro­blèmes qui peuvent se résoudre de manière dif­fé­rente sui­vant que l’on veut « ris­quer tout » pour aller encore plus loin, ou conso­li­der ce que l’on pense avoir conquis.

Ce pro­blème se pose à nous comme travailleurs.

Il en est un autre qui se pose à nous en tant que mili­tant. On a pu obser­ver qu’a­près Lip, un cer­tain nombre de luttes ont vou­lu uti­li­ser les mêmes moyens de lutte, à savoir conti­nuer à pro­duire et à écou­ler soi-même les mar­chan­dises. En France, en Angle­terre, au Por­tu­gal. Les objec­tifs avaient beau ne pas être les mêmes, les situa­tions avaient beau être dif­fé­rentes, les moyens se res­sem­blaient. Pour­quoi et comment ?

Est-ce à cause de l’« exem­pla­ri­té » d’une action ori­gi­nale, ou bien parce que les tra­vailleurs, à un moment don­né, retrouvent direc­te­ment des tech­niques liées à la situa­tion du moment ? Les Lip se sont-ils rap­pe­lés « l’au­to­ges­tion » des tram­ways au Por­tu­gal en 1970, les chan­tiers de la Clyde en Angle­terre en 1971 ?

Cela est peu pro­bable. Par contre ce qui l’est plus, c’est que les ouvriers por­tu­gais, après le coup d’É­tat, eux, avaient enten­du par­ler vague­ment de l’ex­pé­rience de Lip, comme ceux de Ceri­zay et d’ailleurs pen­dant le conflit. L’in­for­ma­tion a donc son impor­tance, pour­vu qu’elle colle plus ou moins à la période, aux pos­si­bi­li­tés et au désir poten­tiel des tra­vailleurs. Mais com­ment le savoir à l’a­vance ? Cela relève-t-il d’une ana­lyse scien­ti­fique de la situa­tion ou d’un empi­risme plus ou moins réa­liste basé sur quelques obser­va­tions ? La deuxième solu­tion me paraît la plus pro­bable… empiriquement.

Le pro­blème est d’im­por­tance dans la mesure où l’une des rares choses que nous puis­sions faire c’est un tra­vail de dif­fu­sion et d’in­for­ma­tion ; sert-il à quelque chose ? Et même en y répon­dant affir­ma­ti­ve­ment, ce qu’il nous est dif­fi­cile de ne pas faire, qui donne l’in­for­ma­tion et qui la reçoit ?

Des spé­cia­listes de la poli­tique ou bien des ouvriers eux-mémes ? À Lip, par exemple il est clair que des ouvriers de l’u­sine eux-mêmes se sont dépla­cés pour faire de l’in­for­ma­tion, et cela est rela­ti­ve­ment nou­veau dans l’his­toire du mou­ve­ment ouvrier fran­çais, bien qu’an­non­cé dans des conflits comme Pen­na­roya ou Giros­tel. Mais rien n’est encore réso­lu, car dans la mesure où la dis­po­si­tion de l’in­for­ma­tion est l’un des pro­ces­sus-clé de la recons­ti­tu­tion de tous les pou­voirs, on peut se deman­der si le nombre rela­ti­ve­ment res­treint d’ou­vriers qui cir­cu­laient n’é­tait pas l’a­morce d’une autre bureau­cra­tie que celle, syn­di­cale ou poli­tique, exis­tante. Nous l’a­vons dit, les syn­di­cats ne jouent plus le rôle atten­du dans les cas de conflits par­ti­cu­liè­re­ment aigus ; n’est-il pas alors natu­rel que tentent de se recons­ti­tuer des struc­tures et des forces ten­dant à rem­plir ce vide, à l’aide des moyens du bord, c’est-à-dire l’in­for­ma­tion et les pos­si­bi­li­tés du voya­ger, de parler…

D’au­tant plus que ceux qui reçoivent ces mes­sages, sont la plu­part du temps soit des spé­cia­listes de la poli­tique, soit des ouvriers triés sur le volet, par les syn­di­cats ou les groupements.

Et pour­tant une par­tie de l’in­for­ma­tion passe ; mais autant par les médias tra­di­tion­nels (radio, télé­vi­sion, ciné­ma) que par des cir­cuits « auto­gé­rés ». Or fina­le­ment, les médias tra­di­tion­nels fonc­tionnent sou­vent à peu près comme ceux que nous sommes cen­sés pri­vi­lé­gier (infor­ma­tion directe et à la base). En effet, pour­quoi Lip et pas autre chose, Noguère, les P et T, les grèves du Por­tu­gal, etc. ?

Pour­quoi Lip est-il appa­ru comme exem­plaire, nou­veau, impor­tant ? D’a­bord à cause des gens de Lip eux-mêmes qui ont pris eux-mêmes en par­tie en charge l’in­for­ma­tion, qui se sont lar­ge­ment ouverts à l’ex­té­rieur, qui ont même ouvert leur usine, qui en plus avaient en leur sein, un petit noyau de « tra­vailleurs mili­tants » qui n’é­taient pas nés d’hier.

Parce que ce fameux moyen d’ac­tion réson­nait bien dans le contexte poli­tique du moment ; tous pou­vaient y retrou­ver leurs petits : les moder­nistes de la C.F.D.T. et leur auto­ges­tion, les gau­chistes et leur auto­ges­tion, les ultra­gau­chistes et leur cri­tique de l’au­to­ges­tion. Il y en avait pour tous les goûts d’au­tant que cha­cun pou­vait se sen­tir légi­ti­mé à par­ler sur le sujet étant don­né la faci­li­té qu’il pou­vait y avoir de croire pou­voir s’ap­puyer sur un sem­blant de base grâce à l’ou­ver­ture décrite plus haut. D’une cer­taine manière donc les Lip ont faci­li­té le racket ; mais pou­vait-il en être autre­ment ? LIP don­nait l’i­mage d’une classe ouvrière triom­phante, « jamais bat­tue », qui cor­res­pond très exac­te­ment aux dési­rs et aux ana­lyses des gau­chistes. Quoi de plus logique alors qu’ils se soient pré­ci­pi­tés sur un évé­ne­ment qu’ils n’a­vaient pas créé pour s’y ali­men­ter (et nous aus­si d’une cer­taine manière quoique plus tar­di­ve­ment). C’est bien sou­vent leur fonc­tion que celle du parasitage !

On peut remar­quer cepen­dant que la grève des OS, plus direc­te­ment liée à la cri­tique du tra­vail, n’a pas eu la même faveur, même de la part de ceux qui en sont les spé­cia­listes. Cri­tique du tra­vail, menée en plus par des immi­grés, ce com­bat ne pou­vait trou­ver les appuis (sinon la soli­da­ri­té dont on a noté l’ab­sence) qu’ont pu trou­ver les Lip.

Lip a été un conflit gâté. Cer­tains pré­tendent qu’il fut gâté même de la part des auto­ri­tés qui auraient pu réduire ce conflit si elles avaient eu une quel­conque néces­si­té à le faire. Cela me parait un peu for­cé mais mérite quand même d’y réflé­chir, car si l’on ne veut pas faire du capi­tal une enti­té omni­po­tente, qui com­prend et sait tout, on ne peut pas non plus pen­ser que tout lui échappe ; même dans un conflit qui dure plus d’un an !

Pour conclure, après que cha­cun ait essayé de défi­nir ce qui fut révo­lu­tion­naire ou contre-révo­lu­tion­naire dans le conflit Lip, deman­dons-nous quel sens cela a‑t-il de rai­son­ner de cette manière ?

Ceux qui insistent sur le carac­tère contre-révo­lu­tion­naire le font en rap­port à l’ab­sence de remise en cause de tra­vail et de ses objec­tifs (Néga­tion, le Mou­ve­ment com­mu­niste) ; mais on pour­rait très bien dire que sont révo­lu­tion­naires aus­si les atti­tudes et les acti­vi­tés col­lec­tives qui vont dans le sens d’une auto­no­mie et d’un ren­for­ce­ment de cette auto­no­mie (Mise au Point)…

À condi­tion que d’une manière ou d’une autre cette auto­no­mie s’exerce aus­si face au mode de pro­duc­tion, pour­rions-nous ajouter.

Mar­tin

Une bro­chure doit paraître pro­chai­ne­ment, conte­nant des infor­ma­tions détaillées sur les aspects les plus impor­tants du conflit Lip et de l’or­ga­ni­sa­tion des tra­vailleurs, repla­çant leur lutte dans un cadre d’in­ter­pré­ta­tion plus général.

Pour l’ob­te­nir, s’a­dres­ser à Hen­ri Simon, 34, rue St-Sébas­tien, 75011 Paris. 

La Presse Anarchiste