Titre optimiste et alléchant dans un monde où le pouvoir d’État manifeste quotidiennement sa violence répressive sur les lieux de travail, d’information, dans les prisons… Au-delà de ce titre, trois points nous paraissent importants dans le livre de Clastres :
- La critique de la notion traditionnelle de pouvoir ;
- La description du fonctionnement de sociétés sans État ;
- L’analyse de l’apparition du pouvoir d’État… et de la résistance des sociétés primitives a cette apparition.
La problématique qui sous-tend son analyse, et qui se trouve explicitée dans le dernier chapitre, est une critique du schéma marxiste des rapports infrastructure/superstructure, de la division du travail, du mode d’apparition de l’État.
Pour Clastres, ce n’est pas l’exploitation économique qui entraîne la division des classes et l’émergence du pouvoir d’État, mais l’inverse : le pouvoir précède la relation économique d’exploitation.
Les sociétés primitives étant des sociétés de non accumulation, non productivité, où le travail sert à satisfaire les besoins de la communauté et où règne une règle égalitaire d’échange, sociétés du loisir, on ne voit pas pourquoi, subitement, ce mode de régulation changerait, et une relation d’exploitation s’instaurerait ; la base même en effet du fonctionnement est la non-rentabilité, la production en vue de la satisfaction des besoins et l’équilibre social qui en découle rend impossible l’installation d’une relation d’exploitation. Sociétés de refus du travail, où le progrès technologique sert à diminuer le temps de travail, et non à produire un surplus, à accumuler… au profit d’une classe oisive. La division technique du travail y existe pourtant (sans la forme de la division sexuelle du travail), mais elle n’engendre pas, comme le pensent les marxistes, la division sociale du travail, et donc la structuration en classes exploiteuses et exploitées.
Par ailleurs les changements infrastructurels (c’est-à-dire le passage du nomadisme à l’agriculture et à la sédentarisation qu’on a observé dans les tribus des plaines en Amérique du Nord et du Chaco en Amérique du Sud) n’entraînent pas des changements dans les modèles de fonctionnement politique ; on trouve des tribus nomades et agricoles ayant la même organisation socio-politique, où le chef de tribu n’est pas le détenteur du pouvoir.
Quelle hypothèse Clastres nous propose-t-il alors concernant l’apparition de l’État ?
Tout son livre en effet est centré sur l’idée que les sociétés primitives fonctionnent sans État, et résistent en tant que groupe, à toute forme de pouvoir coercitif. C’est la thèse de la non-apparition de l’État qui est développée. Quant au problème de l’apparition de l’État, Clastres en voit l’origine dans la religion : les premiers chefs réels, exerçant un pouvoir du même type que celui qui existe dans les sociétés de classe, furent des chefs religieux. À des moments où les sociétés se sentaient menacées dans leur équilibre (par le danger d’apparition d’un pouvoir étatique, nous dit Clastres), des tribus entières ont suivi les chefs religieux, à la recherche précisément de cet idéal de fonctionnement social non-conflictuel et égalitaire, fuyant les formes de coercition politique qu’on voyait poindre. Et alors, fatalité ou déterminisme, ces masses, poussées par l’élan religieux, se sont mises à accepter le pouvoir de ces nouveaux chefs.
Si, bien sûr, le problème des « origines » de l’État, comme tout problème posé en ces termes un peu métaphysique (le « pourquoi », les « origines »…) est peut-être insoluble, en raison de sa formulation même, il n’en reste pas moins que le livre de Clastres remet sérieusement en question l’assertion marxiste classique selon laquelle, très mécaniquement : division du travail → structuration en classes, exploitation, apparition de l’État pour maintenir les conditions de domination d’une classe.
Ce que nous apprenons au contraire ici c’est que, les sociétés fonctionnant sur le mode du communisme primitif n’avaient aucune raison « économique » de sécréter l’exploitation, et que, si apparition du pouvoir coercitif et de l’État il y a eu, c’est pour des raisons d’ordre religieux et que c’est cette relation de pouvoir qui a fondé la relation économique d’exploitation. « La division majeure, celle qui fonde toutes les autres, y compris sans doute la division du travail… c’est la grande coupure politique entre détenteurs de la force, qu’elle soit guerrière ou religieuse, et assujettis à cette force ». (p. 169)
Évidemment, cette démonstration n’est pas sans faille : on a du mal à imaginer ce qu’est un chef « sans pouvoir », ou alors, pourquoi y a‑t-il un chef ? Clastres critique très justement dans le premier chapitre « Copernic et les Sauvages » le côté très ethnocentriste de la relation de pouvoir, qui est toujours envisagée comme violence, coercition, si bien que nous ne pouvons concevoir d’autres modes des relations de pouvoir, enfermés que nous sommes dans cette définition ; ainsi, les sociétés primitives sont soit les sociétés du « manque », soit des sociétés nanties d’un pouvoir de même nature que le nôtre, mais avec des différences de degré : on raisonne dans le similaire, la continuité, on n’imagine pas la rupture, le différent.
Ceci étant dit, Clastres nous montre que la caractéristique du chef est d’être sans pouvoir réel, qu’il remplit seulement des fonctions de « parole », mais qu’il n’en tire pas de pouvoir (c’est un rituel qui sert à maintenir la cohérence du groupe en lui rappelant son histoire), de « générosité » : le chef ne possède rien, donne tout, n’a pas de privilège matériel. En définitive, c’est la tribu qui a le pouvoir, qui décide, le chef doit faire ce que veut le groupe, et s’il ne réalise pas la volonté collective, le groupe le destitue. Le seul moment où le chef a du pouvoir, c’est en période de guerre ; mais une fois la guerre terminée, ce pouvoir disparaît. Par ailleurs, le chef ne décide pas : par exemple, si sa tribu ne veut pas faire la guerre, il ne pourra jamais l’y entraîner.
Tout cela est parfaitement séduisant, mais néanmoins on peut noter qu’une fonction de « leadership »…, charismatique s’exerce peut-être, que ce soit à travers cette « parole » même si elle n’a pas l’efficace de la loi, ou alors quand il s’agit de la survie de la tribu, au moment de la guerre. Autre phénomène, de privilège cette fois, la polygynie généralisée est très souvent biologiquement impossible dans ces sociétés (en raison du rapport numérique des sexes), elle est donc « culturellement limitée à certains individus » nous dit Clastres, et donc soit restreinte au chef… ou à une minorité privilégie (guerriers).
Chef « au service de la tribu », mais chef quand même… ou du moins « différent » du reste de la tribu.
Malgré ce problème relatif au « pouvoir » ou au « non pouvoir » du chef dans la société primitive, on peut très bien admettre que ce fonctionnement de la chefferie ne préfigure pas le pouvoir d’État. Néanmoins l’apparition du pouvoir d’État pose encore de nombreux problèmes : qu’historiquement ce ne soit pas l’exploitation économique qui ait engendré l’État est une chose démontrable puisque les sociétés primitives fonctionnaient sur une logique sociale d’échange égalitaire, de non productivité et que l’existence d’un pouvoir coercitif était incompatible avec cette cohérence sociale mais alors, pourquoi ces sociétés, dans leur fuite contre l’instauration d’un pouvoir d’État dont les embryons se manifestaient en raison de la taille démographique croissante du groupe, ou d’une ingérence extérieure (hypothèses soulevées par Clastres mais peu convaincantes), pourquoi ces sociétés ont-elles malgré tout rencontré ce « mal » auquel elles essayaient d’échapper ? … C’est un maillon de la chaîne qui reste encore à expliquer.
Agathe