La Presse Anarchiste

Lire ou ne pas lire

[/​Anton Pan­ne­koek, Beli­baste 1974/]

« Le mot auto­ges­tion. hier confi­né à de petites sectes poli­tiques, devient un mot à la mode, mis à toutes les sauces, voire même un sujet de que­relles entre par­tis, grands ou petits. Le jour­nal Le Monde consacre gra­ve­ment article sur article à la ges­tion ouvrière, comme pour en sup­pu­ter les chances. Des tech­no­crates aux poli­ti­ciens on s’in­ter­roge sur elle et on essaie de lui extor­quer son côté « uto­pique » pour la trans­for­mer en notion « réa­liste ». Bref, il s’a­git de l’a­dap­ter aux néces­si­tés du capi­ta­lisme d’aujourd’hui.

Dans tout ce concert, peu de place est lais­sée à ceux qui veulent voir la venue d’une véri­table ges­tion ouvrière sous l’angle de la lutte de classe, de cette lutte auto­nome qui, seule, peut jeter les bases d’un monde nou­veau. Tout au contraire, on ne pense qu’à exor­ci­ser le spectre de la « Révo­lu­tion », soit en se confi­nant à la dis­cus­sion « théo­rique » entre concep­tions, à des argu­ties abs­traites, doc­to­rales et abs­conses pour déci­der de la supé­rio­ri­té de tel « sys­tème » sur tel autre, soit en admet­tant une fois pour toutes l’in­failli­bi­li­té de tel ou tel grand chef du pas­sé ou du pré­sent. Et per­sonne ne semble se rendre compte que cette manière de faire res­sor­tit tou­jours à la même idée : remettre la trans­for­ma­tion sociale aux mains de spé­cia­listes, c’est-à-dire ne rien chan­ger de fon­da­men­tal dans les rela­tions humaines.

Au contraire, A. Pan­ne­koek (1813 – 1960) fut un des rares à avoir, dans toute son oeuvre et dans toute sa vie, envi­sa­gé le pro­blème de la trans­for­ma­tion sociale sous l’angle de la dyna­mique de la lutte de classe. De ce point de vue, son der­nier ouvrage, les Conseils Ouvriers, écrit de 1942 à 1947, consti­tue à la fois l’a­bou­tis­se­ment et la somme d’une pen­sée rigou­reuse et sti­mu­lante qui ne doit rien aux caprices de la mode. Écrit pour être com­pris de tous, il ne fait appel à aucun jar­gon poli­tique ou phi­lo­so­phique et se refuse à don­ner des recettes « pour les mar­mites de l’a­ve­nir ». Il s’a­git tout sim­ple­ment de déga­ger des prin­cipes à par­tir de l’ex­pé­rience passée.

Faut-il rap­pe­ler ici que Pan­ne­koek fut, outre un astro­nome célèbre — et cette for­ma­tion scien­ti­fique a son impor­tance — un des membres mar­quants de la gauche social-démo­crate alle­mande, puis de ce qu’il est conve­nu aujourd’­hui d’ap­pe­ler l’ul­tra-gauche hol­lan­daise ? C’est jus­te­ment de sa par­ti­ci­pa­tion aux luttes de la fin du l9e siècle et du début du 20e et de sa réflexion sur les plus hauts moments de l’ex­pé­rience his­to­rique (conseils alle­mands, soviets russes, mais aus­si lutte quo­ti­dienne et évo­lu­tion du capi­ta­lisme moderne) qu’il a pu tirer des conclu­sions qui forment un acquis essen­tiel pour les luttes d’aujourd’hui.

Nous en pré­sen­tons aujourd’­hui une ver­sion fran­çaise. Le lec­teur y trou­ve­ra aux côtés d’un expo­sé des « buts » et de la « tâche » de la classe ouvrière, tels qu’ils se sont des­si­nés et sont encore en train de se des­si­ner, au cours de son his­toire, une réflexion sur les prin­cipes de l’or­ga­ni­sa­tion sociale, une éva­lua­tion cri­tique de la lutte de classe depuis la nais­sance du capi­ta­lisme, une cri­tique sans faille des divers mou­ve­ments se récla­mant du socia­lisme et de leurs divers modes d’ac­tion et d’or­ga­ni­sa­tion, une magis­trale étude de l’en­ne­mi, c’est-à-dire des diverses bour­geoi­sies et classes domi­nantes du monde entier.

Pan­ne­koek nous montre com­ment cette trans­for­ma­tion qui doit être, selon un mot célèbre, l’œuvre des tra­vailleurs eux-mêmes, résulte de l’ac­tion de classe et que celle-ci exige un ren­for­ce­ment de ce qu’il appelle la force spi­ri­tuelle du pro­lé­ta­riat. Car il s’a­git de lut­ter à la fois contre l’en­ne­mi exté­rieur, la classe domi­nante, mais aus­si contre cet enne­mi inté­rieur que consti­tuent le poids mort des méthodes et des modes d’or­ga­ni­sa­tion du pas­sé, bref celui des idées mortes, d’une part, et l’adhé­sion aux idées de la classe domi­nante, d’autre part.

Nul doute que pour la lente émer­gence d’une nou­velle men­ta­li­té, d’une nou­velle conscience poli­tique, la connais­sance du livre de Pan­ne­koek soit une aide et un encou­ra­ge­ment, même si cette trans­for­ma­tion résulte fon­da­men­ta­le­ment et essen­tiel­le­ment de la lutte elle-même. Bien qu’é­crits en 1942, les Conseils Ouvriers n’en sont pas moins actuels, de cette actua­li­té que les jour­nées de mai 68, le mai ram­pant ita­lien, l’in­sur­rec­tion polo­naise de 1970 – 71, etc., ont ren­due encore plus aiguë.

La pré­sente édi­tion fran­çaise recouvre dans son inté­gra­li­té l’é­di­tion en langue anglaise de 1947. Nous lui avons cepen­dant adjoint les cha­pitres de l’é­di­tion hol­lan­daise de 1945 que Pan­ne­koek avait sup­pri­més afin d’u­ti­li­ser la place gagnée pour trai­ter des pro­blèmes de l’après-guerre. » 

La Presse Anarchiste