« Le mot autogestion. hier confiné à de petites sectes politiques, devient un mot à la mode, mis à toutes les sauces, voire même un sujet de querelles entre partis, grands ou petits. Le journal Le Monde consacre gravement article sur article à la gestion ouvrière, comme pour en supputer les chances. Des technocrates aux politiciens on s’interroge sur elle et on essaie de lui extorquer son côté « utopique » pour la transformer en notion « réaliste ». Bref, il s’agit de l’adapter aux nécessités du capitalisme d’aujourd’hui.
Dans tout ce concert, peu de place est laissée à ceux qui veulent voir la venue d’une véritable gestion ouvrière sous l’angle de la lutte de classe, de cette lutte autonome qui, seule, peut jeter les bases d’un monde nouveau. Tout au contraire, on ne pense qu’à exorciser le spectre de la « Révolution », soit en se confinant à la discussion « théorique » entre conceptions, à des arguties abstraites, doctorales et absconses pour décider de la supériorité de tel « système » sur tel autre, soit en admettant une fois pour toutes l’infaillibilité de tel ou tel grand chef du passé ou du présent. Et personne ne semble se rendre compte que cette manière de faire ressortit toujours à la même idée : remettre la transformation sociale aux mains de spécialistes, c’est-à-dire ne rien changer de fondamental dans les relations humaines.
Au contraire, A. Pannekoek (1813 – 1960) fut un des rares à avoir, dans toute son oeuvre et dans toute sa vie, envisagé le problème de la transformation sociale sous l’angle de la dynamique de la lutte de classe. De ce point de vue, son dernier ouvrage, les Conseils Ouvriers, écrit de 1942 à 1947, constitue à la fois l’aboutissement et la somme d’une pensée rigoureuse et stimulante qui ne doit rien aux caprices de la mode. Écrit pour être compris de tous, il ne fait appel à aucun jargon politique ou philosophique et se refuse à donner des recettes « pour les marmites de l’avenir ». Il s’agit tout simplement de dégager des principes à partir de l’expérience passée.
Faut-il rappeler ici que Pannekoek fut, outre un astronome célèbre — et cette formation scientifique a son importance — un des membres marquants de la gauche social-démocrate allemande, puis de ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler l’ultra-gauche hollandaise ? C’est justement de sa participation aux luttes de la fin du l9e siècle et du début du 20e et de sa réflexion sur les plus hauts moments de l’expérience historique (conseils allemands, soviets russes, mais aussi lutte quotidienne et évolution du capitalisme moderne) qu’il a pu tirer des conclusions qui forment un acquis essentiel pour les luttes d’aujourd’hui.
Nous en présentons aujourd’hui une version française. Le lecteur y trouvera aux côtés d’un exposé des « buts » et de la « tâche » de la classe ouvrière, tels qu’ils se sont dessinés et sont encore en train de se dessiner, au cours de son histoire, une réflexion sur les principes de l’organisation sociale, une évaluation critique de la lutte de classe depuis la naissance du capitalisme, une critique sans faille des divers mouvements se réclamant du socialisme et de leurs divers modes d’action et d’organisation, une magistrale étude de l’ennemi, c’est-à-dire des diverses bourgeoisies et classes dominantes du monde entier.
Pannekoek nous montre comment cette transformation qui doit être, selon un mot célèbre, l’œuvre des travailleurs eux-mêmes, résulte de l’action de classe et que celle-ci exige un renforcement de ce qu’il appelle la force spirituelle du prolétariat. Car il s’agit de lutter à la fois contre l’ennemi extérieur, la classe dominante, mais aussi contre cet ennemi intérieur que constituent le poids mort des méthodes et des modes d’organisation du passé, bref celui des idées mortes, d’une part, et l’adhésion aux idées de la classe dominante, d’autre part.
Nul doute que pour la lente émergence d’une nouvelle mentalité, d’une nouvelle conscience politique, la connaissance du livre de Pannekoek soit une aide et un encouragement, même si cette transformation résulte fondamentalement et essentiellement de la lutte elle-même. Bien qu’écrits en 1942, les Conseils Ouvriers n’en sont pas moins actuels, de cette actualité que les journées de mai 68, le mai rampant italien, l’insurrection polonaise de 1970 – 71, etc., ont rendue encore plus aiguë.
La présente édition française recouvre dans son intégralité l’édition en langue anglaise de 1947. Nous lui avons cependant adjoint les chapitres de l’édition hollandaise de 1945 que Pannekoek avait supprimés afin d’utiliser la place gagnée pour traiter des problèmes de l’après-guerre. »