[/Ed. Champ Libre — 1974/]
« La Constitution anglaise est la seule au monde (…) où la dictature ne soit pas de droit exceptionnel, mais de droit commun. Et la chose est claire. En toute circonstance, à toutes les époques, le Parlement a, quand il le veut, le pouvoir dictatorial (…). Il peut tout, et c’est là ce qui constitue le pouvoir dictatorial. »
Donoso Cortès, Marquis de Valdegamas, Discours sur la dictature (4 janvier 1849)« Si l’on pouvait dire que le communisme est fascisant, on devrait pouvoir également retourner les termes et dire que le régime de Pinochet (ou hier celui de Mussolini) est ou était communisant, ce qui est absurde et choquant pour les fascistes eux-mêmes. »
Jean-François Kahn sur Europe 1 (cité dans Le Monde du 15 novembre 1974)
Ces Cahiers paraissent deux fois l’an. Deux coups d’envoi prometteurs. La première livraison s’apparentait à la série Classiques de la Subversion (qui a déjà publié Déjacque, Coeurderoy, Darien, et maintenant Zo d’Axa) chez le même éditeur : même couverture noire, même souci de présenter au public d’aujourd’hui des anarchistes du 19e siècle trop rapidement oubliés. La pièce de résistance de cette anthologie étant la (re)publication de textes d’Anselme Bellegarrigue, en particulier les deux numéros connus de L’Anarchie, journal de l’Ordre (1850 : le tournant obscur…). À noter aussi le « Manifeste de la démocratie au 19e siècle », de Victor Considérant, et « La légende de Victor Hugo », de Paul Lafargue.
Le deuxième numéro, lui, est d’un style tout autre, en ce sens qu’il s’ordonne autour du thème de La Dictature, et suit ses avatars dans la société industrielle. Un choix de textes judicieux éclaire le rapport fondamental entre le développement de la dictature étatique — idéologique et matérielle — et la croissance des mouvements révolutionnaires modernes, de masse, en correspondance avec l’apparition d’un fait nouveau : la nation. « Si Dieu n’existait pas, il faudrait l’inventer » soupirait encore Voltaire. C’est que le despote éclairé dont il rêvait n’était supportable — n’était concevable, même — que dans la mesure où il tenait son pouvoir d’une autorité supérieure — et autrement plus formidable — mais dont le représentant direct — le Pape — lui, offrait l’avantage de ne plus avoir droit de regard sur le domaine proprement politique. Ce système de la royauté de droit divin, stade ultime de la féodalité, va être battu en brèche dès la fin du 17e siècle par les bourgeoisies montantes, qui vont lui opposer la nation, c’est-à-dire la communauté humaine (mais voir sur ce sujet le livre de Jean-Yves Guiomar, L’idéologie nationale : Nation Représentation Propriété, Ed. Champ Libre).
C’est d’ailleurs J.-Y. Guiomar qui nous présente Hérault de Séchelles, l’aristocrate Hébertiste, auteur de la Constitution de 1793, qui finit guillotiné avec Danton. Sa Théorie de l’ambition, ses Réflexions sur la déclamation, textes qui ouvrent l’anthologie, montrent bien que, pour lui, Dieu est déjà mort : c’est l’art du démagogue qu’il expose ; la faveur des puissants compte moins que l’admiration de la foule. Et la bourgeoisie victorieuse, le roi déposé, l’autorité redevient humaine, la nation devient réalité : les hommes s’arrogent la toute-puissance qu’ils réservaient à Dieu, dans la mesure où leur savoir leur permettra de dominer le monde. Comme le dira aux Cortes espagnoles, en 1849, Donoso Cortès — le Joseph de Maistre espagnol — dans un discours admirable de clairvoyance, et à bien des égards prophétique : « Les voies sont préparées pour un tyran gigantesque, colossal, universel, immense ; tout est préparé pour cela. Remarquez-le bien, il n’y a plus de résistances ni morales ni matérielles » (p. 87).
Ce que Donoso Cortès constate, en conservateur lucide, c’est que la fin du vieil ordre social rend inopérantes les idéologies séculaires, et en tout premier lieu ce qui donnait à l’homme son image du monde et de lui-même : la religion. « Vous serez comme des dieux, telle est la formule de la première révolte du premier homme contre Dieu. Depuis Adam, le premier rebelle, jusqu’à Proudhon, le dernier impie, telle est la formule de toutes les révolutions » (p. 84). Or : « Il n’y a, messieurs, que deux répressions possibles : l’une intérieure, l’autre extérieure ; la répression religieuse et la répression politique. (…) Lorsque la répression religieuse baisse, la répression politique monte » (p. 86). Et cette répression politique va pouvoir faire appel à des techniques sans cesse plus subtiles, sans cesse plus puissantes, au service d’un État qui sera de plus en plus soumis à la volonté de la foule et aux intrigues des démagogues : « les révolutions profondes furent toujours l’œuvre d’opulentes aristocraties. Non, messieurs, le germe des révolutions n’est pas dans l’esclavage, n’est pas dans la misère ; le germe des révolutions est dans les désirs de la multitude surexcitée par les tribuns qui l’exploitent à leur profit » (p. 84). Désormais, « combien grande est la folie d’un parti qui se figure pouvoir gouverner avec moins de moyens que Dieu, et s’interdit le moyen, parfois nécessaire, de la dictature » (p. 83). Mais la réaction religieuse souhaitée par Donoso Cortès ne viendra pas, et il le sait : « la question, comme je l’ai dit, n’est pas entre la liberté et la dictature (…) : il s’agit de choisir entre la dictature de l’insurrection et la dictature du gouvernement (…) entre la dictature qui vient d’en bas et celle qui vient d’en haut. » (p. 89).
Choisissant consciemment un combat d’arrière-garde, c’est pour la seconde alternative que penche Donoso Cortès. Choisissant consciemment un combat d’avant-garde, c’est, deux générations plus tôt, la première qu’avait choisie Hérault de Séchelles. Les prises de positions de ces deux aristocrates, venant, l’une à l’occasion de la convulsion des révolutions nationales républicaines du 18e siècle, l’autre à l’occasion de celle des révolutions nationales libérales du 19e siècle, expriment bien l’alternative qui se pose alors aux classes dirigeantes : diriger avec le peuple, ou contre lui — mais toujours au nom des intérêts supérieurs de la nation, qui va se confondre avec la patrie. Et ce sont les révolutionnaires plébéiens du 20e siècle qui vont fournir l’expression la plus achevée de ce processus, qui aboutira à ce slogan férocement ambigu de mai 68 : « l’État, c’est chacun d’entre nous. »
La révolution nationale réalise, une fois pour toutes, l’identification entre l’État, le territoire national et le peuple, par la prise de pouvoir d’un groupe qui, aux yeux de tous, représente la Nation : qu’il s’agisse d’une Assemblée ou d’un Parti. Et, comme l’a bien vu Donoso Cortes, une telle révolution doit avoir une dimension non seulement anticléricale, mais bien athée, ou, plus justement, antithéologique — bien qu’en pratique le saut soit trop grand : on se contentera de l’anti-christianisme, qui suscitera l’émergence de cultes nationaux, laïcs (du type Franc-Maçonnerie) — ce qui, d’ailleurs, n’assurera que mieux, à terme, la mort de Dieu ; de même que la mort du roi devra passer par sa substitution par un dictateur national. Et faut-il s’étonner si l’homme qui aura l’énergie et la vision nécessaires à ce rôle viendra souvent des régions marginales, qui ont le plus besoin de la révolution nationale pour s’intégrer à la nation ? Le corse Napoléon, l’autrichien Hitler, le géorgien Staline… À noter que, dans les pays qui n’ont pas encore réalisé leur révolution nationale (et ceci vaut pour les régions, telle la Bretagne, qui n’ont pas vraiment participé à la nation qui les entoure) tous les groupes révolutionnaires sont à la fois nationalistes et républicains : c’est le cas de l’Irlande, où la lutte contre l’Église et la religion donne tout son sens au fait que les forces les plus radicales sont engluées dans l’Armée Républicaine Irlandaise, et le mouvement Républicain (officiel ou provisoire), qui chérit toujours sa filiation historique avec la grande Révolution Française. Il est vrai que J.-Y. Guiomar participe au groupe La Taupe Bretonne (5 numéros parus, dont 3 aux éditions Champ Libre), qui s’est centré sur la critique du nationalisme, à partir de l’expérience bretonne, apparentée de bien des façons à sa cousine celte irlandaise : il est intéressant de retrouver chez lui la même critique anticléricale que chez les gauchistes irlandais ; et c’est sans doute ce qui lui a permis de cerner l’essentiel de la révolution nationale républicaine française.
Mais en légitimant l’État, la révolution nationale donne des droits sur lui aux plus déshérités, et la jonction se fait nécessairement avec les mouvements et les idéologies qui défendent les intérêts de classe de ces derniers. Le caractère nécessairement belliqueux du nationalisme ne tardera pas à se marier à la violence de la lutte des classes : c’est bien « la patrie en danger » qui va permettre la Commune de Paris, et Jaurès, en exaltant la Révolution Française, sera le porte-parole d’une génération de socialistes ; les socialistes allemands, eux, attendent toujours leur révolution nationale, et doivent se contenter des largesses de Bismark. « Les prolétaires n’ont pas de patrie » devaient rappeler les socialistes du 19e siècle : en fait, ils en eurent bientôt une, mythique, qu’elle s’appelle la Sociale ou l’Anarchie — aussi mythique que celle des Juifs… d’où le côté d’abord antinational du mouvement ouvrier, et les rapports révélateurs entre le messianisme juif et les mouvements révolutionnaires (voir à ce sujet les oeuvres de Gerchom Scholem). Mais cette patrie mythique aura bientôt son embryon, bien réel, lui, dans les organisations ouvrières — partis et syndicats — dont le caractère national va s’affirmer à raison qu’elles participent à un État qu’elles revendiquent au lieu de rejeter : « À quand enfin la République de la Justice et du Travail ? » s’exclame J.-B. Clément à la fin de La semaine sanglante, écrite en juin 1871. Et, logiquement, apparaît la Patrie de la Révolution : la France (cf. Kropotkine…).
Quoi d’étonnant si le syndicalisme d’action directe — dont la vocation est de gérer l’État — verra souvent la grève générale, et la lutte de classes en général, en termes de Guerre Sociale ? Mais une guerre où « On n’se tue pas entre Français » rappelle Montéhus en 1907 (Salut au 17e). Cette confusion tragique, mais logique et (presque) inévitable entre Patriotisme et Socialisme explique la trajectoire politique d’un Aristide Briand, mais surtout de Montéhus lui-même, qui, avec Gustave Hervé (qui avait fait de La Guerre Sociale le titre de son journal), dès qu’il verra la patrie en danger, se mobilisera joyeusement pour la guerre patriotique — comme toute la classe ouvrière, comme (presque) tous les révolutionnaires. Et, après la guerre mondiale, les syndicalistes révolutionnaires resteront mobilisés, dans les partis autoritaires, soit aux ordres de la nouvelle Patrie du Socialisme : la Russie, soit pour réaliser la révolution nationale socialiste. Et, de gaieté de cœur, les hommes vont trancher ce choix terrible qu’avait déjà signalé Donosé Cortès — dictature de l’insurrection ou dictature du gouvernement mais atrocement simplifié : dictature du prolétariat ou dictature de la bourgeoisie. Thiers ou Noske contre Lénine ou Mussolini — de toute façon la dictature étatique en sort renforcée.
Il est significatif que ce soient les pays où les résistances à la guerre s’étaient le plus fait sentir qui verront ces révolutions nationales socialistes : l’Allemagne, l’Italie, la Russie, les pays issus de l’empire Austro-Hongrois… La révolution a réveillé le nationalisme des masses, et il suffit de savoir le capter. Comme le dit Hitler à Hermann Rauschning, (des extraits de son Hitler m’a dit — 1939 — font suite au discours de Donoso Cortès) : « les petits-bourgeois sociaux-démocrates et les bonzes des syndicats ne pourront jamais devenir de véritables nationaux socialistes : les communistes, toujours » (p. 96). Et c’est bien dans les S.A. que se fondirent les militants socialistes et communistes après 1933. Hitler revient sans cesse sur le rôle essentiel de la masse : « J’ai fanatisé la masse pour en faire l’instrument de ma politique. J’ai réveillé la masse. Je l’ai forcée à s’élever au-dessus d’elle-même, je lui ai donné un sens et une fonction. On m’a reproché de réveiller dans la masse les instincts les plus bas. Ce n’est pas cela que je fais. Si je me présente devant la masse avec des arguments raisonnables, elle ne me comprend pas ; mais quand j’éveille en elle des sentiments qui lui conviennent, elle suit immédiatement les mots d’ordre que je lui donne. Dans une assemblée de masse, il n’y a plus de place pour la pensée. Et, comme j’ai précisément besoin de créer une telle ambiance (…) je fais rassembler dans mes réunions le plus grand nombre possible d’auditeurs de toutes sortes et les contrains à se fondre dans la masse, qu’il le veuille ou non : des intellectuels, des bourgeois aussi bien que des ouvriers. Je brasse le peuple et je ne lui parle que lorsqu’il est pétri en une seule masse. » (pp. 109 – 110) C’est là toute la dynamique des Fronts de Libération Nationale qui seront mis sur pied avec tant de vigueur par les staliniens (et par leurs émules purement et simplement nationalistes) par la suite : la destruction du prolétariat et de la bourgeoisie dans l’ordre, par leur asservissement simultané à la puissance de l’État, qui n’est plus distinguable du Parti — voilà la révolution nationale socialiste, qui « est un socialisme en devenir, qui ne s’achève jamais, parce que son idéal se déplace sans cesse. » (p. 100).
« Être dictateur, c’est un slogan derrière lequel il n’y a aucune réalité. Ma façon de gouverner, c’est de faire sans cesse dans le parti la somme générale d’innombrables observations, jugements et voeux de toutes sortes ; travail épuisant et qui n’est jamais fini. Mon devoir essentiel est de ne jamais me trouver en contradiction avec mon parti. (…) Que signifie notre parti ? Pourquoi avons-nous éliminé les partis multiples et tout le système démocratico-parlementaire ? (…) Il n’existe plus de bétail électoral que l’on soûle de paroles à chaque consultation. À la place de la masse, il y a maintenant la communauté du peuple dont nous faisons l’éducation, la nation organisée et consciente d’elle-même : notre parti. » Cet exposé magistral du centralisme démocratique ne provient bien sûr pas de Lénine, ni de Trotsky, ni même de Staline : c’est toujours Hitler qui parle (pp. 104 – 105).
Il est vrai qu’apparaît ici le terme de nation, que Lénine et les bolcheviks se refusaient à utiliser ; ironiquement — et montrant bien qu’il ne suffit pas de se refuser à jouer un rôle pour éviter d’être amené, par la logique même de sa situation, à le jouer — c’est le refus de Staline de considérer comme légitimes les aspirations autonomistes (voir des extraits de Le marxisme et la question nationale dans l’anthologie préparée par Georges Haupt, Michael Lowy et Claudie Weill : Les marxistes et la question nationale 1848 – 1914, aux éditions François Maspéro), allié au dogme léniniste qui identifiait la révolution bourgeoise (et donc nationale) avec le régime de Kerenski, ce sont ces mêmes certitudes qui amèneront les bolcheviks, avec la meilleure foi du monde — une fois n’est pas coutume — à réaliser eux-mêmes la révolution nationale russe, au nom de l’internationalisme. En l’occurrence, le léninisme jouera le rôle essentiel du jacobinisme, fondement idéologique nécessaire à la création de l’État nouveau, et prélude à la dictature. Walter Krivitsky, l’espion soviétique qui trahit Staline lorsque le Guépéou finit par étendre sa domination à son propre service, en 1937, témoigne, dans son livre Agent de Staline — (1939) — dont des extraits font suite à ceux de H. Rauschning — de la dimension proprement policière de la révolution nationale — la révolution qui « mange ses propres enfants », pour reprendre une expression révélatrice, issue d’une autre révolution.
Car c’est bien un rapport de piété filiale qui unit les révolutionnaires à l’État nouveau, identifié à la Patrie — c’est-à-dire à la terre des ancêtres, la terre où l’on ensevelit son père, la terre natale. Ce qui va entraîner, et le besoin constant de récrire l’histoire, celle de la nation comme celle de la révolution, et la violence avec laquelle la révolution doit être sauvegardée — dans le cas de l’URSS, pour préserver le « Socialisme dans un seul pays », pour maintenir l’intégrité de la Patrie du Socialisme — et permettra son identification finale au dictateur (Staline, « le petit père des peuples », justement). Rôle capital de la Terreur, qui légitime l’État national par un baptême de sang, dans le sang des ennemis de la nation, et donc en particulier des révolutionnaires les plus radicaux, qui trahissent par le fait même d’être restés loyaux aux idéaux initiaux (et toujours proclamés) d’une révolution qui voulait donner la terre aux déshérités. Et ceci va se faire, en URSS, au nom de ce qui faisait l’originalité de la révolution bolchevique, qui se donnait pour but de représenter le prolétariat, et non la nation — et refusait donc la collaboration de classes prônée par les révolutions nationales socialistes allemande ou italienne, et, rompant totalement avec le libéralisme, étendait son jacobinisme au domaine économique.
Krivitsky réduit, de manière saisissante, le Front Populaire et la Guerre d’Espagne à leur dimension policière : pour le Kremlin, il ne s’agissait que d’amener l’Allemagne à composer, depuis qu’elle s’était prouvée, en tant qu’État national, par l’épuration des S.A., à l’occasion de la « nuit des longs couteaux » de juin 1934. Le matérialisme dialectique devenait Realpolitk dans ces paroles de Staline : « Nous devons nous entendre avec une puissance de premier plan telle que l’Allemagne nazie. » Mais, parallèlement, à mesure que l’U.R.S.S. acceptait de traiter de nation à nation sur l’arène mondiale, et abandonnait la tactique « classe contre classe », la politique de Front Populaire préfigurait le polycentrisme des « voies nationales vers le socialisme », qui sera consacré lors de la seconde guerre mondiale par la politique des comités de Résistance Nationale et la dissolution officielle du Komintern en 1943.
Le Front Populaire : dure épreuve que ce double jeu auquel les partis communistes vont se risquer, en tentant de se réinsérer dans le jeu politique national tout en restant fidèles à la patrie soviétique ; en s’accordant des exigences de la démocratie parlementaire tout en faisant l’apologie de la dictature du prolétariat russe. Ces tensions se retrouveront dans les « démocraties populaires » d’après-guerre, et seront un des facteurs importants derrière les explosions de 1953 à Berlin, 1956 à Budapest, 1968 à Prague… En France, Doriot va résoudre ce dilemme en quittant le PCF pour fonder le Parti Populaire Français. Le Parti Communiste, lui, plus douloureusement, mais plus sûrement, deviendra républicain. Seule manière en effet, de conquérir le pouvoir d’État dans un pays où, depuis 1789, l’autorité et la légitimité sont républicaines. Car on ne fait pas deux fois la révolution nationale, et c’est ce qui rend dérisoires les efforts des fascistes français. La seconde guerre mondiale — celle que l’URSS appelle encore « la grande guerre patriotique » — sera un formidable révélateur du désarroi de ceux qui ne sauront pas, tels le P.C.F. d’après 1941, concilier patriotisme et socialisme. Des anciens Croix de Feu du colonel de la Rocque aux militants sortis de la SFIO avec Marcel Déat pour former le Parti Social Français en 1933, c’est la plus grande confusion, entre qui collaborera avec l’occupant allemand pour réaliser un Socialisme Français qui passerait par Vichy, ultime incarnation de la souveraineté nationale ; et qui luttera contre l’envahisseur en se réclamant d’une légitimité d’exilés. Faut-il rappeler que les premiers groupes de la Résistance comptaient une forte proportion de groupes d’extrême-droite ? Et que c’est au Maréchal Pétain que nous devons le décret instituant le 1er mai comme jour chômé, et son appellation de Fête du Travail (« le 1er mai, jour de la saint Philippe »… « le Maréchal tient ses promesses — même celles des autres » rappelait la propagande de Vichy).
C’est ce qu’exprime admirablement un fasciste de la première et de la dernière heure, Pierre Drieu la Rochelle, dans des articles chargés de lucidité amère, qu’il écrira en 1943 pour La Révolution Nationale, et qui ferment cette anthologie : « Dans les formations qui ont passé pour fascistes, on a vu beaucoup de réactionnaires et beaucoup de modérés et beaucoup d’anticommunistes. Or un réactionnaire est le contraire d’un fasciste, et un modéré n’étant rien ne peut pas être fasciste plus qu’autre chose. D’autre part être anticommuniste est simplement négatif et cache ou bien le néant de la pensée, ou les inquiétudes du porte-monnaie, ou le trouble d’un comportement bourgeois qui est tout à fait périmé. » (p. 185) « Un vrai fasciste est un socialiste et un socialiste n’est vrai que si, à un moment ou à un autre, il mérite l’appellation de fasciste, parce que c’est un homme de combat et d’autorité, autant que de colère et de rupture à l’égard du capitalisme. » (p. 194) Et Drieu la Rochelle note : « Mussolini se dit maintenant fasciste républicain : il l’était jusqu’en 1921 et il aurait mieux fait de le rester plutôt que de garder son roi et d’en faire un empereur. (…) Encore plus que républicain, Mussolini devrait se dire et surtout se faire socialiste. Ça aussi, il l’était autrefois. Il fut même le chef des socialistes italiens. (…) Mussolini a louvoyé entre les classes. Il a beaucoup fait d’étatisme. Les démocrates en font bien en Angleterre et en Amérique. Qui peut n’en pas faire ? Mais il n’a fait que de l’étatisme capitaliste, il n’a même pas fait du capitalisme d’état. » (p. 193).
Et c’est Drieu la Rochelle qui explicite le mieux la solidarité des socialistes étatiques, nationaux, avec cette volonté de révolution dans l’ordre et la dignité, cette épouvante d’un Grand Soir des bas-fonds, de la « jungle », des « bandes de ceux qui ne sont ni communistes ni patriotes, (…) ceux qui sont le pur produit de la grande ville, du cinéma, du marché noir. Et ceux-là pilleront, massacreront, disloqueront tout. » Et « les bandes bondiront sur les châteaux, mais aussi sur les appartements, sur les banques, mais aussi sur les églises, les musées et les bibliothèques. » « Et il n’y aura plus du tout de société, alors qu’il n’y a déjà plus d’État, ni du tout de patrie, pilée par les occupations contradictoires. » (pp. 202 – 203) Alors ? Alors, on prendra le parti de Donoso Cortès : « Quand la légalité suffit pour sauver la société, la légalité ; quand elle ne suffit pas, la dictature. » (p. 81)
Et Drieu la Rochelle, en un saisissant retournement de la problématique de Guerre Sociale, oppose, à ces bandes, l’internationale des « allées et venues de ces prolétariat pauvres et révoltés que sont leurs armées (des fascistes et des nationaux-socialistes) » (p. 288), de même qu’il oppose aux bandes « le comité de la résistance (…) ; il y a des organisations, les Francs Tireurs et Partisans sont encadrés et tenus en main, l’armée secrète est là avec ses cadres d’officiers et de sous-officiers, la police et la garde mobile ne sont pas tout à fait dissoutes. Et il y en a d’autres. Peuh ! Tous ces gens-là se battront les uns contre les autres et laisseront le champ d’autant plus libre aux autres, aux bandes… » (pp. 202 – 203) On comprend mieux, alors, la trajectoire d’un Claude Roy, qui d’une participation à l’hebdomadaire collaborationniste Je suis Partout passa en 1943 aux FTP, puis au PC, avant de faire une critique et du stalinisme, et de l’étatisme.
Dans une société moderne, l’État est identifié à la nation, et ceci n’est devenu vrai que par une révolution nationale, par une insurrection qui a instauré sa dictature — un ordre nouveau (cf. L’Ordine Nuovo, titre du journal de Gramsci). Fascisme et stalinisme sont des exemples historiques et géographiques particuliers de cette dictature. En France, l’État est républicain, et la dictature ne peut être que républicaine ; et en ce sens un Le Pen sera toujours moins dangereux (ne lui en déplaise) qu’un Marcellin ou un Poniatowski, ou qu’un PC républicain lavé de la tare originelle d’anti-nationalisme, d’inféodation à la Russie. Un PC devenu pleinement national depuis la Résistance, et que sa perspective étatique amène à lutter contre les sociétés multinationales, dont il réclame, non pas la socialisation, mais bien l’étatisation, sous le nom significatif de… nationalisation (il serait instructif de faire l’historique de ce terme : son apparition, dans son acceptation moderne, semble liée à la structuration du syndicalisme, que ce soit en Angleterre, vers 1870 – 1880, ou en France, au tournant du siècle). Et c’est bien la ferveur nationale, l’idéologie nationale républicaine (ce qui, en France, est un pléonasme) qui a permis de neutraliser les FTP, qui se croyaient le fer de lance de la révolution socialiste en France, pour les transformer en … Compagnies Républicaines de Sécurité (voir à ce sujet le livre de Maurice Agulhon et Fernand Barrat, C.R.S. à Marseille 1944 – 1947, Armand Colin éd., collection F.N.S.P. — Textes et Documents de Sciences Sociales — 1971).
Mais laissons la parole à un connaisseur en matière de dictature : Maurice Bardèche, dans Défense de l’Occident : « Le fonctionnement de la démocratie est aujourd’hui tellement falsifié par l’aménagement des lois électorales, qu’il n’existe presque plus dans le monde de véritables démocraties (…). Ces régimes semi-autoritaires ne peuvent prétendre au titre de « démocratie » que parce qu’ils se soumettent périodiquement au verdict des élections générales et se retirent si ce verdict leur est contraire. C’est à ce type de régime fondé sur la confiscation temporaire du pouvoir, ou, si l’on préfère, sur un bail de gérance qu’appartiennent la plupart des grands États actuels. (…) Il en résultait que, maintenant, dans le monde actuel, les régimes semi-autoritaires l’emportent de beaucoup et que la tendance à un pseudo-fascisme libéral à direction ploutocratique est largement prépondérante (…). Il était beaucoup plus difficile de caractériser, sans risquer de lourdes erreurs, les régimes qui sont franchement autoritaire (…). Un État est « fasciste » quand il est à la fois un État qui défend l’indépendance nationale, dans le domaine économique aussi bien que dans le domaine politique, et un État qui combat les féodalités et les monopoles de la puissance financière pour assurer une juste répartition du revenu national entre tous ceux qui collaborent à la production. » (« Progrès et chances du Fascisme », dans le n° 91 – 92 d’octobre-novembre 1970 sur « Le Fascisme dans le monde »).
Et Bardèche précise : « Un État dont un directoire militaire assume la direction n’est pas inévitablement un État autoritaire absorbé tout entier par la lutte contre le communisme et indifférent à la lutte parallèle et complémentaire qu’il faut mener contre les féodalités économiques. (…) Il faut souvent un certain temps à un observateur qui veut être objectif pour décider si un État autoritaire est un simple régime de gérance qui protège les privilèges acquis ou s’il est un État « national » qui s’est engagé résolument dans la voie de l’indépendance et de la justice. » (ibidem) En effet, pour Bardèche : « Le gaullisme, comme le franquisme, s’est caractérisé dans la gestion des affaires nationales par une rupture avec les éléments énergiques et par un recours à l’immobilisme ayant pour objet d’assurer et de perpétuer la hiérarchie des privilèges de la société des nantis. » (ibidem)
Ce qui est tragique, c’est que les staliniens, comme les fascistes, sont d’abord mûs par un même désir de justice sociale. Mais ils se sont laissé prendre à l’appât de l’étatisme, qu’ils incarnent désormais dans certaines régions du monde. Il faut comprendre cela, en même temps que l’analyse économiste sur « les intérêts de la petite bourgeoisie (ou du grand capital, ou de la « nouvelle classe » de la bureaucratie) » pour comprendre ce phénomène signalé par Wilhelm Reich, de sections de combats entières du parti Social-Démocrate allemand passant intégralement, avec armes et bagages, aux S.A. : voilà l’aspect prolétarien de la « psychologie de masse du fascisme ». Désormais, les seules révolutions profondes ne pourront se faire que contre l’État, comme le comprenaient les anarchistes russes dès la naissance du pouvoir bolchevik. Il faut bien voir que seule la contre-révolution peut sortir de positions telles que développe ce texte caractéristique, élaboré par « un groupe d’étudiants » :
« ( …) Cette construction d’une société nouvelle, c’est cela la véritable révolution. En fait, les gauchistes ont échoué dans leurs tentatives pour faire la révolution parce qu’ils avaient une vision livresque et parfaitement erronée de ce que peut être une Révolution. Ils ont été tentés de le découvrir en lisant (presque aussi mal que les colonels paras de l’action psychologique en Algérie) les écrits de Mao Tsé-toung ou en ressortant les livres poussiéreux de Léon Trotsky, quand ce n’était pas ceux de Rosa Luxembourg ou de Gramsci. Ils n’ont pas voulu comprendre que la définition de la Révolution devait se faire sur le terrain, d’une façon pragmatique.
« La Révolution n’est pas un jeu. La Révolution ne se décrète pas dans des meetings, elle ne s’invente pas dans des conciliabules de comploteurs de salon ; la Révolution se fait. Elle se fait si les révolutionnaires ont en main les outils nécessaires à sa réussite :
- Un parti révolutionnaire (…)
- Une ligne politique révolutionnaire (…)
- Une volonté révolutionnaire au service d’une idéologie révolutionnaire (…)
« Ces trois outils sont la condition nécessaire à toute véritable action révolutionnaire. Mais une fois ces outils créés, il serait criminel de ne pas tout faire pour renverser le régime et bâtir l’État Nouveau. (…)
« La révolution ne sera faite que si des révolutionnaires conséquents sont disposés à tout risquer pour sa réalisation. Les petits-bourgeois du mouvement gauchiste, les fils des privilégiés de l’Ancien Régime sont, par essence, presque tous incapables de saisir, d’une façon tangible, ces problèmes, et de tenter de leur apporter des solutions concrètes.
« Ils préfèrent se lancer dans des discussions aussi oiseuses que nombreuses, refusant l’action dans ce qu’elle peut avoir de prise sur le réel. Les phantasmes finissent par devenir, chez eux, le seul côté vraiment senti de l’existence. La Révolution devient un Sabbat ; la Religion n’est plus l’opium du peuple ; c’est l’opium qui est la Religion du gauchisme. »
De quel groupe mao, ou de L.O.. ou de l’U.E.C. proviennent ces lignes ? Un buste en plâtre de la révolution triomphante à ceux qui auront vu qu’elles sont tirées du numéro de Défense de l’Occident précédemment cité. Il est vrai que la dictature nous est plus familières sous d’autres traits, tels que ceux-ci : « Chaque fois que se constitue un groupement où se trouvent en contact des hommes conscients, ils n’ont pas à tenir compte de l’apathie de la masse. Il est déjà assez regrettable que les inconscients se refusent à user de leurs droits, sans encore leur reconnaître l’étrange privilège d’entraver la proclamation et la réalisation du Droit des conscients. » (Émile Pouget. Les bases du syndicalisme ; cité dans la brochure Spartacus Capitalisme-Syndicalisme même combat, par la CORALE, p. 6).
De telles citations ne sont pas simple jeu d’esprit, et appellent à se demander, finalement, au nom de quoi la plupart d’entre nous se réclament de l’anarchisme, en montrant la facilité avec laquelle ces positions auraient pu rejoindre celle du fascisme (ou du stalinisme) : l’exemple historique du mouvement syndical, en particulier du syndicalisme révolutionnaire et de l’anarcho-syndicalisme est là pour montrer, de façon éloquente, que dans les faits, la compartimentation gauche-droite, libertaire-autoritaire, n’est souvent qu’un leurre, qui sert d’avantage à préserver les « bonnes consciences » qu’à éviter les confusions idéologiques et pratiques (cf. les carrières de certains militants de la C.N.T. passés au franquisme). Il s’en faut de peu : le refus de toute dictature peut amener par le biais du refus de la dictature du prolétariat, à la collaboration de classes. Ou au contraire, un certain élitisme, bien ancré dans la tradition anarchiste, avec un certain goût de la conspiration (cf. l’aventure de la Fédération Communiste Libertaire de Fontenys, et son organisme directeur clandestin, au nom révélateur : O.P.B. — Organisation Pensée-Bataille), alliés à une problématique de Guerre Civile amène bien des camarades sur le terrain de l’État, quand ils n’y participent pas activement (et l’occasion fait le larron : voyez les « anarchistes soviétiques », ou les « camarades ministres » espagnols, pour ne citer que les exemples plus connus). L’avant-garde consciente et organisée qui pousse le prolétariat inconscient vers la révolution : c’est le chemin de toutes les dictatures modernes.
Ces notes ont pour but, d’abord de servir de jalons pour la discussion d’une série de thèmes trop souvent négligés par les anarchistes, et en premier lieu de la question nationale (Rudolf Rocker est une exception : mais il n’est toujours pas publié en français ! À quand une traduction de Nationalisme et Culture par exemple ?). Ensuite, je voudrais rappeler que nous vivons depuis trop longtemps sur un mythe confortable : le fascisme, c’est les autres. Il serait bon de voir que « le fascisme » (au sens habituel, plus large, de « tentative, pas forcément consciente, d’instaurer une dictature, un État nouveau »), cela peut être nous-mêmes.
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P. Lepeintre