La Presse Anarchiste

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[/​Ed. Champ Libre — 1974/]

« La Consti­tu­tion anglaise est la seule au monde (…) où la dic­ta­ture ne soit pas de droit excep­tion­nel, mais de droit com­mun. Et la chose est claire. En toute cir­cons­tance, à toutes les époques, le Par­le­ment a, quand il le veut, le pou­voir dic­ta­to­rial (…). Il peut tout, et c’est là ce qui consti­tue le pou­voir dictatorial. »

Dono­so Cor­tès, Mar­quis de Val­de­ga­mas, Dis­cours sur la dic­ta­ture (4 jan­vier 1849)

« Si l’on pou­vait dire que le com­mu­nisme est fas­ci­sant, on devrait pou­voir éga­le­ment retour­ner les termes et dire que le régime de Pino­chet (ou hier celui de Mus­so­li­ni) est ou était com­mu­ni­sant, ce qui est absurde et cho­quant pour les fas­cistes eux-mêmes. »

Jean-Fran­çois Kahn sur Europe 1 (cité dans Le Monde du 15 novembre 1974)

Ces Cahiers paraissent deux fois l’an. Deux coups d’en­voi pro­met­teurs. La pre­mière livrai­son s’ap­pa­ren­tait à la série Clas­siques de la Sub­ver­sion (qui a déjà publié Déjacque, Coeur­de­roy, Darien, et main­te­nant Zo d’Axa) chez le même édi­teur : même cou­ver­ture noire, même sou­ci de pré­sen­ter au public d’au­jourd’­hui des anar­chistes du 19e siècle trop rapi­de­ment oubliés. La pièce de résis­tance de cette antho­lo­gie étant la (re)publication de textes d’An­selme Bel­le­gar­rigue, en par­ti­cu­lier les deux numé­ros connus de L’A­nar­chie, jour­nal de l’Ordre (1850 : le tour­nant obs­cur…). À noter aus­si le « Mani­feste de la démo­cra­tie au 19e siècle », de Vic­tor Consi­dé­rant, et « La légende de Vic­tor Hugo », de Paul Lafargue.

Le deuxième numé­ro, lui, est d’un style tout autre, en ce sens qu’il s’or­donne autour du thème de La Dic­ta­ture, et suit ses ava­tars dans la socié­té indus­trielle. Un choix de textes judi­cieux éclaire le rap­port fon­da­men­tal entre le déve­lop­pe­ment de la dic­ta­ture éta­tique — idéo­lo­gique et maté­rielle — et la crois­sance des mou­ve­ments révo­lu­tion­naires modernes, de masse, en cor­res­pon­dance avec l’ap­pa­ri­tion d’un fait nou­veau : la nation. « Si Dieu n’exis­tait pas, il fau­drait l’in­ven­ter » sou­pi­rait encore Vol­taire. C’est que le des­pote éclai­ré dont il rêvait n’é­tait sup­por­table — n’é­tait conce­vable, même — que dans la mesure où il tenait son pou­voir d’une auto­ri­té supé­rieure — et autre­ment plus for­mi­dable — mais dont le repré­sen­tant direct — le Pape — lui, offrait l’a­van­tage de ne plus avoir droit de regard sur le domaine pro­pre­ment poli­tique. Ce sys­tème de la royau­té de droit divin, stade ultime de la féo­da­li­té, va être bat­tu en brèche dès la fin du 17e siècle par les bour­geoi­sies mon­tantes, qui vont lui oppo­ser la nation, c’est-à-dire la com­mu­nau­té humaine (mais voir sur ce sujet le livre de Jean-Yves Guio­mar, L’i­déo­lo­gie natio­nale : Nation Repré­sen­ta­tion Pro­prié­té, Ed. Champ Libre).

C’est d’ailleurs J.-Y. Guio­mar qui nous pré­sente Hérault de Séchelles, l’a­ris­to­crate Héber­tiste, auteur de la Consti­tu­tion de 1793, qui finit guillo­ti­né avec Dan­ton. Sa Théo­rie de l’am­bi­tion, ses Réflexions sur la décla­ma­tion, textes qui ouvrent l’an­tho­lo­gie, montrent bien que, pour lui, Dieu est déjà mort : c’est l’art du déma­gogue qu’il expose ; la faveur des puis­sants compte moins que l’ad­mi­ra­tion de la foule. Et la bour­geoi­sie vic­to­rieuse, le roi dépo­sé, l’au­to­ri­té rede­vient humaine, la nation devient réa­li­té : les hommes s’ar­rogent la toute-puis­sance qu’ils réser­vaient à Dieu, dans la mesure où leur savoir leur per­met­tra de domi­ner le monde. Comme le dira aux Cortes espa­gnoles, en 1849, Dono­so Cor­tès — le Joseph de Maistre espa­gnol — dans un dis­cours admi­rable de clair­voyance, et à bien des égards pro­phé­tique : « Les voies sont pré­pa­rées pour un tyran gigan­tesque, colos­sal, uni­ver­sel, immense ; tout est pré­pa­ré pour cela. Remar­quez-le bien, il n’y a plus de résis­tances ni morales ni maté­rielles » (p. 87).

Ce que Dono­so Cor­tès constate, en conser­va­teur lucide, c’est que la fin du vieil ordre social rend inopé­rantes les idéo­lo­gies sécu­laires, et en tout pre­mier lieu ce qui don­nait à l’homme son image du monde et de lui-même : la reli­gion. « Vous serez comme des dieux, telle est la for­mule de la pre­mière révolte du pre­mier homme contre Dieu. Depuis Adam, le pre­mier rebelle, jus­qu’à Prou­dhon, le der­nier impie, telle est la for­mule de toutes les révo­lu­tions » (p. 84). Or : « Il n’y a, mes­sieurs, que deux répres­sions pos­sibles : l’une inté­rieure, l’autre exté­rieure ; la répres­sion reli­gieuse et la répres­sion poli­tique. (…) Lorsque la répres­sion reli­gieuse baisse, la répres­sion poli­tique monte » (p. 86). Et cette répres­sion poli­tique va pou­voir faire appel à des tech­niques sans cesse plus sub­tiles, sans cesse plus puis­santes, au ser­vice d’un État qui sera de plus en plus sou­mis à la volon­té de la foule et aux intrigues des déma­gogues : « les révo­lu­tions pro­fondes furent tou­jours l’œuvre d’o­pu­lentes aris­to­cra­ties. Non, mes­sieurs, le germe des révo­lu­tions n’est pas dans l’es­cla­vage, n’est pas dans la misère ; le germe des révo­lu­tions est dans les dési­rs de la mul­ti­tude sur­ex­ci­tée par les tri­buns qui l’ex­ploitent à leur pro­fit » (p. 84). Désor­mais, « com­bien grande est la folie d’un par­ti qui se figure pou­voir gou­ver­ner avec moins de moyens que Dieu, et s’in­ter­dit le moyen, par­fois néces­saire, de la dic­ta­ture » (p. 83). Mais la réac­tion reli­gieuse sou­hai­tée par Dono­so Cor­tès ne vien­dra pas, et il le sait : « la ques­tion, comme je l’ai dit, n’est pas entre la liber­té et la dic­ta­ture (…) : il s’a­git de choi­sir entre la dic­ta­ture de l’in­sur­rec­tion et la dic­ta­ture du gou­ver­ne­ment (…) entre la dic­ta­ture qui vient d’en bas et celle qui vient d’en haut. » (p. 89).

Choi­sis­sant consciem­ment un com­bat d’ar­rière-garde, c’est pour la seconde alter­na­tive que penche Dono­so Cor­tès. Choi­sis­sant consciem­ment un com­bat d’a­vant-garde, c’est, deux géné­ra­tions plus tôt, la pre­mière qu’a­vait choi­sie Hérault de Séchelles. Les prises de posi­tions de ces deux aris­to­crates, venant, l’une à l’oc­ca­sion de la convul­sion des révo­lu­tions natio­nales répu­bli­caines du 18e siècle, l’autre à l’oc­ca­sion de celle des révo­lu­tions natio­nales libé­rales du 19e siècle, expriment bien l’al­ter­na­tive qui se pose alors aux classes diri­geantes : diri­ger avec le peuple, ou contre lui — mais tou­jours au nom des inté­rêts supé­rieurs de la nation, qui va se confondre avec la patrie. Et ce sont les révo­lu­tion­naires plé­béiens du 20e siècle qui vont four­nir l’ex­pres­sion la plus ache­vée de ce pro­ces­sus, qui abou­ti­ra à ce slo­gan féro­ce­ment ambi­gu de mai 68 : « l’É­tat, c’est cha­cun d’entre nous. »

La révo­lu­tion natio­nale réa­lise, une fois pour toutes, l’i­den­ti­fi­ca­tion entre l’É­tat, le ter­ri­toire natio­nal et le peuple, par la prise de pou­voir d’un groupe qui, aux yeux de tous, repré­sente la Nation : qu’il s’a­gisse d’une Assem­blée ou d’un Par­ti. Et, comme l’a bien vu Dono­so Cortes, une telle révo­lu­tion doit avoir une dimen­sion non seule­ment anti­clé­ri­cale, mais bien athée, ou, plus jus­te­ment, anti­théo­lo­gique — bien qu’en pra­tique le saut soit trop grand : on se conten­te­ra de l’an­ti-chris­tia­nisme, qui sus­ci­te­ra l’é­mer­gence de cultes natio­naux, laïcs (du type Franc-Maçon­ne­rie) — ce qui, d’ailleurs, n’as­su­re­ra que mieux, à terme, la mort de Dieu ; de même que la mort du roi devra pas­ser par sa sub­sti­tu­tion par un dic­ta­teur natio­nal. Et faut-il s’é­ton­ner si l’homme qui aura l’éner­gie et la vision néces­saires à ce rôle vien­dra sou­vent des régions mar­gi­nales, qui ont le plus besoin de la révo­lu­tion natio­nale pour s’in­té­grer à la nation ? Le corse Napo­léon, l’au­tri­chien Hit­ler, le géor­gien Sta­line… À noter que, dans les pays qui n’ont pas encore réa­li­sé leur révo­lu­tion natio­nale (et ceci vaut pour les régions, telle la Bre­tagne, qui n’ont pas vrai­ment par­ti­ci­pé à la nation qui les entoure) tous les groupes révo­lu­tion­naires sont à la fois natio­na­listes et répu­bli­cains : c’est le cas de l’Ir­lande, où la lutte contre l’É­glise et la reli­gion donne tout son sens au fait que les forces les plus radi­cales sont engluées dans l’Ar­mée Répu­bli­caine Irlan­daise, et le mou­ve­ment Répu­bli­cain (offi­ciel ou pro­vi­soire), qui ché­rit tou­jours sa filia­tion his­to­rique avec la grande Révo­lu­tion Fran­çaise. Il est vrai que J.-Y. Guio­mar par­ti­cipe au groupe La Taupe Bre­tonne (5 numé­ros parus, dont 3 aux édi­tions Champ Libre), qui s’est cen­tré sur la cri­tique du natio­na­lisme, à par­tir de l’ex­pé­rience bre­tonne, appa­ren­tée de bien des façons à sa cou­sine celte irlan­daise : il est inté­res­sant de retrou­ver chez lui la même cri­tique anti­clé­ri­cale que chez les gau­chistes irlan­dais ; et c’est sans doute ce qui lui a per­mis de cer­ner l’es­sen­tiel de la révo­lu­tion natio­nale répu­bli­caine française.

Mais en légi­ti­mant l’É­tat, la révo­lu­tion natio­nale donne des droits sur lui aux plus déshé­ri­tés, et la jonc­tion se fait néces­sai­re­ment avec les mou­ve­ments et les idéo­lo­gies qui défendent les inté­rêts de classe de ces der­niers. Le carac­tère néces­sai­re­ment bel­li­queux du natio­na­lisme ne tar­de­ra pas à se marier à la vio­lence de la lutte des classes : c’est bien « la patrie en dan­ger » qui va per­mettre la Com­mune de Paris, et Jau­rès, en exal­tant la Révo­lu­tion Fran­çaise, sera le porte-parole d’une géné­ra­tion de socia­listes ; les socia­listes alle­mands, eux, attendent tou­jours leur révo­lu­tion natio­nale, et doivent se conten­ter des lar­gesses de Bis­mark. « Les pro­lé­taires n’ont pas de patrie » devaient rap­pe­ler les socia­listes du 19e siècle : en fait, ils en eurent bien­tôt une, mythique, qu’elle s’ap­pelle la Sociale ou l’A­nar­chie — aus­si mythique que celle des Juifs… d’où le côté d’a­bord anti­na­tio­nal du mou­ve­ment ouvrier, et les rap­ports révé­la­teurs entre le mes­sia­nisme juif et les mou­ve­ments révo­lu­tion­naires (voir à ce sujet les oeuvres de Ger­chom Scho­lem). Mais cette patrie mythique aura bien­tôt son embryon, bien réel, lui, dans les orga­ni­sa­tions ouvrières — par­tis et syn­di­cats — dont le carac­tère natio­nal va s’af­fir­mer à rai­son qu’elles par­ti­cipent à un État qu’elles reven­diquent au lieu de reje­ter : « À quand enfin la Répu­blique de la Jus­tice et du Tra­vail ? » s’ex­clame J.-B. Clé­ment à la fin de La semaine san­glante, écrite en juin 1871. Et, logi­que­ment, appa­raît la Patrie de la Révo­lu­tion : la France (cf. Kropotkine…).

Quoi d’é­ton­nant si le syn­di­ca­lisme d’ac­tion directe — dont la voca­tion est de gérer l’É­tat — ver­ra sou­vent la grève géné­rale, et la lutte de classes en géné­ral, en termes de Guerre Sociale ? Mais une guerre où « On n’se tue pas entre Fran­çais » rap­pelle Mon­té­hus en 1907 (Salut au 17e). Cette confu­sion tra­gique, mais logique et (presque) inévi­table entre Patrio­tisme et Socia­lisme explique la tra­jec­toire poli­tique d’un Aris­tide Briand, mais sur­tout de Mon­té­hus lui-même, qui, avec Gus­tave Her­vé (qui avait fait de La Guerre Sociale le titre de son jour­nal), dès qu’il ver­ra la patrie en dan­ger, se mobi­li­se­ra joyeu­se­ment pour la guerre patrio­tique — comme toute la classe ouvrière, comme (presque) tous les révo­lu­tion­naires. Et, après la guerre mon­diale, les syn­di­ca­listes révo­lu­tion­naires res­te­ront mobi­li­sés, dans les par­tis auto­ri­taires, soit aux ordres de la nou­velle Patrie du Socia­lisme : la Rus­sie, soit pour réa­li­ser la révo­lu­tion natio­nale socia­liste. Et, de gaie­té de cœur, les hommes vont tran­cher ce choix ter­rible qu’a­vait déjà signa­lé Dono­sé Cor­tès — dic­ta­ture de l’in­sur­rec­tion ou dic­ta­ture du gou­ver­ne­ment mais atro­ce­ment sim­pli­fié : dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat ou dic­ta­ture de la bour­geoi­sie. Thiers ou Noske contre Lénine ou Mus­so­li­ni — de toute façon la dic­ta­ture éta­tique en sort renforcée.

Il est signi­fi­ca­tif que ce soient les pays où les résis­tances à la guerre s’é­taient le plus fait sen­tir qui ver­ront ces révo­lu­tions natio­nales socia­listes : l’Al­le­magne, l’I­ta­lie, la Rus­sie, les pays issus de l’empire Aus­tro-Hon­grois… La révo­lu­tion a réveillé le natio­na­lisme des masses, et il suf­fit de savoir le cap­ter. Comme le dit Hit­ler à Her­mann Rau­sch­ning, (des extraits de son Hit­ler m’a dit — 1939 — font suite au dis­cours de Dono­so Cor­tès) : « les petits-bour­geois sociaux-démo­crates et les bonzes des syn­di­cats ne pour­ront jamais deve­nir de véri­tables natio­naux socia­listes : les com­mu­nistes, tou­jours » (p. 96). Et c’est bien dans les S.A. que se fon­dirent les mili­tants socia­listes et com­mu­nistes après 1933. Hit­ler revient sans cesse sur le rôle essen­tiel de la masse : « J’ai fana­ti­sé la masse pour en faire l’ins­tru­ment de ma poli­tique. J’ai réveillé la masse. Je l’ai for­cée à s’é­le­ver au-des­sus d’elle-même, je lui ai don­né un sens et une fonc­tion. On m’a repro­ché de réveiller dans la masse les ins­tincts les plus bas. Ce n’est pas cela que je fais. Si je me pré­sente devant la masse avec des argu­ments rai­son­nables, elle ne me com­prend pas ; mais quand j’é­veille en elle des sen­ti­ments qui lui conviennent, elle suit immé­dia­te­ment les mots d’ordre que je lui donne. Dans une assem­blée de masse, il n’y a plus de place pour la pen­sée. Et, comme j’ai pré­ci­sé­ment besoin de créer une telle ambiance (…) je fais ras­sem­bler dans mes réunions le plus grand nombre pos­sible d’au­di­teurs de toutes sortes et les contrains à se fondre dans la masse, qu’il le veuille ou non : des intel­lec­tuels, des bour­geois aus­si bien que des ouvriers. Je brasse le peuple et je ne lui parle que lors­qu’il est pétri en une seule masse. » (pp. 109 – 110) C’est là toute la dyna­mique des Fronts de Libé­ra­tion Natio­nale qui seront mis sur pied avec tant de vigueur par les sta­li­niens (et par leurs émules pure­ment et sim­ple­ment natio­na­listes) par la suite : la des­truc­tion du pro­lé­ta­riat et de la bour­geoi­sie dans l’ordre, par leur asser­vis­se­ment simul­ta­né à la puis­sance de l’É­tat, qui n’est plus dis­tin­guable du Par­ti — voi­là la révo­lu­tion natio­nale socia­liste, qui « est un socia­lisme en deve­nir, qui ne s’a­chève jamais, parce que son idéal se déplace sans cesse. » (p. 100).

« Être dic­ta­teur, c’est un slo­gan der­rière lequel il n’y a aucune réa­li­té. Ma façon de gou­ver­ner, c’est de faire sans cesse dans le par­ti la somme géné­rale d’in­nom­brables obser­va­tions, juge­ments et voeux de toutes sortes ; tra­vail épui­sant et qui n’est jamais fini. Mon devoir essen­tiel est de ne jamais me trou­ver en contra­dic­tion avec mon par­ti. (…) Que signi­fie notre par­ti ? Pour­quoi avons-nous éli­mi­né les par­tis mul­tiples et tout le sys­tème démo­cra­ti­co-par­le­men­taire ? (…) Il n’existe plus de bétail élec­to­ral que l’on soûle de paroles à chaque consul­ta­tion. À la place de la masse, il y a main­te­nant la com­mu­nau­té du peuple dont nous fai­sons l’é­du­ca­tion, la nation orga­ni­sée et consciente d’elle-même : notre par­ti. » Cet expo­sé magis­tral du cen­tra­lisme démo­cra­tique ne pro­vient bien sûr pas de Lénine, ni de Trots­ky, ni même de Sta­line : c’est tou­jours Hit­ler qui parle (pp. 104 – 105).

Il est vrai qu’ap­pa­raît ici le terme de nation, que Lénine et les bol­che­viks se refu­saient à uti­li­ser ; iro­ni­que­ment — et mon­trant bien qu’il ne suf­fit pas de se refu­ser à jouer un rôle pour évi­ter d’être ame­né, par la logique même de sa situa­tion, à le jouer — c’est le refus de Sta­line de consi­dé­rer comme légi­times les aspi­ra­tions auto­no­mistes (voir des extraits de Le mar­xisme et la ques­tion natio­nale dans l’an­tho­lo­gie pré­pa­rée par Georges Haupt, Michael Lowy et Clau­die Weill : Les mar­xistes et la ques­tion natio­nale 1848 – 1914, aux édi­tions Fran­çois Mas­pé­ro), allié au dogme léni­niste qui iden­ti­fiait la révo­lu­tion bour­geoise (et donc natio­nale) avec le régime de Kerens­ki, ce sont ces mêmes cer­ti­tudes qui amè­ne­ront les bol­che­viks, avec la meilleure foi du monde — une fois n’est pas cou­tume — à réa­li­ser eux-mêmes la révo­lu­tion natio­nale russe, au nom de l’in­ter­na­tio­na­lisme. En l’oc­cur­rence, le léni­nisme joue­ra le rôle essen­tiel du jaco­bi­nisme, fon­de­ment idéo­lo­gique néces­saire à la créa­tion de l’É­tat nou­veau, et pré­lude à la dic­ta­ture. Wal­ter Kri­vits­ky, l’es­pion sovié­tique qui tra­hit Sta­line lorsque le Gué­péou finit par étendre sa domi­na­tion à son propre ser­vice, en 1937, témoigne, dans son livre Agent de Sta­line — (1939) — dont des extraits font suite à ceux de H. Rau­sch­ning —  de la dimen­sion pro­pre­ment poli­cière de la révo­lu­tion natio­nale — la révo­lu­tion qui « mange ses propres enfants », pour reprendre une expres­sion révé­la­trice, issue d’une autre révolution.

Car c’est bien un rap­port de pié­té filiale qui unit les révo­lu­tion­naires à l’É­tat nou­veau, iden­ti­fié à la Patrie — c’est-à-dire à la terre des ancêtres, la terre où l’on ense­ve­lit son père, la terre natale. Ce qui va entraî­ner, et le besoin constant de récrire l’his­toire, celle de la nation comme celle de la révo­lu­tion, et la vio­lence avec laquelle la révo­lu­tion doit être sau­ve­gar­dée — dans le cas de l’URSS, pour pré­ser­ver le « Socia­lisme dans un seul pays », pour main­te­nir l’in­té­gri­té de la Patrie du Socia­lisme — et per­met­tra son iden­ti­fi­ca­tion finale au dic­ta­teur (Sta­line, « le petit père des peuples », jus­te­ment). Rôle capi­tal de la Ter­reur, qui légi­time l’É­tat natio­nal par un bap­tême de sang, dans le sang des enne­mis de la nation, et donc en par­ti­cu­lier des révo­lu­tion­naires les plus radi­caux, qui tra­hissent par le fait même d’être res­tés loyaux aux idéaux ini­tiaux (et tou­jours pro­cla­més) d’une révo­lu­tion qui vou­lait don­ner la terre aux déshé­ri­tés. Et ceci va se faire, en URSS, au nom de ce qui fai­sait l’o­ri­gi­na­li­té de la révo­lu­tion bol­che­vique, qui se don­nait pour but de repré­sen­ter le pro­lé­ta­riat, et non la nation — et refu­sait donc la col­la­bo­ra­tion de classes prô­née par les révo­lu­tions natio­nales socia­listes alle­mande ou ita­lienne, et, rom­pant tota­le­ment avec le libé­ra­lisme, éten­dait son jaco­bi­nisme au domaine économique.

Kri­vits­ky réduit, de manière sai­sis­sante, le Front Popu­laire et la Guerre d’Es­pagne à leur dimen­sion poli­cière : pour le Krem­lin, il ne s’a­gis­sait que d’a­me­ner l’Al­le­magne à com­po­ser, depuis qu’elle s’é­tait prou­vée, en tant qu’É­tat natio­nal, par l’é­pu­ra­tion des S.A., à l’oc­ca­sion de la « nuit des longs cou­teaux » de juin 1934. Le maté­ria­lisme dia­lec­tique deve­nait Real­po­litk dans ces paroles de Sta­line : « Nous devons nous entendre avec une puis­sance de pre­mier plan telle que l’Al­le­magne nazie. » Mais, paral­lè­le­ment, à mesure que l’U.R.S.S. accep­tait de trai­ter de nation à nation sur l’a­rène mon­diale, et aban­don­nait la tac­tique « classe contre classe », la poli­tique de Front Popu­laire pré­fi­gu­rait le poly­cen­trisme des « voies natio­nales vers le socia­lisme », qui sera consa­cré lors de la seconde guerre mon­diale par la poli­tique des comi­tés de Résis­tance Natio­nale et la dis­so­lu­tion offi­cielle du Komin­tern en 1943.

Le Front Popu­laire : dure épreuve que ce double jeu auquel les par­tis com­mu­nistes vont se ris­quer, en ten­tant de se réin­sé­rer dans le jeu poli­tique natio­nal tout en res­tant fidèles à la patrie sovié­tique ; en s’ac­cor­dant des exi­gences de la démo­cra­tie par­le­men­taire tout en fai­sant l’a­po­lo­gie de la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat russe. Ces ten­sions se retrou­ve­ront dans les « démo­cra­ties popu­laires » d’a­près-guerre, et seront un des fac­teurs impor­tants der­rière les explo­sions de 1953 à Ber­lin, 1956 à Buda­pest, 1968 à Prague… En France, Doriot va résoudre ce dilemme en quit­tant le PCF pour fon­der le Par­ti Popu­laire Fran­çais. Le Par­ti Com­mu­niste, lui, plus dou­lou­reu­se­ment, mais plus sûre­ment, devien­dra répu­bli­cain. Seule manière en effet, de conqué­rir le pou­voir d’É­tat dans un pays où, depuis 1789, l’au­to­ri­té et la légi­ti­mi­té sont répu­bli­caines. Car on ne fait pas deux fois la révo­lu­tion natio­nale, et c’est ce qui rend déri­soires les efforts des fas­cistes fran­çais. La seconde guerre mon­diale — celle que l’URSS appelle encore « la grande guerre patrio­tique » — sera un for­mi­dable révé­la­teur du désar­roi de ceux qui ne sau­ront pas, tels le P.C.F. d’a­près 1941, conci­lier patrio­tisme et socia­lisme. Des anciens Croix de Feu du colo­nel de la Rocque aux mili­tants sor­tis de la SFIO avec Mar­cel Déat pour for­mer le Par­ti Social Fran­çais en 1933, c’est la plus grande confu­sion, entre qui col­la­bo­re­ra avec l’oc­cu­pant alle­mand pour réa­li­ser un Socia­lisme Fran­çais qui pas­se­rait par Vichy, ultime incar­na­tion de la sou­ve­rai­ne­té natio­nale ; et qui lut­te­ra contre l’en­va­his­seur en se récla­mant d’une légi­ti­mi­té d’exi­lés. Faut-il rap­pe­ler que les pre­miers groupes de la Résis­tance comp­taient une forte pro­por­tion de groupes d’ex­trême-droite ? Et que c’est au Maré­chal Pétain que nous devons le décret ins­ti­tuant le 1er mai comme jour chô­mé, et son appel­la­tion de Fête du Tra­vail (« le 1er mai, jour de la saint Phi­lippe »… « le Maré­chal tient ses pro­messes — même celles des autres » rap­pe­lait la pro­pa­gande de Vichy).

C’est ce qu’ex­prime admi­ra­ble­ment un fas­ciste de la pre­mière et de la der­nière heure, Pierre Drieu la Rochelle, dans des articles char­gés de luci­di­té amère, qu’il écri­ra en 1943 pour La Révo­lu­tion Natio­nale, et qui ferment cette antho­lo­gie : « Dans les for­ma­tions qui ont pas­sé pour fas­cistes, on a vu beau­coup de réac­tion­naires et beau­coup de modé­rés et beau­coup d’an­ti­com­mu­nistes. Or un réac­tion­naire est le contraire d’un fas­ciste, et un modé­ré n’é­tant rien ne peut pas être fas­ciste plus qu’autre chose. D’autre part être anti­com­mu­niste est sim­ple­ment néga­tif et cache ou bien le néant de la pen­sée, ou les inquié­tudes du porte-mon­naie, ou le trouble d’un com­por­te­ment bour­geois qui est tout à fait péri­mé. » (p. 185) « Un vrai fas­ciste est un socia­liste et un socia­liste n’est vrai que si, à un moment ou à un autre, il mérite l’ap­pel­la­tion de fas­ciste, parce que c’est un homme de com­bat et d’au­to­ri­té, autant que de colère et de rup­ture à l’é­gard du capi­ta­lisme. » (p. 194) Et Drieu la Rochelle note : « Mus­so­li­ni se dit main­te­nant fas­ciste répu­bli­cain : il l’é­tait jus­qu’en 1921 et il aurait mieux fait de le res­ter plu­tôt que de gar­der son roi et d’en faire un empe­reur. (…) Encore plus que répu­bli­cain, Mus­so­li­ni devrait se dire et sur­tout se faire socia­liste. Ça aus­si, il l’é­tait autre­fois. Il fut même le chef des socia­listes ita­liens. (…) Mus­so­li­ni a lou­voyé entre les classes. Il a beau­coup fait d’é­ta­tisme. Les démo­crates en font bien en Angle­terre et en Amé­rique. Qui peut n’en pas faire ? Mais il n’a fait que de l’é­ta­tisme capi­ta­liste, il n’a même pas fait du capi­ta­lisme d’é­tat. » (p. 193).

Et c’est Drieu la Rochelle qui expli­cite le mieux la soli­da­ri­té des socia­listes éta­tiques, natio­naux, avec cette volon­té de révo­lu­tion dans l’ordre et la digni­té, cette épou­vante d’un Grand Soir des bas-fonds, de la « jungle », des « bandes de ceux qui ne sont ni com­mu­nistes ni patriotes, (…) ceux qui sont le pur pro­duit de la grande ville, du ciné­ma, du mar­ché noir. Et ceux-là pille­ront, mas­sa­cre­ront, dis­lo­que­ront tout. » Et « les bandes bon­di­ront sur les châ­teaux, mais aus­si sur les appar­te­ments, sur les banques, mais aus­si sur les églises, les musées et les biblio­thèques. » « Et il n’y aura plus du tout de socié­té, alors qu’il n’y a déjà plus d’É­tat, ni du tout de patrie, pilée par les occu­pa­tions contra­dic­toires. » (pp. 202 – 203) Alors ? Alors, on pren­dra le par­ti de Dono­so Cor­tès : « Quand la léga­li­té suf­fit pour sau­ver la socié­té, la léga­li­té ; quand elle ne suf­fit pas, la dic­ta­ture. » (p. 81)

Et Drieu la Rochelle, en un sai­sis­sant retour­ne­ment de la pro­blé­ma­tique de Guerre Sociale, oppose, à ces bandes, l’in­ter­na­tio­nale des « allées et venues de ces pro­lé­ta­riat pauvres et révol­tés que sont leurs armées (des fas­cistes et des natio­naux-socia­listes) » (p. 288), de même qu’il oppose aux bandes « le comi­té de la résis­tance (…) ; il y a des orga­ni­sa­tions, les Francs Tireurs et Par­ti­sans sont enca­drés et tenus en main, l’ar­mée secrète est là avec ses cadres d’of­fi­ciers et de sous-offi­ciers, la police et la garde mobile ne sont pas tout à fait dis­soutes. Et il y en a d’autres. Peuh ! Tous ces gens-là se bat­tront les uns contre les autres et lais­se­ront le champ d’au­tant plus libre aux autres, aux bandes… » (pp. 202 – 203) On com­prend mieux, alors, la tra­jec­toire d’un Claude Roy, qui d’une par­ti­ci­pa­tion à l’heb­do­ma­daire col­la­bo­ra­tion­niste Je suis Par­tout pas­sa en 1943 aux FTP, puis au PC, avant de faire une cri­tique et du sta­li­nisme, et de l’étatisme.

Dans une socié­té moderne, l’É­tat est iden­ti­fié à la nation, et ceci n’est deve­nu vrai que par une révo­lu­tion natio­nale, par une insur­rec­tion qui a ins­tau­ré sa dic­ta­ture — un ordre nou­veau (cf. L’Or­dine Nuo­vo, titre du jour­nal de Gram­sci). Fas­cisme et sta­li­nisme sont des exemples his­to­riques et géo­gra­phiques par­ti­cu­liers de cette dic­ta­ture. En France, l’É­tat est répu­bli­cain, et la dic­ta­ture ne peut être que répu­bli­caine ; et en ce sens un Le Pen sera tou­jours moins dan­ge­reux (ne lui en déplaise) qu’un Mar­cel­lin ou un Ponia­tows­ki, ou qu’un PC répu­bli­cain lavé de la tare ori­gi­nelle d’an­ti-natio­na­lisme, d’in­féo­da­tion à la Rus­sie. Un PC deve­nu plei­ne­ment natio­nal depuis la Résis­tance, et que sa pers­pec­tive éta­tique amène à lut­ter contre les socié­tés mul­ti­na­tio­nales, dont il réclame, non pas la socia­li­sa­tion, mais bien l’é­ta­ti­sa­tion, sous le nom signi­fi­ca­tif de… natio­na­li­sa­tion (il serait ins­truc­tif de faire l’his­to­rique de ce terme : son appa­ri­tion, dans son accep­ta­tion moderne, semble liée à la struc­tu­ra­tion du syn­di­ca­lisme, que ce soit en Angle­terre, vers 1870 – 1880, ou en France, au tour­nant du siècle). Et c’est bien la fer­veur natio­nale, l’i­déo­lo­gie natio­nale répu­bli­caine (ce qui, en France, est un pléo­nasme) qui a per­mis de neu­tra­li­ser les FTP, qui se croyaient le fer de lance de la révo­lu­tion socia­liste en France, pour les trans­for­mer en … Com­pa­gnies Répu­bli­caines de Sécu­ri­té (voir à ce sujet le livre de Mau­rice Agul­hon et Fer­nand Bar­rat, C.R.S. à Mar­seille 1944 – 1947, Armand Colin éd., col­lec­tion F.N.S.P. — Textes et Docu­ments de Sciences Sociales — 1971).

Mais lais­sons la parole à un connais­seur en matière de dic­ta­ture : Mau­rice Bar­dèche, dans Défense de l’Oc­ci­dent : « Le fonc­tion­ne­ment de la démo­cra­tie est aujourd’­hui tel­le­ment fal­si­fié par l’a­mé­na­ge­ment des lois élec­to­rales, qu’il n’existe presque plus dans le monde de véri­tables démo­cra­ties (…). Ces régimes semi-auto­ri­taires ne peuvent pré­tendre au titre de « démo­cra­tie » que parce qu’ils se sou­mettent pério­di­que­ment au ver­dict des élec­tions géné­rales et se retirent si ce ver­dict leur est contraire. C’est à ce type de régime fon­dé sur la confis­ca­tion tem­po­raire du pou­voir, ou, si l’on pré­fère, sur un bail de gérance qu’ap­par­tiennent la plu­part des grands États actuels. (…) Il en résul­tait que, main­te­nant, dans le monde actuel, les régimes semi-auto­ri­taires l’emportent de beau­coup et que la ten­dance à un pseu­do-fas­cisme libé­ral à direc­tion plou­to­cra­tique est lar­ge­ment pré­pon­dé­rante (…). Il était beau­coup plus dif­fi­cile de carac­té­ri­ser, sans ris­quer de lourdes erreurs, les régimes qui sont fran­che­ment auto­ri­taire (…). Un État est « fas­ciste » quand il est à la fois un État qui défend l’in­dé­pen­dance natio­nale, dans le domaine éco­no­mique aus­si bien que dans le domaine poli­tique, et un État qui com­bat les féo­da­li­tés et les mono­poles de la puis­sance finan­cière pour assu­rer une juste répar­ti­tion du reve­nu natio­nal entre tous ceux qui col­la­borent à la pro­duc­tion. » (« Pro­grès et chances du Fas­cisme », dans le n° 91 – 92 d’oc­tobre-novembre 1970 sur « Le Fas­cisme dans le monde »).

Et Bar­dèche pré­cise : « Un État dont un direc­toire mili­taire assume la direc­tion n’est pas inévi­ta­ble­ment un État auto­ri­taire absor­bé tout entier par la lutte contre le com­mu­nisme et indif­fé­rent à la lutte paral­lèle et com­plé­men­taire qu’il faut mener contre les féo­da­li­tés éco­no­miques. (…) Il faut sou­vent un cer­tain temps à un obser­va­teur qui veut être objec­tif pour déci­der si un État auto­ri­taire est un simple régime de gérance qui pro­tège les pri­vi­lèges acquis ou s’il est un État « natio­nal » qui s’est enga­gé réso­lu­ment dans la voie de l’in­dé­pen­dance et de la jus­tice. » (ibi­dem) En effet, pour Bar­dèche : « Le gaul­lisme, comme le fran­quisme, s’est carac­té­ri­sé dans la ges­tion des affaires natio­nales par une rup­ture avec les élé­ments éner­giques et par un recours à l’im­mo­bi­lisme ayant pour objet d’as­su­rer et de per­pé­tuer la hié­rar­chie des pri­vi­lèges de la socié­té des nan­tis. » (ibi­dem)

Ce qui est tra­gique, c’est que les sta­li­niens, comme les fas­cistes, sont d’a­bord mûs par un même désir de jus­tice sociale. Mais ils se sont lais­sé prendre à l’ap­pât de l’é­ta­tisme, qu’ils incarnent désor­mais dans cer­taines régions du monde. Il faut com­prendre cela, en même temps que l’a­na­lyse éco­no­miste sur « les inté­rêts de la petite bour­geoi­sie (ou du grand capi­tal, ou de la « nou­velle classe » de la bureau­cra­tie) » pour com­prendre ce phé­no­mène signa­lé par Wil­helm Reich, de sec­tions de com­bats entières du par­ti Social-Démo­crate alle­mand pas­sant inté­gra­le­ment, avec armes et bagages, aux S.A. : voi­là l’as­pect pro­lé­ta­rien de la « psy­cho­lo­gie de masse du fas­cisme ». Désor­mais, les seules révo­lu­tions pro­fondes ne pour­ront se faire que contre l’É­tat, comme le com­pre­naient les anar­chistes russes dès la nais­sance du pou­voir bol­che­vik. Il faut bien voir que seule la contre-révo­lu­tion peut sor­tir de posi­tions telles que déve­loppe ce texte carac­té­ris­tique, éla­bo­ré par « un groupe d’étudiants » :

« ( …) Cette construc­tion d’une socié­té nou­velle, c’est cela la véri­table révo­lu­tion. En fait, les gau­chistes ont échoué dans leurs ten­ta­tives pour faire la révo­lu­tion parce qu’ils avaient une vision livresque et par­fai­te­ment erro­née de ce que peut être une Révo­lu­tion. Ils ont été ten­tés de le décou­vrir en lisant (presque aus­si mal que les colo­nels paras de l’ac­tion psy­cho­lo­gique en Algé­rie) les écrits de Mao Tsé-toung ou en res­sor­tant les livres pous­sié­reux de Léon Trots­ky, quand ce n’é­tait pas ceux de Rosa Luxem­bourg ou de Gram­sci. Ils n’ont pas vou­lu com­prendre que la défi­ni­tion de la Révo­lu­tion devait se faire sur le ter­rain, d’une façon pragmatique.

« La Révo­lu­tion n’est pas un jeu. La Révo­lu­tion ne se décrète pas dans des mee­tings, elle ne s’in­vente pas dans des conci­lia­bules de com­plo­teurs de salon ; la Révo­lu­tion se fait. Elle se fait si les révo­lu­tion­naires ont en main les outils néces­saires à sa réussite :

  • Un par­ti révo­lu­tion­naire (…)
  • Une ligne poli­tique révo­lu­tion­naire (…)
  • Une volon­té révo­lu­tion­naire au ser­vice d’une idéo­lo­gie révo­lu­tion­naire (…)

« Ces trois outils sont la condi­tion néces­saire à toute véri­table action révo­lu­tion­naire. Mais une fois ces outils créés, il serait cri­mi­nel de ne pas tout faire pour ren­ver­ser le régime et bâtir l’É­tat Nou­veau. (…)

« La révo­lu­tion ne sera faite que si des révo­lu­tion­naires consé­quents sont dis­po­sés à tout ris­quer pour sa réa­li­sa­tion. Les petits-bour­geois du mou­ve­ment gau­chiste, les fils des pri­vi­lé­giés de l’An­cien Régime sont, par essence, presque tous inca­pables de sai­sir, d’une façon tan­gible, ces pro­blèmes, et de ten­ter de leur appor­ter des solu­tions concrètes.

« Ils pré­fèrent se lan­cer dans des dis­cus­sions aus­si oiseuses que nom­breuses, refu­sant l’ac­tion dans ce qu’elle peut avoir de prise sur le réel. Les phan­tasmes finissent par deve­nir, chez eux, le seul côté vrai­ment sen­ti de l’exis­tence. La Révo­lu­tion devient un Sab­bat ; la Reli­gion n’est plus l’o­pium du peuple ; c’est l’o­pium qui est la Reli­gion du gau­chisme. »

De quel groupe mao, ou de L.O.. ou de l’U.E.C. pro­viennent ces lignes ? Un buste en plâtre de la révo­lu­tion triom­phante à ceux qui auront vu qu’elles sont tirées du numé­ro de Défense de l’Oc­ci­dent pré­cé­dem­ment cité. Il est vrai que la dic­ta­ture nous est plus fami­lières sous d’autres traits, tels que ceux-ci : « Chaque fois que se consti­tue un grou­pe­ment où se trouvent en contact des hommes conscients, ils n’ont pas à tenir compte de l’a­pa­thie de la masse. Il est déjà assez regret­table que les incons­cients se refusent à user de leurs droits, sans encore leur recon­naître l’é­trange pri­vi­lège d’en­tra­ver la pro­cla­ma­tion et la réa­li­sa­tion du Droit des conscients. » (Émile Pou­get. Les bases du syn­di­ca­lisme ; cité dans la bro­chure Spar­ta­cus Capi­ta­lisme-Syn­di­ca­lisme même com­bat, par la CORALE, p. 6).

De telles cita­tions ne sont pas simple jeu d’es­prit, et appellent à se deman­der, fina­le­ment, au nom de quoi la plu­part d’entre nous se réclament de l’a­nar­chisme, en mon­trant la faci­li­té avec laquelle ces posi­tions auraient pu rejoindre celle du fas­cisme (ou du sta­li­nisme) : l’exemple his­to­rique du mou­ve­ment syn­di­cal, en par­ti­cu­lier du syn­di­ca­lisme révo­lu­tion­naire et de l’a­nar­cho-syn­di­ca­lisme est là pour mon­trer, de façon élo­quente, que dans les faits, la com­par­ti­men­ta­tion gauche-droite, liber­taire-auto­ri­taire, n’est sou­vent qu’un leurre, qui sert d’a­van­tage à pré­ser­ver les « bonnes consciences » qu’à évi­ter les confu­sions idéo­lo­giques et pra­tiques (cf. les car­rières de cer­tains mili­tants de la C.N.T. pas­sés au fran­quisme). Il s’en faut de peu : le refus de toute dic­ta­ture peut ame­ner par le biais du refus de la dic­ta­ture du pro­lé­ta­riat, à la col­la­bo­ra­tion de classes. Ou au contraire, un cer­tain éli­tisme, bien ancré dans la tra­di­tion anar­chiste, avec un cer­tain goût de la conspi­ra­tion (cf. l’a­ven­ture de la Fédé­ra­tion Com­mu­niste Liber­taire de Fon­te­nys, et son orga­nisme direc­teur clan­des­tin, au nom révé­la­teur : O.P.B. — Orga­ni­sa­tion Pen­sée-Bataille), alliés à une pro­blé­ma­tique de Guerre Civile amène bien des cama­rades sur le ter­rain de l’É­tat, quand ils n’y par­ti­cipent pas acti­ve­ment (et l’oc­ca­sion fait le lar­ron : voyez les « anar­chistes sovié­tiques », ou les « cama­rades ministres » espa­gnols, pour ne citer que les exemples plus connus). L’a­vant-garde consciente et orga­ni­sée qui pousse le pro­lé­ta­riat incons­cient vers la révo­lu­tion : c’est le che­min de toutes les dic­ta­tures modernes.

Ces notes ont pour but, d’a­bord de ser­vir de jalons pour la dis­cus­sion d’une série de thèmes trop sou­vent négli­gés par les anar­chistes, et en pre­mier lieu de la ques­tion natio­nale (Rudolf Rocker est une excep­tion : mais il n’est tou­jours pas publié en fran­çais ! À quand une tra­duc­tion de Natio­na­lisme et Culture par exemple ?). Ensuite, je vou­drais rap­pe­ler que nous vivons depuis trop long­temps sur un mythe confor­table : le fas­cisme, c’est les autres. Il serait bon de voir que « le fas­cisme » (au sens habi­tuel, plus large, de « ten­ta­tive, pas for­cé­ment consciente, d’ins­tau­rer une dic­ta­ture, un État nou­veau »), cela peut être nous-mêmes.

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P. Lepeintre

La Presse Anarchiste