La Presse Anarchiste

Lire ou ne pas lire

[/​Mouvement ouvriers de ges­tion et d’ac­tion directe en Italie/]

Dans un court article écrit en 1946, Leo­net­ti (com­pa­gnon de Gram­sci, diri­geant du P.C. ita­lien, exclu en 1930, puis « réin­té­gré après la guerre ») montre com­ment les vieilles « com­mis­sions internes », com­po­sées d’ou­vriers syn­di­qués, d’or­ganes de col­la­bo­ra­tion de classe pen­dant la Pre­mière Guerre Mon­diale (empê­cher les grèves et main­te­nir la pro­duc­ti­vi­té) se sont trans­for­mées en conseils d’u­sine, c’est-à-dire en ins­tru­ment fon­da­men­tal de la lutte de classe.

Cette trans­for­ma­tion a été le fruit d’une longue « lutte idéo­lo­gique » menée par le groupe « Ordine Nuo­vo » et sur­tout par Gram­sci, nous dit Leonetti.

La démons­tra­tion est peu convain­cante, car si les Conseils d’u­sines sont « plus démo­cra­tique » (chaque ate­lier nomme son com­mis­saire et de l’en­semble des com­mis­saires émane un comi­té exé­cu­tif : le Conseil d’u­sine) leur conte­nu n’en est pas pour autant obli­ga­toi­re­ment révo­lu­tion­naire : Leo­net­ti lui-même écrit : « Tous les Conseils d’u­sine furent ensuite grou­pés hori­zon­ta­le­ment et ver­ti­ca­le­ment. Leur effi­ca­ci­té se mani­fes­ta dans chaque domaine : le nombre des litiges entre ouvriers et patrons dimi­nua. La pro­duc­tion aug­men­ta… » ! L’ou­vrier doit trou­ver qu’il est capable de gérer lui-même le sys­tème (le même) aus­si bien et même mieux que les patrons !

Le débat est ouvert depuis long­temps sur ce pro­blème et fina­le­ment, l’ar­ticle de Leo­net­ti le réin­tro­duit fort bien. Il est pro­lon­gé par un article de P.C. Masi­ni, « Anar­chistes et Com­mu­nistes dans le Mou­ve­ment des Conseils à Turin ». « Les ordi­no­vistes sous-éva­luèrent le pro­blème de l’É­tat dans le sens de son « iso­le­ment » ; les « sovié­tistes » (Bor­di­ga) le sur­éva­luèrent dans le sens de son « occu­pa­tion » ; les anar­chistes le cen­trèrent cor­rec­te­ment dans le sens de sa liqui­da­tion, réa­li­sée sur le ter­rain poli­tique ». Pour ces der­niers, les Conseils d’u­sine n’ont d’ef­fi­ca­ci­té qu’en période révo­lu­tion­naire ; dans les autres cas, ils risquent de deve­nir des organes de co-ges­tion « pour le bon fonc­tion­ne­ment de l’u­sine, pour l’aug­men­ta­tion de la production… »

Fort bien, mais le pro­blème reste entier, car nous avons vu qu’en 1920 les Conseils d’u­sine ont été aus­si cela. Et pour­tant on dit que cette période fut révo­lu­tion­naire ; sinon, qu’est-ce qu’une période révolutionnaire ?

Toutes les ten­dances ont peut-être sur­éva­lué les pos­si­bi­li­tés des Conseils d’u­sines. Par ailleurs Masi­ni nous pré­sente Gram­sci comme un « liber­taire » (comme il est d’ailleurs à la mode de le faire, tant pour « blan­chir » le Bol­che­visme après Sta­line, d’un côté que pour don­ner des assises « théo­riques » à un mou­ve­ment liber­taire qui n’en aurait pas (? !) de l’autre).

Pour­tant, l’ar­ticle de Gram­sci inti­tu­lé « le mou­ve­ment Turi­nois des Conseils d’u­sines » nous montre le contraire : une ardeur toute « triom­pha­liste » pour séduire les diri­geants de l’In­ter­na­tio­nale com­mu­niste (l’ar­ticle est un rap­port — donc un acte de sou­mis­sion — à l’I.C.)

  • anti-anar­chiste à sou­hait pour se mon­trer plus bol­che­vique que Lénine lui-même,
  • sur­éva­luant les forces com­mu­nistes qui auraient obte­nu la majo­ri­té abso­lue dans le conseil du Syn­di­cat des Métal­lur­gistes (alors qu’en réa­li­té ce ne furent que les forces de gauche — toutes ensembles — qui furent majoritaires),
  • idéa­liste dans l’a­na­lyse de l’é­chec de la grève d’a­vril 1920 : « après que la tra­hi­son des lea­ders eût ame­né la défaite de la grève. »

On peut tou­jours dire que Gram­sci ne pen­sait pas ce qu’il disait — voir l’ar­ticle cité par Masi­ni ou il défend les anar­chistes contre Tas­ca ; voir les concep­tions « cultu­relles » et « basistes » de Gram­sci. Il n’en reste pas moins que Gram­sci est un homme de Par­ti, pro­fon­dé­ment bol­che­vique et aristocratique.

On peut tou­jours faire des « cou­pures » dans l’oeuvre, dans la vie de l’homme — cela se fait beau­coup et devient même une science uni­ver­si­taire. Il reste qu’il est aus­si comique de par­ler d’un Gram­ci liber­taire que de par­ler de « la période anar­chiste de Lénine » à l’é­poque de « Tout le pou­voir aux soviets ».

Cela se nomme tout sim­ple­ment « stra­té­gie poli­tique intelligente ».

L’autre série de textes qui portent sur la période d’a­près la Deuxième Guerre Mon­diale, montre la per­ma­nence, mal­gré 23 années de fas­cisme, de l’i­dée de « conseils de base » dans le mou­ve­ment ouvrier ita­lien. Mieux vaut les lire que les résumer.

Mar­tin

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