« Depuis la fin de la guerre, les seules insurrections prolétariennes qu’a connues la planète, se sont déclenchées au-delà du « rideau de fer ». Certains veulent y voir une ironie, une farce de l’histoire, puisque ce sont justement les pays qui se baptisent eux-mêmes démocratie populaire, ouvrière, État socialiste ou communiste, qui ont réprimé par la force armée les mouvements de leurs prolétaires. La liste est longue, de l’écrasement de la révolte de Cronstadt à la répression des « bavures » de la Grande Révolution Culturelle Chinoise, en passant par Berlin-Est (1953), Budapest (1956) et la Pologne de 1970 – 71.
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Comme presque toujours dans l’histoire, ce sont les événements eux-mêmes qui se chargent de détruire les constructions idéologiques. Les événements de Pologne de 1970 – 71 jouent bien ce rôle de révélateur dès qu’on accepte de les examiner à partir des mêmes principes d’analyse que ceux que l’on prétend, en général, appliquer aux mouvements sociaux des pays occidentaux. C’est ce qui a été tenté dans Capitalisme et lutte de classe en Pologne, décembre 1970 — janvier 1971, ouvrage d’un collectif d’un groupe aujourd’hui disparu, Informations et Correspondance Ouvrières, mais qui s’unissait justement autour d’un de ces principes : l’autonomie d’action et d’organisation des travailleurs.
Que nous apprend ce livre ? S’appuyant sur une documentation le plus souvent inédite en français, il nous montre, en la suivant pas à pas, comment l’insurrection ouvrière s’est développée dans tout le pays et comment elle s’est révélée rapidement être une lutte de la classe dominée contre la classe dominante, de ceux qui produisent, obéissent, qui vendent leur force de travail, contre ceux qui ordonnent, décident du type, de l’orientation et de l’intensité d’une production dont ils disposent des produits, contre ceux qui exploitent la force de travail. Bref, on retrouve la vieille opposition entre Travail et Capital, celle qui caractérise le monde d’aujourd’hui dans son entier : l’histoire de l’humanité n’a pas cessé d’être celle de la lutte des classes.
Mais cette unité profonde, celle des systèmes sociaux de toute la planète (nous laissons de côté ici le cas des pays pré-capitalistes encore féodaux), celle du système capitaliste en un mot, ne doit pas nous faire oublier les différences importantes que ce système présente d’un point du globe à un autre. Autant il est stérile de croire à la division manichéiste en deux, voire trois blocs, autant il serait castrateur d’en rester à la reconnaissance toute théorique de cette unité ou même de vouloir défendre l’idée d’une identité absolue. C’est pourquoi, une fois l’unité profonde reconnue, il est nécessaire et possible d’étudier les cas particuliers de la Pologne et, à travers elle, du glacis russe. Les événements polonais ne seraient pas « compréhensibles » sans une étude des conditions matérielles et spirituelles qui ont rendu possible et nécessaire cette explosion.
Toutefois, si on se bornait, comme l’ont fait les journaux bourgeois, à une simple constatation de la montée des prix au cours des deux derniers trimestres de 1970, ce serait de nouveau s’arrêter au niveau superficiel, celui qui fait attribuer les événements a la mauvaise qualité des dirigeants du pays. C’est pourquoi le livre s’essaye à un exposé matérialiste de la situation polonaise. Et ceci veut dire que, non seulement il nous fournit de nombreuses données économiques, mais qu’il les relie à une étude des conditions sociales, des conditions de classe, et du développement socio-économique de la Pologne depuis 1914. Ainsi répond-il au dilemme posé plus haut : dès le début le régime mis en en place en Pologne socialiste (comme dans la Russie bolchevique), ressortit au capitalisme et non à quelque mythique État Ouvrier ; ses problèmes sont des problèmes d’accumulation du capital, et il n’y a pas à s’étonner de voir aujourd’hui les États de ce type réprimer, comme les autres, les soulèvements ouvriers.
Bien entendu les auteurs de ce livre savent qu’il y a au côté d’analogies, des différences entre la branche occidentale du Capital (celle que l’on appelle généralement capitalisme libéral ou capitalisme tout court) et sa branche orientale (celle que l’on appelle le plus souvent le monde socialiste, ou, dans certains groupes d’ultra-gauche, le capitalisme d’État). Elles sont liées à l’histoire même du Capital et à la difficulté que rencontrent, pour s’implanter, les capitalismes autochtones, dans un monde déjà dominé par le Capital existant.
L’une des plus marquantes de ces différences, souvent à l’origine de bien des confusions, est celle qui porte sur le mode d’appropriation du sur-travail, cette part non payée du travail du prolétaire. Dans la branche occidentale, où subsiste la propriété privée des moyens de production, elle se fait essentiellement par le marché et reste, pour une grande part, une appropriation individuelle par les membres de la classe dominante. Dans la branche orientale où les moyens de production sont entre les mains de l’État, c’est-à-dire qu’ils sont propriété collective de la classe dominante dans son ensemble, elle passe par les rouages de l’État, c’est-à-dire qu’elle est une appropriation collective par la classe dominante dans son ensemble. Mais cette différence, importante certes, n’obère en rien l’unité fondamentale entre les deux branches, celle du phénomène de l’appropriation : l’exploitation de l’homme par l’homme prend dans les deux branches une forme commune, celle du salariat.
Il a souvent été reproché au groupe I.C.O. de ne pas vouloir « faire de théorie ». On trouvera pourtant ici une longue postface théorique. Elle traite de l’évolution du capitalisme de ses origines à nos jours. Il s’agit là d’une tentative de retrouver l’unité du système capitaliste global au-delà des formes particulières qu’ont pu prendre les divers capitalismes constitutifs de celui-ci, selon les époques et le lieu.
On entend de partout dire que les mouvements spontanés ne peuvent mener à rien s’ils ne sont pas secondés puis repris en main par une direction révolutionnaire appropriée. Personne ne semble se rendre compte que cette reprise en main ne fait que recréer la société d’exploitation, éventuellement sur d’autres bases. Dans le processus de libération des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, l’auto-organisation est indispensable, mais cette auto-organisation n’obéit pas à des schémas préfabriqués : produit de la lutte, elle est la lutte elle-même. L’insurrection des ouvriers polonais est une étape, un maillon dans la succession d’avancées et de reculs de la lutte de classe qui mettra fin à la société d’exploitation. En dévoilant ouvertement le caractère de classe des pays prétendument socialistes, elle fait tomber un des obstacles idéologiques au développement et à l’internationalisation des luttes ».