Cela pose à notre avis deux questions : quelle « autogestion » a été mise en place au Portugal, quel est son contenu réel ? Et, plus généralement, qu’entend-on par autogestion ? Suffit-il que les travailleurs d’une entreprise se déclarent en autogestion pour que la lutte des classes trouve là son optimum d’express:on positive et que les embryons de la société future v soient en germe ?
L’autogestion est décrite ici dans le contexte de contraintes et de difficultés économiques auxquelles se heurtent ce genre d’expériences, tant du point de vue des problèmes liés au marché capitaliste que du blocage réalisé par le pouvoir et les syndicats. Cette situation constitue les « limites auxquelles s’affrontent les travailleurs ; face à cette analyse, on assiste à une affirmation, un appel presque incantatoire à la combativité des travailleurs pour dépasser ces limites, « dépassement » qui acquiert une valeur presque mythique dans la mesure où aucun indice concret de ce dépassement n’est évoqué. Une remarque s’impose à ce propos : il s’agit ici d’un schéma traditionnel concernant le rôle de la classe ouvrière qui doit pourfendre les démons du capitalisme, gouvernement, partis et syndicats (les patrons sont éliminés ou absents…) pour montrer ses capacités d’auto-organisation, son autonomie. Mais de quelle autonomie ou auto-organisation s’agit-il, on y reviendra bientôt, celle de bien gérer et écouler la production capitaliste ? En effet, quelles que soient les structures mises en place, l’autogestion est valorisée comme processus d’apprentissage (réussi éventuellement) de la démocratie dans l’usine, processus d’où émerge la conscience de classe… mais pour quoi ? Pour ne plus être exploité par un patron repérable, un ministère, une commission ou un syndicat, un bureaucrate, mais pour toujours être un prolétaire, auto-contrôlant sa vie de producteur dans une entreprise toujours située dans un processus de production capitaliste, soumis à la loi de la productivité ? Qu’y a‑t-il de changé ?
En effet, comme il est dit dans l’article, les entreprises occupées qui tentent de fonctionner en autogestion se heurtent au problème de la structuration capitaliste de l’économie (écoulement du produit fini, prix du marché, dispositif technologique) et aux problèmes de survie, c’est-à-dire qu’il faut bien un salaire. Les contraintes exercées sur les travailleurs qui gèrent leur entreprise sont les mêmes (ou sont supérieures), et les impératifs n’ont pas changé : efficacité, productivité. Même si les travailleurs, par leurs luttes, ont réussi à se débarrasser du contrôle du gouvernement ou des syndicats, ils doivent, pour survivre, rendre leur entreprise compétitive sur le marché, respecter les normes qualitatives et quantitatives de production. On a vu ainsi des usines en autogestion réussir à doubler la production (belle application de « la bataille de la production »), élire… démocratiquement des gestionnaires avisés et compétents (la division du travail et la rotation des tâches seront remises à plus tard… ), cela se soldant par un nombre d’heures de travail plus élevé qu’avant, parfois le maintien des différences de salaires (entre hommes et femmes, exécutants et petits chefs, petits chefs et gestionnaires), etc.
Il ne s’agit pas à travers ces critiques de condamner les expériences d’autogestion, de méconnaître l’acquis positif de ces processus de lutte pour la démystification du système, la compréhension des mécanismes d’exploitation, du rôle des syndicats et commissions de tout poil ; il s’agit plutôt de mettre en doute une vision de la révolution par stades ou changements successifs, comme quoi, dans un premier temps, à travers leurs luttes, les travailleurs font leur éducation, dégomment les grands et petits chefs tout en continuant, pour survivre, à se poser les mêmes questions que leurs ex-patrons gestionnaires, à garder les mêmes structures de production ; et ensuite, petit à petit, quand leurs yeux se seront décillés, ils se poseront les vrais problèmes de la société révolutionnaire : quelle production pour quels besoins, avec quelle technologie, quel temps de travail, l’abolition de la division du travail, base de la non reproduction des hiérarchies et du pouvoir. Il nous semble au contraire que si ces problèmes ne sont pas posés d’emblée, l’autogestion ne sera qu’une des modalités que revêt l’exploitation capitaliste, faisant plus illusion (les travailleurs participent, ont le contrôle apparent de leur travail), mais restera une forme de gestion du capital.
L’autogestion est ainsi une bonne solution en cas de crise : pas de problème de chômage, la production continue ; la répression n’a pas besoin de s’exercer directement puisque les objectifs du système sont remplis. L’autogestion, telle qu’on peut la voir au Portugal ou dans les luttes ici, si elle ne s’accompagne pas d’une remise en cause plus radicale du système, n’est qu’une autre forme de soumission au capital.
Ce qui me fait peur dans le mot autogestion, c’est qu’il y a aussi le mot gestion.
Agathe.