Z. — J’aime en Rabelais le satirique et j’admire son adresse à énoncer, en riant et batifolant, de dures critiques qui n’auraient pas passé si aisément s’il avait joué au moraliste sévère. D’ailleurs Rabelais savait s’accommoder avec la religion et c’est à l’abri des bulles papales qu’il opérait, si j’ose dire. Le fait est qu’à Rome, il trouva l’amour des lettres, la tolérance et la sécurité qu’il n’aurait pas trouvées dans les pays où triomphait la Réforme. Son ancien correspondant Calvin lui fit le plus grand tort en le désignant comme faisant partie du troupeau des plus incorrigibles libertins, comme on dénommait les libres penseurs, en ce temps-là. Ce que justement n’était pas le joyeux curé de Meudon…
A. — Les avis sont partagés. Si Rabelais n’eut pas à se plaindre de la cour papale, on ne saurait oublier que lorsqu’il quitta la France, il allait être décrété d’accusation et emprisonné. À son retour, tu te souviens que la Faculté de Théologie dénonça et censura le « Quart livre » et défendit de l’exposer et de le vendre. Il fallut qu’un prince de l’Église — le cardinal de Châtillon — s’entremit auprès de François 1er et obtint de lui qu’on cessât les poursuites, Et qu’as-tu découvert de nouveau dans l’œuvre de Rabelais ?
Z. — En ce moment. je me délecte en la lecture des chapitres 51 et suivants de Gargantua.
A. — Justement, je ne parviens pas à me rassasier de ce passage que tu connais fort bien : « Toute leur vie estoit employée non par loix, statuz ou reigles, mais selon leur vouloir et franc arbitre : se levoient du lict quand bon leur sembloit, beuvoient, mangeoient, travailloient, dormoient, quand le desir leur venoit. Nul ne les esveilloit, nul ne les parforceoit ny à boyre, ny à manger, ny à chose aultre quelconques. Aynsi l’avoit estably Gargantua. En leur reigle n’estoit que ceste clause : Fay ce que vouldras, parce que gens liberes, bien nez, bien instruictz conversans en compaignies honnestes ont par nature un instinct et aiguillon qui tousjours les poulse à faictz vertueux et retire du vice, lequel ilz nommoient honneur. Iceulx, quand par vile subjection et contraincte sont deprimez et asserviz, détournent la noble affection, par laquelle à vertuz franchement tendoient, à déposer et enfraindre ce joug de servitude : car nous entreprenons toujours choses deffendues et convoitons ce qui nous est dénié ».
A. — Rabelais se montre ici aussi profond philosophe qu’excellent moraliste, un libre moraliste s’entend. D’ailleurs, l’abbaye de Thélème n’était pas un lieu de débauche ou de relâchement, comme certains ont feint de le croire. L’idée n’en serait jamais venue à notre auteur : « Jamais ne fussent veues dames tant propres à tout acte muliebre, honneste et libere que là estoint » … « Quand le temps venues estoit que aulcun d’icelle abbaye, ou à la requeste de ses parens ou pour aultres causes, voulust issir hors, avecque soy il emmenoit une des dames, celle laquelle l’auroit prins pour son devot, et estoient ensemble mariez ; et si bien avoient vescu à Thélème en dévotion et amytié, encore mieulx la continuoient-ils en mariage, d’autant se entreaymoient-ils à la fin de leurs jours comme le premier de leurs nopces… » Tout y- figure : respect de l’autorité familiale, amour constant… Tu ne m’écoutes plus ?
Z. — Mais si, mais si. Je sais bien qu’on a calomnié Rabelais. On ne lui pardonnait pas de fustiger l’hypocrisie et le fanatisme et l’intolérance qui régnaient en son époque, œuvre qui est le propre de tout moraliste sincère. Or, je pensais à la volonté d’harmonie qui liait si étroitement les Thélémites les uns aux autres. Grâce à cette liberté dont ils jouissaient et du fait que rien ne contraignait à le faire — ils « entroient en louable émulation de faire tout ce que à un seul voyoient faire. Si quelqu’un disoit beuvons, tous beuvoient. Si disoit jouons, tous jouroient. Si disoit : allons à l’esbat ès champs, tous y alloient. » Rabelais s’était donc aperçu que la base de l’entente, de l’harmonie, se trouvait dans la solidarité et la réciprocité. Il est clair qu’au moment où l’un des Thélémites exprimait. le désir de boire, de jouer ou de s’ébattre aux champs, les autres n’éprouvaient ou ne sentaient pas le même besoin cependant, pour ne pas rompre l’harmonie du milieu, les autres consentaient à se sacrifier — relativement, d’ailleurs, puisque le lendemain ou le sur-lendemain, ce pouvait être leur tour d’exprimer un désir auquel (toujours pour ne pas déranger l’harmonie) leurs compagnons se conformeraient. Quelle belle vie auraient menée les Thélémites si l’abbaye de Thélème avait existé ailleurs que dans l’imagination de son créateur !
A. — Ceci n’est pas tout à fait exact. On sait aujourd’hui que l’idée de l’abbaye de Thélème a été fournie à Rabelais par le château de l’amiral Bonnivet, que construisit l’architecte François Charpentier. Que notre auteur ait amplifié, magnifié, c’est évident, mais ce château est la source où a baigné en premier lieu son imagination. Ceci dit, as-tu remarqué à quelles personnes est réservé le séjour de Thélème ?
Z. — À de nobles « chevailliers », à des dames de « hault paraige » auxquels a fait don du manoir un non moins « hault seigneur ». Les habitants de l’abbaye sont des lettrés, parfois érudits, des esthètes ; ils aiment. non seulement la chasse et les jeux, mais aussi les beaux vêtements, les riches atours, les meubles magnifiques, sans oublier la bonne chère, les parfums choisis et rares, l’équitation, la natation, les bains. Ce sont tous gens fortunés et de noble naissance. Rabelais nous fait comprendre par là que pour vivre une existence pareille, il fallait des chevaliers « tant preux » et des dames « tant mignonnes » — bref, des êtres d’exception.
A. — Il ne s’agit pas, en fait, d’êtres d’exception qu’on rencontre dans tous les milieux sociaux, mais d’êtres exceptionnels appartenant à une catégorie sociale bien délimitée : celle des grands seigneurs et des grandes dames. L’Abbaye de Thélème ne se composait pas seulement du merveilleux château que décrit le chapitre 5. Il y avait un grand corps de logis, long d’une demi-lieue, où « demouroient les orfèvres, lapidaires, brodeurs, tireurs d’or, veloutiers. tapissiers et aultelissiers et là oeuvroient chacun de son mestier pour les susdictz religieux et religieuses. » Il y avait aussi « les offices » … « à simple estaige ». Donc, plusieurs catégories sociales : 1° les gens bien nés qui faisaient ce qu’ils voulaient — 2° le personnel attaché aux dits privilégiés ou employé à leurs amusements (domestiques, maîtres des gardes-robes, parfumeurs, testonneurs. esturciers. veneurs et tous autres. — 3° les artisans. Comme il y avait plusieurs classes de logis. Tous pouvaient être de « gentilz compaignons », mais à condition de demeurer chacun à sa place. C’est à dire qu’en ce beau milieu subsistait la « condition prolétarienne ». Thélème n’offre rien de commun avec un « milieu libre » où chacun, en âge de travailler, prend à tour de rôle la responsabilité des besognes matérielles, à moins qu’il n’oeuvre au dehors. Le fameux « Fay ce que vouldras » n’était qu’à l’usage de privilégiés, par la naissance et le rang social. Voilà ce dont ne se sont pas aperçu certains qui ont dépeint Thélème comme une anticipation sociale, une « colonie » idéale où l’on faisait ce qu’on voulait. chacun et tous. Ainsi, on sent que Rabelais a fréquenté des gens de haut lignage, de somptueuses demeures ; qu’il a frayé avec les Du Bellay, les d’Estissac, les De Châtillon, les De Guise, voire avec le roy gentilhomme. Plus tard, revenu de son commerce avec les grands. Rabelais prendra comme héros de ses contes, non plus Gargantua ou Pantagruel, mais Panurge, qu’on peut regarder comme la personnification du peuple qui souffre et aspire au bien-être.
E. Armand (8 février 1944)