La Presse Anarchiste

À propos de l’abbaye de Thélème

A. — Déci­dé­ment, tu en tiens pour les clas­siques du sei­zième siècle ; l’autre jour, tu étais plon­gé dans la lec­ture de Mon­taigne, aujourd’­hui, c’est Rabe­lais qui t’oc­cupe. Je ne te savais pas si féru du père de Gar­gan­tua et de Pantagruel. 

Z. — J’aime en Rabe­lais le sati­rique et j’ad­mire son adresse à énon­cer, en riant et bati­fo­lant, de dures cri­tiques qui n’au­raient pas pas­sé si aisé­ment s’il avait joué au mora­liste sévère. D’ailleurs Rabe­lais savait s’ac­com­mo­der avec la reli­gion et c’est à l’a­bri des bulles papales qu’il opé­rait, si j’ose dire. Le fait est qu’à Rome, il trou­va l’a­mour des lettres, la tolé­rance et la sécu­ri­té qu’il n’au­rait pas trou­vées dans les pays où triom­phait la Réforme. Son ancien cor­res­pon­dant Cal­vin lui fit le plus grand tort en le dési­gnant comme fai­sant par­tie du trou­peau des plus incor­ri­gibles liber­tins, comme on dénom­mait les libres pen­seurs, en ce temps-là. Ce que jus­te­ment n’é­tait pas le joyeux curé de Meudon… 

A. — Les avis sont par­ta­gés. Si Rabe­lais n’eut pas à se plaindre de la cour papale, on ne sau­rait oublier que lors­qu’il quit­ta la France, il allait être décré­té d’ac­cu­sa­tion et empri­son­né. À son retour, tu te sou­viens que la Facul­té de Théo­lo­gie dénon­ça et cen­su­ra le « Quart livre » et défen­dit de l’ex­po­ser et de le vendre. Il fal­lut qu’un prince de l’É­glise — le car­di­nal de Châ­tillon — s’en­tre­mit auprès de Fran­çois 1er et obtint de lui qu’on ces­sât les pour­suites, Et qu’as-tu décou­vert de nou­veau dans l’œuvre de Rabelais ? 

Z. — En ce moment. je me délecte en la lec­ture des cha­pitres 51 et sui­vants de Gargantua. 

A. — Jus­te­ment, je ne par­viens pas à me ras­sa­sier de ce pas­sage que tu connais fort bien : « Toute leur vie estoit employée non par loix, sta­tuz ou reigles, mais selon leur vou­loir et franc arbitre : se levoient du lict quand bon leur sem­bloit, beu­voient, man­geoient, tra­vailloient, dor­moient, quand le desir leur venoit. Nul ne les esveilloit, nul ne les par­for­ceoit ny à boyre, ny à man­ger, ny à chose aultre quel­conques. Ayn­si l’a­voit esta­bly Gar­gan­tua. En leur reigle n’es­toit que ceste clause : Fay ce que voul­dras, parce que gens liberes, bien nez, bien ins­truictz conver­sans en com­pai­gnies hon­nestes ont par nature un ins­tinct et aiguillon qui tous­jours les poulse à faictz ver­tueux et retire du vice, lequel ilz nom­moient hon­neur. Iceulx, quand par vile sub­jec­tion et contraincte sont depri­mez et asser­viz, détournent la noble affec­tion, par laquelle à ver­tuz fran­che­ment ten­doient, à dépo­ser et enfraindre ce joug de ser­vi­tude : car nous entre­pre­nons tou­jours choses def­fen­dues et convoi­tons ce qui nous est dénié ». 

A. — Rabe­lais se montre ici aus­si pro­fond phi­lo­sophe qu’ex­cellent mora­liste, un libre mora­liste s’en­tend. D’ailleurs, l’ab­baye de Thé­lème n’é­tait pas un lieu de débauche ou de relâ­che­ment, comme cer­tains ont feint de le croire. L’i­dée n’en serait jamais venue à notre auteur : « Jamais ne fussent veues dames tant propres à tout acte muliebre, hon­neste et libere que là estoint » … « Quand le temps venues estoit que aul­cun d’i­celle abbaye, ou à la requeste de ses parens ou pour aultres causes, vou­lust issir hors, avecque soy il emme­noit une des dames, celle laquelle l’au­roit prins pour son devot, et estoient ensemble mariez ; et si bien avoient ves­cu à Thé­lème en dévo­tion et amy­tié, encore mieulx la conti­nuoient-ils en mariage, d’au­tant se entreay­moient-ils à la fin de leurs jours comme le pre­mier de leurs nopces… » Tout y- figure : res­pect de l’au­to­ri­té fami­liale, amour constant… Tu ne m’é­coutes plus ? 

Z. — Mais si, mais si. Je sais bien qu’on a calom­nié Rabe­lais. On ne lui par­don­nait pas de fus­ti­ger l’hy­po­cri­sie et le fana­tisme et l’in­to­lé­rance qui régnaient en son époque, œuvre qui est le propre de tout mora­liste sin­cère. Or, je pen­sais à la volon­té d’har­mo­nie qui liait si étroi­te­ment les Thé­lé­mites les uns aux autres. Grâce à cette liber­té dont ils jouis­saient et du fait que rien ne contrai­gnait à le faire — ils « entroient en louable ému­la­tion de faire tout ce que à un seul voyoient faire. Si quel­qu’un disoit beu­vons, tous beu­voient. Si disoit jouons, tous jou­roient. Si disoit : allons à l’es­bat ès champs, tous y alloient. » Rabe­lais s’é­tait donc aper­çu que la base de l’en­tente, de l’har­mo­nie, se trou­vait dans la soli­da­ri­té et la réci­pro­ci­té. Il est clair qu’au moment où l’un des Thé­lé­mites expri­mait. le désir de boire, de jouer ou de s’é­battre aux champs, les autres n’é­prou­vaient ou ne sen­taient pas le même besoin cepen­dant, pour ne pas rompre l’har­mo­nie du milieu, les autres consen­taient à se sacri­fier — rela­ti­ve­ment, d’ailleurs, puisque le len­de­main ou le sur-len­de­main, ce pou­vait être leur tour d’ex­pri­mer un désir auquel (tou­jours pour ne pas déran­ger l’har­mo­nie) leurs com­pa­gnons se confor­me­raient. Quelle belle vie auraient menée les Thé­lé­mites si l’ab­baye de Thé­lème avait exis­té ailleurs que dans l’i­ma­gi­na­tion de son créateur ! 

A. — Ceci n’est pas tout à fait exact. On sait aujourd’­hui que l’i­dée de l’ab­baye de Thé­lème a été four­nie à Rabe­lais par le châ­teau de l’a­mi­ral Bon­ni­vet, que construi­sit l’ar­chi­tecte Fran­çois Char­pen­tier. Que notre auteur ait ampli­fié, magni­fié, c’est évident, mais ce châ­teau est la source où a bai­gné en pre­mier lieu son ima­gi­na­tion. Ceci dit, as-tu remar­qué à quelles per­sonnes est réser­vé le séjour de Thélème ? 

Z. — À de nobles « che­vailliers », à des dames de « hault paraige » aux­quels a fait don du manoir un non moins « hault sei­gneur ». Les habi­tants de l’ab­baye sont des let­trés, par­fois éru­dits, des esthètes ; ils aiment. non seule­ment la chasse et les jeux, mais aus­si les beaux vête­ments, les riches atours, les meubles magni­fiques, sans oublier la bonne chère, les par­fums choi­sis et rares, l’é­qui­ta­tion, la nata­tion, les bains. Ce sont tous gens for­tu­nés et de noble nais­sance. Rabe­lais nous fait com­prendre par là que pour vivre une exis­tence pareille, il fal­lait des che­va­liers « tant preux » et des dames « tant mignonnes » — bref, des êtres d’exception. 

A. — Il ne s’a­git pas, en fait, d’êtres d’ex­cep­tion qu’on ren­contre dans tous les milieux sociaux, mais d’êtres excep­tion­nels appar­te­nant à une caté­go­rie sociale bien déli­mi­tée : celle des grands sei­gneurs et des grandes dames. L’Ab­baye de Thé­lème ne se com­po­sait pas seule­ment du mer­veilleux châ­teau que décrit le cha­pitre 5. Il y avait un grand corps de logis, long d’une demi-lieue, où « demou­roient les orfèvres, lapi­daires, bro­deurs, tireurs d’or, velou­tiers. tapis­siers et aul­te­lis­siers et là oeu­vroient cha­cun de son mes­tier pour les sus­dictz reli­gieux et reli­gieuses. » Il y avait aus­si « les offices » … « à simple estaige ». Donc, plu­sieurs caté­go­ries sociales : 1° les gens bien nés qui fai­saient ce qu’ils vou­laient — 2° le per­son­nel atta­ché aux dits pri­vi­lé­giés ou employé à leurs amu­se­ments (domes­tiques, maîtres des gardes-robes, par­fu­meurs, tes­ton­neurs. estur­ciers. veneurs et tous autres. — 3° les arti­sans. Comme il y avait plu­sieurs classes de logis. Tous pou­vaient être de « gen­tilz com­pai­gnons », mais à condi­tion de demeu­rer cha­cun à sa place. C’est à dire qu’en ce beau milieu sub­sis­tait la « condi­tion pro­lé­ta­rienne ». Thé­lème n’offre rien de com­mun avec un « milieu libre » où cha­cun, en âge de tra­vailler, prend à tour de rôle la res­pon­sa­bi­li­té des besognes maté­rielles, à moins qu’il n’oeuvre au dehors. Le fameux « Fay ce que voul­dras » n’é­tait qu’à l’u­sage de pri­vi­lé­giés, par la nais­sance et le rang social. Voi­là ce dont ne se sont pas aper­çu cer­tains qui ont dépeint Thé­lème comme une anti­ci­pa­tion sociale, une « colo­nie » idéale où l’on fai­sait ce qu’on vou­lait. cha­cun et tous. Ain­si, on sent que Rabe­lais a fré­quen­té des gens de haut lignage, de somp­tueuses demeures ; qu’il a frayé avec les Du Bel­lay, les d’Es­tis­sac, les De Châ­tillon, les De Guise, voire avec le roy gen­til­homme. Plus tard, reve­nu de son com­merce avec les grands. Rabe­lais pren­dra comme héros de ses contes, non plus Gar­gan­tua ou Pan­ta­gruel, mais Panurge, qu’on peut regar­der comme la per­son­ni­fi­ca­tion du peuple qui souffre et aspire au bien-être. 

E. Armand (8 février 1944) 

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