La Presse Anarchiste

Haute école (5)

Il n’est pas pour qua­li­fier un homme, de plus beau titre que celui d’« intel­lec­tuel ». Quel dom­mage qu’il soit attri­bué avec si peu de dis­cer­ne­ment et, en consé­quence, si mal porté ! 

— O —

Depuis des temps immé­mo­riaux, on vante la fécon­di­té humaine, quoi­qu’elle ait pro­duit à toute époque la misère et la guerre. À pré­sent encore, on ignore ou l’on veut igno­rer que, pour chaque nation, croître et mul­ti­plier au delà des limites fixées par les pro­duits de son, sol, c’est la guerre. La guerre de 1939 – 1945, après celle de 1914 – 1918, est une confir­ma­tion écla­tante de la véri­té de cette asser­tion, mais per­sonne, ou presque, ne semble l’a­voir com­pris. Les hommes d’au­jourd’­hui per­sistent dans l’a­veu­gle­ment des hommes d’hier, avec, à leur tête, la qua­si-tota­li­té des intellectuels. 

Comme ils font piteuse mine, ces der­niers, devant le pro­blème de la guerre et de la paix, — sou­vent par haine du ratio­na­lisme et du maté­ria­lisme philosophique ! 

Un cer­tain semble d’entre eux ont payé leur tri­but de souf­france ou de mort dans cette deuxième grande guerre de sur­po­pu­la­tion, mais ils l’ont payé pour tous les intel­lec­tuels. Ce furent en quelque sorte des boucs émis­saires dési­gnés par le destin. 

Cepen­dant, un Berg­son a pu, en quelques belles pages des Deux Sources de la Morale et de la Reli­gion, déve­lop­per le thème : « Lais­sez faire Vénus, elle vous amè­ne­ra Mars », pas­sage sur lequel les berg­so­niens font d’ailleurs un silence una­nime. Un Paul Valé­ry a pu dire, dans ses Regards sur le Monde actuel : « Il faut rap­pe­ler aux nations crois­santes qu’il n’y a point d’arbre dans la nature qui, pla­cé dans les meilleures condi­tions de lumière, de sol et de ter­rain, puisse s’a­gran­dir et s’é­lar­gir indé­fi­ni­ment ». Mais, avec un ou deux, demi-quar­te­rons d’autres peut-être, un Julien Ben­da par exemple, ce ne sont que des excep­tions. Ceux-là ont dit leur mot, inci­dem­ment au sur­plus, pour faire connaître la cause des guerres ; l’im­mense majo­ri­té s’est tue, — les uns parce que le sujet est tabou : ils ont man­qué de cou­rage intel­lec­tuel. — les autres parce qu’ils ont été inca­pables de décou­vrir cette cause : ce n’é­taient pas de vrais intel­lec­tuels ; ils n’é­taient tels que superficiellement. 

ils se sont tus, alors qu’il leur eût fal­lu par­ler, par­ler encore, par­ler tou­jours de la cause et de sa pré­ten­tion, enfler la voix afin que l’hu­ma­ni­té ne pût pas ne pas entendre. Qui pis est, lors­qu’un pen­seur indé­pen­dant disait ce qu’eux-mêmes auraient dû dire, ils le réprou­vaient ou, de pré­fé­rence, fai­saient contre lui la conspi­ra­tion du silence. 

Par­mi ces intel­lec­tuels, d’au­cuns, ceux aux­quels je fai­sais allu­sion en débu­tant, n’ont su qu’en­trer dans l’ac­tion bel­li­ciste, ce qui était étran­ger à leur voca­tion : ils ont été des hommes ordi­naires, enga­gés dans l’au­to­ma­tisme impul­sif, non dans l’in­tel­lec­tion. On pour­ra les plaindre, d’un point de vue sen­ti­men­tal, mais il faut recon­naître que, du point de vue de la jus­tice bio­lo­gique, ils ont — conjoin­te­ment avec la masse, qui n’é­tait peut-être pas faite pour com­prendre d’emblée, encore qu’il semble bien qu’un bon élève de l’é­cole pri­maire pour­rait résoudre, du moins théo­ri­que­ment, le pro­blème de la guerre et de la paix ! — ils ont payé pour leur silence. 

— O —

Ce qu’on appelle « res­pec­ter les morts »… 

Au len­de­main du décès de Paul Valé­ry, M. Fran­cois Mau­riac, dans le Figa­ro, nous disait qu’il avait été de ceux à qui la struc­ture de leur esprit rend incon­ce­vable l’i­dée de « Dieu », M Emile Hen­riot, dans le Monde le qua­li­fiait de « maté­ria­liste idéo­logue ». Dans les Nou­velles lit­té­raires, M. Fran­cis de Mio­mandre le défi­nis­sait comme « agnos­tique inté­gral », tan­dis que M René Lalou, voyait en lui « notre anti-Pas­cal, si méfiant envers les méta­phy­si­ciens » et que M. Georges Duha­mel, nous don­nant en une savou­reuse anec­dote, la preuve que c’é­tait un anti­fi­na­liste militant. 

En somme. Paul Valé­ry avait tout ce qu’il fal­lait pour être un, athée — et c’en était un effectivement. 

Or, les quo­ti­dien nous appre­naient en même temps que, « selon la volon­té expri­mée par la famille » une céré­mo­nie reli­gieuse avait été célé­brée en. l’é­glise Saint-Hono­ré d’Ey­lau, pour le repos de son « âme », — une âme immor­telle qu’il tenait pour inexistante. 

Ain­si s’est renou­ve­lée la mésa­ven­ture qui arri­va à Le Dan­tec, l’au­teur de L’A­théisme, fai­sant escale au cours de son der­nier voyage. à Saint-Pierre de Montrouge. 

L’É­glise est tou­jours prête à souiller, par ses sima­grées gro­tesques et men­son­gères, la mémoire du pen­seur non conformiste. 

— O —

Se dés­in­té­res­ser de ce qu’on fera de leur corps après la mort et des môme­ries dont il sera, l’ob­jet, c’est peut-être une manière, pour cer­tains intel­lec­tuels ratio­na­listes, de mon­trer au monde que toutes les choses de « Dieu », de l’« âme » et de l’ « au-delà » sont pures fou­taises « Tout est fini et bien fini, et quelle impor­tance auront les sin­ge­ries des rati­chons autour de mon cer­cuei­lé ? » se disent-ils. 

Ils ne sont pas non plus sans pen­ser qu’existe dans leur entou­rage quelque traître, du sexe fémi­nin vrai­sem­bla­ble­ment, qui, soit par super­sti­tion. soit pour res­ter « comme il faut » et « bien pen­sant » aux yeux du monde, médite de défi­gu­rer leur sta­tue dès que la vie aura quit­té l’o­ri­gi­nal. Et sans doute pré­fèrent-ils la satis­fac­tion de ce traître au sou­ve­nir qu’ils lais­se­ront d’eux-mêmes. 

Pour moi, leur « lais­sez faire », leur lais­ser-aller plu­tôt a quelque chose de cho­quant. Je me place, pour for­mu­ler cette appré­cia­tion au point de rue de la bioes­thé­tique. Leur mort même en est défi­gu­rée, com­ment prendre au sérieux les asser­tions de celui qui ne conforme pas sa vie à sa pen­sée ? Qu’on ne dise pas, dans le cas de l’in­tel­lec­tuel ratio­na­listes : « Il est mort, il ne pou­vait rien à l’en­contre des sur­vi­vants. » Avant d’être mort. il vivait et un tes­ta­ment ou une décla­ra­tion faite par-devant notaire ou confiée à une socié­té de libre-pen­sée aurait suf­fit pour qu’il demeu­rât lui-même au-delà de la mort. À quoi bon sculp­ter sa sta­tue si, une fois ache­vée. elle doit être muti­lée ? Et com­ment, dans ces condi­tions, empê­cher que l’homme simple, naïf et droit qui a aimé l’œuvre de cet intel­lec­tuel ne crache sur sa mémoire un mépri­sant : « Tar­tufe ! » ou « Fumiste ! » ? 

Hélas, à notre grand regret, tous ces intel­lec­tuels, même ratio­na­listes, ne sont pas de par­faits individualistes ! 

Quant à moi, je veux mou­rir ma mort comme j’ai vécu ma vie, — à ma façon, non à celle d’au­trui. Je veux lais­ser de moi un sou­ve­nir authen­tique et non la cari­ca­ture qu’il pour­rait plaire à quelque gobe-mouches ou hypo­crite de mes proches de lui substituer. 

Manuel Deval­dès

La Presse Anarchiste