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Depuis des temps immémoriaux, on vante la fécondité humaine, quoiqu’elle ait produit à toute époque la misère et la guerre. À présent encore, on ignore ou l’on veut ignorer que, pour chaque nation, croître et multiplier au delà des limites fixées par les produits de son, sol, c’est la guerre. La guerre de 1939 – 1945, après celle de 1914 – 1918, est une confirmation éclatante de la vérité de cette assertion, mais personne, ou presque, ne semble l’avoir compris. Les hommes d’aujourd’hui persistent dans l’aveuglement des hommes d’hier, avec, à leur tête, la quasi-totalité des intellectuels.
Comme ils font piteuse mine, ces derniers, devant le problème de la guerre et de la paix, — souvent par haine du rationalisme et du matérialisme philosophique !
Un certain semble d’entre eux ont payé leur tribut de souffrance ou de mort dans cette deuxième grande guerre de surpopulation, mais ils l’ont payé pour tous les intellectuels. Ce furent en quelque sorte des boucs émissaires désignés par le destin.
Cependant, un Bergson a pu, en quelques belles pages des Deux Sources de la Morale et de la Religion, développer le thème : « Laissez faire Vénus, elle vous amènera Mars », passage sur lequel les bergsoniens font d’ailleurs un silence unanime. Un Paul Valéry a pu dire, dans ses Regards sur le Monde actuel : « Il faut rappeler aux nations croissantes qu’il n’y a point d’arbre dans la nature qui, placé dans les meilleures conditions de lumière, de sol et de terrain, puisse s’agrandir et s’élargir indéfiniment ». Mais, avec un ou deux, demi-quarterons d’autres peut-être, un Julien Benda par exemple, ce ne sont que des exceptions. Ceux-là ont dit leur mot, incidemment au surplus, pour faire connaître la cause des guerres ; l’immense majorité s’est tue, — les uns parce que le sujet est tabou : ils ont manqué de courage intellectuel. — les autres parce qu’ils ont été incapables de découvrir cette cause : ce n’étaient pas de vrais intellectuels ; ils n’étaient tels que superficiellement.
ils se sont tus, alors qu’il leur eût fallu parler, parler encore, parler toujours de la cause et de sa prétention, enfler la voix afin que l’humanité ne pût pas ne pas entendre. Qui pis est, lorsqu’un penseur indépendant disait ce qu’eux-mêmes auraient dû dire, ils le réprouvaient ou, de préférence, faisaient contre lui la conspiration du silence.
Parmi ces intellectuels, d’aucuns, ceux auxquels je faisais allusion en débutant, n’ont su qu’entrer dans l’action belliciste, ce qui était étranger à leur vocation : ils ont été des hommes ordinaires, engagés dans l’automatisme impulsif, non dans l’intellection. On pourra les plaindre, d’un point de vue sentimental, mais il faut reconnaître que, du point de vue de la justice biologique, ils ont — conjointement avec la masse, qui n’était peut-être pas faite pour comprendre d’emblée, encore qu’il semble bien qu’un bon élève de l’école primaire pourrait résoudre, du moins théoriquement, le problème de la guerre et de la paix ! — ils ont payé pour leur silence.
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Ce qu’on appelle « respecter les morts »…
Au lendemain du décès de Paul Valéry, M. Francois Mauriac, dans le Figaro, nous disait qu’il avait été de ceux à qui la structure de leur esprit rend inconcevable l’idée de « Dieu », M Emile Henriot, dans le Monde le qualifiait de « matérialiste idéologue ». Dans les Nouvelles littéraires, M. Francis de Miomandre le définissait comme « agnostique intégral », tandis que M René Lalou, voyait en lui « notre anti-Pascal, si méfiant envers les métaphysiciens » et que M. Georges Duhamel, nous donnant en une savoureuse anecdote, la preuve que c’était un antifinaliste militant.
En somme. Paul Valéry avait tout ce qu’il fallait pour être un, athée — et c’en était un effectivement.
Or, les quotidien nous apprenaient en même temps que, « selon la volonté exprimée par la famille » une cérémonie religieuse avait été célébrée en. l’église Saint-Honoré d’Eylau, pour le repos de son « âme », — une âme immortelle qu’il tenait pour inexistante.
Ainsi s’est renouvelée la mésaventure qui arriva à Le Dantec, l’auteur de L’Athéisme, faisant escale au cours de son dernier voyage. à Saint-Pierre de Montrouge.
L’Église est toujours prête à souiller, par ses simagrées grotesques et mensongères, la mémoire du penseur non conformiste.
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Se désintéresser de ce qu’on fera de leur corps après la mort et des mômeries dont il sera, l’objet, c’est peut-être une manière, pour certains intellectuels rationalistes, de montrer au monde que toutes les choses de « Dieu », de l’« âme » et de l’ « au-delà » sont pures foutaises « Tout est fini et bien fini, et quelle importance auront les singeries des ratichons autour de mon cercueilé ? » se disent-ils.
Ils ne sont pas non plus sans penser qu’existe dans leur entourage quelque traître, du sexe féminin vraisemblablement, qui, soit par superstition. soit pour rester « comme il faut » et « bien pensant » aux yeux du monde, médite de défigurer leur statue dès que la vie aura quitté l’original. Et sans doute préfèrent-ils la satisfaction de ce traître au souvenir qu’ils laisseront d’eux-mêmes.
Pour moi, leur « laissez faire », leur laisser-aller plutôt a quelque chose de choquant. Je me place, pour formuler cette appréciation au point de rue de la bioesthétique. Leur mort même en est défigurée, comment prendre au sérieux les assertions de celui qui ne conforme pas sa vie à sa pensée ? Qu’on ne dise pas, dans le cas de l’intellectuel rationalistes : « Il est mort, il ne pouvait rien à l’encontre des survivants. » Avant d’être mort. il vivait et un testament ou une déclaration faite par-devant notaire ou confiée à une société de libre-pensée aurait suffit pour qu’il demeurât lui-même au-delà de la mort. À quoi bon sculpter sa statue si, une fois achevée. elle doit être mutilée ? Et comment, dans ces conditions, empêcher que l’homme simple, naïf et droit qui a aimé l’œuvre de cet intellectuel ne crache sur sa mémoire un méprisant : « Tartufe ! » ou « Fumiste ! » ?
Hélas, à notre grand regret, tous ces intellectuels, même rationalistes, ne sont pas de parfaits individualistes !
Quant à moi, je veux mourir ma mort comme j’ai vécu ma vie, — à ma façon, non à celle d’autrui. Je veux laisser de moi un souvenir authentique et non la caricature qu’il pourrait plaire à quelque gobe-mouches ou hypocrite de mes proches de lui substituer.
Manuel Devaldès