La Presse Anarchiste

Un « témoin » de la mauvaise naissance

Com­bien de per­sonnes, en France, connaissent Marius Sca­le­si ? Bien peu, cer­tai­ne­ment. Dans sa pré­face aux Poèmes d’un Mau­dit (Tunis, 1935), recueil de l’œuvre com­plète de Sca­le­si, la Socié­té des Écri­vains de l’A­frique du Nord donne quelques détails sur la brève et pitoyable exis­tence de ce poète. D’o­ri­gine ita­lo-mal­taise, il naquit à Tunis le 6 février 1892. Il eut une enfance dou­lou­reuse. Atteint de sco­liose à l’âge de cinq ans, il fut toute sa vie dif­forme et débile. Sa famille était dans la plus grande pau­vre­té et lui-même connu la misère dans toute son hor­reur. Il dut quit­ter pré­ma­tu­ré­ment l’é­cole pri­maire pour tra­vailler, mal­gré son infir­mi­té. Ce n’est que grâce à ses seuls efforts per­son­nels qu’il acquis plus tard la culture dont il fait preuve en ses poèmes. Il exer­ça divers métiers. Au cours de ses der­nières années, il tra­vaillait comme comp­table dans des mai­sons de com­merce de Tunis. Il était, en réa­li­té, sans situa­tion fixe et ne man­geait pas tous les jours à sa faim.

Maints de ses poèmes attestent qu’il souf­frit tou­jours, notam­ment en matière de rela­tions sexuelles, de son infé­rio­ri­té phy­sique. On devine quelles pri­va­tions et quelles humi­lia­tions il eut à subir. Du point de vue eugé­niste, nous le consi­dé­rons comme un « témoin » de la mau­vaise nais­sance ― un homme, qui, du fait de son héré­di­té tarée et de la misère éco­no­mique du milieu fami­lial, connut la dou­leur durant toute sa vie et, par consé­quent, n’au­rait pas dû naître, n’en déplaise aux bar­bares et igno­rants défen­seurs de la thèse que la tare et la mala­die sont la source du génie et que le dénue­ment favo­rise l’é­pa­nouis­se­ment de celui-ci.

Il mou­rut à l’âge de trente ans, le 13 mars 1922, dans un asile de Palerme, empor­té par la tuber­cu­lose et la folie.

Voi­ci de l’au­teur des Poèmes d’un Mau­dit, deux son­nets dont l’un exprime sa ran­cœur de mal-né et l’autre la vision de la nature que sa souf­france engen­dra en son esprit.

M.D.

Divorce

Alors que l’âme habite une chair qui lui pèse,

Com­ment vivre la vie et domp­ter sa rigueur ?

Une poi­trine saine est néces­saire au cœur

Pour battre libre­ment comme un flot qui s’apaise.

Ceux là qui dans leur sein portent comme une braise

Des aspi­ra­tions vaines vers le bonheur

Connaissent seuls le prix de l’exis­tence en fleur

Et les che­veux si fins qu’on dénoue et qu’on baise.

Ces biens offerts à tous m’é­chappent à jamais,

Pour moi plus de soleil, d’a­mour, de roses ; mais

Je veux les regar­der d’un regard impassible

Je veux apprendre l’art de lais­ser sans un cri

Les sar­casmes aigus prendre mon corps pour cible :

Dans ce monde déjà je ne suis qu’un Esprit.

Marius Sca­le­si.

Mensonge

Tu mens, soleil si cher aux jou­ven­ceaux épris !

Vous men­tez, épis d’or, lacs bleus, mers charmeresses,

Par­fums de fleurs, fraî­cheurs des bois pleins de paresses,

Ramages des pin­sons, reflets des colibris.

Vous êtes des appâts amor­çant nos esprits.

Les rayons, les odeurs, les cou­leurs, les caresses

Grisent nos sens naïfs d’illu­sions traîtresses

Et masquent une embûche où tous nous sommes pris.

Iro­niques témoins des humaines souffrances,

Rires épa­nouis sur nos désespérances,

Vous fûtes la stu­peur de l’Homme primitif.

Il cher­cha d’où venait la féroce imposture

Et, fils pieux, n’o­sant accu­ser la nature,

Il inven­ta la Pomme et le Ser­pent furtif.

Marius Sca­le­si.

La Presse Anarchiste