La Presse Anarchiste

Don Juan

Je ne suis pas jaloux de tes suc­cès. Je ne t’en­vie pas, Don Juan,
Car nous n’ap­par­te­nons pas au même monde. Tu es un conqué­rant, toi,
un chas­seur. Je ne suis, moi, qu’un paci­fiste et la guerre me fait horreur.
Créer de la souf­france t’in­dif­fère, alors que mon idéal, à moi,
est celui d’une huma­ni­té d’où la dou­leur aura été ban­nie sous toutes ses formes.
Il n’y a donc rien de com­mun entre toi et moi, et nous ne pou­vons être
ni Amis ni Camarades !

Je sais bien que, dans ton genre, tu es une façon d’artiste,
mais au fond, soit dit entre nous, ton art est fait de vile­nie et de dissimulation ;
tu portes beau, tu es cou­ra­geux à tes heures, mais tout t’est bon pour arri­ver à tes fins.
Certes, tu sais te situer comme pas un sur le plan de la proie que tu convoites.
Tu joues à l’a­mant éter­nel ou tu t’a­vères hus­sard sans ver­gogne, selon les cas ;
tu jures fidé­li­té, tu pro­mets le mariage ; tu revêts le froc, si besoin est.
Les ser­ments te coûtent si peu !

Tu ne sais pas aimer, Don Juan. La femme n’est pour toi qu’un gibier,
une bête qu’on traque, qu’il faut réduire à mer­ci ; de la chair à conquête ;
tu allumes des incen­dies ; tu entasses, tu accu­mules des ruines.
Insen­sible, tu aban­donnes tes vic­times pan­te­lantes et se tor­dant de désespoir.
La femme n’est pour toi qu’une expé­rience de plai­sir passager.
Tu ne sais rien de la richesse sen­ti­men­tale que recèle son cœur,
Rien de sa capa­ci­té de dévouement ! 

Je n’i­gnore pas que tu es un satis­fait. Comme l’est l’homme de guerre
arra­chant la capi­tu­la­tion d’une for­te­resse, tel le chas­seur, tout fier
d’a­voir abat­tu à ses pieds un vola­tile récalcitrant.
Mais qu’en est-il de la femme, dont la finesse et la pers­pi­ca­ci­té en défaut,
se laisse prendre à ton exté­rieur avan­ta­geux, à tes belles paroles, à ton inflammabilité ?
Son manque de juge­ment ou sa fri­vo­li­té fait que nous ne sau­rions la choisir
Ni pour Amie ni pour Camarade !

E. Armand, 20 octobre 1942. 

La Presse Anarchiste