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En relisant Stirner (2)

Or, n’est-ce pas au fond contre cette idée de la spi­ri­tua­li­sa­tion de l’E­go que Stir­ner bataille avec le plus de force. — Lorsque par exemple V. Basch dans sa magni­fique étude sur Stir­ner nous dit [[V. Basch. — L’in­di­vi­dua­lisme anar­chiste : Max Stirner.]] : 

« Si l’on veut com­prendre Stir­ner et l’U­nique, il faut avant tout se situer dans la période où il fut écrit, et consi­dé­rer avant tout l’U­nique comme l’Anti-Hegel. »

Mais Hegel n’est-il pas avant tout le phi­lo­sophe d’un monde où tout se réduit en idée, en pen­sée pure ? 

Lorsque V. Hasch nous dit encore : Il semble qu’à cer­tains moments, Stir­ner soit pris à son tour de cette « marotte » qu’il reproche aus­si véhé­men­te­ment à ses adver­saires, c’est inexact. Lorsque Stir­ner nous répète inlas­sa­ble­ment, et avec une abon­dance de preuves, qui ris­que­rait de deve­nir fas­ti­dieuse, si elle n’é­tait que trop réelle, que toute l’His­toire de l’Hu­ma­ni­té a tou­jours ten­du à nous prou­ver que nous étions « esprit avant d’être matière » et que c’est celui-ci qui doit constam­ment domi­ner celle-là, il est bien dans le vrai. — L’His­toire des Reli­gions atteste qu’elles furent tou­jours un atten­tat per­ma­nent contre la conscience humaine en per­pé­tuel devenir. 

Stir­ner au contraire consi­dère l’in­di­vi­du comme une monade, c’est-à-dire comme un être essen­tiel­le­ment clos, n’ayant avec ses sem­blables que des rap­ports de circonstances. 

Sa mona­do­lo­gie ne connaît ni monades infé­rieures, ni monades supé­rieures, ni monades direc­trices, ni monades ser­vantes, et encore moins de monade cen­trale, ain­si que nous le ver­rons plus lard chez un autre indi­vi­dua­liste Ch. Renou­vier [[Ch. Renou­vier : Nou­velle Mona­do­lo­gie.]].

Toutes sont égales et les besoins, qu’ils soient d’ordre spi­ri­tuel ou maté­riel, doivent être satis­faits dans les mêmes conditions. 

Par ailleurs je vou­drais dis­si­per une erreur d’in­ter­pré­ta­tion qui parait s’être glis­sée dans l’es­prit de cer­tains de nos cama­rades. S’ils connaissent assez bien en géné­ral la par­tie pure­ment néga­tive de la doc­trine de Stir­ner, la plus impor­tante d’ailleurs je le recon­nais, bien peu se sont assi­mi­lés la par­tie construc­tive, qui de ce fait leur est moins familière. 

Or, il y a dans l’U­nique pour reprendre une expres­sion de G. Palante, qui d’ailleurs s’ap­plique à un autre écri­vain, mais peut éga­le­ment s’ap­pli­quer à Stir­ner [[G. PAlante : Le Bova­rysme.]] — deux dia­lec­tiques : une dia­lec­tique ascen­dante et une dia­lec­tique descendante. 

Une dia­lec­tique ascen­dante d’a­bord, qui en s’emparant de l’in­di­vi­du s’ef­force par tous les moyens de le déga­ger de l’é­norme réseau de toutes sortes de « fan­tômes » : édu­ca­tion, famille, reli­gion, patrie, morale, État, huma­ni­té, idéaux qui l’en­serrent de toutes parts, l’é­touffent, l’empêchent de vivre. 

Puis une fois par­ve­nu au som­met de cette libé­ra­tion, et l’in­di­vi­du étant pla­cé seul et nu devant sa des­ti­née, Stir­ner se pose la ques­tion de savoir com­ment lui, étant don­né d’une part son tem­pé­ra­ment indi­vi­dua­liste, et d’autre part le fait que les besoins de sa nature l’o­bligent à vivre en Socié­té, com­ment va-t-il faire pour s’in­té­grer au milieu social en y lais­sant le moins pos­sible de sa per­son­na­li­té ? Et c’est alors que, par une dia­lec­tique des­cen­dante, Stir­ner nous conduit des som­mets de l’In­di­vi­dua­lisme pur, jus­qu’à l’In­di­vi­dua­lisme asso­cia­tio­niste et à « l’As­so­cia­tion des Égoïstes ». 

Je n’in­sis­te­rai pas sur l’as­so­cia­tio­nisme tant de fois déve­lop­pé dans les colonnes de « l’en-dehors », et je me bor­ne­rai à rap­pe­ler seule­ment que les asso­cia­tions pré­vues par Stir­ner peuvent s’ap­pli­quer à toutes les acti­vi­tés sociales et durer depuis quelques minutes jus­qu’à une vie tout entière. 

Je vou­drais seule­ment dis­si­per un pré­ju­gé tenace qui tend à repré­sen­ter les indi­vi­dua­listes à notre manière comme des êtres essen­tiel­le­ment instables, n’o­béis­sant qu’aux seules lois de leurs nom­breuses fan­tai­sies. Rien n’est plus faux. Et l’on nous fait remar­quer que la vie en socié­té, pour assu­rer la per­ma­nence dans l’ef­fort, exige en pre­mier lieu la stabilité. 

Sans comp­ter qu’une Socié­té ne sera jamais consti­tuée uni­que­ment par des indi­vi­dua­listes, je ne vois pas ce qui empê­che­rait un indi­vi­dua­liste, fût-il « stir­né­rien cent pour cent », d’ap­par­te­nir toute sa vie durant aux mêmes asso­cia­tions si celles-ci lui apportent bien-être, liber­té et lui assurent la sau­ve­garde de ses inté­rêts (ou de ses affec­tions) les plus chers. 

Sans comp­ter que cela n’empêche nul­le­ment les expé­riences à ten­dances com­mu­nau­taires ou autres de se déve­lop­per conjoin­te­ment et dans le même temps. 

Je sais bien que par ailleurs on nous pro­pose la solu­tion col­lec­tive, enten­dez par là la solu­tion révo­lu­tion­naire et l’ins­tau­ra­tion d’un régime com­mu­nau­taire qui serait sus­cep­tible de nous assu­rer les mêmes avantages. 

Sans comp­ter que la chose est loin d’être cer­taine, la loi du milieu, de tous les milieux, consis­tant avant tout à résor­ber l’in­di­vi­du en ver­tu de la loi bien connue, dite d’in­té­gra­tion sociale. En outre, d’autres aléas se présentent. 

Car ceux-là même qui ont tou­jours fait fond sur le poten­tiel révo­lu­tion­naire de la classe ouvrière doivent avoir, je sup­pose, à l’heure actuelle, quelque sujet de méditation. 

Il semble en effet qu’au moment même où la Révo­lu­tion devrait logi­que­ment ces­ser d’être le rêve de quelques illu­mi­nés pour deve­nir une néces­si­té his­to­rique, il semble, dis-je, que jamais le poten­tiel révo­lu­tion­naire de cette classe n’a été aus­si bas. 

À ceux qui seraient ten­tés de s’en éton­ner je répon­drai par le rap­pel à un vieux prin­cipe de Phi­lo­so­phie liber­taire : « La Révo­lu­tion est avant tout fille de la misère ; et l’on ne fait mal­heu­reu­se­ment pas la Révo­lu­tion avec des cer­veaux, mais avec des ventres et qui, pis est, avec des ventres vides ». 

Pleins ou vides, deux ventres, comme le disait mon vieil ami P. Estaque, n’ont pas la même façon de penser. 

C’est d’ailleurs ce qui fait qu’en géné­ral les Révo­lu­tions réus­sissent si mal. Car une fois les besoins immé­diats satis­faits, le peuple s’en retourne à ses jeux, lais­sant à ses nou­veaux maîtres le soin de régler le nou­veau sta­tut social. L’a­ve­nir des révo­lu­tions a tou­jours appar­te­nu au groupe ou par­ti qui le pre­mier a su s’en emparer. 

On nous parle aus­si de faire la révo­lu­tion avec des cadres pure­ment liber­taires. Erreur encore, car alors ou bien ces cadres seront débor­dés et sub­mer­gés par les élé­ments non liber­taires, ou bien ils s’im­po­se­ront et, dans ce cas comme dans l’autre, nous retour­ne­rons à l’au­to­ri­té, quel que soit le vocable sous lequel on la camou­fle­ra : « période tran­si­toire » par exemple. 

D’autres parlent de faire la Révo­lu­tion dans l’a­bon­dance eu égard aux pro­grès du machi­nisme, je n’y crois guère, car cette abon­dance, peut-être ne la connaî­trons-nous jamais, le mal­thu­sia­nisme éco­no­mique pra­ti­qué par les classes diri­geantes étant fait pour l’empêcher de voir le jour. 

Nous en avons la preuve pré­sen­te­ment où, à côté de pays détrui­sant leur propre pro­duc­tion, d’autres pays meurent len­te­ment de faim ou sont réduits à un état de pau­pé­risme très avancé. 

Fati­dique rémi­nis­cence, je me sou­viens encore qu’il y a quelque vingt ans, j’é­cri­vais à une bonne cama­rade de nos milieux que je trou­vais l’a­nar­chisme d’a­près guerre infes­té de marxisme. 

Et cette bonne cama­rade de me répondre : « Non, c’est le mar­xisme qui ne par­vient pas à se débar­ras­ser de l’a­nar­chie ». Eh bien, n’en déplaise à cette cama­rade, si tou­te­fois ces lignes lui tombent sous les yeux à vingt années d’in­ter­valle je n’ai pas chan­gé d’a­vis. J’es­time tou­jours, en effet, quant à moi, que don­ner la pré­do­mi­nance aux ques­tions pure­ment éco­no­miques, c’est avant tout faire du Mar­xisme plus que de l’A­nar­chie. Pour mon compte per­son­nel, en tant qu’in­di­vi­dua­liste et liber­taire, mon pre­mier pos­tu­lat est avant tout un pos­tu­lat de liber­té. C’est ma liber­té qui condi­tionne mon éco­no­mie et non mon éco­no­mie qui déter­mine ma liberté. 

Au moment de clore mon article, je ter­mine la lec­ture d’un livre de M. G. Bas­tide. Pro­fes­seur de Phi­lo­so­phie Sociale à la Facul­té de Lettres de Tou­louse [[G. Bas­tide : Le moment his­to­rique de Socrate.]].

D’a­près M. G. Bas­tide, si la Grèce avait réa­li­sé son uni­té bar­bare, jamais ce que Renan a appe­lé le « miracle grec » n’au­rait été pos­sible. En d’autres termes, et ici c’est moi qui conclus, c’est l’ap­port d’élé­ments hété­ro­gènes, par­fois même étran­gers à la Grèce, qui à don­né nais­sance à cette mer­veilleuse flo­rai­son d’é­coles phi­lo­so­phiques, dont Han Ryner fut l’U­nique repré­sen­tant de nos jours, laquelle à vingt siècles d’in­ter­valle, fait encore l’en­chan­te­ment des pen­seurs, et est cause que la pen­sée moderne reste bai­gnée de sa lumière. 

Ce qui prouve une fois de plus, que c’est la mul­ti­pli­ci­té et non l’u­ni­ci­té qui crée les grandes civilisations. 

— O —

Par­ve­nu au terme de cette étude, il nous faut conclure que Stir­ner, parce qu’il a pous­sé la libé­ra­tion de l’in­di­vi­du jus­qu’aux plus extrêmes limites du pos­sible, reste pour nous le seul authen­tique anarchiste. 

« Après avoir détruit tout ce qui est sus­cep­tible d’empêcher le libre déve­lop­pe­ment de l’E­go » — c’est donc sur ce ter­rain que le grand néga­teur tend la main par des­sus les ans aux liber­taires d’au­jourd’­hui, quelle que soit le nuance dont ils se réclament. 

Puissent-ils seule­ment se sou­ve­nir qu’il ne sau­rait y avoir de libé­ra­tion col­lec­tive totale sans une libé­ra­tion indi­vi­duelle préa­lable réelle. Sinon dans la tota­li­té, du moins dans la grande masse des indi­vi­dus. La libé­ra­tion totale n’é­tant que la somme des libé­ra­tions individuelles. 

Seule une libé­ra­tion effec­tuée dans ce sens pren­dra une tour­nure net­te­ment libertaire. 

Et tout le reste n’est que littérature. 

J.-.P. Sieu­rac, Tou­louse juillet 1945. 

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