La Presse Anarchiste

La parole donnée

On ne peut nulle part évi­ter une cer­taine limi­ta­tion de la liber­té, car on n’est pas libre de s’af­fran­chir de tout.

(Max Stirner) 

Que sont la parole don­née, la pro­messe, sinon la réa­li­sa­tion de ce « garan­tisme » dont j’ai lon­gue­ment par­lé dans l’I­ni­tia­tion Indi­vi­dua­liste (§ 202 et sui­vants) et sur lequel il convient de reve­nir. Ces pages datent de 1922. Voyons s’il n’y a pas lieu de les modi­fier, à la lueur d’ac­quis nou­veaux. En géné­ral, non. L’in­di­vi­dua­liste à notre façon, lors­qu’il tente une expé­rience, cherche à mettre tous les atouts de son côté, afin d’en assu­rer la réus­site, c’est-à-dire qu’il s’ef­force de se garan­tir contre les aléas qui pour­raient nuire au suc­cès de son entre­prise. Quelle que soit cette expé­rience, quelle que soit la sphère en laquelle elle se pour­suive, il entend la faire durer, autre­ment dit, la mener jus­qu’au bout et lui faire rendre tout ce qu’elle est sus­cep­tible de don­ner. Nous demeu­rons donc d’ac­cord avec l’ex­po­sé de l’I­ni­tia­tion. Cette expé­rience, il peut la pour­suivre soit seul, soit asso­cié. Cela dépend du but envi­sa­gé. S’il asso­cie, il ne sau­rait rai­son­na­ble­ment la com­men­cer sans la garan­tie qu’il pour­ra la conti­nuer, sans avoir à redou­ter un échec dû aux man­que­ments de son ou de ses asso­ciés. De là cette assu­rance que consti­tuent la pro­messe faite, la parole don­née, l’en­ga­ge­ment pris, la clause du contrat conclu, par quoi chaque co-asso­cié devient un co-assu­reur. Bien enten­du, il s’a­git de fidé­li­té aux obli­ga­tions de pactes sous­crits volon­tai­re­ment sans aucune pres­sion archiste ou immix­tion du dehors, qu’on le note bien.

Il est bien enten­du que lorsque je parle de pacte ou de contrat, je n’en­tends pas un enga­ge­ment écrit, mais la pro­messe ver­bale, expli­cite, faite d’être à être, le ser­ment énon­cé sans offi­cier minis­té­riel ni enre­gis­tre­ment d’au­cune sorte, la parole qui lie l’in­di­vi­du qui l’a don­née, parce qu’il l’a don­née, sans plus. 

Je recon­nais qu’en cer­tains cas, et pour des des­seins net­te­ment spé­ci­fiés, il peut être néces­saire de consi­gner par écrit les clauses contractuelles. 

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Un cama­rade jouis­sant d’une longue expé­rience me fai­sait obser­ver, il y a quelques temps, que ce qui l’a­vait fait le plus souf­frir, au cours de ses rela­tions avec de pseu­do-cama­rades, c’est le man­que­ment à leurs pro­messes, leur insou­ci de le parole don­née. Je fai­sais remar­quer à ce cama­rade, qui connaît par­fai­te­ment la ques­tion, que l’une des carac­té­ris­tiques de l’in­di­vi­dua­liste tel que nous le conce­vons, c’est qu’il est fidèle à sa parole. Ce n’est pas seule­ment là une ques­tion de digni­té per­son­nelle, c’est un acte de loyau­té vis-à-vis de celui qui a eu confiance en lui. Il s’a­git après tout d’une simple et pure appli­ca­tion du prin­cipe de la réci­pro­ci­té. Deux ou plu­sieurs de « nos » indi­vi­dua­listes se réunissent, sous­crivent un accord : cha­cun d’eux sait qu’il peut comp­ter sur l’autre ou les autres pour tout ce que cet accord com­porte d’en­ga­ge­ments ― est-il rien de plus nor­mal ? Évi­dem­ment, avant de conclure cet accord, cha­cun des co-contrac­tants s’est deman­dé s’il était en mesure d’en réa­li­ser la teneur. Il a réflé­chi, il ne s’est pas enga­gé à la légère. Pos­sé­dant la pleine maî­trise de soi ― c’est à cela que « notre » indi­vi­dua­liste se recon­naît ― il a sou­pe­sé les dif­fi­cul­tés qu’il pour­rait ren­con­trer au cours de l’ac­com­plis­se­ment du pacte ; s’il le conclut, c’est qu’il se sent capable de résis­ter aux obs­tacles qui pour­raient sur­gir, que ce soit sous la forme de ten­ta­tions inté­rieures ou d’in­fluences exté­rieures. Sûr de lui, il n’ad­met pas que les cir­cons­tances ébranlent la confiance que son ou ses cama­rades ont mise en lui. Chose pro­mise. chose due, il ne sort pas de là. Il accepte d’a­vance que s’il a mal pré­su­mé de sa volon­té de rem­plir ses obli­ga­tions, il en sup­porte les consé­quences, pour désa­gréables qu’elles s’a­vèrent. Si ces consé­quences se montrent vrai­ment trop lourdes à sup­por­ter, il s’en expli­que­ra fran­che­ment avec son ou ses co-contrac­tants, qui pour­ront le déchar­ger de telle ou telle par­tie de l’exé­cu­tion des clauses de l’ac­cord, mais tout cela sans oublier la souf­france ou la décep­tion que peut pro­duire, chez celui ou ceux qui s’é­taient à fiés à lui, son impré­vi­sion, son manque de volon­té, etc. « Notre » indi­vi­dua­liste sait sur quelles bases reposent ses rela­tions avec ceux qui, libre­ment, ont eu foi en lui : pas de liber­té sans res­pon­sa­bi­li­té, sans que soient envi­sa­gées les consé­quences loin­taines de l’exer­cice de cette liber­té. Mieux vaut, dès l’a­bord, s’abs­te­nir, que de pas­ser un contrat dont on se sent inca­pable de sup­por­ter les désa­gré­ments. Mieux vaut le sacri­fice, libre­ment accep­té, que la mise de son ou ses co-asso­ciés dans l’embarras, la gêne ou la peine. 

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Je n’i­gnore pas que dans le milieu social ambiant, où les carac­tères sont si rares, on envi­sage à la légère les pactes non écrits, non para­phés, non cou­chés sur papier tim­bré. Et que, même léga­le­ment enre­gis­trés, on tâche de tout mettre en œuvre pour se sous­traire aux consé­quences désa­gréable qu’ils impliquent. Or, l’in­di­vi­dua­liste « à notre façon » en ne se déro­bant pas à celles-ci, en réagis­sant contre cette faci­li­té de man­que­ment aux enga­ge­ments libre­ment sous­crits, ori­gine de tant de troubles et d’a­mer­tume, donne un exemple qui vaut bien toutes les pro­pa­gandes théoriques. 

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Le point de vue de notre regret­té ami Benj. R. Tucker est bien connu. Il regar­dait, lui, toutes les obli­ga­tions comme sociales, non comme morales, à condi­tion qu’elles aient été assu­mées consciem­ment et volon­tai­re­ment et exac­te­ment spé­ci­fiées. « Si un homme passe un accord avec d’autres hommes, ces der­niers peuvent se coa­li­ser pour l’o­bli­ger à exé­cu­ter cet accord (to hold him to his agree­ment) ». Une asso­cia­tion volon­taire de co-contrac­tants indi­vi­duels serait en droit d’exi­ger l’ac­com­plis­se­ment de tous règle­ments sous­crits par les par­ties contrac­tantes — en l’es­pèce dans les limites du ter­ri­toire ou des par­ties de ter­ri­toire ame­nés dans l’as­so­cia­tion par les par­ties contrac­tantes en tant qu’oc­cu­pants du dit ter­ri­toire (sans que les non-contrac­tants aient aucun droit de péné­trer ou demeu­rer dans ce ter­ri­toire, sauf aux condi­tions édic­tées par l’association). 

Ceci s’ap­plique évi­dem­ment aux asso­cia­tions agraires comme « aux colo­nies » ou autres milieux de vie en commun. 

« Je n’ai aucun doute sur le droit que pos­sède un indi­vi­du quel­conque d’exi­ger, même par la force (even by force) l’ac­com­plis­se­ment d’une pro­messe qui lui a été faite. lorsque cette pro­messe ne com­porte pas empié­te­ment sur un tiers… » « Je ne consi­dère pas tou­jours comme sage de rompre une pro­messe insen­sée (foo­lish pro­mise) »… Au contraire « je juge l’ac­com­plis­se­ment d’une pro­messe tel­le­ment impor­tante (such an impor­tant mat­ter) que c’est seule­ment dans les cas d’ur­gence les plus extrêmes que j’ap­prouve leur vio­la­tion. » [[Benj. R. Tucker : Ins­tead of a book.]]

Ailleurs, Tucker fait remar­quer que man­quer à sa pro­messe, c’est empié­ter sur la liber­té de son co-contrac­tant. En effet, celui-ci, ayant eu foi en la parole de son par­te­naire, s’est abs­te­nu ― durant tout le temps qu’il s’est trou­vé dans cet état de confiance — de recher­cher un co-contrac­tant autre. Il a donc renon­cé à sa liber­té d’ac­tion sous ce rap­port, se consi­dé­rant comme lié par la pro­messe qui lui avait été faite. Si celle-ci lui fait défaut au moment oppor­tun, ne se trouve-t-il pas dans la situa­tion d’un mal­heu­reux dont mains et pieds ont été enchaî­nés pen­dant une période au cours de laquelle, comp­tant sur la bonne foi de son co-asso­cié, il a fait fi de toutes sortes d’offres d’as­so­cia­tion autres ? 

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Si la pro­messe est faite pour un temps et un objet déter­mi­nés, son action cesse natu­rel­le­ment dès que le temps fixé est expi­ré et l’ob­jet atteint. Son effet peut se pro­lon­ger cepen­dant par tacite recon­duc­tion. Si aucun temps n’a été fixé pour la ces­sa­tion de la pro­messe, ses effets ne cessent que par la dis­pa­ri­tion des co-contrac­tants. Si nous nous éle­vons ici contre la rup­ture uni­la­té­rale (ou par impo­si­tion d’un seul) de la pro­messe, de l’ac­cord ou du pacte, c’est parce qu’elle est archiste en son essence, qu’elle laisse le champ libre à l’ar­bi­traire, au caprice, à l’im­pul­si­vi­té, à l’é­tour­de­rie. En fait, la pro­messe ne cesse d’être valable que lors­qu’elle est arri­vée à expi­ra­tion, ou que celui ou ceux à qui elle a été faite en dégagent celui ou ceux qui l’ont faite. 

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Nombre de nos amis, bien inten­tion­nés cepen­dant, tout en admet­tant que la pro­messe lie celui ou ceux qui l’ont faite, font une excep­tion dès qu’il s’a­git du domaine sen­ti­men­tal, et, écri­vons-le car­ré­ment, de la sphère des rela­tions sen­ti­men­ta­lo-sexuelles. À les entendre, tout ce qui touche à cette branche de l’ac­ti­vi­té orga­nique semble être étran­ger à l’or­ga­nisme, consti­tuer un on ne sait quoi d’ex­tra-humain, d’ex­tra-indi­vi­duel. Tout cela, comme si les sen­ti­ments n’é­taient pas, comme les phé­no­mènes céré­braux ou tous autres, des pro­duits du fonc­tion­ne­ment per­son­nel, sou­mis à la dis­ci­pline de l’au­to-édu­ca­tion, de la volon­té et de la bonne volon­té du pro­duc­teur. « Notre » indi­vi­dua­liste s’é­lève contre cette façon de voir, d’a­bord parce qu’elle est en désac­cord avec nos connais­sances, ensuite parce qu’elle nie tout rôle à la res­pon­sa­bi­li­té, auto­ri­sant toutes sortes de par­jures et d’actes mal­propres, engen­drant toutes sortes de dou­leurs et de sépa­ra­tions évi­tables. Nous dirons donc que dans le domaine sen­ti­men­ta­lo-sexuel — en ce qui concerne l’in­di­vi­dua­lisme tel que nous le conce­vons — qu’il s’a­gisse de réa­li­sa­tions uni­cistes ou plu­ra­listes, la pro­messe a la même valeur que pour toute autre branche de l’ac­ti­vi­té de l’e­go, et a autant de rai­sons d’être tenue. La res­pon­sa­bi­li­té qu’en­traîne tout contrat en matière sen­ti­men­ta­lo-sexuelle n’est pas moindre que celle qu’im­plique tout pacte ou accord conclu à des fins autres. On ne sait que trop les regrets, les dési­rs de repré­sailles, de ven­geance que l’é­va­sion des res­pon­sa­bi­li­tés crée, en ce domaine, chez ceux qui se sentent lésés d’une façon ou d’une autre. Et, à moins que les mots aient per­du leur sens, on ne sau­rait rai­son­na­ble­ment admettre, au point de vue sen­ti­men­tal, que la souf­france soit l’a­bou­tis­sant de la cama­ra­de­rie ou de l’amitié. 

Quand il s’a­git d’in­di­vi­dua­listes comme nous les conce­vons, ces ques­tions ne se posent même pas. Tous ceux qui ont conclu le contrat ou l’ac­cord savent fort bien que celui ou ceux qui demandent à être déliés de leur pro­messe le font, parce qu’au­tre­ment, ils ris­que­raient de se trou­ver dans une situa­tion périlleuse ou dan­ge­reuse, et non pas parce qu’ils se trouvent sous l’empire d’une influence exté­rieure (inter­ven­tion ou appa­ri­tion d’un tiers, gain maté­riel, et ain­si de suite). D’ailleurs ceux des « nôtres » qui sol­li­citent d’être déliés de leur pro­messe ne le font pas sans s’être inquié­tés aupa­ra­vant de com­pen­ser leur retraite par la pré­sen­ta­tion d’une équi­va­lence véri­table, quel que soit le sou­ci ou la peine que leur coûte la recherche et la décou­verte de cette com­pen­sa­tion. Et l’on sait que cette thèse nous est chère. 

Enfin, le cas de force majeure ― empri­son­ne­ment, mala­die, absence for­cée — peut sus­pendre les obli­ga­tions qui découlent de la pro­messe, étant enten­du que, dès le retour à la nor­male, le contrat on l’ac­cord reprend son plein effet. 

Il est bon de le répé­ter : quand il s’a­git d’« uniques » tels que nous les conce­vons, la rup­ture du contrat ou de l’ac­cord ne se com­prend que par consen­te­ment mutuel. L’es­sen­tiel est que cette rup­ture, libre­ment accep­tée par toutes les par­ties en cause, ne contre­dise en rien le prin­cipe de la cama­ra­de­rie, tel que nous l’a­vons tou­jours expo­sé : « Assu­rance volon­taire que sous­crivent entre eux les indi­vi­dua­listes pour s’é­par­gner toute souf­france inutile ou évitable ». 

On ne peut empê­cher qui­conque de rompre un contrat, un accord, un pacte, de se délier d’une pro­messe, de faire fi d’un ser­ment, de s’in­sou­cier de la recherche et de la décou­verte d’une équi­va­lence com­pen­sant le dom­mage, la pri­va­tion ou la perte, consé­quence de la rup­ture. Mais, dans ce cas, le rup­teur serait mal venu de regim­ber contre les réac­tions de celui ou ceux que son action lèse, prive. dimi­nue, infé­rio­rise ou accable. 

Cela d’au­tant plus que paral­lè­le­ment aux réac­tions de ses vic­times, le par­jure le rup­teur uni­la­té­ral, risque, dans un milieu, com­po­sé d’« uniques » pour de bon, d’être mis à l’é­cart. Dans toute « asso­cia­tion d’é­goïstes » où on prend au sérieux la réci­pro­ci­té, la soli­da­ri­té, le garan­tisme, le contrat — dès lors que pro­po­sés et accep­tés volon­tai­re­ment — la cama­ra­de­rie en un mot, de telles per­sonnes sont for­cé­ment éli­mi­nées, le tort fait a l’un deve­nant le tort fait à tous. 

— O —

Si on ne veut pas être astreint aux obli­ga­tions décou­lant de la pro­messe, qu’on ne s’en­gage pas. Qu’on reste soli­taire et qu’on réa­lise ses expé­riences par ses propres moyens, à ses propres risques et périls, sans s’as­so­cier, sans récla­mer quoi que ce soit à qui que ce soit. On sau­ra alors à quoi s’en tenir, à qui on a affaire, et cha­cun agi­ra en conséquence.

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