La Presse Anarchiste

Les précurseurs

Lorsque Socrate dit : « Con­nais-toi toi-même » il exprime sa préoc­cu­pa­tion : celle de l’é­tude de l’homme en com­mençant par soi-même. Pour que Socrate ait pu dire cela, il a fal­lu que toute une série de poètes et de penseurs le précè­dent. Car si Socrate est le som­met, il ne représente point le début de l’homme libre osant s’af­firmer, soit, en tant qu’in­di­vidu. Aus­si cet arti­cle sera-t-il con­sacré à nom­bre de poètes et de penseurs plus ou moins con­nus. La grande époque mythologique nar­rée par Homère ne saurait nous intéress­er ici ; par con­tre nous par­lerons de l’époque qui s’é­tend entre Homère et Socrate. Et si les his­to­riens de la philoso­phie ou de la pen­sée grecque com­men­cent leur his­toire, tra­di­tion­nelle­ment, par Thalès et les philosophes ion­iens (VIe siè­cle avant notre ère) nous nous intéresserons logique­ment à un cer­tain nom­bre de poètes antérieurs à ces philosophes, ou con­tem­po­rains, car maints de ces poètes sont bien supérieurs à ces philosophes par leur tenue morale et indi­vid­u­al­iste. Le Ve siè­cle est finale­ment une péri­ode de trans­for­ma­tion extrême­ment curieuse, et la cita­tion suiv­ante prise dans l’Ency­clopae­dia of the Social Sci­ences, (New-York 1932, vol. 7), ne peut que sus­citer notre curiosité, mal­gré le par­ti pris qui s’en dégage. — (L’En­cy­clopédie en ques­tion est d’in­spi­ra­tion bour­geoise et marx­iste). « Le Ve siè­cle mar­qua en Grèce une grande désagré­ga­tion des tra­di­tions, tel l’in­di­vid­u­al­isme des temps mod­ernes, surtout à cause des décou­vertes sci­en­tifiques. Pen­dant la guerre du Pélo­pon­nèse (431𔃌404) exista un indi­vid­u­al­isme aigu touchant de près à l’é­goïsme. Cet esprit se retrou­va aus­si chez Socrate et il fut repris après lui par les Cyniques. Moins favor­able appa­raît cet esprit chez les Sophistes à la fin du Ve siè­cle… C’est de ce temps que l’in­di­vid­u­al­isme com­mence à dater, même dans l’ac­cep­ta­tion mod­erne du mot. La ques­tion économique est à peu près nég­ligée, mais cette ten­dance con­cerne surtout le côté poli­tique, théorique-philosophique. C’est depuis celte époque qu’ex­is­tent les pro­to­types mod­ernes des théories indi­vi­dal­istes qui veu­lent s’or­gan­is­er en dehors de l’État. » 

Pour intéres­sante que soit cette cita­tion, il y a une réserve à faire : les Sophistes ne sont pas ce que l’on veut tou­jours nous faire croire ! S’ils sont en quelque sorte la bête noire de la « philoso­phie offi­cielle », nous nous efforcerons, nous, de démon­tr­er que ce n’est qu’à Pla­ton, le social­iste d’É­tat, et à ses émules, que nous devons la vile­nie dont furent acca­blés les Sophistes. Et Socrate lui-même fut-il autre chose qu’un sophiste ?

— O —

En étu­di­ent les sources de l’an­tiq­ui­té grecque, on se rend facile­ment compte que ce sont les poètes qui devan­cent de beau­coup les prosa­teurs et les penseurs. Les aèdes chan­tèrent les exploits des héros, des groupes et des peu­ples ; la tra­di­tion est pure­ment orale : ils restent tous anonymes et dans l’om­bre ; ce n’est que dans le courant du VIIe siè­cle que l’ef­fort col­lec­tif change peu à peu. La cri­tique per­son­nelle entre en jeu, des poètes con­nus nom­i­nale­ment sur­gis­sent. Le jour où le poète incon­nu s’ap­pli­qua à délaiss­er le cadre des réc­its funèbres ou fam­i­liers qu’il accom­pa­g­nait au son de sa flûte et où il don­nait libre accès à ses pen­sées, ce jour-là, la poésie per­son­nelle était née ! 

Un de ces pre­miers poètes est Hésiode de Béotie. On pense qu’il floris­sait au milieu du VIIIe siè­cle. Nous ne con­nais­sons rien de sa vie, sinon par son œuvre poé­tique : « Ce sont elles qui, un jour, apprirent à Hésiode un beau chant, alors qu’il pais­sait ses agneaux au pied du divin Héli­con et voici les pre­miers mots qu’elles m’adressèrent… » 

Nous trou­vons pour la pre­mière fois — abstrac­tion faite de toute pro­duc­tion poé­tique conçue par d’autres poètes et per­due à jamais — un poète sachant intro­duire le moi dans son réc­it. Il a aus­si une con­cep­tion très nette d’une jus­tice indi­vidu­elle, il con­jure les dieux de punir les méchants, il se méfie d’eux parce qu’il a été frus­tré un jour injuste­ment : « Je veux aujour­d’hui cess­er d’être juste, et moi et ton fils : il est mau­vais d’être juste, si l’in­juste doit avoir les faveurs de la jus­tice ! » … « Mais j’ai peine encore à croire que telles choses soient rat­i­fiées par le pru­dent Zeus ». Il se rac­com­mode donc finale­ment avec les dieux. 

Théog­nis de Mégare (fin du VIe siè­cle) sut s’ex­primer autrement ; il était issu d’une famille noble, et tou­jours en lutte avec la masse qui le fit d’ailleurs exil­er. Ce cheva­lier errant, étant con­va­in­cu de sa supéri­or­ité, affiche son dédain dans de nom­breux vers : « Ce sont là les vers de Théog­nis de Mégare, illus­tre par­mi les hommes, dira chacun ». 

« …O Kyrnos, j’im­prime mon cachet sur ces vers, fruits de mon art : si quelqu’un me les vole, on le saura, et per­son­ne ne pour­ra chang­er le meilleur con­tre le pire, mais cha­cun dira : voici des vers de Théog­nis le Mégarien… » 

« … Je ne com­prends rien aux sen­ti­ments de nos conci­toyens. Que je fasse le mal ou le bien, je ne saurais leur plaire. Beau­coup me blâ­ment, tant mau­vais que bons ; mais de ces gens qui n’ont pas la sagesse, nul n’est capa­ble de m’imiter. » 

Mais Théog­nis est aus­si un révolté et il doute des dieux publique­ment, ce qui explique en par­tie la haine que lui voua le peu­ple — nous ver­rons encore que tous ceux qui vivaient à l’é­cart de la société deve­naient odieux à celle-ci. « Ô Zeus vénéré, tu me rem­plis d’é­ton­nement. Quoi ! tu es le sou­verain du Monde, riche d’hon­neur et de puis­sance ; tu con­nais à mer­veille l’e­sprit, le cœur de chaque homme ; ton pou­voir, ô roi, est suprême. Com­ment, donc alors, fils de Kyrnos, ta pen­sée con­sent-elle à met­tre sur la même ligne les méchants et les bons, ceux dont l’âme se tourne vers la jus­tice et ceux qui, obéis­sant à l’iniq­ui­té, se livrent à la vio­lence ?… Et cepen­dant la for­tune de ceux-ci est sta­ble ; tan­dis que les bons, les amis de la jus­tice, qui ont tenu haut leur cœur et fui le mal : la pau­vreté, mère des souf­frances, les atteint et les saisit !… » 

Pour ses amis il trou­ve des mots séduisants, qui lui vien­nent du cœur : « Je veux un ami qui ne le soit pas seule­ment en paroles, mais en fait, qui s’empresse de m’aider à la fois et de son bras et de sa bourse, qui ne me charme pas seule­ment à table par ses dis­cours, mais me mon­tre encore par ses actes, ce qu’il est capa­ble de faire pour moi. » 

« … II faut que l’homme de bien s’ap­plique à tenir ferme, jusqu’à la fin, pour son ami. » 

« Cas­tor, Pol­lux, vous qui habitez dans la divine Lacédé­mone, près des mer­veilleuses ondes de l’Eu­ro­tas, si jamais je médite con­tre un ami une méchante action, qu’elle retombe sur moi, et, si lui-même veux me faire du mal, qu’il lui en arrive deux fois autan. » 

« L’a­mi que tu pos­sèdes, ne le laisse pas là pour en chercher un autre, te fiant aux paroles des méchants. » 

« Je n’ai jamais man­qué à un ami, à un com­pagnon fidèle ; je n’ai rien de servile en l’âme. » 

En matière sex­uelle, il ne mon­tre guère de scrupule ou d’hési­ta­tion. Aus­si son amour reste-t-il tout à fait dans la ligne de la con­cep­tion grecque de son temps. Un grand nom­bre de vers en témoignent. Dans la plu­part des édi­tions, ils sont sup­primés parce que trop licen­cieux. Son pen­chant pour l’ami­tié mas­cu­line doit être con­sid­éré sous cet, angle. 

« Mes amants me trahissent et ne me veu­lent rien accorder en présence des hommes : mais moi, voici de quoi je m’avise : je sors le soir et ren­tre le matin, aux cris des coqs qui s’éveillent. » 

Voici encore un choix de poèmes de ce poète qui traî­na sa mis­ère à tra­vers la Grèce, l’âme généreuse et dure, haïs­sant la tyran­nie, fier hors-la-loi, fustigé par la vie, mais qui est aus­si un grand pes­simiste et un tour­men­té passionné. 

« Il faut chercher sans relâche, sur la terre, sur le large dos de la mer, ce qui peut, Kyrnos, nous dégager des liens pénibles de la pauvreté. » 

« Le plus beau, c’est le plus juste ; rien de meilleur que de bien se porter : de plus agréable que de pos­séder ce qu’on aime. » 

« Ah ! Méchante pau­vreté, pourquoi tardes-tu à me quit­ter pour en aller trou­ver un autre ? » 

« Aie l’art de caress­er ton enne­mi ; mais quand il sera sous ta main, punis-le, sans chercher de prétexte. » 

« En toutes mes actions tu me trou­veras sem­blable à l’or qui a passé par le creuset dont le frot­te­ment de la pierre de touche fait briller le rouge éclat, à la sur­face duquel ne s’at­tachent point les noires tach­es de la rouille, cet or tou­jours pur et dans sa fleur. » 

« Je ne te repousse pas de ma table ; je ne t’y con­vie pas non plus. Tu es fâcheux quand tu es présent, et, quand tu es absent, tu deviens mon ami. » 

« Puis­sent la paix et la richesse régn­er dans cette ville, afin que je goûte avec d’autres la joie des fes­tins ! Je ne suis point un amant de la guerre. » 

« Ne prête pas trop l’or­eille à l’ap­pel écla­tant du héraut ; nous n’avons point à com­bat­tre pour notre patrie. » 

« Déraisonnables et insen­sés, ceux qui pleurent les morts et ne pleurent pas la fleur de leur jeunesse, qui, bien­tôt, disparaît. » 

« Le tyran qui dévore le peu­ple, fais tout pour le ren­vers­er ; les dieux ne s’en indigneront pas. » 

Joane


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