La Presse Anarchiste

Une lettre de Georges Duhamel

Nous avons reçu la let­tre suivante :

Rue de Liège, 31

Paris VIIIe

2 juin 1953

à M. Jean Paul Sam­son, directeur de Témoins

Mon­sieur, j’ai reçu le pre­mier numéro de votre revue Témoins. Le titre m’a tout de suite intéressé, je vous dirai pourquoi tout à l’heure. Après quoi, j’ai lu votre revue et je suis tombé sur le car­net et sur la cita­tion que vous tran­scrivez pages 41 et 42, dont vous ne nom­mez pas l’auteur, ce qui m’amène à vous con­sid­ér­er comme responsable.

Et main­tenant, venons au fait. Je tiens à vous déclar­er tout d’abord que Mau­ri­ac est mon ami et que vous n’arriverez pas à trou­bler cette ami­tié par des com­para­isons comme celles aux­quelles vous vous livrez. Cela dit, je ne crois pas inutile de vous don­ner quelques ren­seigne­ments d’ordre historique.

L’expression « lit­téra­ture de témoignage », qui sem­ble ori­en­ter votre pre­mier fas­ci­cule, c’est moi qui l’ai lancée, en 1920, dans une con­férence pronon­cée à La Mai­son des Amis des Livres chez Adri­enne Mon­nier. Je venais de pub­li­er deux livres : Vie des Mar­tyrs et Civil­i­sa­tion qui avaient retenu l’attention des gens atten­tifs… J’ai, par la suite, don­né à la plus grande par­tie de mes ouvrages le car­ac­tère et l’importance de témoignages. Dans les années qui ont précédé la deux­ième guerre mon­di­ale, j’ai mené le com­bat, au Figaro, con­tre l’hitlérisme et le racisme ; mais cela vous ne le savez pas. Vous n’aviez peut-être pas encore atteint l’âge de rai­son en ce temps-là. Les écrits de cette époque sont rassem­blés dans deux livres qui s’appellent Mémo­r­i­al de la guerre blanche et Posi­tions français­es, deux livres que les Alle­mands ont brûlés dès leur entrée à Paris, et que, naturelle­ment, vous ne con­nais­sez pas. Dans les années qui ont suivi la deux­ième guerre mon­di­ale, j’ai entre­pris de grands voy­ages. En 1947, après avoir passé trois mois entre le Liban et le Séné­gal, j’ai écrit un petit livre qui s’appelle Con­sul­ta­tions aux pays d’Islam et qui annonce le drame de l’Afrique du Nord. Une par­tie de ce livre a paru au Figaro, mais, naturelle­ment, vous n’avez rien lu. À la fin de l’année 1947, j’ai fait un assez long séjour en Indo­chine. J’ai pris dans la tragédie indochi­noise une posi­tion qui a fait hurler la presse d’extrême droite et j’ai pub­lié un cer­tain nom­bre d’articles, au Figaro, sur ce sujet. En ce temps-là, tous les gens bien pen­sants n’avaient, pour moi, que répro­ba­tion, aujourd’hui tout le monde sait que j’ai eu rai­son, sauf vous, naturelle­ment. J’ai défendu les Juifs dans des arti­cles qui m’ont valu d’horribles insultes et d’horribles men­aces. Tous les Juifs le savent, sauf vous. Je ne peux pas tout dire. Je ne peux quand même pas vous faire l’honneur de tout dire. J’ajouterai toute­fois ceci : j’ai pronon­cé l’année dernière, aux Annales, une con­férence inti­t­ulée : «  Colo­nial­isme et anti­colo­nial­isme ou la fin d’une grande aven­ture ». Le texte en a été pub­lié, vous ne l’avez pas lu, naturelle­ment. J’ai écrit ici et là des arti­cles sur le prob­lème tunisien que je con­nais bien, vous ne les avez pas lus, naturelle­ment. En revenant du Japon, il y a cinq mois, je me suis arrêté à Saï­gon, j’ai fait deux arti­cles dont l’un était des­tiné à France-Asie et qui a été inter­dit par la cen­sure de Saï­gon. Je l’ai quand même pub­lié, dans le Mer­cure de France ; mais, naturelle­ment, vous ne lisez pas le Mer­cure de France. Quant aux arti­cles friv­o­les que j’ai pub­liés depuis mon retour d’Extrême-Orient, ils s’appellent l’Étoile con­tre la croix, Civil­i­sa­tion atlan­tique et civil­i­sa­tion chré­ti­enne, ou ils con­cer­nent les drames de l’enfance délais­sée, par exem­ple, tous prob­lèmes qui sont d’une friv­o­lité désespérante.

En voilà assez, Mon­sieur. Nous repar­lerons de tout cela plus tard, quand nous nous ren­con­trerons sur les bor­ds du Styx et que vous aurez fait l’apprentissage de la vie. Croyez à mon sou­venir attentif.

G. Duhamel
P.-S. — Si vous avez le courage de pub­li­er cette let­tre, je ne vous en empêche pas.

— O —

Ces académi­ciens, quand même, qui vous don­nent ren­dez-vous au bord du Styx !

N’est-ce pas à encadrer ?

Et s’il me faut en effet quelque courage pour pub­li­er cette let­tre, ce n’est pas tout à fait au sens où l’entend son auteur. Franche­ment, de la livr­er au pub­lic, j’en suis gêné. Gêné pour lui.

Il est vrai que je ne lis rien. Et c’est de toute évi­dence parce que j’ignore, du moins le croit-il, ces livres mag­nifiques qui s’appellent La vie des mar­tyrs, Les Sept Dernières Plaies, Deux hommes, Le Désert de Bièvre ou Tel qu’en lui-même, que j’ai pu m’affliger de n’en pas tou­jours retrou­ver la haute exi­gence dans les petits papiers signés du même nom — quelle malchance tout de même de n’avoir lu qu’eux ! — où, pen­dant que le monde crève, il est ques­tion de gram­maire française ou de l’ennui de rem­plir une feuille d’impôts.

Tan­dis que Georges Duhamel, lui, a lu. Il a lu « Témoins », c’est lui qui l’affirme. Si bien lu qu’il n’a même pas remar­qué qu’ayant traduit le pre­mier livre de Silone il y a quelque vingt ans, j’aurais eu bien de la peine à ne pas avoir encore atteint, comme il le sup­pose, l’âge de rai­son au seuil de la sec­onde guerre mondiale.

De même que c’est évidem­ment parce qu’il sait si bien lire que, ne ten­ant pas compte de ce qu’évoquant le judaïsme d’un ami mort, je me suis moi-même qual­i­fié de « goï aux préjugés rationnels », Georges Duhamel, s’il ne peut tout de même pas me faire l’honneur de tout dire, m’accorde du moins celui d’insinuer que j’appartiens au peu­ple des prophètes.

En vérité ce qu’il faudrait — Duhamel ne savait pas si bien dire — c’est beau­coup de courage. Le courage de se deman­der pourquoi, pour quelles raisons sans doute des plus pro­fondes, les actes récents de cet écrivain, dont les posi­tions de départ nous furent si proches, ont lais­sé à tant de mau­vais lecteurs, dont je vois bien que je suis, une impres­sion pâle et comme réti­cente, con­fron­tés, par exem­ple, avec cer­taines des paroles d’un homme à l’origine si loin de nous tel que François Mauriac.

Que Salavin, — par­don : que Duhamel soit ici détrompé. La com­para­i­son à laque­lle « je me livrais » n’a pas, n’a jamais eu pour but de le « brouiller » avec celui qu’il dit être son ami. Quelle drôle d’optique ! — quelle façon de voir les choses par le petit bout de la lorgnette !

Oui, je le répète, il faudrait le courage de se deman­der un tas de choses. Ce n’est peut-être pas pour rien que dans un livre aus­si magis­tral que Les Maîtres Duhamel a si impi­toy­able­ment mis à nu les petits côtés qui sont comme la rançon d’une grande car­rière. Pas pour rien qu’André Rousseaux, à pro­pos du dernier vol­ume de la série des Pasquier, rel­e­vait que le vieux pro­fesseur qui en est le cen­tre est moins en proie au trag­ique de notre temps, que cha­grin, tatil­lon dans le souci, — de mau­vaise humeur.
Je m’en voudrais d’insister davantage.

Sim­ple­ment ceci, pour finir :

Comme, de pas­sage à Paris, je racon­tais récem­ment à un vieil ami que « Témoins » avait reçu de Duhamel une let­tre à la fois héris­sée et gémis­sante, mon inter­locu­teur, l’un des plus respec­tés d’entre les vétérans du syn­di­cal­isme et un rude con­nais­seur d’hommes, eut cette seule remar­que : « Dame, il a mau­vaise conscience ».

Après tout, ce ne serait déjà pas si mal.

Jean Paul Samson 


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