Les conditions du travail et le problème des revendications ouvrières.
Indépendamment de journées de travail en général très longues et mal rétribuées, en raison de la désorganisation de la production, la condition ouvrière était, dans l’ensemble, réglée selon le principe centraliste et autoritaire, avec défense de faire grève, même dans les entreprises privées rétablies par la NEP.
J’étais d’avis que les ouvriers (au moins dans le secteur privé rétabli par la nouvelle politique économique) devaient avoir le droit de se défendre par la grève. Mais aussi bien Menchinski que Radek, avec lesquels je discutai de la question, protestèrent vigoureusement contre ma thèse. À leur point de vue, la tâche de protéger l’ouvrier incombait à l’État. J’étais fort sceptique et justifiais ce scepticisme, en disant : « Vous, en tant qu’État, voulez favoriser actuellement l’industrie privée ; vous ne pouvez donc pas être impartiaux. En tant qu’État, vous représentez toutes les couches de la population, y compris celle des entrepreneurs privés. Et, aussi dans votre État, l’ouvrier est seul à pouvoir représenter ses propres intérêts. » Mon point de vue était visiblement profondément antipathique aux bolchevistes. En revanche, ils firent passer en justice un certain nombre de patrons accusés d’avoir enfreint les lois édictées pour la protection des ouvriers, et Radek en personne assuma au procès les fonctions d’accusateur public.
Pour ma part, j’en vins à cette conclusion : l’action directe des ouvriers est interdite en Russie. Ils reçoivent ce que l’État leur accorde. Cherchent-ils à obtenir davantage, ils sont punis.
Le compte rendu que donne Brupbacher de ses entretiens avec les membres de l’opposition ouvrière, reflète un état d’esprit, et surtout des éléments de discussion trop localisés dans le temps pour devoir être ici reproduit. Dans l’ensemble, l’opposition ouvrière aspirait à la gestion de l’économie par les syndicats, — tout au moins en principe ; mais en fait, on y semblait admettre que le moment favorable était passé, depuis le recul que paraissait marquer la NEP.
Le point de vue d’un ancien anarchiste devenu vice-commissaire du peuple au travail.
Il s’appelait Anikst, et à Zurich, où il avait travaillé comme électricien, je l’avais soigné pour une affection pulmonaire. Anikst me dit que l’on avait, à un certain moment, eu ce beau rêve que l’on passerait sans louvoiements ni détours au communisme. Mais depuis 1920, il avait fallu reconnaître que la réalité était tout autre. Je demandai à Anikst pourquoi, lorsqu’on se fut rendu compte que le communisme de guerre avait échoué, l’on n’avait pas tenté, tout au moins par un système de régies, de confier une partie de la production à des coopératives et à des syndicats ouvriers. Anikst me répondit qu’il n’y avait pas eu de syndicats et coopératives capables d’assurer un rendement productif. Dans les cas exceptionnels où il s’en était trouvé, on avait eu recours à eux ; du reste, dans de tels cas, il s’était toujours agi d’ouvriers étrangers ou d’ouvriers russes rentrés de l’étranger. Par exemple, des ouvriers russo-américains avaient fait marcher selon ce principe une fabrique de vêtements de confection, et d’autres ouvriers, également russo-américains, une fabrique d’automobiles. Le Hollandais Rutgers, d’autre part, avait installé, avec 6 000 ouvriers russo-américains, une usine d’articles en métal, et le menuisier bavarois Toni Waibel, avec des ouvriers allemands et russes, deux fabriques. C’était à peu près tout. En outre, on manquait de capitaux pour faire remettre en état les usines par les ouvriers. En réalité, la Russie était encore un grand pays agraire, et l’esprit industriel ne s’y faisait sentir que dans une infime minorité.
Au reste, c’est de la bouche d’Anikst que j’entendis pour la première fois le mot de Lénine posant en principe que tout communiste, à l’époque actuelle, doit être un commerçant. Tout comme il passe pour avoir dit également que tout communiste doit être un tchékiste.
Chez Radek.
Lorsque j’allai chez Radek, je ne savais pas encore qu’il avait accueilli Münzenberg par ces mots : « Franchement, ce n’était peut-être pas la chose la plus urgente à faire que de nous amener ici Brupbacher. » J’eusse été bien empêché de m’en douter, car il me reçut le plus aimablement du monde et, connaissant mon faible pour Bakounine, il en fit, tout à l’opposé du mépris qu’il afficha pour Kropotkine, un éloge enthousiaste, allant même jusqu’à déclarer que Bakounine s’était révélé un véritable prophète. Bien plus, à l’époque où Bakounine était prisonnier du tsar Nicolas Ier, il avait eu parfaitement raison de jouer, dans sa Confession [[La Confession de Bakounine avait été découverte dans les archives d’État par les bolcheviks, qui la publièrent. Brupbacher écrivit une magistrale préface pour l’édition française (trad. Paulette Brupbacher) publiée chez Rieder, et que les Allemands mirent au pilon pendant l’Occupation.]], le personnage d’un sujet dévoué et repenti, puisque c’était là sa seule chance d’être remis en liberté. Radek poussa la courtoisie jusqu’à me rappeler qu’il m’avait entendu parler en 1905, à Zurich, contre les bonzes de la social-démocratie et des syndicats et que, ses vingt-cinq ans d’alors s’en étant grandement offusqués, c’était lui qui m’avait impétueusement contredit. Dans l’équivoque de son comportement à mon égard — son mot à Münzenberg, d’une part, et, de l’autre, son extrême amabilité au cours de cette entrevue — il y a beaucoup du vrai Radek. Notez que, dans les deux cas, il était également sérieux. Chez lui, tout est sérieux, toujours, — dans les deux sens ; et lorsque deux choses qui s’excluent l’une l’autre sont, dans une même tête, également sérieuses, cette tête se met à avoir ce qu’on appelle de l’esprit. D’où que Radek est professionnellement spirituel ; et lorsque Staline lui interdit de continuer à l’être, Radek ne fut plus Radek ; ce qui sortit de sa plume cessa d’être amusant, ne témoignant plus que de ce brillant où peut exceller n’importe quel journaliste tant soit peu rompu au maniement des mots. À la différence de beaucoup, je tiens Radek pour un homme, en dernière analyse, foncièrement bon, et qui sans doute ne serait pas du tout tellement spirituel s’il avait eu le malheur de naître « goï ».
Menchinski, membre du présidium de la tchéka.
En 1908, j’avais, pendant quelques semaines, donné l’hospitalité à W. P. Menchinski, alors émigré politique à Zurich. Depuis, je n’avais plus jamais entendu parler de lui jusqu’à sa nomination, en octobre 1917, au poste de commissaire du peuple aux finances. Puis, ce fut à nouveau le silence, jusqu’à mon arrivée à Moscou en 1921. Dès qu’il me sut dans la ville, il vint me trouver à l’hôtel Lux et m’invita à venir le voir le plus souvent possible au Kremlin, où il logeait.
Il y vivait on ne peut plus modestement. Comme il travaillait jusqu’au matin — en plus de ses fonctions de membre du présidium de la tchéka, il était collaborateur de Tchitchérine au ministère des affaires étrangères —, il dormait généralement encore lorsque je frappais à la porte de sa chambre, jamais fermée à clé, pas plus au reste que celle de son logement ni de la maison elle-même. À part le risque de l’éveiller, rien n’eût été plus facile, tant il était peu gardé, que d’enlever pendant son sommeil cet homme dont des milliers et des milliers d’ennemis souhaitaient chaque jour la mort. Sachant qu’il n’avait presque jamais un instant de libre, je venais d’habitude juste avant que lui-même et sa femme ne prissent leur frugal déjeuner. Bien souvent, ils m’invitaient à le partager avec eux ; mais je voyais trop bien, moi qu’un repas attendait au Lux, que leurs rations suffisaient à peine pour deux, et jamais je n’acceptai.
Menchinski n’était pas, au vrai, une nature d’homme politique. Pendant un de nos nombreux entretiens de Moscou, il me dit un jour : « Je ne suis pas politicien, je suis un fonctionnaire ». Le travail de Menchinski consistait à protéger des attentats des ennemis du régime la république soviétique et ses réalisations. Il était alors, avec Derjinski et Unschlitt, directeur de la tchéka ou police politique, tout comme il fut plus tard chef du guépéou. Sa formation l’y prédestinait tout particulièrement. Romancier que fascinait l’étude des âmes, il avait la passion de la dissection psychologique. Ce bolcheviste de la première heure, qui avait vingt-cinq ans lorsque nous nous étions connus à Zurich, en avait quarante-quatre quand nous nous retrouvâmes à Moscou. À Zurich, c’était un émigré, il en avait, courant toujours d’une occupation à l’autre, l’agitation à vide. Sa force le tourmentait. Menchinski fut, de toujours, une nature violemment passionnée. Il avait avec impatience attendu quelque tâche à remplir. Pendant sa période zurichoise, il n’était que trépidation, tel un moteur à explosion ; maintenant, toute sa passion, concentrée, n’avait plus qu’un objet : protéger l’État soviétique. Rien qu’à le voir, on comprenait : voilà un homme qui a trouvé son accomplissement, la satisfaction de tout ce qui, en lui, aspirait à l’être. Dans son visage, jadis perpétuellement mobile, seuls les yeux vivaient encore.
… Menchinski était résolument hostile à l’idée de confier la gestion de certaines branches de la production aux syndicats ouvriers. Il énonçait d’un ton cassant : « Tout à fait exclu », exprimant ainsi une conception commune à tous les bolcheviks d’alors. Quand on touchait cette question d’homme à homme, tous — lorsqu’il n’y avait pas beaucoup d’oreilles pour les entendre — se déclaraient convaincus de la nécessité d’assujettir la classe ouvrière à une tutelle rigoureuse.
Je demandai aussi comment il se faisait que l’on eût rétabli la peine de mort. À quoi Menchinski me répondit qu’on l’avait rétablie lorsque la population s’était mise à lyncher tous les gens qui lui déplaisaient pour une raison ou pour une autre. La peine de mort, on l’avait tout bonnement « monopolisée ».
Finalement, Menchinski voulut entendre mon opinion sur la Russie d’alors.
Je lui dis à peu près ceci : que je ne considérais pas la Russie comme une république socialiste ; c’était uniquement une république d’ouvriers et de paysans, et ces derniers étant si nombreux et, de plus, pas communistes pour un sou, l’État finirait par devenir une synthèse des tendances de ces deux grandes classes : le prolétariat et la classe paysanne. Par contre, ajoutai-je, j’étais très certain que les bolchevistes resteraient au pouvoir ; il n’y avait à mon avis personne qui pût sérieusement menacer leur puissance. Mais je croyais aussi qu’ils devraient se transformer pour pouvoir gouverner. Que, d’ailleurs, je les jugeais capables d’être, non seulement les Jacobins de la Révolution russe, mais encore, selon les besoins, Napoléon Bonaparte, Louis XVIII ou Louis-Philippe.
Sur quoi Menchinski me déclara : « Vous ne direz pas cela en Russie, et il ne faut pas que vous l’écriviez. »
Puis, nous prîmes congé l’un de l’autre. Hors du Kremlin, je rencontrai quelqu’un de ma connaissance à qui je répétai mot pour mot les phrases dont Menchinski venait de me dire qu’il ne fallait pas que je les prononce en Russie. J’en avais eu d’autant plus l’envie que j’étais absolument sûr que la personne à qui je parlais, qui travaillait juste à côté de Mme Menchinski, lui rapporterait mes propos.
Le lendemain, mon bonhomme, tout comme je m’y attendais, vint me dire que Menchinski tenait à me revoir encore une fois, — qu’il lui serait insupportable de penser qu’il avait pu donner l’impression d’avoir souillé notre amitié par une sorte de menace. Bien entendu, j’y allai, et nous nous séparâmes en toute cordialité.
Au dernier moment, il me dit encore que, de tous les gens qu’il avait connus au temps de sa vie d’émigré en Europe, j’étais le seul homme humain qu’il eût rencontré parmi les Occidentaux. Ce que, naturellement, je crus avec plaisir.
(à suivre) Fritz Brupbacher