La Presse Anarchiste

Une histoire de fou

Dans le stu­dio du rez-de-chaussée des FIREMENS BUILDING, le télé­phone, bru­tal, vril­la le silence.

Le cap­i­taine des pom­piers, Mc A. Ronie, prit le récep­teur et glapit d’une voix de stentor :

« ―Ovin ! Ovin ! »
« ― Owen ? Lui-même ! Répon­dit l’in­ter­locu­teur dont le vis­age poupin apparut dans le cadre de télévision.
« ― Qu’y a‑t-il de vieux ? »répon­dit le cap­i­taine, mal éveil­lé d’un songe qui le pour­suiv­ait depuis 12 minutes.
« ― Le feu est dans la vil­la de Fred R. Ick. Stop… Très urgent déplac­er l’équipe volante. »

Le cap­i­taine posa le récep­teur inutile sur son bureau de verre incassable.
« ― Et les extinc­teurs, qu’en a‑t-on fait ? » dit-il.

Il appuya sur un bou­ton de bakélite, et tout un pan de mur sem­bla s’en­fon­cer dans le sol, lais­sant appa­raître 25 pom­piers, imberbes, nu-tête et vêtus de rouge, guêtrés de noir, brossés, pom­madés, ruti­lants, la main gauche aplatie sur le coeur, l’in­dex droit pointé vers le ciel, dans un garde-à-vous impec­ca­ble. Ces 25 hommes étaient des hommes d’élite, triés sur le volet. Le plus petit mesurait 1 m. 48 et le plus grand 1 m. 96. Les 23 autres s’é­tageaient dans l’in­ter­valle, de 2 cm en 2 centimètres[[1 m. 50, 1 m. 52, 1 m. 54, 1 m. 56, etc.]].

Le cap­i­taine, sat­is­fait dans son amour-pro­pre, les pas­sa en revue. Il les appelait ses TWINS[[Ses jumeaux.]]. Ils étaient là, silen­cieux, immo­biles, alignés selon la taille, et ne devaient jamais quit­ter leur place sous peine d’a­mende. Mc A. Ronie aimait le décorum.

« ― Pres­sons ! Pres­sons ! » dit-il.

Lors, il res­ta 2 min­utes, rêveur, devant chaque homme figé, se rap­pelant leur pédi­grée. Celui-ci, Michaël, dit PINT-POT [[Sac-à-vin]], était cham­pi­on de course en sac. Celui-là, Richard, surnom­mé STAR-LING [[Le vau­tour]], 1er prix du jeu de col­in-mail­lard. Et ain­si de suite… Bref, au bout d’une heure moins 10, le cap­i­taine exhi­ba une mon­tre grosse comme un réveil-matin (qui était égale­ment ther­momètre, baromètre etc.) et, l’ayant con­sulté durant 10 bonnes min­utes, la resser­ra brusque­ment pour brandir un minus­cule sif­flet en bam­bou qu’il por­ta à ses lèvres. Souf­flant à peine, il en sor­ti un son puis­sant comme un mugisse­ment de sirène d’alerte aéri­enne. Les 25 hommes se raidirent et firent demi-tour sur place. Une superbe auto­mo­bile, toute en longueur, vint se ranger en bor­dure du trot­toir, sans con­duc­teur. Elle mesurait 18 m. 20 de long sur 0 m. 65 de large. A sa paroi de droite était sus­pendue une échelle en dura­lu­min. Chaque pom­pi­er grim­pa sur le siège qui lui con­ve­nait, où était son casque en cuir bouil­li, numéroté de 1 à 25. Le plus petit en tête ― et le cap­i­taine sur le capot. Sur un signe du chef, le mon­stre par­tit en trombe, roulant sur ses 36 roues den­telées. Mais devant Mc A. Ronie se posa alors, tel un éclair, le dilemme suiv­ant : Fred R. Ick était l’a­mant de sa femme. Et le bun­ga­low de son rival brûlait. Fal­lait-il se venger ? Laiss­er le feu accom­plir son oeu­vre destruc­trive ? Le cerveau du cap­i­taine bouil­lon­nait. Une légère vapeur sor­tait de dessous sa cas­quette. Par con­tre­coup, très influ­ençable, l’au­to ralen­tis­sait sa course désor­don­née. Sa marche deve­nait nerveuse, chao­tique, sac­cadée. Le cap­i­taine s’ap­perçu à temps de sa dis­trac­tion : qu’al­laient penser ses TWINS ? Heureuse­ment qu’ils étaient tous muets !

«  ― Go Ahead ! » hurla-t-il.

Et soudain, comme fou­et­tée au sang, le véhicule se soule­va de terre. Il pas­sa au-dessus d’une haie de spec­ta­teurs tenus en respect par une ligne blanche tracée à la craie sur le mitan de la chaussée, et vint retomber avec l’élé­gance d’un mille-pattes, devant la mai­son sin­istrée. C’é­tait une bâtisse de 2 étages, aux murs en béton. De la fumée sor­tait, à peine, des 2 fenêtres d’une pièce au premier.

« ― Exam­inons froide­ment la sit­u­a­tion », dit le cap­i­taine Mc a. Ronie, imper­turbable. Aus­sitôt, les 25 pom­piers sur­girent de l’au­to­mo­bile, prirent leurs gants blancs, mirent l’échelle en place le long de la façade, et, casque à la main, firent la queue devant le radi­a­teur. D’un robi­net vite ouvert, s’échap­pait un liq­uide incol­ore, dont chaque homme rem­plit son casque.

Mc A. Ronie s’as­sit sur le trot­toir en caoutchouc, tour­nant le dos à la vil­la sin­istrée, et se mit en devoir de lire une let­tre écrite sur papi­er mauve. Pen­dant ce temps, les TWINS n’é­taient pas inac­t­ifs. Tou­jours dans un ordre impres­sion­nant, ils grim­paient à l’échelle, puis, avec un ensem­ble remar­quable, ils chavirèrent le con­tenu de leur casque, qui tom­ba au petit bon­heur. Mais qu’im­por­tait ? Le pro­duit était vrai­ment de bonne qual­ité ! Une épaisse fumée bleue mon­ta, puis dis­parut instan­ta­né­ment : l’in­cendie était con­juré. Les 25 pom­piers descendirent de l’échelle et, alignés de nou­veau, marchèrent à recu­lons jusqu’à l’au­to­mo­bile, en entraî­nant l’échelle avec eux. (Ils s’ar­rêtèrent à temps pour ne pas buter dans leur cap­i­taine tou­jours absorbé). Puis, cha­cun ten­ant un bar­reau, lev­ant le bras droit, ils soulevèrent l’échelle sous les applaud­isse­ments de la foule, et l’ac­crochèrent au véhicule dans lequel ils mon­tèrent, coif­fés leur casque, rigides comme des automates.

Mc A. Ronie, à 100 lieues[[Au sens fig­uré, bien enten­du !]], lisait sa let­tre qui avait 8 pages et était ain­si libellée :

« RG DROO MLG GZPV OLMT GL KZXP NB GIMFP ZMW R HSZOO YV ZG BLFI SLFHV GL NLIILD VEVMRMT. NZMB GSZMPH ULI BLFI PRMV RMHGIFXGRLMH, DSRXS R DROO ULOOLD ORGVIZOOB. GSLEHZMW PRHHVH ZMW DZINVHG OLEV. »

Or, s’il ne com­pre­nait pas ce texte, la mis­sive était signée en clair : MARGARET. Et Mar­garet, c’é­tait sa femme légitime. Il avait trou­vé ce mot dans un man­teau appar­tenant à sa femme. Et l’en­veloppe non cachetée por­tait l’adresse de Fred R. Ick : 2222 Mov­ing Street, Hic­clough’s Cor­ner. Iddle­ness’ Square, GOODHEALTH (U.S.A.). Mc A. Ronie remit à plus tard l’é­tude de ce doc­u­ment qui lui rap­pelait THE WIRE DEVILS de Frank L. PACKARD[[Hodder & Stougth­on LTD. Édit à Lon­dres]]. Il ser­ra les papiers dans la poche de son veston, se leva, et, regar­dant la mai­son sin­istrée, fit quelques pas jusqu’à la porte qui s’ou­vrit toute grande, comme il s’y attendait. (N’é­tait-ce pas ain­si chez lui ? Une sim­ple pres­sion du pied sur le seuil action­nait un ressort invis­i­ble). Il entra. La porte se refer­ma toute seule. Le couloir s’il­lu­mi­na, automa­tique­ment, et un tapis roulant le con­duisit jusqu’au salon, dont la porte s’en­tre­bail­la sans bruit à l’ap­proche du cap­i­taine. Rien d’anor­mal dans cette pièce, où, comme partout du reste, le mobili­er était en métal chromé. Mc A. Ronie, infati­ga­ble, visi­ta ain­si 18 pièces. Mais, tra­ver­sant l’of­fice, il songea qu’il était midi, et plongea la main dans l’un des 3 récip­i­ents qui étaient bien en évi­dence sur une étagère nick­elée. Il en reti­ra 4 pastilles, qu’il avala goulûment :

« ― Et voici le déjeûn­er ! » dit-il.

La pre­mière boite con­te­nait des bon­bons bleus. La sec­onde, des blancs. Et la troisième des rouges. Cela cor­re­spondait aux trois repas de la journée, à rai­son d’une pastille pour une fil­lette, deux pour un garçon­net, trois pour une femme, et qua­tre pour un homme.

Seul le fumoir restait à exam­in­er. Les salles de bain, les cham­bres même, aux par­quets de verre, où tout ren­trait et sor­tait des murs par le sim­ple jeu d’un bou­ton élec­trique, où le con­fort était poussé à l’ex­trême, étaient impec­ca­bles et nettes. Au fumoir donc, se trou­vait l’ex­pli­ca­tion du mys­tère : un amas de cen­dres cal­cinées. Mc A. Ronie les flaira. Ce devait être des vête­ments de caséine qui avaient pris feu. Le cap­i­taine, soucieux, pen­sa qu’il n’y avait pas eu d’in­cendie depuis 13 ans, et réflé­chit pro­fondé­ment sur les caus­es du sin­istre. Il s’ap­procha lente­ment d’une table immense et nue, et s’as­sit dans un rock­ing-chair. Au bord de la table il y avait 5 ou 6 bou­tons de couleurs dif­férentes. Mc A. Ronie en pres­sa un. Un bras métallique sor­tit de la cloi­son comme un dia­ble d’un béni­ti­er. Et la main du robot présen­tait tout un matériel de fumeur. Le cap­i­taine des pom­piers prit des cig­a­rettes, les jeta sur la table, en alluma une, et pres­sa un sec­ond bou­ton. Le pre­mier bras dis­parut instan­ta­né­ment, pour céder la place à un sec­ond, qui tendait un fla­con de whisky coif­fé d’un gob­elet. Le cap­i­taine prit la bouteille et la mit sur la table. Il lui fal­lait de quoi écrire. Un troisième bras lui ten­dit le matériel désiré. Mais, comme Mc A. Ronie posait encre et papi­er sur la table auprès du SEAGRAM’S CROWN WHISKEY et des cig­a­rettes GOLD RING, un car­ton tom­ba, mal posé. Le cap­i­taine le ramas­sa, et ses cheveux se dressèrent sur sa tête gomminée : 

« ― Voici la clef !dit-il joyeux :

A = z
B = y
C = x
D = w
E = v
F = u
G = t
H = s
I = r
J = q
K = p
L = o
M = n
N = m
O = l
P = k
Q = j
R = i
S = h
T = g
U= f
V = e
W = d
X = c
Y = b
Z = a

… et il par­tit en courant, lais­sant la pièce en désordre.

Il neigeait. L’au­to­mo­bile attendait tou­jours, sous le man­teau d’her­mine. La foule aus­si, dis­ci­plinée, stoïque, neige jusqu’aux genoux. Des jour­nal­istes accoururent.

« ― Chut ! » fit le cap­i­taine en met­tant un doigt sur sa bouche et sautant sur le capot gelé. Aucun des 25 TWINS n’avait bougé. Dans l’azur, des mil­liers de « pous du ciel » cir­cu­laient en tous sens. Le bolide démar­ra, et la foule rompit le bar­rage, avide de commentaires.

Arrivé au build­ing géant des pom­piers, Mc A. Ronie sor­tit les pages de sa poche et les exam­i­na atten­tive­ment. A qui les con­fi­er ? (il n’y avait plus de voleurs, donc plus de police). Soudain, après mûres réflex­ions, il se grat­ta la tête, où sur­git une grosse bosse en forme de poire. Il était 2 h. 29 min­utes de l’après-midi. 

« ― J’ai trou­vé ! Dit-il à voix haute. R= i. G = t. D = w. R = i. OO = ll ». Et il put lire le texte suiv­ant [[L’au­teur à cru devoir écrire en anglais, puisque la chose se passe en Amérique, en l’an 2051. Il s’en excuse, du reste, auprès de ses amis améri­cains qui sont priés de n’y voir aucune malice.]] :

« IT WILL NOT TAKE LONG TO PACK MY TRUNK AND I SHALL BE AT YOUR HOUSE TO MORROW EVENING. MANY THANKS FOR YOUR KIND INSTRUCTIONS ? WHICH I WILL FOLLOW LITTERALLY. THOUSAND KISSES AND WARMEST LOVE [[« Je vais bien vite faire mes malles et j’ar­riverai chez vous demain soir. Mer­ci de vos bons et sages con­seils, que je suiv­rai à la let­tre. Mille bais­ers et très affectueusement. »]]. »

… Ain­si, le pro­grès qui avait sup­primé les armes, les guer­res, les rival­ités ; l’in­sécu­rité, la peur, n’avait pu élim­in­er l’adultère, ou faire que les hommes accep­tassent le plu­ral­isme en amour !

Mar­garet le trompait. Il en avait la preuve dans ces 35 mots, la preuve, écrite, tan­gi­ble, irréfutable… Elle se dis­po­sait à fuir.

Le cap­i­taine prit l’as­censeur et mon­ta sur la ter­rasse du 96è étage.

Des cen­taines de petits avions, tous mar­qués, étaient alignés sagement.

Ici et là cepen­dant, des vides…

Mc A. Ronie cher­cha, inquisiteur : 

« ― Mar­garet Ronie… »

En vain !

L’avion de son épouse manquait

Soudain coléreux, notre homme enjam­ba la car­lingue de son avionette (surnomée en SLANG [[Argot.]] : TEARING [[La déchi­rante.]]. Mais où aller ? Et pourquoi se vanger ? Ses dents claquaient comme des touch­es de REMINGTON. Et, brusque­ment, au moment pré­cis où il décol­lait en criant : 

« ― Aje ! Aje ! » [[Abrévi­a­tion de « ALEA JACTA EST » (le sort en est jeté.)]]

… Un éclair zébra le ciel, la ville entière s’ef­fon­dra, écla­ta, dis­parut dans un cratère immense, sous l’ef­fet d’une bombe atom­ique inat­ten­due, venue on ne sait de quel pays belliqueux, lointain…

— O —

Peut-être était-ce un peu­ple à l’in­stinct revan­chard qui se vengeait ain­si de sa défaite de 1945, et , machi­avélique, avait cou­vé sa haine absurde pen­dant plus de 100 ans…

Car cor­rig­era-t-on jamais l’homme de sa folie guer­rière ? Et n’a-t-il pas suf­fit d’un FOU pour plonger l’u­nivers dans une val­lée de larmes.

E. R. Duanyer.


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