La Presse Anarchiste

Claude Le Maguet

Claude Le Maguet

[[Nous devons à la géné­reuse ami­tié de Charles Vil­drac la joie de pou­voir publier ici ces pages écrites en pré­face au recueil de Claude Le Maguet, « Le temps par­don­né », qui doit paraître prochainement.]]

Homme et poète vrai, Claude Le Maguet demeure abso­lu­ment étran­ger aux modes qui marquent la pro­duc­tion poé­tique ou pseu­do-poé­tique des der­nières décades.

Com­bien de nos cadets, après avoir mon­tré quelque fraî­cheur, quelque authen­ti­ci­té, cèdent au confor­misme du fatras et aux outrages du maquillage !

Dans la plu­part de nos abs­trac­teurs de quin­tes­sence et de nos déli­rants, je ne vois que des pré­cieux plus ou moins ridi­cules et qui sont de tous les temps. Mon­taigne dénon­çait déjà leur « misé­rable affec­ta­tion d’estrangeté, leurs dégui­se­ments froids et absurdes qui, au lieu de l’eslever, abattent la matière. Pour­veu, disait-il, qu’ils se gor­giassent en la nou­vel­le­té, il ne leur chaut de l’efficace ».

La « nou­vel­le­té » vers quoi s’efforcent tous ceux qui se veulent du der­nier bateau, n’est pas dans un élar­gis­se­ment du domaine poé­tique, n’est pas celle du mes­sage, de l’inspiration, mais celle de l’écriture, des pro­cé­dés d’expression inva­ria­ble­ment détour­née. Nou­veau­té bien rela­tive, d’ailleurs. Ce n’est, le plus sou­vent, qu’un regain de l’afféterie, de l’enluminure ver­bale sym­bo­liste ; le raf­fi­ne­ment dans la cha­touille sen­so­rielle ou céré­brale, la trans­mu­ta­tion sys­té­ma­tique du concret en abs­trait, et inver­se­ment. C’est encore l’affirmation néo-roman­tique des pou­voirs illi­mi­tés du poète. Cela consiste à écrire, par exemple : « Bleu comme une orange » ou « Trans­pa­rent comme un mur ».

Le thème essen­tiel du poème, s’il en est un, et la valeur même des mots dis­pa­raissent dans la for­ce­rie des méta­phores, comme dis­pa­raît la ligne archi­tec­tu­rale sous les pâtis­se­ries du style baroque.

Le bario­lage gra­tuit, le méca­nisme déchaî­né d’une soi-disant trans­po­si­tion poé­tique abou­tissent à l’amphigouri, à l’impersonnalité, à la dis­pa­ri­tion de la poé­sie même.

Celle-ci a des ver­tus plus dis­crètes et une source plus pro­fonde. Sa pré­sence tient sou­vent à des impon­dé­rables et il arrive qu’elle nous soit impo­sée par la seule atmo­sphère du poème, par les har­mo­niques des mots les plus simples et sur­tout par une trans­po­si­tion plus musi­cale que ver­bale. C’est le cas dans les pages dis­cur­sives ou nar­ra­tives des meilleurs poètes, de Vil­lon à Verlaine.

Un chant aus­si sim­ple­ment émou­vant, un art aus­si direct que ceux de Claude Le Maguet ne feront pas glous­ser nos Cathos et nos Mag­de­lon et si je n’ai pu me défendre d’évoquer ici une pro­duc­tion aber­rante, c’est qu’elle conti­nue de détour­ner le public de la Poé­sie et qu’il sied de lui oppo­ser des œuvres comme celle-ci, pures de toute sophis­ti­ca­tion et où le lec­teur, aver­ti ou non, soit aus­si­tôt sen­sible à la pré­sence humaine, au chant de l’âme et se sente de plain-pied avec le poète, « son sem­blable, son frère ».

Dans le beau poème limi­naire du « Temps par­don­né », Claude Le Maguet nous pré­vient d’emblée sur le sens de son titre :

J’accroche mon cœur à tous les buissons,
Pays de l’enfance aux jours monotones
. . . . . . . . .
Sans fin je m’abreuve à vos mares sombres,
Troubles sou­ve­nirs de l’adolescence.

Sou­ve­nirs d’une enfance nour­rie « de pain rare », confi­née dans un étroit logis, puis réduite au pen­sion­nat des orphe­lins et des indi­gents. Sou­ve­nirs d’un temps cruel, mais, tout de même, sou­ve­nirs du Paris natal, du cher et pres­ti­gieux pays « qu’arrose la Seine » et que, dès l’âge adulte, il a dû quit­ter pour se fixer à l’étranger.

C’est pour­quoi, dit-il de ses jeunes années :  Il n’est pas une heure et pas un chemin
Qui ne trouve grâce au fond de l’exil
Où m’aura conduit ma jeu­nesse fière.
Tout est par­don­né sous mon ciel étroit.

Ô face du temps qui me fut hostile,
Tu viens du pays des ombres heureuses.

Aus­si bien les sou­ve­nirs des mau­vais jours nous hantent plus que tous les autres ; ils nous atteignent au plus vif de l’âme et nous imposent une nos­tal­gie sin­gu­lière, toute nour­rie d’apitoiement sur nous-mêmes.

Oh ! cet api­toie­ment, Le Maguet se garde bien de l’extérioriser. C’est avec un sou­rire enjoué ou à peine amer que ce pudique force en nous la soli­da­ri­té du cœur.

Soit qu’il chante, sans le moindre éclat de voix, la com­plainte du pauvre homme que fut son père, soit qu’il s’attache et nous attache à d’émouvantes figures de ren­contre, soit qu’il évoque, dans le ciel bas de sa jeu­nesse, une éclair­cie, un sou­rire du des­tin, il n’adopte jamais le ton de la dolente élé­gie. Une gouaille inci­sive et bien de Paris tem­père chez lui le lamen­to et il a le secret de l’humour pathétique.

À l’encontre de maints poètes d’aujourd’hui qui se sou­cient aus­si peu du chant que de la com­po­si­tion et, dans leur délire sacré, pié­tinent outra­geu­se­ment la syn­taxe, Claude Le Maguet honore autant le métier d’écrivain que l’art des vers.

Voué aux formes clas­siques, il s’y meut avec une aisance natu­relle. Ce n’est pas à la légère qu’il adopte ici l’alexandrin et là les cadences mineures, les mètres impairs chers à Verlaine.

Il ne force jamais la voix et son accent, bien à lui, accuse une fine saveur de ter­roir : un Pari­sien comme moi y recon­naît l’un des siens.

Sur­tout, dans ce poète, on découvre ou retrouve un homme, sa pure­té de cœur, sa fidé­li­té à lui-même, l’intégrité de son carac­tère. Le poète fait aimer l’homme, et inver­se­ment. Que n’en est-il tou­jours ainsi !

[/​Charles Vildrac/]

Témoignage d’un jeune

Claude Le Maguet – qu’il me par­donne, j’ai trente ans, je n’ai pas le temps de m’occuper de poé­sie (on me veut un cœur sec) et si, pour­tant, je la cherche (cer­tains jours de vague à l’âme) géné­ra­le­ment elle est sortie !

Vos poèmes, Le Maguet, je ne les ai pas cher­chés ; J. P. Sam­son m’en a don­né quelques feuillets que j’ai gar­dés long­temps sur moi sans les lire. Puis je les ai lus à mes amis, aux­quels je tenais démon­trer que le poète est un homme libre. Ils m’ont démon­tré que le poète est un homme seul. – Mais qui ne serait poète à ce prix ! Un homme seul, qui pense aux autres, cela, vous l’êtes, Le Maguet. Mais j’ai trou­vé dans vos vers davan­tage : l’exemple d’une démarche déga­gée d’entraves (comme marche souple et droit le nègre char­gé de fers, qui chante), et le très conscient cou­rage d’une soli­tude qui ne prend per­sonne pour béquille. – Qu’elle est par­lante et dis­tincte la voix de l’homme qui ne plie !

[/​Walter Marti/]

Un élégiaque honnête homme

Il m’a fal­lu appro­cher « l’oncle Claude » pour com­prendre que la poé­sie est l’amie de l’homme et non la belle enne­mie qui le déses­père ; non pas une épée teinte de sang, non pas une cris­tal­li­sa­tion faite d’éclats de miroir, non pas un her­bier de feuilles mortes ; mais la chan­son d’une tendre sagesse et la plus sûre des confidences.

Un élé­giaque hon­nête homme, sans com­plai­sance ni vaine iro­nie, a retrou­vé d’instinct le ton, la langue et le rythme de l’antique poé­sie fran­çaise de langue d’oïl, source com­mune d’où décou­lèrent tant de pro­fondes rivières. Qui ne se serait sen­ti élu à ses côtés, qui ne se serait cru poète, une fois admis dans le cercle intime ? Les livres qu’il ouvrait dans son beau gre­nier pour mur­mu­rer les vers qui sup­portent le mur­mure étaient, à eux seuls, une patrie, la vraie…

« L’École du Soir », c’est ain­si que j’avais nom­mé ce lieu de ren­contre avec Rute­beuf, Scève, le Théo­phile, Favart, Val­more, Ver­laine – Val­more sur­tout ; tous ces musi­ciens du soir étaient nos fami­liers que j’imitais sans effort et presque sans le savoir pour le plai­sir de don­ner la réplique en écho à Le Maguet ; en réa­li­té, je n’imitais que lui, et ces pages d’écolier, aujourd’hui pou­dreuses, aban­don­nées, ont eu leur des­tin, puisqu’il les a lues d’une voix amie.

Comme il savait tout admi­rer et cepen­dant pré­fé­rer à tout le meilleur de tout : cette poé­sie qui laisse une plus fine et plus pro­fonde empreinte

« Car elle fait plus de musique que de bruit » grâce aux divines syl­labes demi-muettes qui éclair­cissent d’un espace incon­nu des vers pleins de neige : Les mouches noires nous ont point,
Ores nous poin­de­ront les blanches.

[/​André Prudhommeaux/]

D’une solitude fraternelle

Sauf, ne disons pas des idées – sur le plan humain elles peuvent comp­ter si peu – mais bien quelques choix majeurs, dont celui même du long exil qui nous aura été com­mun, – sauf cela, donc, qui est immense, certes, mais enfin où l’homme, hélas et tant mieux, n’entre pas tout entier, tant de choses, à pre­mière vue, eussent dû nous séparer.

Et tout, jusqu’à nos dif­fé­rences, dès le pre­mier ins­tant nous unit.

Long­temps sans doute Claude Le Maguet et moi avons-nous dû croire que cette conni­vence dans le dia­logue ou le rire, dans l’émotion vite cachée à l’abri d’un jeu de mots, dans l’éclat, aus­si, – ah ! le plai­sir de s’empoigner pour défendre une cause, fût-elle la même – des alga­rades ; oui, long­temps avons-nous dû croire que ce concours, que cette conni­vence, comme je disais, nous la devions à la joie jamais éteinte de retrou­ver cha­cun, dans l’autre, l’air et la chan­son de notre Paris. De notre Paris d’autant plus pré­sent d’être si loin, et d’autant plus fami­lier et comme invé­té­ré à nous-mêmes que tout, autour de nous, jamais, en somme, ne ces­sa de nous être dépaysement.

Ain­si, au moins un temps, me serais-je peut-être expli­qué – si je m’étais inter­ro­gé là-des­sus, mais s’interroge-t-on sur ce qui vous est oxy­gène ? – l’accord jusque dans les désac­cords entre nous, et comme la com­mune cadence de nos pas sur le long che­min des jours.

Mais quoi, si pro­fon­dé­ment qu’on l’aime, qu’on la porte en soi, une ville – et quelle ville ! – suf­fi­rait-elle à rendre compte de ce genre d’entente-là, le meilleur : à demi-mot ?

Je le répète, je ne me posais pas la question.

Mais aujourd’hui que le nombre, trop incon­tes­table, des années nous aver­tit que nous pou­vons l’un et l’autre regar­der loin en arrière ; aujourd’hui que l’œuvre de Le Maguet, très par­tiel­le­ment ici même, et, bien­tôt plus lon­gue­ment dans un livre, va enfin être lue, il n’y a plus rien d’impie à vou­loir com­prendre ; au contraire. C’est beau­coup, un ter­roir. Ce n’est pas tout.

Certes, le génie du cœur de Le Maguet, et sa lucide vision du monde, tels que ses vers aus­si nous les font devi­ner, tou­jours, dès avant même d’avoir accès à tant de beaux textes que sa modes­tie gar­dait secrets, j’en ai su en lui la pré­sence. Et si, rétros­pec­ti­ve­ment, je songe aux longues années que j’ai, par exemple, « vécues en Silone », je soup­çonne que quelque chose en moi, en dépit de l’assez exces­sive céré­bra­li­té qui ne fut que trop sou­vent mon lot, me pré­des­ti­nait à entendre la simple et grave leçon de l’homme, du poète du « Temps pardonné ».

Je dis bien leçon. Com­bien Charles Vil­drac a rai­son, par­lant des poèmes de Le Maguet, d’en oppo­ser la décence de démarche, la fra­ter­nelle huma­ni­té aux fabri­ca­tions de la mode !

Mais je sais aus­si la joie que peuvent dis­pen­ser à Le Maguet et la lec­ture de quelque Renais­sant consom­mé en toutes ruses ou de tels poètes « gro­tesques » du XVIIe, et ces grandes archi­tec­tures, j’en demande par­don au poète du « Livre d’amour », « baroques » que sont telles scènes de Cor­neille ou du « Sou­lier de satin ».

Car il ne faut point que l’on s’y trompe.

Quel cri­tique, ren­dant compte d’une pièce fameuse de cette sai­son et y rele­vant cette réplique : « Cela est vul­gaire, bête, peuple », écri­vait donc récem­ment : « La pièce n’est ni bête ni peuple, elle est vulgaire » ?

L’essence de la poé­sie de Le Maguet est, pré­ci­sé­ment, popu­laire, parce qu’elle est à l’opposé même de la vul­ga­ri­té, de la sot­tise. – Ce n’est même pas ce qu’on appelle de la poé­sie popu­liste : c’est de la poé­sie tout court.

La reli­sant, je crois que je com­mence à com­prendre, par son miracle, le miracle d’amitié que, pour la mieux péné­trer, j’interroge ici.

Le lec­teur de Le Maguet, assu­ré­ment, sent que ce poète-là est son frère. Mais – tout à fait – son sem­blable ? Qu’on relise la chan­son qui s’intitule « Royaumes du vent » et que l’on en médite le finale, spé­cia­le­ment la der­nière ligne :

Dans le vent pleu­rant misère
Chante un roi de pauvreté.

Et si le mot de Bau­de­laire n’était peut-être pas, ô lec­teur, plus vrai encore, inver­sé : le poète ton frère, ton « dis­sem­blable » ? À mieux y son­ger, on en vient à se dire que, de nos héré­di­tés chré­tiennes, nous avons tous un peu trop gar­dé le sen­ti­ment que la fra­ter­ni­té est effa­ce­ment des dif­fé­rences, ce qui la ren­drait presque dan­ge­reuse pour l’esprit de liber­té, ce fomen­ta­teur d’individuation. Mais n’existe-t-il pas, sur­tout pour le poète, une fra­ter­ni­té dans la soli­tude ? – qui dès lors, entre deux esprits vivant l’un et l’autre, fût-ce même aus­si inéga­le­ment que l’on vou­dra, « en poé­sie », pour­ra de sur­croît deve­nir fra­ter­ni­té de soli­tude, de par le paral­lé­lisme de l’espèce de « com­mu­nion, en apar­té dans le monde, au monde,» que, tout indé­pen­dam­ment du plus ou moins de récom­pense des mots et d’une œuvre, leur fait à cha­cun, grâce et dis­grâce, pré­ci­sé­ment cette vie-là ?

Je relis de Le Maguet l’admirable poème « Un prince » [[Publié, avec un très heu­reux choix d’autres textes de Le Maguet, dans « La Revue de Suisse », n° 8, mai 1952.]], dédié à Vil­drac, et dont, évo­quant tel gueux « au front mar­qué de royau­té » (encore ce mot), les vers, par leur force et la rigueur ser­rée de leur trame, tou­jours me font pen­ser à ceux dont Bau­de­laire a com­po­sé « Les petites vieilles ». Or, de ce prince-là, dont il nous est dit qu’«il se tenait seul » pour, ajoute le poème, « mieux res­ter à ses ombres fidèle », Le Maguet, notre frère dis­sem­blable par sa prin­ci­pau­té en rêve et en poé­sie, trace en ces termes l’épitaphe :

Une herbe unique où l’herbe surabonde
Fit de tous temps la gloire de nos prés.

[/​Jean Paul Samson/]

Claude Le Maguet ou le temps pour soi

Peu d’œuvres consentent à mûrir, savent « prendre le temps », l’ajouter à leur bagage ou se l’incorporer. Ce sont pour­tant, sinon tou­jours les plus repré­sen­ta­tives, du moins les plus mys­té­rieuses : celles dont le secret tour à tour se dérobe et s’avoue (l’art du secret est tout entier dans cette alter­nance jalouse) et qui portent en elles leur com­plexi­té alliée à la sub­stance intime du temps. À la véri­té, ces œuvres-là risquent fort de durer… Les poètes d’aujourd’hui, parce qu’ils sont gent pres­sée, lit­té­ra­le­ment « n’ont pas le temps ». Leur mémoire est courte, leur sou­ci de sin­gu­la­ri­té d’autant plus vif. La tra­di­tion, qui les gêne peu, ne les sou­tient pas davan­tage. Ils sont libres, si l’on veut, mais que dire d’une liber­té cou­pée des racines pro­fondes du pas­sé, ampu­tée ain­si de son res­sort et de sa dyna­mique essen­tielle ? Est-elle encore capable de sub­ver­sion véri­table ? Si vous ne vous conce­vez plus relié a ce qui – mœurs, culture, lan­gage – informe la struc­ture même de l’expression poé­tique, votre révolte n’embouche rien et débouche dans le vide. Pas de deve­nir sans anté­rio­ri­té. Notre ten­ta­tion majeure, c’est celle de la dis­con­ti­nui­té, de l’informulé et du chaos, et nous ne la sur­mon­te­rons point que nous n’ayons retrou­vé, avec le sens effi­cace de l’Origine, la connais­sance intui­tive ou péni­ble­ment réap­prise des ensembles par­fois indis­tincts que sont la mémoire (fût-elle oublieuse), la mémo­rable et son poids d’actes revé­cus, le flux contrac­tile de la durée et la réa­li­té pal­pable du temps.

Ce sont là, me dira-t-on, consi­dé­ra­tions bien géné­rales (et sim­pli­fi­ca­trices) au seuil d’un hom­mage. Sans doute, mais je ne les crois pas tout à fait hors de pro­pos. Claude Le Maguet est du petit nombre de ceux qui ont su œuvrer à même le temps – et le titre de l’ouvrage que nous nous plai­sons à saluer ici par anti­ci­pa­tion l’indique déjà excel­lem­ment. « Le Temps par­don­né » s’inscrit dans le cours char­nel d’une vie dont les évé­ne­ments ne se dis­tinguent point de l’entreprise poé­tique conçue comme une insen­sible trans­mu­ta­tion du réel quo­ti­dien en réa­li­té signi­fiante, je dis bien « en réa­li­té signi­fiante », et non pas en lyrisme concer­té, sou­cieux que je suis de sou­li­gner par là l’humilité sin­gu­lière d’un poète qui n’a jamais pré­ten­du mobi­li­ser la poé­sie à son seul pro­fit. Au contraire, il l’a asso­ciée de si près – avec tant de pudeur et de tels scru­pules – aux étapes de sa crois­sance inté­rieure, qu’il résulte de cette longue patience, et de sa double appli­ca­tion au réel poé­tique et à l’humain, le livre le plus émou­vant qui soit, l’un des rares qui fussent capables de nous récon­ci­lier avec la poé­sie s’il se trou­vait que celle-ci pût jamais nous trahir.

L’Abbaye est, à coup sûr, le mou­ve­ment auquel on peut le plus vala­ble­ment rat­ta­cher Claude Le Maguet, à condi­tion de ne point par­ler ici d’influence déter­mi­nante, mais du seul jeu des affi­ni­tés élec­tives. Un indi­vi­dua­lisme inné, qui a évo­lué de cer­tains pré­ceptes liber­taires à une ombra­geuse éthique de la liber­té (d’autant plus irri­table qu’elle est plus mena­cée alen­tour), a tenu Le Maguet à l’écart de tout una­ni­misme et de tout entraî­ne­ment col­lec­tif irrai­son­né. D’où le ton curieu­se­ment altier par­fois de ces poèmes, alors même que la meilleure veine popu­laire ne cesse d’affleurer, évo­quant ici l’enfance délais­sée, là le joug des ser­vi­tudes ouvrières, ailleurs l’exil ou la pau­vre­té. L’une des figures qui hantent le poète, comme une sorte de per­son­ni­fi­ca­tion insen­sée ou mira­cu­leuse du Labeur capable de rayon­ner en joie créa­trice, c’est celle par exemple, que grave de son burin la pièce inti­tu­lée « Un prince » :  J’étais ins­truit par la voix des oracles
Du signe vrai de toute majesté.
Or, se trou­vait à la Cour des Miracles
Un homme au front mar­qué de royauté…

Il remon­tait le ton de sa tristesse,
Chaque matin, d’un canon de vin noir,
Et, rele­vant la tête avec noblesse,
Regar­dait loin où tu ne pou­vais voir.

C’est l’image du « com­pa­gnon », beau nom fra­ter­nel par quoi Le Maguet rejoint avec nos­tal­gie quelques purs lyriques moyen­âgeux, et qui lui per­met de résoudre poé­ti­que­ment la dif­fi­cile équa­tion – dans le temps où nous sommes – du tra­vail et de la digni­té humaine. Ne deman­dons pas à ce poète si péné­tré de conscience arti­sa­nale, si natu­rel­le­ment clas­sique dans sa forme, si ému de com­pas­sion dans son chant, des accents révo­lu­tion­naires que le des­sein même de son œuvre et le sens aver­ti des tra­di­tions tou­jours bien vivantes excluaient. Si le sym­bo­lisme ne l’a que peu tou­ché, et s’il a igno­ré volon­tiers le sur­réa­lisme, on ne sau­rait taxer de lacune ce qui ne cor­res­pon­dait pas à sa démarche par­ti­cu­lière, à sa recherche intime. Et pour ce qui est de la révolte cla­mée, il me suf­fit qu’elle ait trou­vé ici, à l’inverse de ce qui est faconde pure ou exer­cice de rhé­to­rique, des mots qui ne sau­raient trom­per sur la qua­li­té d’une âme et sa puis­sance secrète de désaveu :  Et j’ai vu le prodige
D’un étrange dédain
Qui dérobe au prestige
L’homme et le désoblige
Pour l’œuvre de ses mains.
« Don­nez-nous notre pain !»

Ain­si offerts, avec la sobre élo­quence de la chose éprou­vée, de l’art authen­tique et du bien dire, les fruits de la colère se déversent en récolte de poé­sie, et le che­mi­ne­ment de l’espérance est dès lors légi­time : Car la grande merveille,
Ah ! c’est bien de revoir
L’aube à l’aube pareille
Et sa fraîche corbeille
Toute pleine d’espoir
Qu’on vide jusqu’au soir. 
[/​Gilbert Trolliet/]

La Presse Anarchiste