La Presse Anarchiste

Fritz Brupbacher et la liberté

[[Comme nous l’avons déjà dit plus haut, nous repro­dui­sons ici notre tra­duc­tion de la plus grande par­tie de l’étude écrite sous ce titre par Fran­çois Bon­dy, et qui sera l’une des deux intro­duc­tions de « Socia­lisme et Liberté ».]]

Comme presque tous les esprits sin­cères depuis un siècle – qu’ils aient été des bohèmes, des déca­dents, des indi­vi­dua­listes ou des socia­listes, qu’ils aient eu nom Marx, Nietzsche, Kier­ke­gaard ou Bau­de­laire – Fritz Brup­ba­cher avait rom­pu toute com­mu­nau­té morale et sociale avec la bour­geoi­sie où le sort l’avait fait naître, et s’il était deve­nu révo­lu­tion­naire, c’était par hor­reur de l’inculture bour­geoise, cette sœur sia­moise de l’esprit de lucre le plus bru­tal, le plus effré­né. Dans son auto­bio­gra­phie (« Soixante ans d’hérésie »), en l’un des très rares pas­sages de son œuvre ou s’exprime une haine vrai­ment pro­fonde, il a dit :

« J’ai gran­di dans la bour­geoi­sie. Je l’ai tou­jours tenue pour capable de toutes les vio­lences. Elle n’a pas la moindre trace d’humanité… Quand il s’agit de son pro­fit, elle est capable de tous les crimes, elle se sent fon­dée en droit à per­pé­trer toutes les infa­mies. Elle est incu­rable. Le seul salut, pour elle, c’est qu’on la dépouille de tout, pou­voir et propriété. »

Et sa décep­tion la plus amère devait être de retrou­ver ou de voir naître, dans le mou­ve­ment ouvrier comme en Rus­sie, des tares, des atti­tudes, des façons d’être qu’il avait cru exclu­si­ve­ment liées à cer­taines condi­tions his­to­riques et dont il avait espé­ré qu’elles seraient assez affai­blies par l’expropriation de la bour­geoi­sie pos­sé­dante pour que d’autres facul­tés humaines, plus nobles, pussent enfin se déve­lop­per et se généraliser.

Décep­tion n’est au reste pas le mot qui convient, car, mal­gré tout son opti­misme des débuts, il ne s’était jamais fait d’illusions. Déjà son pre­mier contact avec la social-démo­cra­tie n’avait pas lais­sé d’être, comme il écrit, « un brin ambi­va­lent » : « Si je n’avais pas cru Marx sur parole, – cru, veux-je dire, que le pro­lé­ta­riat était l’héritier de la phi­lo­so­phie clas­sique et par consé­quent notre allié, – le seul spec­tacle de mes cama­rades ne m’en eût jamais ins­pi­ré la pen­sée. » Et de se deman­der si, chez les chefs, la volon­té de puis­sance sur les ouvriers n’était peut-être pas plus grande que la volon­té de puis­sance sur les bour­geois. Mais, se disait-il pour se don­ner du cœur au ventre, ce qu’il voyait là, c’était le mou­ve­ment ouvrier dans une socié­té bour­geoise, donc un mou­ve­ment conta­mi­né par les notions « morales » de la classe dominante.

Un plus grand choc devaient être pour lui la bru­ta­li­té, la crois­sante absence de toute vraie pen­sée et l’embourgeoisement des « nou­veaux mes­sieurs » arri­vés aux postes de com­mande tant en Rus­sie que dans l’ensemble du Komin­tern. « Ils se com­por­taient comme s’ils avaient été ou nos supé­rieurs ou nos adju­dants, et lorsqu’il nous arri­vait de dire des choses qui n’avaient pas l’heur de leur plaire, ils nous engueu­laient tout comme font les contre­maîtres en pays capi­ta­liste… C’était quelque chose de bien curieux, en véri­té, que l’on voyait naître là. Un croi­se­ment de “socia­listes de sopha de peluche” et de sous-offi­ciers césa­riens. » Au lieu d’une forte dif­fé­ren­cia­tion au sens tout ensemble euro­péen et éco­no­mique, ce qui se pro­dui­sait en Rus­sie, c’était une « dif­fé­ren­cia­tion dans le sens de la hié­rar­chie du com­man­de­ment et de l’obéissance. Les dif­fé­rences, si l’on peut dire, de grades mili­taires dans la vie civile étaient plus accen­tuées qu’en Europe… Il s’était for­mé une aris­to­cra­tie mono­po­li­sant toute la somme du bon­heur socia­le­ment pos­sible. » (« Le Sens de la vie », pp. 93 – 95.)

Fritz Brup­ba­cher aura-t-il assis­té à l’effondrement de la Deuxième Inter­na­tio­nale (1914) et du com­mu­nisme alle­mand (1933), comme à la rigou­reuse hié­rar­chi­sa­tion, qui fait presque son­ger à un sys­tème de castes, de l’Union sovié­tique, pour fina­le­ment tour­ner le dos à la pen­sée his­to­rique et se conso­ler par des lieux com­muns sur l’éternelle nature humaine ? La véri­té est bien dif­fé­rente, car il a tout au contraire infa­ti­ga­ble­ment cher­ché à « unir la pen­sée his­to­rique, qui implique, avec la trans­for­ma­tion constante de la condi­tion humaine et des pro­blèmes qui se posent à l’homme, la pos­si­bi­li­té d’un pro­grès, à une pen­sée anthro­po­lo­gique comp­tant avec le retour fré­quent d’un nombre limi­té de com­por­te­ments ame­nés à se repro­duire dans les condi­tions les plus diverses ». Méthode à laquelle, presque indé­pen­dam­ment les uns des autres, nombre de bons esprits se trouvent déjà arri­vés, et dont l’essence, dont la por­tée consiste à ne nier ni les lois de l’évolution humaine et du pro­grès, ni rien non plus de ce que nous savons désor­mais de la nature pro­blé­ma­tique de celui-ci, mais à conce­voir une pen­sée poli­tique réa­li­sant, plus que jadis et sous un autre angle, l’union des dis­ci­plines socio­lo­giques et de la « caractériologie ».

Ce n’est pas seule­ment la méfiance de Brup­ba­cher envers tout ce qui est abs­trac­tion et sys­tème, qui l’a fait s’abstenir de pen­ser jusqu’au bout ce nou­veau pro­blème et ame­né à ne jeter sur le papier l’entrevision qu’il en avait que sous la forme de para­doxes et d’aphorismes, – encore que, retour­nant son iro­nie contre lui-même, il ait un jour défi­ni l’aphorisme le « coï­tus inter­rup­tus » de la pen­sée. Sans doute était-il bien plus dans sa nature, non seule­ment en pré­sence des hommes, mais encore avec les idées, de jouer le rôle de « celui qui éveille », de l’animateur qui met en mou­ve­ment et les notions et les êtres ; et puis à elles, à eux, de faire en ce monde leur petit bon­homme de chemin.

Les nou­velles tâches encore pos­sibles, pour Brup­ba­cher, se résument dès lors essen­tiel­le­ment en une seule : par une dié­té­tique, une hygiène de l’âme bien conçue (« Die See­len­hy­giene », l’hygiène de l’âme, est le titre de son avant-der­nier livre), ame­ner dès aujourd’hui, dans les cir­cons­tances mêmes dont nous entoure le monde actuel, les êtres humains à déve­lop­per, à épa­nouir leur per­son­na­li­té ; leur mon­trer la voie du bon­heur, de la culture, leur apprendre, au meilleur sens du terme, à savoir se dis­traire, s’amuser, à ne plus faire pas­ser à l’arrière-plan la satis­fac­tion, hic et nunc, de toutes les natu­relles et légi­times exi­gences de l’individu ; à ne plus les ren­voyer aux calendes, au nom des grandes tâches his­to­riques dont on a trop long­temps pré­ten­du qu’elles doivent avoir le pas sur tout le reste, et pour le ser­vice des­quelles, soit dit en pas­sant, toutes les canaille­ries d’ordre pri­vé, tous les men­songes, toutes les formes de dupli­ci­té sont cen­sés être auto­ri­sés et même louables.

Mais ne nous mépre­nons pas. Cette méthode qui, à par­tir de nos condi­tions d’existence actuel­le­ment don­nées et des pai­sibles réformes pou­vant résul­ter de leur jeu même, tend à nous mettre en mesure, grâce à une meilleure « tech­nique de l’âme » et à ce que Brup­ba­cher appelle la « toi­lette du cer­veau », de nous conqué­rir plus de bon­heur et de nous assu­rer un plus grand « ren­de­ment » de nous-même que la plu­part des hommes n’y atteignent d’ordinaire, cette méthode ne tend point avant tout à une « liber­té de luxe », à un doux épi­cu­risme (bien que cela aus­si ait sa jus­ti­fi­ca­tion et sa valeur), mais elle est un détour vers l’action poli­tique, elle en consti­tue la pré­pa­ra­tion – au moins autant que le fait de par­ti­ci­per au mou­ve­ment ouvrier avait été une pré­pa­ra­tion à la véri­té, un détour vers la phi­lo­so­phie. Autre­ment dit, il s’agit de faire du plus grand nombre pos­sible d’êtres humains autant d’«oasis » dans le désert, de points de résis­tance dans la débâcle, de leur rendre le cou­rage d’«être ». « Quand nous sommes quelque chose, nous agis­sons tou­jours. Même si l’on nous fourre en pri­son. » Le but poli­tique de cet épa­nouis­se­ment, dès aujourd’hui, de l’être humain, le sens, poli­ti­que­ment par­lant, de ce refus de tout men­songe et de tout dogme, appa­raît avec une net­te­té toute par­ti­cu­lière dans le pas­sage sui­vant, que l’on vou­drait pou­voir défi­nir le cre­do d’un « exis­ten­tia­lisme poli­tique », si du moins Brup­ba­cher eût jamais pu accep­ter sans haut-le-corps une éti­quette aus­si pédantesque :

« Au cours des cent der­nières années, on en est venu à sur­es­ti­mer la valeur de l’entraide, de l’organisation, de la dis­ci­pline. Bien sage, chaque indi­vi­du, pour la révo­lu­tion de toute la vie, a vou­lu attendre que le second, le troi­sième, le qua­trième, etc., mettent aus­si la main à la pâte. Or, c’était se lais­ser tom­ber du même coup au niveau des plus bêtes, des plus inca­pables, des plus passifs.

« Nous n’examinons pas en ce moment la ques­tion de savoir quand l’organisation est néces­saire et quand elle ne l’est pas. Sim­ple­ment, nous consta­tons que l’importance exclu­sive accor­dée à l’idée d’organisation, que le sacri­fice, la néga­tion de l’individu ont fait de tous des rien du tout, des zéros ; ces zéros, des mil­lions de zéros n’ont pas pu résis­ter à Mus­so­li­ni, à Hit­ler, à Sta­line. Des mil­lions de « points de résis­tance » indi­vi­duels, natu­rel­le­ment, l’auraient pu… Qui­conque, cédant à l’impatience, s’imagine que les choses iront plus vite s’il arrive à ingur­gi­ter le mar­xisme, le bakou­nisme, etc., à des idiots, au lieu de s’efforcer d’être lui-même intel­li­gent, cou­ra­geux et sans bas­sesse, celui-là est le véri­table enne­mi de la réa­li­sa­tion de notre idéal, dût-il y sacri­fier tout son être. » (« Der Sinn des Lebens », Le Sens de la vie, p. 164.)

Cette défense de la liber­té, d’une liber­té de source inté­rieure, mais agis­sante, déci­dée à se conqué­rir une zone de libre jeu dans la col­lec­ti­vi­té, au besoin même en lut­tant contre elle, ne répond à son tour, aux yeux de Brup­ba­cher, qu’à une véri­té par­tielle, sur laquelle il ne met l’accent avec tant d’insistance que parce qu’elle est fou­lée aux pieds, mécon­nue et bafouée, pour le plus grand dom­mage de l’évolution col­lec­tive elle-même. Il ne voit pas, évi­dem­ment, dans la créa­tion de petites com­mu­nau­tés d’esprits libres, de cercles où l’on cause, d’oasis de la culture, de points spo­ra­diques de résis­tance, « la » solu­tion des pro­blèmes poli­tiques, éco­no­miques et sociaux. Déjà, dans son étude sur « L’homme », il avait confron­té les deux véri­tés complémentaires :

« Les hommes qui ont des idées per­son­nelles sus­cep­tibles de contri­buer au per­fec­tion­ne­ment de la socié­té et du moi… doivent être dis­pen­sés de suivre des consignes… Un cen­tra­lisme ani­ma­teur fait sor­tir les pas­sifs de leur pas­si­vi­té ; il est l’indispensable cor­rec­tif du manque d’initiative des êtres humains. »

Ici éga­le­ment, l’«hygiène de l’âme » acquiert une por­tée indi­rec­te­ment poli­tique : il faut faire que l’homme n’éprouve plus le besoin d’obéir plus que de rai­son, ni que, par son pen­chant à « vivre pour une idée » au nom de laquelle il n’a que trop ten­dance à n’être plus que sou­mis­sion aveugle, il conti­nue à sou­te­nir et à accroître la dan­ge­reuse volon­té de puis­sance et de domi­na­tion de ceux qui commandent.

L’homme qui ne par­vient pas à se déve­lop­per de façon féconde, et dans plus d’un sens, risque en effet d’emprisonner tout son être dans l’amour, la poli­tique ou la reli­gion, au point de ne plus voir, avec toute l’étroitesse du fana­tisme, qu’un seul aspect du monde. Non que l’homme doive craindre de don­ner libre cours au Satan qui est en lui, de se mon­trer exclu­sif, sub­jec­tif, de s’égarer, de se brû­ler, – à la condi­tion tou­te­fois de gar­der la facul­té de se retrou­ver et, pen­dant le cours de toute une vie, d’affirmer des modes tou­jours plus variés de son moi, comme d’accueillir de tou­jours plus variés aspects de l’univers.

Pour réduire au mini­mum rai­son­nable la pré­pon­dé­rance des poli­ti­ciens, il faut en pre­mier lieu que les hommes cessent de pro­je­ter dans la poli­tique plus d’aspirations inas­sou­vies et plus de res­sen­ti­ments sté­riles qu’elle ne peut en supporter.

En d’autres termes, la poli­tique doit deve­nir plus pra­tique, plus terre à terre, non parce qu’il faut que les hommes soient comme dégri­sés et inca­pables de rêves, mais tout au contraire (« le scep­ti­cisme peut deve­nir rési­gna­tion à la bana­li­té ») parce qu’ils doivent apprendre à entrer et à se main­te­nir en contact de façon tou­jours plus vivante, tou­jours plus féconde, tou­jours moins sté­réo­ty­pée, avec les valeurs qui consti­tuent la culture. Mais l’épanouissement de tout l’être humain ne peut s’accomplir qu’à deux condi­tions : « l’homme doit pou­voir faire de ses vices (ou de ses péchés) quelque chose de posi­tif, se ser­vir d’eux pour les faire ser­vir, et, d’autre part, se méfier de ses ver­tus, les ana­ly­ser ». Il y a là, par­mi tant de pen­sées dont Brup­ba­cher n’a dai­gné nous lais­ser l’indication que sous une forme volon­tai­re­ment frag­men­taire, la prise de conscience d’une véri­té dont la constante pré­sence anime son œuvre tout entière et qui, fai­sant de lui un mora­liste à la façon de Mon­taigne, de La Roche­fou­cauld et de Nietzsche, nous auto­rise, sans que nous ris­quions pour autant de la tra­hir, de la for­cer, à en don­ner ici un expo­sé quelque peu plus systématique.

Le « men­songe » n’est assu­ré­ment pas au nombre des vices aux­quels Brup­ba­cher attri­bue un rôle posi­tif dans le déve­lop­pe­ment de l’individu. Car il est la néga­tion de la liber­té, de l’autonomie. « Devoir men­tir signi­fie être dépen­dant. » (« Um die Moral herum », 1922.) Dans l’épigraphe de son auto­bio­gra­phie : « J’ai men­ti le moins pos­sible », nombre de ses adver­saires, habi­tués à se men­tir davan­tage et plus pathé­ti­que­ment que le strict néces­saire, ont vu l’expression de ce qu’ils appe­laient son cynisme, alors qu’il s’agit en réa­li­té, chez un homme qui ne fuyait rien tant que le pathé­tique, d’une pudique décla­ra­tion de fidé­li­té à un besoin de véri­té essen­tiel, fon­da­men­tal. La peur du pathé­tique dicte même par­fois à Brup­ba­cher des jus­ti­fi­ca­tions « égoïstes » et « maté­ria­listes » de prin­cipes et d’exigences dont l’altruisme est pour­tant toute la rai­son d’être. Ce trait va si loin que Brup­ba­cher se méfie de la sono­ri­té des mots, du rythme de la langue plus que cela n’est bon pour son style.

Non moins que contre le men­songe, Brup­ba­cher ne cesse de nous mettre en garde contre les dan­gers qui menacent tout homme trop prompt à vou­loir se libé­rer de ses contra­dic­tions, pour se sou­mettre au « dik­tat » d’une véri­té – ou d’une erreur – seule et unique.

« Je suis d’avis qu’un homme est d’autant plus pro­duc­tif qu’un plus grand nombre de contra­dic­tions agissent en lui, et qu’il n’est rien de plus absurde que de vou­loir étouf­fer ses propres contra­dic­tions au pro­fit de quelque clas­sique idéal de phi­lis­tin ou d’un non moins phi­lis­tin idéal clas­sique. » (« Soixante ans d’hérésie », p. 100.)

Méchan­ce­té, avi­di­té, concu­pis­cence, agres­si­vi­té, ser­vi­li­té, ambi­tion sont, au contraire, autant de vices que l’homme peut inté­grer à l’harmonie de sa per­son­na­li­té, non point tant en les refou­lant qu’en s’appliquant à les orien­ter. Tout un cha­pitre de « L’hygiène de l’âme » : « De l’ennoblissement des pas­sions basses », traite de cette matière.

Mais pareille alchi­mie qui consiste à trans­muer en ver­tus nos péchés et qui voit dans les plus sinistres ins­tincts de l’homme la matière pre­mière de tout son déve­lop­pe­ment spi­ri­tuel, ne devient vrai­ment ori­gi­nale que par sa connexion, chez Brup­ba­cher, avec cette autre pen­sée direc­trice déjà signa­lée : la per­pé­tuelle « mise en garde contre la ver­tu ». Le « sacri­fice par en haut », l’ascension de ceux qui acceptent la « charge » d’être des chefs, démon­tre­rait à lui seul le dan­ger de la volon­té de se sacri­fier, la néces­si­té de la sou­mettre à l’analyse. Si même Brup­ba­cher a mis une cer­taine coquet­te­rie à choi­sir des termes inter­dits en pareille matière dans le milieu rigo­riste de sa ville natale, au fond il ne parle pas autre­ment de la « conscience » que ne le fai­sait Mil­ton disant : « On ne doit pas tant obéir à sa conscience que l’éduquer. » Brup­ba­cher a écrit : « ous devons apprendre à la jeu­nesse à ana­ly­ser la conscience, car tous les cen­seurs et appro­ba­teurs qui ont trou­vé le moyen de se glis­ser en nous la consti­tuent pour une part. » Mais ce dont nous devons nous méfier par-des­sus toute chose, c’est du « dévoue­ment ». « L’homme, quant à son besoin de se dévouer, ne doit jamais ces­ser d’être sur ses gardes, comme devant le plus grand des men­teurs et des cri­mi­nels contre le moi. Chaque fois que mon besoin de me dévouer me donne le droit de dis­po­ser d’autrui, il n’est jamais autre chose que volon­té de puis­sance camouflée. »

« Tout par­ti­cu­liè­re­ment, le « dévoue­ment à la col­lec­ti­vi­té » exige d’être pas­sé au crible de l’analyse, laquelle peut seule nous dire jusqu’à quel point ce dévoue­ment-là ne sub­sti­tue pas le nous au moi pour mieux rem­pla­cer l’égoïsme avoué par un autre, couard et cagot. »

Un vice luci­de­ment bien employé peut être fécond, une ver­tu irré­flé­chie nui­sible pour le moi comme pour les autres. D’où que la « bêtise », l’impuissance à voir, à pen­ser notre propre vie inté­rieure – impuis­sance, démis­sion pro­ve­nant trop sou­vent de la lâche­té, de la crainte de perdre notre situa­tion ou de mettre en jeu quelque autre inté­rêt par­ti­cu­lier – est le vice véri­ta­ble­ment impar­don­nable (y com­pris natu­rel­le­ment la sot­tise spé­ci­fique des gens intel­li­gents et ins­truits). « Ne pas savoir pen­ser… est à la véri­té le seul vice. La bêtise est la tra­di­tion la plus puis­sante dans laquelle il nous soit don­né de naître. »

Cette mise en garde contre toutes les ver­tus, Brup­ba­cher mora­liste l’a expri­mée dans cette phrase lapi­daire : « Nul ne devrait “pro­duire” (il faut, comme si sou­vent chez Brup­ba­cher, entendre le mot au sens bio­lo­gique) plus de phi­lan­thro­pie ni plus de morale qu’il n’en sécrète natu­rel­le­ment. » Pour vrai­ment se déve­lop­per, l’homme doit prendre son temps, ne jamais s’écarter de ce qui est son propre centre, ni sub­sti­tuer sans exa­men à son juge­ment per­son­nel, sous forme de conscience morale, les valeurs tra­di­tion­nelles de ce monde (ce qui n’est point refus de la tra­di­tion jugée, après exa­men, bonne et valable, mais uni­que­ment affir­ma­tion de notre droit à n’en rete­nir que ce qui convient à notre nature).

D’autre part, l’obsession d’avoir tou­jours rai­son, d’imposer à tout prix le res­pect de son droit – pré­ten­tion du ver­tueux à lais­ser vivre sa vie ver­tueuse à sa non moins ver­tueuse per­son­na­li­té – est aus­si mal­saine que n’importe quelle autre ver­tu outrée au nom de laquelle on s’arroge le pri­vi­lège de rendre l’existence impos­sible à autrui parce qu’on se la rend invi­vable à soi-même. « De celui qui par­tout et tou­jours tient à avoir rai­son et veut obte­nir tout ce à quoi il a droit, il faut dire qu’un sens lui fait défaut : le sens du non-sens, de l’absurdité de la vie. » Toute per­son­na­li­té vrai­ment féconde s’entend à vivre selon sa loi et, en même temps, à s’adapter ; autre­ment dit, à gar­der son ori­gi­na­li­té tout en pro­dui­sant des choses (pas for­cé­ment maté­rielles) qui puissent trou­ver leur débou­ché sur un mar­ché, ser­vir à autrui ; elle se « socia­lise » sans cepen­dant tom­ber dans la platitude.

Ici repa­raît la ques­tion poli­tique. Les hommes qui ont aujourd’hui la pos­si­bi­li­té de réa­li­ser un tel épa­nouis­se­ment de leur moi ; qui peuvent s’offrir le luxe de la liber­té, de la culture, ont-ils le droit, pour autant qu’ils veulent agir en socia­listes, de consa­crer à leur âme le doux épi­cu­risme de tant d’aimables soins ? Ou bien ne fuient-ils pas ain­si pure­ment et sim­ple­ment une lutte poli­tique dont ils ont recon­nu l’inutilité momen­ta­née, se fai­sant mal­gré eux les com­plices des condi­tions d’existence qui condamnent tant de mil­lions de leurs sem­blables à l’hébétude ?

Fritz Brup­ba­cher a répon­du à cette ques­tion indi­vi­duel­le­ment, en homme qui avait vécu qua­rante ans dans le mou­ve­ment ouvrier en lut­tant pour lui du meilleur de ses forces, et il a lui-même évo­qué l’exemple de Bakou­nine qui, l’âge venu, sen­tit moins le besoin d’agir que celui d’obéir à la curio­si­té de l’observateur. La vieillesse, pour Brup­ba­cher, s’étant trou­vée coïn­ci­der avec une situa­tion mon­diale n’offrant aucune pos­si­bi­li­té d’action libé­ra­trice, avec une « marée basse », il esti­ma qu’il pou­vait se per­mettre de s’occuper de cette par­tie de l’être humain pra­ti­que­ment négli­gée par le capi­ta­lisme comme par le bol­che­visme : « l’âme ».

Il avait vu avec quelle désin­vol­ture à peu près iden­tique capi­ta­lisme et bol­che­visme se com­portent quand il s’agit du droit de l’individu au bon­heur, à la liber­té, à cette seule dif­fé­rence près que le second – soit à cause de la men­ta­li­té de par­ve­nus des nou­veaux maîtres, soit en rai­son de la bru­ta­li­té qu’engendre la misère ou par l’effet des élé­ments anti-huma­nistes et anti-humains de la doc­trine mar­xiste, ou encore de par la force acquise de la tra­di­tion russe – y met encore moins de gants que le pre­mier. À Marx, l’exécuteur des hautes œuvres du tri­bu­nal de l’histoire, Brup­ba­cher avait pré­fé­ré Bakou­nine, révo­lu­tion­naire par enthou­siasme et natu­relle géné­ro­si­té. Or, il lui appa­rais­sait désor­mais qu’une renais­sance poli­tique de la liber­té exi­geait la pose de « pierres d’attente », dont l’une pou­vait bien être l’exemple d’une vie libre et d’une pen­sée abso­lu­ment indé­pen­dante, tout ensemble cri­tique et posi­tive. Certes, cette renais­sance demande aus­si bien d’autres choses, avant tout l’amélioration des condi­tions éco­no­miques, afin que l’homme puisse connaître un autre cli­mat que toute la bru­ta­li­té, toute la pri­mi­ti­vi­té qui com­posent actuel­le­ment le nôtre. Mais il n’y faut pas moins une libre tra­di­tion, l’affirmation, le main­tien du prin­cipe de la liber­té de l’individu – dont la sau­ve­garde ne peut résul­ter d’un pro­gramme, mais uni­que­ment de la pré­sence du plus grand nombre pos­sible d’individus « anti­ci­pant » la liber­té, d’hommes qui, dès aujourd’hui, ori­gi­na­le­ment et libre­ment, sachent « être ».

À côté de figures magni­fiques telles que celle du vieux James Guillaume, Brup­ba­cher, dans les mou­ve­ments pro­gres­sistes et révo­lu­tion­naires, avait connu trop d’êtres sté­riles ou dan­ge­reux, étroits, ron­gés de res­sen­ti­ment et qui, pour la meilleure com­mo­di­té de leur conscience (et de leur car­rière), trou­vaient dans le mar­xisme la ras­su­rante garan­tie que rien n’existait dans le monde qui ne fût déjà bien (ou mal) ran­gé dans leurs livres ou dans leurs cer­velles. Songe-creux « pro­je­tant », pour employer encore ce terme de Freud, dans le Mou­ve­ment trop de vie inté­rieure inhi­bée, ou réa­listes sou­cieux avant tout d’y faire leur pelote, ou encore (les pires du lot) les obsé­dés des lois his­to­riques dont ils sont per­sua­dés de déte­nir le secret, fata­listes et cen­tra­listes auto­ri­taires, vivante incar­na­tion de quelque néo-hégé­lien « esprit du monde ». Et Brup­ba­cher, à force d’avoir pas­sé en revue tant d’inquiétants bons­hommes, avait fini par perdre l’envie d’une révo­lu­tion dont le plus clair résul­tat serait de his­ser tous ces gens-là au haut de l’échelle.

Il pou­vait d’autant mieux se pas­ser d’une telle envie qu’il res­tait fidèle à sa convic­tion pro­fonde d’anarchiste libé­ral que tout pou­voir est dan­ge­reux et cor­rompt l’homme en sus­ci­tant en lui toutes les forces mau­vaises. Il en était venu à pen­ser que la mis­sion du phi­lo­sophe pré­oc­cu­pé d’exercer une action de por­tée poli­tique, consiste à favo­ri­ser, dans toutes les classes, tous les fac­teurs de liber­té (« La liber­té est volon­té de puis­sance contre les puis­sances ») et de vie authen­tique. La socia­li­sa­tion des moyens de pro­duc­tion avait fini par lui paraître elle-même un slo­gan, un dogme. Sa pen­sée poli­tique, qui jamais ne se prê­ta au car­can d’un sys­tème, mais jamais non plus ne ces­sa de s’accompagner du sen­ti­ment qui lui fai­sait prendre à cœur comme une affaire per­son­nelle, comme une affaire d’honneur, les souf­frances et les humi­lia­tions des mal­heu­reux, res­ta en deve­nir jusqu’à la fin. Notre époque tour­men­tée lui fai­sait au reste une néces­si­té de demeu­rer ain­si « ouvert » aux faits, aux pro­blèmes, de res­ter sur le qui-vive, tou­jours prêt à repen­ser l’événement sans la moindre idée pré­con­çue. Il peut avoir dou­té des moyens, des pos­si­bi­li­tés, des buts immé­diats. Mais il y a une chose dont il n’a jamais dou­té, à savoir que le droit de l’individu au bon­heur, à la liber­té, à son propre accom­plis­se­ment, doit être le moteur et le centre de l’action poli­tique de l’honnête homme. Bref, il croyait à la per­son­na­li­té, au sens gœthéen du terme. Et certes il n’est point seul à avoir nour­ri cette croyance. Mais Fritz Brup­ba­cher était du nombre de ces êtres qu’il ne nous est don­né que bien rare­ment de ren­con­trer, chez qui l’homme, l’œuvre et l’idéal ne font qu’un, pour qui l’écriture et la vie ne connaissent point de divorce ; car – et que sa com­plexe intel­li­gence ne nous y trompe pas – il avait le rayon­ne­ment de cette sim­pli­ci­té supé­rieure qui est, au fond, pure­té. Rayon­ne­ment qui, peut-être, éma­nait de sources plus pro­fondes que ne le vou­lait admettre sa phi­lo­so­phie et qui nous don­nait, à nous qui l’approchions, une image de l’homme qu’en notre époque déchi­rée, où tout de ce qui fut valable n’est plus que frag­ment, ruine mena­çant ruine, chaque jour nous ris­quons de perdre davantage.

[/​François Bon­dy/​]

La Presse Anarchiste