[[Comme nous l’avons déjà dit plus haut, nous reproduisons ici notre traduction de la plus grande partie de l’étude écrite sous ce titre par François Bondy, et qui sera l’une des deux introductions de « Socialisme et Liberté ».]]
Comme presque tous les esprits sincères depuis un siècle – qu’ils aient été des bohèmes, des décadents, des individualistes ou des socialistes, qu’ils aient eu nom Marx, Nietzsche, Kierkegaard ou Baudelaire – Fritz Brupbacher avait rompu toute communauté morale et sociale avec la bourgeoisie où le sort l’avait fait naître, et s’il était devenu révolutionnaire, c’était par horreur de l’inculture bourgeoise, cette sœur siamoise de l’esprit de lucre le plus brutal, le plus effréné. Dans son autobiographie (« Soixante ans d’hérésie »), en l’un des très rares passages de son œuvre ou s’exprime une haine vraiment profonde, il a dit :
« J’ai grandi dans la bourgeoisie. Je l’ai toujours tenue pour capable de toutes les violences. Elle n’a pas la moindre trace d’humanité… Quand il s’agit de son profit, elle est capable de tous les crimes, elle se sent fondée en droit à perpétrer toutes les infamies. Elle est incurable. Le seul salut, pour elle, c’est qu’on la dépouille de tout, pouvoir et propriété. »
Et sa déception la plus amère devait être de retrouver ou de voir naître, dans le mouvement ouvrier comme en Russie, des tares, des attitudes, des façons d’être qu’il avait cru exclusivement liées à certaines conditions historiques et dont il avait espéré qu’elles seraient assez affaiblies par l’expropriation de la bourgeoisie possédante pour que d’autres facultés humaines, plus nobles, pussent enfin se développer et se généraliser.
Déception n’est au reste pas le mot qui convient, car, malgré tout son optimisme des débuts, il ne s’était jamais fait d’illusions. Déjà son premier contact avec la social-démocratie n’avait pas laissé d’être, comme il écrit, « un brin ambivalent » : « Si je n’avais pas cru Marx sur parole, – cru, veux-je dire, que le prolétariat était l’héritier de la philosophie classique et par conséquent notre allié, – le seul spectacle de mes camarades ne m’en eût jamais inspiré la pensée. » Et de se demander si, chez les chefs, la volonté de puissance sur les ouvriers n’était peut-être pas plus grande que la volonté de puissance sur les bourgeois. Mais, se disait-il pour se donner du cœur au ventre, ce qu’il voyait là, c’était le mouvement ouvrier dans une société bourgeoise, donc un mouvement contaminé par les notions « morales » de la classe dominante.
Un plus grand choc devaient être pour lui la brutalité, la croissante absence de toute vraie pensée et l’embourgeoisement des « nouveaux messieurs » arrivés aux postes de commande tant en Russie que dans l’ensemble du Komintern. « Ils se comportaient comme s’ils avaient été ou nos supérieurs ou nos adjudants, et lorsqu’il nous arrivait de dire des choses qui n’avaient pas l’heur de leur plaire, ils nous engueulaient tout comme font les contremaîtres en pays capitaliste… C’était quelque chose de bien curieux, en vérité, que l’on voyait naître là. Un croisement de “socialistes de sopha de peluche” et de sous-officiers césariens. » Au lieu d’une forte différenciation au sens tout ensemble européen et économique, ce qui se produisait en Russie, c’était une « différenciation dans le sens de la hiérarchie du commandement et de l’obéissance. Les différences, si l’on peut dire, de grades militaires dans la vie civile étaient plus accentuées qu’en Europe… Il s’était formé une aristocratie monopolisant toute la somme du bonheur socialement possible. » (« Le Sens de la vie », pp. 93 – 95.)
Fritz Brupbacher aura-t-il assisté à l’effondrement de la Deuxième Internationale (1914) et du communisme allemand (1933), comme à la rigoureuse hiérarchisation, qui fait presque songer à un système de castes, de l’Union soviétique, pour finalement tourner le dos à la pensée historique et se consoler par des lieux communs sur l’éternelle nature humaine ? La vérité est bien différente, car il a tout au contraire infatigablement cherché à « unir la pensée historique, qui implique, avec la transformation constante de la condition humaine et des problèmes qui se posent à l’homme, la possibilité d’un progrès, à une pensée anthropologique comptant avec le retour fréquent d’un nombre limité de comportements amenés à se reproduire dans les conditions les plus diverses ». Méthode à laquelle, presque indépendamment les uns des autres, nombre de bons esprits se trouvent déjà arrivés, et dont l’essence, dont la portée consiste à ne nier ni les lois de l’évolution humaine et du progrès, ni rien non plus de ce que nous savons désormais de la nature problématique de celui-ci, mais à concevoir une pensée politique réalisant, plus que jadis et sous un autre angle, l’union des disciplines sociologiques et de la « caractériologie ».
Ce n’est pas seulement la méfiance de Brupbacher envers tout ce qui est abstraction et système, qui l’a fait s’abstenir de penser jusqu’au bout ce nouveau problème et amené à ne jeter sur le papier l’entrevision qu’il en avait que sous la forme de paradoxes et d’aphorismes, – encore que, retournant son ironie contre lui-même, il ait un jour défini l’aphorisme le « coïtus interruptus » de la pensée. Sans doute était-il bien plus dans sa nature, non seulement en présence des hommes, mais encore avec les idées, de jouer le rôle de « celui qui éveille », de l’animateur qui met en mouvement et les notions et les êtres ; et puis à elles, à eux, de faire en ce monde leur petit bonhomme de chemin.
Les nouvelles tâches encore possibles, pour Brupbacher, se résument dès lors essentiellement en une seule : par une diététique, une hygiène de l’âme bien conçue (« Die Seelenhygiene », l’hygiène de l’âme, est le titre de son avant-dernier livre), amener dès aujourd’hui, dans les circonstances mêmes dont nous entoure le monde actuel, les êtres humains à développer, à épanouir leur personnalité ; leur montrer la voie du bonheur, de la culture, leur apprendre, au meilleur sens du terme, à savoir se distraire, s’amuser, à ne plus faire passer à l’arrière-plan la satisfaction, hic et nunc, de toutes les naturelles et légitimes exigences de l’individu ; à ne plus les renvoyer aux calendes, au nom des grandes tâches historiques dont on a trop longtemps prétendu qu’elles doivent avoir le pas sur tout le reste, et pour le service desquelles, soit dit en passant, toutes les canailleries d’ordre privé, tous les mensonges, toutes les formes de duplicité sont censés être autorisés et même louables.
Mais ne nous méprenons pas. Cette méthode qui, à partir de nos conditions d’existence actuellement données et des paisibles réformes pouvant résulter de leur jeu même, tend à nous mettre en mesure, grâce à une meilleure « technique de l’âme » et à ce que Brupbacher appelle la « toilette du cerveau », de nous conquérir plus de bonheur et de nous assurer un plus grand « rendement » de nous-même que la plupart des hommes n’y atteignent d’ordinaire, cette méthode ne tend point avant tout à une « liberté de luxe », à un doux épicurisme (bien que cela aussi ait sa justification et sa valeur), mais elle est un détour vers l’action politique, elle en constitue la préparation – au moins autant que le fait de participer au mouvement ouvrier avait été une préparation à la vérité, un détour vers la philosophie. Autrement dit, il s’agit de faire du plus grand nombre possible d’êtres humains autant d’«oasis » dans le désert, de points de résistance dans la débâcle, de leur rendre le courage d’«être ». « Quand nous sommes quelque chose, nous agissons toujours. Même si l’on nous fourre en prison. » Le but politique de cet épanouissement, dès aujourd’hui, de l’être humain, le sens, politiquement parlant, de ce refus de tout mensonge et de tout dogme, apparaît avec une netteté toute particulière dans le passage suivant, que l’on voudrait pouvoir définir le credo d’un « existentialisme politique », si du moins Brupbacher eût jamais pu accepter sans haut-le-corps une étiquette aussi pédantesque :
« Au cours des cent dernières années, on en est venu à surestimer la valeur de l’entraide, de l’organisation, de la discipline. Bien sage, chaque individu, pour la révolution de toute la vie, a voulu attendre que le second, le troisième, le quatrième, etc., mettent aussi la main à la pâte. Or, c’était se laisser tomber du même coup au niveau des plus bêtes, des plus incapables, des plus passifs.
« Nous n’examinons pas en ce moment la question de savoir quand l’organisation est nécessaire et quand elle ne l’est pas. Simplement, nous constatons que l’importance exclusive accordée à l’idée d’organisation, que le sacrifice, la négation de l’individu ont fait de tous des rien du tout, des zéros ; ces zéros, des millions de zéros n’ont pas pu résister à Mussolini, à Hitler, à Staline. Des millions de « points de résistance » individuels, naturellement, l’auraient pu… Quiconque, cédant à l’impatience, s’imagine que les choses iront plus vite s’il arrive à ingurgiter le marxisme, le bakounisme, etc., à des idiots, au lieu de s’efforcer d’être lui-même intelligent, courageux et sans bassesse, celui-là est le véritable ennemi de la réalisation de notre idéal, dût-il y sacrifier tout son être. » (« Der Sinn des Lebens », Le Sens de la vie, p. 164.)
Cette défense de la liberté, d’une liberté de source intérieure, mais agissante, décidée à se conquérir une zone de libre jeu dans la collectivité, au besoin même en luttant contre elle, ne répond à son tour, aux yeux de Brupbacher, qu’à une vérité partielle, sur laquelle il ne met l’accent avec tant d’insistance que parce qu’elle est foulée aux pieds, méconnue et bafouée, pour le plus grand dommage de l’évolution collective elle-même. Il ne voit pas, évidemment, dans la création de petites communautés d’esprits libres, de cercles où l’on cause, d’oasis de la culture, de points sporadiques de résistance, « la » solution des problèmes politiques, économiques et sociaux. Déjà, dans son étude sur « L’homme », il avait confronté les deux vérités complémentaires :
« Les hommes qui ont des idées personnelles susceptibles de contribuer au perfectionnement de la société et du moi… doivent être dispensés de suivre des consignes… Un centralisme animateur fait sortir les passifs de leur passivité ; il est l’indispensable correctif du manque d’initiative des êtres humains. »
Ici également, l’«hygiène de l’âme » acquiert une portée indirectement politique : il faut faire que l’homme n’éprouve plus le besoin d’obéir plus que de raison, ni que, par son penchant à « vivre pour une idée » au nom de laquelle il n’a que trop tendance à n’être plus que soumission aveugle, il continue à soutenir et à accroître la dangereuse volonté de puissance et de domination de ceux qui commandent.
L’homme qui ne parvient pas à se développer de façon féconde, et dans plus d’un sens, risque en effet d’emprisonner tout son être dans l’amour, la politique ou la religion, au point de ne plus voir, avec toute l’étroitesse du fanatisme, qu’un seul aspect du monde. Non que l’homme doive craindre de donner libre cours au Satan qui est en lui, de se montrer exclusif, subjectif, de s’égarer, de se brûler, – à la condition toutefois de garder la faculté de se retrouver et, pendant le cours de toute une vie, d’affirmer des modes toujours plus variés de son moi, comme d’accueillir de toujours plus variés aspects de l’univers.
Pour réduire au minimum raisonnable la prépondérance des politiciens, il faut en premier lieu que les hommes cessent de projeter dans la politique plus d’aspirations inassouvies et plus de ressentiments stériles qu’elle ne peut en supporter.
En d’autres termes, la politique doit devenir plus pratique, plus terre à terre, non parce qu’il faut que les hommes soient comme dégrisés et incapables de rêves, mais tout au contraire (« le scepticisme peut devenir résignation à la banalité ») parce qu’ils doivent apprendre à entrer et à se maintenir en contact de façon toujours plus vivante, toujours plus féconde, toujours moins stéréotypée, avec les valeurs qui constituent la culture. Mais l’épanouissement de tout l’être humain ne peut s’accomplir qu’à deux conditions : « l’homme doit pouvoir faire de ses vices (ou de ses péchés) quelque chose de positif, se servir d’eux pour les faire servir, et, d’autre part, se méfier de ses vertus, les analyser ». Il y a là, parmi tant de pensées dont Brupbacher n’a daigné nous laisser l’indication que sous une forme volontairement fragmentaire, la prise de conscience d’une vérité dont la constante présence anime son œuvre tout entière et qui, faisant de lui un moraliste à la façon de Montaigne, de La Rochefoucauld et de Nietzsche, nous autorise, sans que nous risquions pour autant de la trahir, de la forcer, à en donner ici un exposé quelque peu plus systématique.
Le « mensonge » n’est assurément pas au nombre des vices auxquels Brupbacher attribue un rôle positif dans le développement de l’individu. Car il est la négation de la liberté, de l’autonomie. « Devoir mentir signifie être dépendant. » (« Um die Moral herum », 1922.) Dans l’épigraphe de son autobiographie : « J’ai menti le moins possible », nombre de ses adversaires, habitués à se mentir davantage et plus pathétiquement que le strict nécessaire, ont vu l’expression de ce qu’ils appelaient son cynisme, alors qu’il s’agit en réalité, chez un homme qui ne fuyait rien tant que le pathétique, d’une pudique déclaration de fidélité à un besoin de vérité essentiel, fondamental. La peur du pathétique dicte même parfois à Brupbacher des justifications « égoïstes » et « matérialistes » de principes et d’exigences dont l’altruisme est pourtant toute la raison d’être. Ce trait va si loin que Brupbacher se méfie de la sonorité des mots, du rythme de la langue plus que cela n’est bon pour son style.
Non moins que contre le mensonge, Brupbacher ne cesse de nous mettre en garde contre les dangers qui menacent tout homme trop prompt à vouloir se libérer de ses contradictions, pour se soumettre au « diktat » d’une vérité – ou d’une erreur – seule et unique.
« Je suis d’avis qu’un homme est d’autant plus productif qu’un plus grand nombre de contradictions agissent en lui, et qu’il n’est rien de plus absurde que de vouloir étouffer ses propres contradictions au profit de quelque classique idéal de philistin ou d’un non moins philistin idéal classique. » (« Soixante ans d’hérésie », p. 100.)
Méchanceté, avidité, concupiscence, agressivité, servilité, ambition sont, au contraire, autant de vices que l’homme peut intégrer à l’harmonie de sa personnalité, non point tant en les refoulant qu’en s’appliquant à les orienter. Tout un chapitre de « L’hygiène de l’âme » : « De l’ennoblissement des passions basses », traite de cette matière.
Mais pareille alchimie qui consiste à transmuer en vertus nos péchés et qui voit dans les plus sinistres instincts de l’homme la matière première de tout son développement spirituel, ne devient vraiment originale que par sa connexion, chez Brupbacher, avec cette autre pensée directrice déjà signalée : la perpétuelle « mise en garde contre la vertu ». Le « sacrifice par en haut », l’ascension de ceux qui acceptent la « charge » d’être des chefs, démontrerait à lui seul le danger de la volonté de se sacrifier, la nécessité de la soumettre à l’analyse. Si même Brupbacher a mis une certaine coquetterie à choisir des termes interdits en pareille matière dans le milieu rigoriste de sa ville natale, au fond il ne parle pas autrement de la « conscience » que ne le faisait Milton disant : « On ne doit pas tant obéir à sa conscience que l’éduquer. » Brupbacher a écrit : « ous devons apprendre à la jeunesse à analyser la conscience, car tous les censeurs et approbateurs qui ont trouvé le moyen de se glisser en nous la constituent pour une part. » Mais ce dont nous devons nous méfier par-dessus toute chose, c’est du « dévouement ». « L’homme, quant à son besoin de se dévouer, ne doit jamais cesser d’être sur ses gardes, comme devant le plus grand des menteurs et des criminels contre le moi. Chaque fois que mon besoin de me dévouer me donne le droit de disposer d’autrui, il n’est jamais autre chose que volonté de puissance camouflée. »
« Tout particulièrement, le « dévouement à la collectivité » exige d’être passé au crible de l’analyse, laquelle peut seule nous dire jusqu’à quel point ce dévouement-là ne substitue pas le nous au moi pour mieux remplacer l’égoïsme avoué par un autre, couard et cagot. »
Un vice lucidement bien employé peut être fécond, une vertu irréfléchie nuisible pour le moi comme pour les autres. D’où que la « bêtise », l’impuissance à voir, à penser notre propre vie intérieure – impuissance, démission provenant trop souvent de la lâcheté, de la crainte de perdre notre situation ou de mettre en jeu quelque autre intérêt particulier – est le vice véritablement impardonnable (y compris naturellement la sottise spécifique des gens intelligents et instruits). « Ne pas savoir penser… est à la vérité le seul vice. La bêtise est la tradition la plus puissante dans laquelle il nous soit donné de naître. »
Cette mise en garde contre toutes les vertus, Brupbacher moraliste l’a exprimée dans cette phrase lapidaire : « Nul ne devrait “produire” (il faut, comme si souvent chez Brupbacher, entendre le mot au sens biologique) plus de philanthropie ni plus de morale qu’il n’en sécrète naturellement. » Pour vraiment se développer, l’homme doit prendre son temps, ne jamais s’écarter de ce qui est son propre centre, ni substituer sans examen à son jugement personnel, sous forme de conscience morale, les valeurs traditionnelles de ce monde (ce qui n’est point refus de la tradition jugée, après examen, bonne et valable, mais uniquement affirmation de notre droit à n’en retenir que ce qui convient à notre nature).
D’autre part, l’obsession d’avoir toujours raison, d’imposer à tout prix le respect de son droit – prétention du vertueux à laisser vivre sa vie vertueuse à sa non moins vertueuse personnalité – est aussi malsaine que n’importe quelle autre vertu outrée au nom de laquelle on s’arroge le privilège de rendre l’existence impossible à autrui parce qu’on se la rend invivable à soi-même. « De celui qui partout et toujours tient à avoir raison et veut obtenir tout ce à quoi il a droit, il faut dire qu’un sens lui fait défaut : le sens du non-sens, de l’absurdité de la vie. » Toute personnalité vraiment féconde s’entend à vivre selon sa loi et, en même temps, à s’adapter ; autrement dit, à garder son originalité tout en produisant des choses (pas forcément matérielles) qui puissent trouver leur débouché sur un marché, servir à autrui ; elle se « socialise » sans cependant tomber dans la platitude.
Ici reparaît la question politique. Les hommes qui ont aujourd’hui la possibilité de réaliser un tel épanouissement de leur moi ; qui peuvent s’offrir le luxe de la liberté, de la culture, ont-ils le droit, pour autant qu’ils veulent agir en socialistes, de consacrer à leur âme le doux épicurisme de tant d’aimables soins ? Ou bien ne fuient-ils pas ainsi purement et simplement une lutte politique dont ils ont reconnu l’inutilité momentanée, se faisant malgré eux les complices des conditions d’existence qui condamnent tant de millions de leurs semblables à l’hébétude ?
Fritz Brupbacher a répondu à cette question individuellement, en homme qui avait vécu quarante ans dans le mouvement ouvrier en luttant pour lui du meilleur de ses forces, et il a lui-même évoqué l’exemple de Bakounine qui, l’âge venu, sentit moins le besoin d’agir que celui d’obéir à la curiosité de l’observateur. La vieillesse, pour Brupbacher, s’étant trouvée coïncider avec une situation mondiale n’offrant aucune possibilité d’action libératrice, avec une « marée basse », il estima qu’il pouvait se permettre de s’occuper de cette partie de l’être humain pratiquement négligée par le capitalisme comme par le bolchevisme : « l’âme ».
Il avait vu avec quelle désinvolture à peu près identique capitalisme et bolchevisme se comportent quand il s’agit du droit de l’individu au bonheur, à la liberté, à cette seule différence près que le second – soit à cause de la mentalité de parvenus des nouveaux maîtres, soit en raison de la brutalité qu’engendre la misère ou par l’effet des éléments anti-humanistes et anti-humains de la doctrine marxiste, ou encore de par la force acquise de la tradition russe – y met encore moins de gants que le premier. À Marx, l’exécuteur des hautes œuvres du tribunal de l’histoire, Brupbacher avait préféré Bakounine, révolutionnaire par enthousiasme et naturelle générosité. Or, il lui apparaissait désormais qu’une renaissance politique de la liberté exigeait la pose de « pierres d’attente », dont l’une pouvait bien être l’exemple d’une vie libre et d’une pensée absolument indépendante, tout ensemble critique et positive. Certes, cette renaissance demande aussi bien d’autres choses, avant tout l’amélioration des conditions économiques, afin que l’homme puisse connaître un autre climat que toute la brutalité, toute la primitivité qui composent actuellement le nôtre. Mais il n’y faut pas moins une libre tradition, l’affirmation, le maintien du principe de la liberté de l’individu – dont la sauvegarde ne peut résulter d’un programme, mais uniquement de la présence du plus grand nombre possible d’individus « anticipant » la liberté, d’hommes qui, dès aujourd’hui, originalement et librement, sachent « être ».
À côté de figures magnifiques telles que celle du vieux James Guillaume, Brupbacher, dans les mouvements progressistes et révolutionnaires, avait connu trop d’êtres stériles ou dangereux, étroits, rongés de ressentiment et qui, pour la meilleure commodité de leur conscience (et de leur carrière), trouvaient dans le marxisme la rassurante garantie que rien n’existait dans le monde qui ne fût déjà bien (ou mal) rangé dans leurs livres ou dans leurs cervelles. Songe-creux « projetant », pour employer encore ce terme de Freud, dans le Mouvement trop de vie intérieure inhibée, ou réalistes soucieux avant tout d’y faire leur pelote, ou encore (les pires du lot) les obsédés des lois historiques dont ils sont persuadés de détenir le secret, fatalistes et centralistes autoritaires, vivante incarnation de quelque néo-hégélien « esprit du monde ». Et Brupbacher, à force d’avoir passé en revue tant d’inquiétants bonshommes, avait fini par perdre l’envie d’une révolution dont le plus clair résultat serait de hisser tous ces gens-là au haut de l’échelle.
Il pouvait d’autant mieux se passer d’une telle envie qu’il restait fidèle à sa conviction profonde d’anarchiste libéral que tout pouvoir est dangereux et corrompt l’homme en suscitant en lui toutes les forces mauvaises. Il en était venu à penser que la mission du philosophe préoccupé d’exercer une action de portée politique, consiste à favoriser, dans toutes les classes, tous les facteurs de liberté (« La liberté est volonté de puissance contre les puissances ») et de vie authentique. La socialisation des moyens de production avait fini par lui paraître elle-même un slogan, un dogme. Sa pensée politique, qui jamais ne se prêta au carcan d’un système, mais jamais non plus ne cessa de s’accompagner du sentiment qui lui faisait prendre à cœur comme une affaire personnelle, comme une affaire d’honneur, les souffrances et les humiliations des malheureux, resta en devenir jusqu’à la fin. Notre époque tourmentée lui faisait au reste une nécessité de demeurer ainsi « ouvert » aux faits, aux problèmes, de rester sur le qui-vive, toujours prêt à repenser l’événement sans la moindre idée préconçue. Il peut avoir douté des moyens, des possibilités, des buts immédiats. Mais il y a une chose dont il n’a jamais douté, à savoir que le droit de l’individu au bonheur, à la liberté, à son propre accomplissement, doit être le moteur et le centre de l’action politique de l’honnête homme. Bref, il croyait à la personnalité, au sens gœthéen du terme. Et certes il n’est point seul à avoir nourri cette croyance. Mais Fritz Brupbacher était du nombre de ces êtres qu’il ne nous est donné que bien rarement de rencontrer, chez qui l’homme, l’œuvre et l’idéal ne font qu’un, pour qui l’écriture et la vie ne connaissent point de divorce ; car – et que sa complexe intelligence ne nous y trompe pas – il avait le rayonnement de cette simplicité supérieure qui est, au fond, pureté. Rayonnement qui, peut-être, émanait de sources plus profondes que ne le voulait admettre sa philosophie et qui nous donnait, à nous qui l’approchions, une image de l’homme qu’en notre époque déchirée, où tout de ce qui fut valable n’est plus que fragment, ruine menaçant ruine, chaque jour nous risquons de perdre davantage.
[/François