La Presse Anarchiste

Polémique au sujet des prétendues scissions de l’Internationale »

[[Article paru sans titre]]

Lau­sanne, 10 juin 1872

Citoyens rédac­teurs,

Je viens de lire la Cir­cu­laire pri­vée du Conseil géné­ral de l’As­so­cia­tion Inter­na­tio­nale des Tra­vailleurs, ayant pour titre : les pré­ten­dues scis­sions de l’In­ter­na­tio­nale.

J’a­voue que je m’at­ten­dais à autre chose : de misé­rables per­son­na­li­tés, de piètres invec­tives, de petites ran­cunes, des petits men­songes per­fides, voi­là le fond de ce docu­ment. En véri­té, les cir­cons­tances appe­laient de meilleurs argu­ments et une autre réfu­ta­tion. Mais je ne veux pas m’ap­pe­san­tir là des­sus. J’a­borde immé­dia­te­ment les faits qui me sont connus et sur les­quels tous mes amis de Londres seront, j’en suis sûr, d’ac­cord avec moi. Je me contente de raconter.

Après le grand désastre, nous arri­vions à Londres meur­tris, mais pleins d’es­poir. Nous espé­rions y trou­ver des amis, comme nous en avions trou­vé en Belgique.

Notre espoir fut de courte durée. Notre récep­tion à Hol­born fut mau­vaise. Le mot de men­diant fut même pro­non­cé par K. Marx et vive­ment rele­vé par l’un de nous, Rouiller. Les vain­cus venaient deman­der des secours. L’au­mône fut maigre d’a­bord, presque nulle ensuite. On avait pro­mis du tra­vail, on en offrit, mais déri­soire et impos­sible. Puis, on ne s’en occu­pa même plus, pré­tex­tant que le grand Conseil n’é­tait pas un bureau de placement.

Alors, les réfu­giés se consti­tuèrent en Socié­té sur la pro­po­si­tion d’un membre du Conseil géné­ral, ancien membre de la Commune.

La Socié­té eut avec le Conseil des démê­lés qu’il serait beau­coup trop long de racon­ter ici. Mais ces démê­lés firent naître une idée, celle de ras­sem­bler en une sec­tion les débris épars des sec­tions pari­siennes dont la plu­part étaient repré­sen­tées par­mi nous.

Après quelques réunions pré­pa­ra­toires dans le cou­rant de sep­tembre, il y eut une assem­blée géné­rale. Avrial y don­na lec­ture des sta­tuts qu’il avait pré­pa­rés. Et ce jour là Durand fut, en effet, secré­taire de la séance. Mais Durand n’a jamais été secré­taire de la sec­tion, et je le prouve.

La dis­cus­sion n’ayant pas abou­ti, il fut conve­nu que l’on se réuni­rait la semaine sui­vante qui était, si je ne me trompe, l’a­vant-der­nière semaine de septembre.

La réunion eut lieu. Durand y assis­tait et y don­na lec­ture du pro­cès-ver­bal de la pré­cé­dente séance. Mais il ne revint plus par­mi nous ; car quelques jours après, à la grande stu­pé­fac­tion de tous ceux qui le connais­saient, il fut prou­vé, en assem­blée des réfu­giés, que Durand était agent de police. Depuis je ne l’ai plus revu. Et je dois dire, en pas­sant, que les pré­fé­rences de Durand étaient plu­tôt pour le grand Conseil que pour la sec­tion fran­çaise ; il allait plus volon­tiers du côté d’Hol­born que du côté de Rupert street. J’a­jou­te­rai même que les Dieux, mal­gré leurs soup­çons, ne refu­sèrent pas de le rece­voir au ban­quet de la Conférence.

Huit jours après la sec­tion nom­mait son bureau. Avrial fut secré­taire-cor­res­pon­dant, Camé­li­nat tré­so­rier et Ansel secré­taire des séances. Ansel ayant été obli­gé de quit­ter Londres, je le remplaçai.

C’est ain­si que Durand a été secré­taire de la sec­tion fran­çaise de 1871 !

Le Conseil jette ensuite comme une injure à la face de la sec­tion fran­çaise le nom de Chau­tard. Il lui consacre même une note dans laquelle la méchan­ce­té le dis­pute à la niai­se­rie. Nous avions choi­si Chau­tard comme délé­gué au Conseil géné­ral. Si la sec­tion était entrée dans les vues du Conseil géné­ral, le Conseil géné­ral se gar­de­rait bien aujourd’­hui d’im­pri­mer que Chau­tard a été expul­sé de sa sec­tion comme agent de police de Thiers.

En France nous avons une autre morale. Nous aimons les situa­tions nettes, la publi­ci­té et le grand jour. Et lorsque nous trou­vons un indigne dans nos rangs, nous le chas­sons avec d’au­tant plus d’é­clat que nous avons eu confiance en lui.

L’in­di­gni­té de Chau­tard prou­vée, la sec­tion ne pou­vait mieux faire que de la rendre publique. Il y avait là pour elle une ques­tion de digni­té et d’honnêteté.

Le Conseil géné­ral ne semble pas com­prendre ces choses-là. Tant pis pour lui.

Mais je vais clore cette lettre. Ce ne sera cepen­dant pas sans ajou­ter un der­nier mot.

La cir­cu­laire du Conseil géné­ral est une décla­ra­tion de guerre à tous les groupes qui ne sont pas dis­po­sés à cour­ber le front sous la férule du grand pon­tife. Cette décla­ra­tion, en véri­té, ne pou­vait arri­ver à un meilleur moment. Si encore ces hommes qui semblent prendre la révo­lu­tion sous leur auguste pro­tec­tion et lui mar­quer ses limites, au lieu de faire des per­son­na­li­tés, nous disaient ce qu’ils veulent et ce qu’ils pensent ! Mais eux aus­si, comme nos par­le­men­taires, font de la poli­tique, et tous les moyens leur sont bons pour ame­ner à eux les gros bataillons.

Que le Conseil géné­ral y prenne garde ! les gros bataillons pour­raient bien pas­ser du côté de ceux qu’il se plaît aujourd’­hui à appe­ler les dis­si­dents et les meneurs. Cela s’est vu et peut se revoir encore.

Du reste, nous ver­rons au pro­chain congrès. Il faut que la lumière se fasse, elle se fera. Et les triom­phants d’au­jourd’­hui, qui peuvent être sans peur mais qui ne sont pas sans reproche, pour­raient bien se reti­rer l’o­reille basse.

Rap­pe­lons-nous les bâtons flot­tants de la fable : « De loin c’est quelque chose et de prés ce n’est rien. » 

E. Teu­lière, Membre de la sec­tion fran­çaise de 1871. 

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