La Presse Anarchiste

Polémique au sujet des prétendues scissions de l’Internationale »

[[Cet article à été publié sans le titre « Polémique…»]]

Neu­châ­tel, 12 juin 1872.

Je n’ac­corde pas plus d’im­por­tance qu’il ne convient au libelle d’un goût dou­teux et d’une bonne foi impos­sible à décou­vrir que M. Marx vient de publier, dans l’in­té­rêt de ses ran­cunes per­son­nelles, sous la signa­ture des membres du Conseil géné­ral de l’In­ter­na­tio­nale. Mais il est peut-être néces­saire de rele­ver quelques calom­nies me concer­nant spé­cia­le­ment, et en cela je cède à l’in­vi­ta­tion que quelques amis m’ont faite.

D’a­près M. Marx, j’aurais :

  1. Intri­gué pour me faire élire dépu­té, et pour me faire por­ter can­di­dat de l’In­ter­na­tio­nale par deux sec­tions à ma dévo­tion, et pour cela j’au­rais nié l’exis­tence du Conseil fédé­ral pari­sien ;
  2. J’au­rais insul­té dans un docu­ment public la révo­lu­tion triomphante ;
  3. J’au­rais dit et fait impri­mer que l’In­ter­na­tio­nale c’é­tait moi.

Voi­ci les faits :

J’ai assis­té à une seule réunion élec­to­rale ; c’é­tait peu après l’ar­mis­tice, et je ne savais pas encore que je serais can­di­dat. Aus­si­tôt que je vis qu’il était ques­tion de me por­ter sur la liste, je me retirai.

Dans cette même réunion, dont le lieu et la date pré­cise m’é­chappent, eut lieu après mon départ une dis­cus­sion concer­nant le conseil fédé­ral, entre Com­bault et Cha­lain (repré­sen­tant les sec­tions de Bati­gnolles, des Ternes et de Vau­gi­rard) d’une part, et des délé­gués du Conseil fédé­ral pari­sien qui venait de se recons­ti­tuer, d’autre part.

Comme il s’a­git de tom­ber un enne­mi, M. Marx a cru pou­voir me dire acteur prin­ci­pal dans cette affaire, dont je n’ai connu les détails que depuis quelques jours seule­ment, de la bouche de Pin­dy, que les attaques indignes conte­nues dans ce fac­tum calom­nieux ont révol­té ; c’est donc plus qu’une erreur, c’est un mensonge.

2o Du 18 au 21 mars, j’ai été de ceux qui ont ten­té une conci­lia­tion, basée sur la recon­nais­sance de la Répu­blique et de la révo­lu­tion muni­ci­pale, pour pré­ve­nir l’é­pou­van­table mas­sacre que pré­voyaient tous ceux qui connais­saient l’é­tat réel des dépar­te­ments et qui tenaient compte des 800 000 Alle­mands qui nous entou­raient d’un réseau de fer et se pro­met­taient avec joie de réta­blir l’ordre à Paris. Il est aujourd’­hui acquis à l’his­toire qu’ils auraient repris la par­tie si Ver­sailles n’a­vait pas triomphé.

Le 19, mes col­lègues de la mai­rie des Bati­gnolles me lurent le brouillon d’une affiche dont ils com­plé­tèrent la rédac­tion en inter­ca­lant une phrase que je n’au­rais certes pas signée. Mais l’af­fiche parut tout entière avec mon nom, et je pro­tes­tai de suite, en leur pré­sence, devant le comi­té répu­bli­cain qui sié­geait à la mai­rie. D’ailleurs mes col­lègues durent se reti­rer, et je res­tai seul à admi­nis­trer la mai­rie pour le compte de la révo­lu­tion com­mu­nale, à laquelle je venais de me ral­lier par pro­cla­ma­tion en date du 22. Quelques jours après, les élec­teurs de Bati­gnolles m’é­lurent membre de la Com­mune, bien que j’eusse décli­né toute can­di­da­ture. J’ai la conscience d’a­voir rem­pli mon man­dat jus­qu’à la der­nière minute. Je ne regrette pas d’a­voir vou­lu au pre­mier moment évi­ter le conflit en voyant que le peuple serait fata­le­ment vain­cu. Le sou­ve­nir de ces jours héroïques et ter­ribles, l’im­pé­ris­sable mani­fes­ta­tion socia­liste qui est sor­tie la Com­mune de Paris, a pu ser­vir ensuite de matière à un Mani­feste que j’ai moi aus­si admi­ré en son temps et qu’on nous donne comme un acte de cou­rage de la part de gens qui ont dédai­gné de venir prendre part à la bataille déci­sive que sou­te­nait le pro­lé­ta­riat fran­çais [[Une per­sonne de mérite, dévouée à l’In­ter­na­tio­nale autant qu’en­thou­siaste de Marx, me disait à pro­pos de ce mani­feste : « Tout ce qui se rap­porte aux prin­cipes est trai­té de main de maître ; mais il y a un côté déni­greur et can­can­nier réel­le­ment dépla­cé qui dépare le reste. » — Marx a peu d’oc­ca­sions d’en­tendre la véri­té. Elle est cepen­dant plus utile à un homme d’une incon­tes­table valeur comme lui, que les éloges dithy­ram­biques, décer­nés à tout pro­pos, sans conve­nance, sans habi­le­té et sans digni­té, par de mal­adroits prô­neurs, dont l’un, par exemple, s’en va criant avec une gra­vi­té risible que les sta­tuts de l’Inter­na­tio­nale sont sor­tis tous pen­sés du cer­veau olym­pien de son maître et beau-père, comme si cette admi­rable concep­tion ouvrière n’é­tait pas l’i­né­vi­table résul­tante de notre situa­tion éco­no­mique ; comme si, dès 1849, les pro­lé­taires pari­siens, sous l’ins­pi­ra­tion de Pau­line Roland et de Del­bruck, n’a­vaient pas déjà pro­cla­mé l’i­dée d’une fédé­ra­tion ouvrière, réa­li­sée à Paris et devant bien­tôt embras­ser les socié­tés ouvrières de France et des autres nations.]]. Mais si, sans être contraint de com­battre, Paris avait pu conser­ver ses 200 000 socia­listes armés, il serait encore le bou­le­vard de la révo­lu­tion, l’es­poir de la réno­va­tion sociale, et nous n’au­rions pas vu la semaine san­glante, la Seine rouge de sang, les rues jon­chées de cadavres, l’in­com­pa­rable Paris trans­for­mé par la réac­tion en une immense caverne de meurtres, et une orgie de mas­sacre, de répres­sion et de déla­tion qui laisse loin der­rière elle la Saint-Barthélemy.

Oui, en fai­sant obser­ver qu’une fois la lutte enga­gée je n’ai pas failli à mon devoir, je m’ho­nore d’a­voir tout fait pour pré­ve­nir cette désas­treuse confla­gra­tion dans un moment où la pas­sion irrai­son­née fai­sait l’af­faire des réac­teurs, car ce sont eux qui ont atta­qué le 18 Mars pour empê­cher la révo­lu­tion de prendre des forces, et leur cal­cul infer­nal était juste.

3o Quant à cette accu­sa­tion d’a­voir dit : l’Inter­na­tio­nale c’est moi, elle est tel­le­ment ridi­cule que je ne pren­drai même pas la peine de dire : c’est un mensonge.

Évi­dem­ment le libel­liste aura vou­lu lan­cer un trait d’es­prit, en accou­plant à pro­pos de moi Louis XIV et le cho­co­la­tier Per­ron. Com­ment ne voit-il pas que si l’on n’est pas un Vol­taire, il faut avoir la force d’un Prou­dhon, ou la verve d’un Cou­rier, tout au moins le brio d’un Roche­fort, pour oser invo­quer l’i­ro­nie. M. Marx ne réus­sit pas dans le genre spi­ri­tuel. Il devra s’en tenir, comme cer­tains per­ro­quets de son école qui pensent avoir tout dit lors­qu’ils ont appe­lé clique des gens qui valent mieux qu’eux, ou com­pa­ré tel de leurs adver­saires à un vieux tire-bou­chon hors de ser­vice, il devra s’en tenir, s’il veut conti­nuer à faire de l’In­ter­na­tio­nale un camp de dis­putes, aux lourdes invec­tives, aux insultes rem­pla­çant les argu­ments. Le genre, il est vrai, n’est pas nou­veau, il fut même très en vogue au sei­zième siècle , quand il était l’arme favo­rite des Luther et des Sca­li­ger ; il est vrai encore que nous sommes au dix-neu­vième siècle et qu’entre hommes pos­sé­dant la somme des idées de leur temps et tra­vaillant à ins­tau­rer dans le monde la véri­té, la morale, la jus­tice, plus de bonne foi et plus d’ur­ba­ni­té seraient de rigueur ; mais il est vrai aus­si qu’il y a encore de beaux jours pour les figa­ristes.

Je laisse à la fédé­ra­tion juras­sienne le soin d’é­clair­cir, les autres points non moins calom­nieux de la cir­cu­laire pri­vée. Je ferai seule­ment une remarque. Si les ouvriers s’en étaient tenus à l’es­prit et à la lettre des sta­tuts, s’ils n’a­vaient vou­lu admettre dans les conseils de l’In­ter­na­tio­nale que des tra­vailleurs, nous ne don­ne­rions pas ce déso­lant spec­tacle qui doit bien réjouir les réac­teurs. Certes si l’ha­bi­tant de la vil­la Mode­na savait ce que c’est que les jours sans pain, que les nuits sans abri, que de voir sa famille affa­mée et déso­lée, s’il était quel­que­fois tom­bé de fatigue, s’il avait gran­di sous la peine, s’il avait bon­di sous les insultes gros­sières d’un contre-maître, s’il avait lut­té et souf­fert effec­ti­ve­ment dans les rangs des ouvriers, il res­pec­te­rait davan­tage la sainte ligue des exploi­tés ; et, pour la défense de sa per­son­na­li­té, il ne la met­trait pas en péril. Quand on a le mal­heur de se croire un homme indis­pen­sable, il faut se hâter de s’ef­fa­cer, de crainte d’en arri­ver, invo­lon­tai­re­ment, je le veux, à com­pro­mettre l’exis­tence de l’œuvre qu’on pense défendre.

Je suis de ceux qui croient que la concep­tion de la jus­tice est encore une affaire d’in­di­vi­dus et non une affaire de classe ; par consé­quent, à quelque classe qu’ils appar­tiennent, ceux qui dans nos jours de com­bats veulent sin­cè­re­ment la révo­lu­tion, doivent être admis par­mi nous. Mais il y a dan­ger à glis­ser des bour­geois conver­tis dans les comi­tés. Pen­dant que nous tra­vaillons péni­ble­ment dix ou douze heures pour gagner notre pain, ils font entre deux repas des plans de direc­tion, ils envoient des émis­saires, se cherchent des par­ti­sans, se lancent dans des aven­tures, et nous sommes éton­nés de nous éveiller un beau jour en pleine dis­corde ; et lorsque quel­qu’un essaie de voir clair dans ces intrigues, de cher­cher le vrai, il est lui-même qua­li­fié d’intri­gant. La vieille his­toire du détrous­seur criant au voleur contre le volé pour détour­ner l’at­ten­tion sera donc éter­nel­le­ment vraie !

Pro­lé­taires, fai­sons nos affaires nous-mêmes, sans pré­ten­dus grands hommes, et sans mou­tons de Panurge, et tout n’i­ra que mieux.

B. Malon

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