[[Cet article à été publié sans le titre « Polémique…»]]
Je n’accorde pas plus d’importance qu’il ne convient au libelle d’un goût douteux et d’une bonne foi impossible à découvrir que M. Marx vient de publier, dans l’intérêt de ses rancunes personnelles, sous la signature des membres du Conseil général de l’Internationale. Mais il est peut-être nécessaire de relever quelques calomnies me concernant spécialement, et en cela je cède à l’invitation que quelques amis m’ont faite.
D’après M. Marx, j’aurais :
- Intrigué pour me faire élire député, et pour me faire porter candidat de l’Internationale par deux sections à ma dévotion, et pour cela j’aurais nié l’existence du Conseil fédéral parisien ;
- J’aurais insulté dans un document public la révolution triomphante ;
- J’aurais dit et fait imprimer que l’Internationale c’était moi.
Voici les faits :
J’ai assisté à une seule réunion électorale ; c’était peu après l’armistice, et je ne savais pas encore que je serais candidat. Aussitôt que je vis qu’il était question de me porter sur la liste, je me retirai.
Dans cette même réunion, dont le lieu et la date précise m’échappent, eut lieu après mon départ une discussion concernant le conseil fédéral, entre Combault et Chalain (représentant les sections de Batignolles, des Ternes et de Vaugirard) d’une part, et des délégués du Conseil fédéral parisien qui venait de se reconstituer, d’autre part.
Comme il s’agit de tomber un ennemi, M. Marx a cru pouvoir me dire acteur principal dans cette affaire, dont je n’ai connu les détails que depuis quelques jours seulement, de la bouche de Pindy, que les attaques indignes contenues dans ce factum calomnieux ont révolté ; c’est donc plus qu’une erreur, c’est un mensonge.
2o Du 18 au 21 mars, j’ai été de ceux qui ont tenté une conciliation, basée sur la reconnaissance de la République et de la révolution municipale, pour prévenir l’épouvantable massacre que prévoyaient tous ceux qui connaissaient l’état réel des départements et qui tenaient compte des 800 000 Allemands qui nous entouraient d’un réseau de fer et se promettaient avec joie de rétablir l’ordre à Paris. Il est aujourd’hui acquis à l’histoire qu’ils auraient repris la partie si Versailles n’avait pas triomphé.
Le 19, mes collègues de la mairie des Batignolles me lurent le brouillon d’une affiche dont ils complétèrent la rédaction en intercalant une phrase que je n’aurais certes pas signée. Mais l’affiche parut tout entière avec mon nom, et je protestai de suite, en leur présence, devant le comité républicain qui siégeait à la mairie. D’ailleurs mes collègues durent se retirer, et je restai seul à administrer la mairie pour le compte de la révolution communale, à laquelle je venais de me rallier par proclamation en date du 22. Quelques jours après, les électeurs de Batignolles m’élurent membre de la Commune, bien que j’eusse décliné toute candidature. J’ai la conscience d’avoir rempli mon mandat jusqu’à la dernière minute. Je ne regrette pas d’avoir voulu au premier moment éviter le conflit en voyant que le peuple serait fatalement vaincu. Le souvenir de ces jours héroïques et terribles, l’impérissable manifestation socialiste qui est sortie la Commune de Paris, a pu servir ensuite de matière à un Manifeste que j’ai moi aussi admiré en son temps et qu’on nous donne comme un acte de courage de la part de gens qui ont dédaigné de venir prendre part à la bataille décisive que soutenait le prolétariat français [[Une personne de mérite, dévouée à l’Internationale autant qu’enthousiaste de Marx, me disait à propos de ce manifeste : « Tout ce qui se rapporte aux principes est traité de main de maître ; mais il y a un côté dénigreur et cancannier réellement déplacé qui dépare le reste. » — Marx a peu d’occasions d’entendre la vérité. Elle est cependant plus utile à un homme d’une incontestable valeur comme lui, que les éloges dithyrambiques, décernés à tout propos, sans convenance, sans habileté et sans dignité, par de maladroits prôneurs, dont l’un, par exemple, s’en va criant avec une gravité risible que les statuts de l’Internationale sont sortis tous pensés du cerveau olympien de son maître et beau-père, comme si cette admirable conception ouvrière n’était pas l’inévitable résultante de notre situation économique ; comme si, dès 1849, les prolétaires parisiens, sous l’inspiration de Pauline Roland et de Delbruck, n’avaient pas déjà proclamé l’idée d’une fédération ouvrière, réalisée à Paris et devant bientôt embrasser les sociétés ouvrières de France et des autres nations.]]. Mais si, sans être contraint de combattre, Paris avait pu conserver ses 200 000 socialistes armés, il serait encore le boulevard de la révolution, l’espoir de la rénovation sociale, et nous n’aurions pas vu la semaine sanglante, la Seine rouge de sang, les rues jonchées de cadavres, l’incomparable Paris transformé par la réaction en une immense caverne de meurtres, et une orgie de massacre, de répression et de délation qui laisse loin derrière elle la Saint-Barthélemy.
Oui, en faisant observer qu’une fois la lutte engagée je n’ai pas failli à mon devoir, je m’honore d’avoir tout fait pour prévenir cette désastreuse conflagration dans un moment où la passion irraisonnée faisait l’affaire des réacteurs, car ce sont eux qui ont attaqué le 18 Mars pour empêcher la révolution de prendre des forces, et leur calcul infernal était juste.
3o Quant à cette accusation d’avoir dit : l’Internationale c’est moi, elle est tellement ridicule que je ne prendrai même pas la peine de dire : c’est un mensonge.
Évidemment le libelliste aura voulu lancer un trait d’esprit, en accouplant à propos de moi Louis XIV et le chocolatier Perron. Comment ne voit-il pas que si l’on n’est pas un Voltaire, il faut avoir la force d’un Proudhon, ou la verve d’un Courier, tout au moins le brio d’un Rochefort, pour oser invoquer l’ironie. M. Marx ne réussit pas dans le genre spirituel. Il devra s’en tenir, comme certains perroquets de son école qui pensent avoir tout dit lorsqu’ils ont appelé clique des gens qui valent mieux qu’eux, ou comparé tel de leurs adversaires à un vieux tire-bouchon hors de service, il devra s’en tenir, s’il veut continuer à faire de l’Internationale un camp de disputes, aux lourdes invectives, aux insultes remplaçant les arguments. Le genre, il est vrai, n’est pas nouveau, il fut même très en vogue au seizième siècle , quand il était l’arme favorite des Luther et des Scaliger ; il est vrai encore que nous sommes au dix-neuvième siècle et qu’entre hommes possédant la somme des idées de leur temps et travaillant à instaurer dans le monde la vérité, la morale, la justice, plus de bonne foi et plus d’urbanité seraient de rigueur ; mais il est vrai aussi qu’il y a encore de beaux jours pour les figaristes.
Je laisse à la fédération jurassienne le soin d’éclaircir, les autres points non moins calomnieux de la circulaire privée. Je ferai seulement une remarque. Si les ouvriers s’en étaient tenus à l’esprit et à la lettre des statuts, s’ils n’avaient voulu admettre dans les conseils de l’Internationale que des travailleurs, nous ne donnerions pas ce désolant spectacle qui doit bien réjouir les réacteurs. Certes si l’habitant de la villa Modena savait ce que c’est que les jours sans pain, que les nuits sans abri, que de voir sa famille affamée et désolée, s’il était quelquefois tombé de fatigue, s’il avait grandi sous la peine, s’il avait bondi sous les insultes grossières d’un contre-maître, s’il avait lutté et souffert effectivement dans les rangs des ouvriers, il respecterait davantage la sainte ligue des exploités ; et, pour la défense de sa personnalité, il ne la mettrait pas en péril. Quand on a le malheur de se croire un homme indispensable, il faut se hâter de s’effacer, de crainte d’en arriver, involontairement, je le veux, à compromettre l’existence de l’œuvre qu’on pense défendre.
Je suis de ceux qui croient que la conception de la justice est encore une affaire d’individus et non une affaire de classe ; par conséquent, à quelque classe qu’ils appartiennent, ceux qui dans nos jours de combats veulent sincèrement la révolution, doivent être admis parmi nous. Mais il y a danger à glisser des bourgeois convertis dans les comités. Pendant que nous travaillons péniblement dix ou douze heures pour gagner notre pain, ils font entre deux repas des plans de direction, ils envoient des émissaires, se cherchent des partisans, se lancent dans des aventures, et nous sommes étonnés de nous éveiller un beau jour en pleine discorde ; et lorsque quelqu’un essaie de voir clair dans ces intrigues, de chercher le vrai, il est lui-même qualifié d’intrigant. La vieille histoire du détrousseur criant au voleur contre le volé pour détourner l’attention sera donc éternellement vraie !
Prolétaires, faisons nos affaires nous-mêmes, sans prétendus grands hommes, et sans moutons de Panurge, et tout n’ira que mieux.
B. Malon