La Presse Anarchiste

Polémique au sujet des prétendues scissions de l’Internationale »

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Aux com­pa­gnons rédac­teurs du Bul­le­tin de la Fédé­ra­tion juras­sienne.

Chers com­pa­gnons de disgrâce !

L’é­pée de Damo­clès, dont on nous a mena­cés si long­temps, vient enfin de tom­ber sur nos têtes. Ce n’est pro­pre­ment pas une épée, mais l’arme habi­tuelle de M. Marx, un tas d’ordures.

En effet, dans la nou­velle cir­cu­laire pri­vée du Conseil géné­ral de Londres, datée du 5 mars 1872, mais livrée à la publi­ci­té, semble-t-il, seule­ment dans ces der­niers jours, rien ne manque : inven­tions ridi­cules, fal­si­fi­ca­tion de prin­cipes et de faits, insi­nua­tions odieuses, men­songes cyniques, calom­nies infâmes, enfin tout l’at­ti­rail guer­rier de M. Marx en cam­pagne. C’est un recueil tant bien que mal sys­té­ma­ti­sé de tous les contes absurdes et sales que la méchan­ce­té plus per­verse que spi­ri­tuelle des Juifs alle­mands et russes, ses amis, ses agents, ses dis­ciples et, en même temps, les valets exé­cu­teurs de ses hautes œuvres, a pro­pa­gés et col­por­tés contre nous tous, mais sur­tout contre moi, pen­dant trois ans à peu près, et prin­ci­pa­le­ment depuis ce mal­heu­reux Congrès de Bâle, dans lequel nous avons osé voter, avec la majo­ri­té, contre la poli­tique marxienne.

Je me rap­pelle encore l’ex­cla­ma­tion pous­sée en cette occa­sion, devant moi, par l’un des signa­taires de la pré­sente cir­cu­laire : « Marx wird sehr unzu­frie­den sein. — Marx sera très mécon­tent !» Et en effet, il fut très mécon­tent ; et moi, le bouc expia­toire condam­né par la furieuse syna­gogue à pâtir pour nos péchés col­lec­tifs, j’ai été le pre­mier à m’en res­sen­tir. Vous rap­pe­lez-vous l’ar­ticle du Juif alle­mand Mau­rice Hess dans le Réveil (en automne 1869), repro­duit et déve­lop­pé bien­tôt après par les Borck­heim et autres Juifs alle­mands du Volkss­taat ? Je vous fais grâce du petit Juif russe de l’Éga­li­té de Genève. Ce fut comme une inon­da­tion de boue contre moi, contre nous tous.

Pen­dant deux ans et demi nous avons sup­por­té en silence cette agres­sion immonde. Nos calom­nia­teurs avaient d’a­bord débu­té par des accu­sa­tions vagues, mêlées de lâches réti­cences et d’in­si­nua­tions veni­meuses mais en même temps si stu­pides, qu’à défaut d’autres rai­sons pour me taire, le dégoût mêlé de mépris qu’elles avaient pro­vo­qué dans mon cœur aurait suf­fi pour expli­quer et pour légi­ti­mer mon silence. Plus tard, encou­ra­gés par cette lon­ga­ni­mi­té dont ils ne sur­ent pas devi­ner les véri­tables rai­sons, ils pous­sèrent leur sale méchan­ce­té jus­qu’à me repré­sen­ter comme un agent sala­rié pan­sla­viste, russe, napo­léo­nien, bis­mar­kien, voire même papiste…

C’é­tait vrai­ment trop bête pour y répondre. Mais j’ai eu, pour gar­der le silence, des rai­sons bien autre­ment impor­tantes que le dégoût natu­rel qu’on éprouve à lut­ter contre la boue. Je n’ai pas vou­lu four­nir un pré­texte à ces dignes citoyens, qui évi­dem­ment en cher­chaient un, pour pou­voir réduire à leur taille un grand débat de prin­cipes, en le trans­for­mant en une misé­rable ques­tion de per­sonnes. Je n’ai vou­lu prendre sur moi aucune part de la res­pon­sa­bi­li­té ter­rible qui doit retom­ber sur ceux qui n’ont pas craint d’in­tro­duire dans cette Asso­cia­tion Inter­na­tio­nale des tra­vailleurs, dont le pro­lé­ta­riat de tant de pays attend aujourd’­hui son salut, avec le scan­dale des ambi­tions per­son­nelles, les germes de la dis­corde et de la dis­so­lu­tion. Je n’ai point vou­lu offrir au public bour­geois le spec­tacle, si triste pour nous, si réjouis­sant pour lui, de nos dis­sen­sions intérieures.

Enfin, j’ai cru devoir m’abs­te­nir d’at­ta­quer, devant ce même public, une cote­rie, dans laquelle, j’aime à le recon­naître, il y a des hommes qui ont ren­du d’in­con­tes­tables ser­vices à l’Internationale.

Sans doute, ces hommes se désho­norent aujourd’­hui et font un grand tort à l’In­ter­na­tio­nale en se ser­vant de la calom­nie pour com­battre des adver­saires qu’ils déses­pèrent pro­ba­ble­ment de réduire par la puis­sance de leurs argu­ments. Sans doute à leur grand zèle pour la cause du pro­lé­ta­riat s’a­joute, d’une façon assez déplai­sante, une dose consi­dé­rable de pré­ten­tions vani­teuses et de vues ambi­tieuses, tant per­son­nelles que de race… Mais il n’en est pas moins vrai que ce zèle est sin­cère. Au moins j’en suis par­fai­te­ment convain­cu, non à l’é­gard de tous, mais à l’é­gard d’un grand nombre d’entre eux ; et comme ils sont tous soli­daires, j’ai dû m’abs­te­nir d’at­ta­quer les uns pour pou­voir épar­gner les autres.

D’ailleurs je m’é­tais tou­jours réser­vé d’ap­pe­ler tous mes calom­nia­teurs devant un jury d’hon­neur que le pro­chain Congrès géné­ral ne me refu­se­ra sans doute pas. Et pour peu que ce jury m’offre toutes les garan­ties d’un juge­ment impar­tial et sérieux, je pour­rai lui expo­ser avec les détails néces­saires tous les faits, tant poli­tiques que per­son­nels, sans crainte des incon­vé­nients et des dan­gers d’une divul­ga­tion indiscrète.

Mais il est un autre ordre de faits, d’un carac­tère tout public et que la calom­nie mar­xienne, contre­si­gnée cette fois par tous les membres du Conseil géné­ral, a sciem­ment et mécham­ment déna­tu­rés. Les réta­blir dans leur véri­té, en contri­buant, dans la mesure de mes forces, à la démo­li­tion du sys­tème de men­songes édi­fié par M. Marx et ses aco­lytes, tel sera l’ob­jet d’un écrit que je me pro­pose de publier avant la réunion du Congrès.

Je ter­mi­ne­rai cette lettre par une der­nière obser­va­tion. Rien ne prouve mieux la domi­na­tion désas­treuse de M. Marx dans le Conseil géné­ral, que la pré­sente cir­cu­laire. Par­cou­rez les noms des qua­rante-sept signa­taires et vous en trou­ve­rez à peine sept ou huit qui ont pu se pro­non­cer dans cette affaire avec quelque connais­sance de cause. Tous les autres, ins­tru­ments com­plai­sants et aveugles de la colère et de la poli­tique mar­xienne, ont contre­si­gné une condam­na­tion infa­mante contre nous qu’ils n’ont jamais vus, ni enten­dus, et qu’ils ont jugés et exé­cu­tés sans même avoir dai­gné nous adres­ser une question !

C’est donc ain­si que dans le Conseil géné­ral de Londres on entend la Jus­tice, la Véri­té, la Morale qui, d’a­près les consi­dé­rants de nos sta­tuts géné­raux, doivent ser­vir de bases à tous les rap­ports tant col­lec­tifs qu’in­di­vi­duels dans l’As­so­cia­tion Inter­na­tio­nale des tra­vailleurs ? Ah ! Mon­sieur Karl Marx, il est plus facile de les pla­cer à la tête d’un pro­gramme que de les exercer !

On dirait que dans ce moment où la Fédé­ra­tion belge met en ques­tion l’exis­tence ulté­rieure du Conseil géné­ral, tous les membres de ce Conseil ont été jaloux de prou­ver, non seule­ment que l’ins­ti­tu­tion en est deve­nue inutile, mais qu’elle n’est plus aujourd’­hui que malfaisante.

Salut et solidarité.

Michel Bakou­nine, Locar­no, le 12 juin 1872. 

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